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Anatole/36

La bibliothèque libre.
Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 197-203).


XXXVI


« ANATOLE À VALENTINE.

» Puisque l’ordre m’en vient de vous, j’obéirai, Valentine ; demain, à cette même heure, je serai déjà bien loin de tout ce que j’adore. Ah ! si le tort d’avoir compromis votre repos mérite le plus grand supplice, je le subirai… Mais non, rien ne saurait me punir assez du malheur d’avoir fait couler vos larmes. C’est ma coupable imprudence qui vous livre au ressentiment d’un frère ; c’est avec l’assurance de ne pouvoir jamais causer votre bonheur que j’ose y attenter ! Ah ! ce n’est point assez de ma vie pour expier un tel crime, et sans les remords qui déchirent mon cœur, vous ne seriez point assez vengée.

» Avant d’accomplir ma triste destinée, j’ai voulu m’enivrer encore une fois du plaisir de contempler tout ce que la nature a formé de plus divin ; mais grands dieux ! quels transports inconnus ont agité mon âme, lorsque j’ai vu paraître au milieu de cette assemblée brillante celle dont la beauté céleste éclipsait jusqu’à l’éclat du trône ! À son aspect enchanteur, j’ai cru voir la cour entière partager mon délire ! le souverain lui-même, séduit par la réunion de tant de charmes à tant de modestie, semblait fier de compter au nombre de ses sujets une femme si digne de régner sur tous les cœurs. Mais il faut vous avouer ma faiblesse, tout en jouissant de l’admiration qu’inspirait Valentine au plus puissant roi de l’Europe, j’ai frémi en pensant à ce que j’aurais redouté de cette admiration sous un roi, d’une vertu moins austère, et, dans ce moment, je n’ai pas regretté le siècle de Louis XIV.

» Ce triomphe si beau, ce doux instant a passé comme un songe. Un regard de Valentine, ainsi que celui d’Orphée, après avoir comblé les vœux d’une âme passionnée, l’a replongée dans le néant. Bonheur, espoir, courage, j’ai tout perdu avec votre présence. L’affreuse idée d’en être privé pour toujours est venue me frapper d’un coup mortel, et les moments que j’ai passés depuis semblent ne plus appartenir à l’existence. Mais que l’excès de ce désespoir ne vous afflige pas, Valentine, je ne souffre déjà plus. Ne vous accusez point surtout des peines qui m’accablent ; le ciel m’avait, dès ma naissance, condamné au malheur. C’est par vous seule que j’ai connu le charme de la vie. En me permettant de vous aimer, je vous ai dû une félicité au-dessus de mes espérances ; et ce n’est pas votre faute si mon amour insensé a besoin de joindre un autre bonheur à celui de penser à vous… Je le sens : cet amour qui me dévore devait m’entraîner à tout braver pour tout obtenir de votre pitié… La mort la plus inévitable ne m’aurait pas arrêté… Mais s’exposer au mépris de Valentine… se voir l’objet de son dédain… Ah ! plutôt mille fois succomber à la douleur de s’éloigner d’elle. C’en est fait mon sort est rempli ; je l’ai vue, je l’ai adorée, ses yeux ont daigné quelquefois se fixer sur les miens ; tant d’heureux souvenirs valent plus que ma vie. Adieu. Valentine ! Adieu. »


Cette lettre fut remise à madame de Saverny, à son retour de Versailles ; et de tous les événements de la journée, le seul qui resta dans son souvenir, ce fut le moment où elle avait vu pour la dernière fois Anatole.

— Il est parti, disait-elle avec l’accent d’un désespoir concentré ; il est parti, et c’est pour m’obéir qu’il m’abandonne à tout l’excès de ma douleur !… Accablée d’injustices ; rejetée par ma famille je n’avais pour consolations que les preuves de son amour !… Ah ! pourquoi sa barbare générosité m’a-t-elle sauvé la vie ?… Que ferai-je d’un bien que je ne puis plus lui consacrer ?… C’est en vain que je chercherais encore à m’abuser sur le sentiment qu’il m’inspire. Ce cruel sentiment règne seul dans mon cœur ; l’amitié même ne peut m’offrir de secours contre les regrets qui me tuent… Ah ! puisque je consentais à t’aimer sans espoir de bonheur, cruel ! pourquoi m’as-tu ravi les tourments délicieux qui agitaient mon âme ?…

C’est en exhalent ainsi sa douleur, que Valentine passa le reste de la nuit ; lorsqu’elle se rendit le matin auprès du commandeur, il fut frappé de l’altération de son visage.

— Ah ! lui dit-il en prenant sa main avec affection, ménagez-moi, Valentine, je ne suis pas en état de supporter l’accablement où je vous vois ; si votre courage ne soutient pas le mien, je m’accuserai de vos peines, et vous me verrez mourir du remords d’avoir empoisonné votre existence.

— Eh ! quel reproche pourrait troubler votre repos ? N’est-ce pas à vous, mon ami, que je dois l’unique consolation qui me reste.

— Non, reprit M. de Saint-Albert, c’est peut-être à moi seul que vous devez tous vos malheurs. La connaissance du monde qui m’a servi tant de fois, m’a trompé celle-ci ; j’avais remarqué toute ma vie, dans le caractère des femmes, un fond de légèreté qui devait les rendre incapables d’éprouver un sentiment profond. Les plus estimables mêmes ne me semblaient pas à l’abri des séductions de la vanité ; et tout en rendant justice à leur sensibilité, à la durée de leurs affections, et au noble dévouement qui en était souvent la suite, je croyais qu’on ne pouvait obtenir autant de leur cœur, qu’en flattant leur amour-propre. J’en ai tant vu préférer la gloire d’être affichées publiquement, au bonheur d’être aimées en secret ! Mais vous m’avez prouvé que ce bonheur pouvait suffire à l’âme la plus pure. Vous avez dissipé mon erreur, et vous me livrez maintenant au regret d’avoir fait naître dans votre cœur un sentiment que je n’y saurais détruire.

— Ah ! cessez de vous accuser d’un mal qui n’est pas votre ouvrage, interrompit Valentine, son image était gravée dans mon cœur, bien avant que vous ne l’eussiez fait battre en me parlant de lui !

— Vous voulez en vain me justifier ; à mon âge on ne se fait plus d’illusion sur ses torts. C’est en vous parlant des vertus d’Anatole, que je vous ai fait oublier le danger de l’aimer ; c’est, rassuré par l’idée que cette passion qui égarait sa raison, ne troublerait jamais la vôtre ; c’est peut-être aussi par je ne sais quelle vague espérance de voir récompenser tant d’amour par un sacrifice héroïque, que je me suis aveuglé moi-même sur les malheurs qui pouvaient résulter d’une intimité de ce genre. Enfin, je reconnais toute l’étendue de mon imprudence, et je ne me sens pas la force de vous en voir souffrir.

La première des consolations est d’en pouvoir offrir, et Valentine, en s’efforçant de consoler son ami des chagrins qui la désolaient, finit aussi par en être moins oppressée. Elle lui parla sans contrainte de son amour, et lui avoua qu’elle doutait que l’absence et le temps parvinssent à en triompher.

— Eh bien, faites-en toujours l’épreuve, reprit le commandeur ; et, s’il est vrai que votre constance sache braver ces deux grands ennemis de l’amour, vous aurez peut-être le courage d’être heureuse en dépit de tous les obstacles.

Malgré le mystère répandu dans cette dernière phrase, Valentine sentit qu’elle ranimait sa vie en lui rendant quelque espoir. Dès ce moment, elle promit au commandeur de surmonter sa faiblesse, et se prêta de bonne grâce à tous les moyens qu’il imagina pour la distraire. L’ingénieuse bonté de madame de Réthel en inventait chaque jour de nouveaux ; mais Valentine refusait obstinément de jouir d’autres plaisirs que de ceux de la campagne. Le récit qu’elle avait fait à madame de Réthel de sa soirée de Versailles, lui donnait bien le droit de fuir le grand monde ; et le commandeur était d’avis qu’elle laissât passer ce premier feu de méchanceté, qui s’éteint comme tant d’autres, quand il n’est pas alimenté par la présence de l’objet qui l’excite. Ainsi Valentine passa l’été chez madame de Réthel, dans cette retraite agréable, où les charmes de l’esprit et les douceurs de l’amitié se disputaient le plaisir de tromper ses regrets. Occupée de répondre aux soins de ses amis, elle vivait dans l’ignorance de ce qui se passait chez les personnes dont elle avait tant à se plaindre, et se consolait de la haine de ses ennemis, par le souvenir de l’amour d’Anatole.