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Anatole/33

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 182-187).


XXXIII


Si le démon de la jalousie enfante les querelles entre les plus tendres amants, celui de la vengeance sait réunir les plus fiers ennemis, et l’humanité s’afflige de voir les serments consacrés à cette furie, plus fidèlement gardés que les serments inspirés par l’amour. Depuis longtemps M. d’Émerange, convaincu de son empire sur le cœur de madame de Nangis, dédaignait un succès facile que tout le monde lui croyait acquis. Uniquement occupé d’un triomphe plus flatteur pour sa vanité, la tendresse de madame de Nangis lui semblait importune. Mais le plus humiliant revers avait remplacé ce triomphe qu’il croyait certain. L’aveu de madame de Saverny, en reconnaissant la lettre présentée par son frère, prouvait assez la vérité ; et la comtesse ne pouvait plus être accusée de mensonge. Enfin, l’homme le plus brillant de la cour, celui dont tant de femmes délaissées attestaient la séduction et l’inconstance, se voyait joué par la simplicité d’une femme de province, et insulté par un rival inconnu, dont l’obscurité semblait être le partage. Tant d’injures réunies demandaient une réparation éclatante ; et comme la gloire d’un homme à la mode ne se soutient que par le déshonneur d’un grand nombre de victimes, c’est la perte de la réputation de madame de Saverny qui doit réhabiliter celle du comte d’Émerange.

Pénétré de cette idée, il se rend chez madame de Nangis, en obtient sans peine le pardon de ses torts ; et, profitant de l’excès d’indulgence qu’inspire le retour au bonheur, il avoue que, séduit par les coquetteries de la marquise, il n’a pu se défendre d’un attrait passager pour elle ; mais qu’ayant bientôt reconnu la différence du caprice au sentiment, il n’attendait plus qu’une occasion de rompre sans impolitesse, pour venir retomber aux pieds de la seule femme qu’il eût jamais aimée. Après ce perfide aveu, désirant offrir une preuve incontestable de la sincérité de son repentir, le comte sort d’un portefeuille le portrait de Valentine, et le livre à la comtesse comme un sacrifice qui lui répond de la franchise de ses sentiments.

Dans tout autre moment la vue de ce portrait eût transporté de colère madame de Nangis ; mais quand le coupable dont on pleurait l’abandon vient demander grâce, s’indigne-t-on de quelque chose ! Elle ne vit dans cette preuve d’infidélité que le plaisir d’en triompher ; et son amour-propre satisfait trouva mille excuses aux torts de M. d’Émerange. Mais plus elle redoublait de clémence pour lui, et plus son ressentiment s’animait contre sa rivale.

— Venir ainsi, disait-elle, afficher les dehors d’une conduite austère, parler de grands principes, se parer d’une candeur factice, et tout cela pour enlever à son amie l’affection qui faisait son bonheur, et sacrifier l’amour d’un homme comme il faut à quelque aventurier ! Certainement je ne me donnerai point dans le monde le ridicule de tolérer de semblables intrigues. M. de Nangis est bien libre d’approuver les nombreuses faiblesses de sa sœur ; mais il ne peut m’obliger à jouer le rôle de confidente : aussi vais-je lui déclarer que je ne saurais habiter plus longtemps avec elle. Il sentira bien le tort qu’une intimité de ce genre pourrait faire à la réputation de sa femme, et je ne doute pas qu’il n’écrive dès demain à la marquise, pour l’engager à prolonger son séjour chez madame de Rhétel. Probablement son héros est quelque ami de cette prude ; et soit fierté, ou faiblesse, elle obéira sans murmurer aux volontés de son frère.

Ce plan servait à merveille les intentions de M. d’Émerange, et il se félicitait en voyant à quel point on pouvait se servir de la passion d’une femme pour se venger du mépris d’une autre : il quitta la comtesse en la conjurant d’épargner sa belle-sœur auprès des personnes que leur séparation allait surprendre. « Songez qu’elle appartient à votre famille, disait-il, et que vous devez autant qu’il vous sera possible, lui garder le secret de ses fautes. D’ailleurs que vous importent ses caprices ; vous êtes bien sûre maintenant qu’ils ne vous coûteront jamais rien, ajoutait-il en baisant la main de la comtesse. Ce qu’il faudrait seulement découvrir, pour nous amuser un peu, c’est le nom de ce monsieur qui m’honore d’une estime si particulière.

— Pour peu que vous y teniez, reprit la comtesse, nous le saurons bientôt ; mais, si je consens à vous servir dans la recherche que vous voulez en faire, c’est à condition que vous m’assurerez qu’il n’entre pas le moindre sentiment jaloux dans votre curiosité.

— Moi, jaloux de ce chevalier invisible ? Je vous jure de ne l’être jamais, à moins pourtant qu’il ne lui plaise aussi de vous tourner la tête.

Cette dernière flatterie acheva d’enivrer la comtesse. La joie de régner encore sur un cœur infidèle, la crainte de le voir s’échapper une seconde fois, et l’idée si trompeuse de se l’attacher pour toujours par la reconnaissance, entraînèrent madame de Nangis dans tout l’excès d’une générosité coupable.

Mais si les folies du cœur sont suivies d’un aveuglement complet qui dissimule également à nos yeux les défauts de l’objet aimé et les torts de notre faiblesse, il n’en est pas de même des égarements de l’imagination. Ils mènent aussi loin, mais sans cacher les dangers qui nous menacent. Cette fièvre d’idées qui naît des agitations de l’amour-propre a ses intermittences ; et c’est alors que la raison, la méfiance et le regret, remplissent l’âme d’une mortelle inquiétude qui fait désirer le retour de l’accès. Madame de Nangis offrait une grande preuve de cette vérité. Tant que M. d’Émerange était resté près d’elle, elle n’avait pas douté un instant de sa franchise ; pas la moindre rancune n’était venue troubler les plaisirs d’un retour aussi inattendu ; et le comte venait de la quitter en lui répétant les assurances les plus tendres. Mais tout le prestige avait disparu avec la présence. La réflexion avait succédé à l’ivresse, le soupçon à la confiance, le repentir au bonheur. Les yeux fixés sur le portrait de Valentine, il lui sembla difficile de ne pas regretter tant d’attraits. Une autre incertitude la tourmentait encore. Ce portrait paraissait un gage trop certain de la faiblesse de madame de Saverny, mais avait-il été donné par elle ? Étonnée de n’avoir pas été plus tôt frappée de cette pensée, la comtesse fait appeler sa fille, et lui demande ce qu’est devenu le portrait de sa tante :

— Le voici, répond Isaure, en détachant de son cou le collier que M. d’Émerange lui a rapporté la veille.

La comtesse le prend, confronte les deux miniatures. Dans chacune des deux la pose est la même, mais le costume est différent. Cependant elle croit reconnaître que celle d’Isaure a servi de modèle à l’autre. La supposition que M. d’Émerange la trompe, et qu’elle ne doit peut-être ce portrait qu’à une supercherie, anime ses yeux de colère.

— Je suis sûre, dit-elle à Isaure avec emportement, que vous avez prêté ce portrait à quelqu’un ?

L’enfant effrayée se décide à mentir pour éviter d’être grondée, et se félicite de sa ruse en voyant le bon effet qu’elle produit sur sa mère, qui prend un air riant, l’embrasse et la renvoie.

La comtesse, rassurée par cette première épreuve, en médite encore d’autres pour se convaincre de ce qu’elle désire. Mais elle sent avant tout la nécessité d’éloigner une rivale dont la perte peut seule assurer sa tranquillité. Son esprit ne rêve plus qu’aux moyens d’abuser de la confiance de son mari pour servir sa jalousie. Déjà elle se réjouit des succès que lui promet sa supériorité dans l’art de tromper, sans se douter que pendant ce temps elle est dupe elle-même des erreurs de son imagination, des serments d’un perfide et de la petite ruse d’une enfant.