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Anciens poètes français/Racan

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ANCIENS
POÈTES FRANÇAIS.

ii.

RACAN.


Il semble que, pour produire certains génies, la nature s’y prenne à deux fois. C’est comme un essai qu’elle fait de ses forces, et une esquisse de son œuvre qu’elle jette avec une grâce négligente, avant de la réaliser avec toute sa puissance. Il est rare qu’un grand homme n’ait point de précurseur, et que Rotrou ne précède point Corneille. Il ne faut, pour s’en convaincre, que parcourir cette époque de transition intellectuelle qui commence à la mort de Henri iv et s’arrête à l’avènement de Louis xiv. Il y a dans cette époque, tour à tour livrée à l’influence italienne ou espagnole, bien des physionomies indécises qui, dans l’âge suivant, nous apparaissent de nouveau, mais plus fièrement dessinées. Racan, dont je vais raconter la vie, est une première ébauche de La Fontaine.

Lorsque j’ai secoué la poussière qui couvrait ces deux minces volumes, j’ai cru d’abord qu’après Malherbe j’allais avoir à exposer l’histoire de son école ; j’avais lu partout qu’elle se personnifiait dans Racan. Mais c’était autre chose encore : les vrais disciples de Malherbe, ce sont Maynard, Bertaut, l’évêque de Grasse ; Racan regarde bien aussi Malherbe, mais il est à demi tourné vers La Fontaine.

Ce n’est pas qu’il n’ait gardé quelque chose de cette haute et rigide expression de son maître, de cet essor d’ame qui élève plus souvent la pensée que l’imagination. Mais essayez de le surprendre à l’une de ces heures où, moins préoccupé du joug, il suit avec nonchalance la pente naturelle de son génie, et vous serez étonné de lui trouver une allure qui ressemble si fort à celle du fabuliste. C’est souvent dans sa manière le même laisser-aller de rhythme et de langage, c’est dans ses opinions le même épicuréisme indolent et sensuel, c’est dans l’instinct de ses goûts le même amour des champs et de la solitude, c’est jusque dans sa vie privée la même bonhomie : Racan, par la naïveté de ses distractions, appartient aussi à la famille de ces rêveurs que Dieu n’a pas le courage de damner.

Ce poète nous apparaît donc comme l’anneau qui lie dans l’histoire de notre poésie ces deux hommes de races si diverses, Malherbe et La Fontaine. C’est comme présentant ce singulier caractère qu’il nous semble curieux à étudier. Nous essaierons de retrouver dans sa vie, d’une part l’écho affaibli de l’inspiration grave de Malherbe, de l’autre ces épanchemens naïfs d’une verve heureuse et facile qui n’attend plus que La Fontaine pour devenir du génie.

Si Racan eût été un poète créateur, il eût fait l’une de ces deux choses : ou il serait entré hardiment dans la route frayée par Malherbe, et moins gêné désormais par la forme, il serait devenu un franc lyrique ; ou, plus docile au penchant mélancolique de sa nature, il eût rouvert sous le règne de Louis xiii ces sources murmurantes de poésie champêtre que Théocrite retrouva, comme par enchantement, au sein d’une époque Alexandrine. Mais Racan n’était pas un homme de génie. Disciple de Malherbe, quand il imite et quand il invente, sa gloire est d’avoir répandu çà et là sur ce qu’il invente et sur ce qu’il imite quelque chose de la poésie qui va naître.

Toutefois, ce double caractère ne se présente pas ici d’une manière assez distincte, pour qu’il soit possible de faire deux parts de cette vie. C’est chose facile d’ordinaire, surtout à ces époques où le mouvement intellectuel suit une pente uniforme. Presque toujours alors le jeune écrivain paie tribut d’imitation au modèle qu’il admire, avant d’entrer d’un pas ferme dans une voie de conquête et de création. La critique a dès-lors bonne grâce à choisir et à classer. Les jours de cette vie qu’elle se voue à raconter se partagent d’eux-mêmes : les uns appartiennent aux premières sympathies du cœur, aux premières admirations de l’esprit ; les autres, à l’inspiration personnelle. L’enfant ne quitte sa mère que le jour où il peut marcher seul ; jusque-là il vit de la vie, il pense avec la pensée de sa mère : le génie exerce autour de lui comme une sorte d’autorité irrésistible et suave qui ressemble à l’amour d’une mère. On s’abrite sous son aile quand il la déploie ; les cieux que l’on parcourt sont les siens, la foi que l’on chante est la sienne, les émotions dont on croit souffrir sont à lui ; cela dure jusqu’au moment où nous nous sentons vivre nous-mêmes. La première passion qui s’éveille en nous commence la séparation douloureuse ; elle nous ouvre un monde qui est à nous, elle nous arrache des larmes qui sont bien nôtres ; en un mot, elle nous révèle notre poésie, en nous initiant à la vie. Alors on va seul, faible encore, hélas ! mais seul ; puis la tête se redresse, le pied s’affermit, la voix devient plus sonore, la parole plus accentuée. Ainsi va la destinée du poète ; lorsque le biographe se met à son œuvre, la chronologie a pris soin déjà de la faire à demi. Autre chose est la vie de Racan ; tout s’y mêle, tout s’y confond, l’imitation et l’originalité s’y présentent presque toujours ensemble. Nous la raconterons au jour le jour, pour ainsi dire, laissant à chacun le soin d’y retrouver la double tendance que nous venons de signaler.

Vers la fin du xvie siècle, vivait à l’extrémité de la Touraine un vieux gentilhomme retiré de la cour. Il avait servi long-temps avec honneur, et avait rapporté dans sa terre, avec le titre de chevalier de l’ordre, le grade de maréchal de camp. Son nom était Honorat de Bueil. Homme de mœurs simples et douces, il aimait fort sa femme, et l’un et l’autre ils employaient leurs loisirs à tourner des vers, en attendant que Dieu leur fît la grâce de leur envoyer un héritier. En l’année 1589, il leur naquit un fils. Ce fut un beau jour. Il y avait dans le voisinage un moulin que l’on appelait Laroche-Racan. C’était un fief ; le sire de Bueil l’acheta le jour même, et voulut que dès-lors son fils en prît le titre. Le jeune Racan passa ses premières années dans la maison paternelle. Il y puisa de bonne heure le goût des vers ; de bonne heure aussi, il témoigna pour l’étude une aversion assez grande, jusque là même, dit-on, qu’il ne comprit jamais le latin, et n’eût su dire son Confiteor. Ne croirait-on pas qu’il va sortir de là un génie libre de l’érudition pédantesque qui étouffe le siècle, un poète original ?

L’enfant grandissait. Il fallut songer sérieusement au renom de la famille. L’usage voulait qu’un bon gentilhomme allât à la cour pour y prendre les belles manières, et guerroyât à la suite de quelque grand seigneur. On se souvint au vieux manoir que l’écuyer de Henri iv avait épousé une dame de la maison de Bueil, et on se décida à lui adresser le jeune Racan pour qu’il en fît son page. Abandonner seul à Paris cet enfant si frêle et si délicat, c’était grand souci pour la pauvre mère. Je ne sais si l’enfant regretta fort sa Touraine : ce nom de Paris a tant de prestige pour une jeune ame. Les mères seules en ont peur.

Racan apprit bien vite à cette nouvelle école le scepticisme et l’immoralité galante de la cour de Henri iv. On peut en juger par ses premiers vers :


Vieux corps tout épuisé de sang et de moüelle, etc.


Il y a dans ces imprécations contre un vieillard jaloux une naïveté de sensualisme qui étonne.

Précisément à la même époque, Henri iv envoyait au duc de Bellegarde un nouveau commensal : c’était Malherbe. Racan dit simplement le fait dans ces mémoires qu’il a écrits pour Ménage. J’aurais voulu apprendre de lui-même comment se forma entre son maître et lui cette amitié qui dura jusqu’à la mort du premier. J’imagine que madame de Bellegarde, pour faire à son nouvel hôte les honneurs de sa maison, lui dit négligemment qu’il y avait par là un petit page qui se mêlait aussi de faire des vers. On fit sans doute avertir le jeune homme, qui vint en rougissant saluer Malherbe. Je crois le voir regarder avec une pieuse crainte cette belle et sévère figure ; puis, pour obéir à sa noble parente, réciter d’une voix émue cette première élégie dont je parlais tout à l’heure. Le page embarrassé froisse dans ses doigts sa toque à plumes, et jette tour-à-tour un coup d’œil furtif à la duchesse, dont il redoute fort la colère, et à cet étranger, dont il attend l’arrêt avec tremblement. J’ignore comment la belle duchesse prit les vers ; mais je ne doute pas qu’ils n’aient été du goût de Malherbe. Il n’y avait rien dans les idées qui fût de nature à lui déplaire, et la versification avait une sorte de fermeté qui dut le charmer. J’ai peine à croire que les choses ne se soient pas ainsi passées. Racan emporta sans doute de cette première entrevue du bonheur pour toute sa vie ; ce n’était pas, comme Chérubin, le baiser de Rosine, c’était le sourire d’un grand poète.

Quelques années après, Racan prit le chemin de Calais pour y faire ses premières armes. Il est probable qu’il y fit aussi des vers ; mais aucune pièce, dans son recueil, ne porte assez distinctement la date de cette époque. Ce fut seulement après son mariage qu’il abandonna la profession des armes. Il nous apprend lui-même, dans une ode à Louis xiv, qu’il prit part à presque toutes les expéditions de Louis xiii.


Je l’ai suivi dans les combats,
J’ai vu foudroyer les rebelles,
J’ai vu tomber les citadelles
Sous la pesanteur de son bras ;
J’ai vu forcer les avenues
Des Alpes qui percent les nues,
Et leurs sommets impérieux
S’humilier devant la foudre
De qui l’éclat victorieux
Avait mis La Rochelle en poudre.


Il nous reste, de la vie militaire de Racan, un monument qui mérite de nous arrêter : c’est une scène de bivouac, décrite avec une vérité de détails vraiment originale. Je ne saurais dire à quelle date précise elle appartient ; mais il y a là d’abord une verve de récit, libre encore de toute imitation, et ensuite une manière de prendre en riant les réalités de la vie, qui dénotent également les insouciantes années de la jeunesse. On se demande pourquoi Racan n’a pas gardé cette vive allure de style. Ce morceau est fort peu connu : je le cite presque tout entier.


Pour combler mon adversité
De tout ce que la pauvreté
A de rude et d’insupportable,
Je suis dans un logis désert,
Où partout le plancher y sert
De lit, de buffet et de table.

Nostre hoste avec ses serviteurs,
Nous croyant des réformateurs,
S’enfuit au travers de la crote,
Emportant ployé sous ses bras
Son pot, son chaudron, et ses dras,
Et ses enfans dans une hote.

Ainsi plus niais qu’un oison,
Je me vois dans une maison,
Sans y voir ny valet ny maistre ;
Et ce spectacle de malheurs
Pour faire la nique aux voleurs
N’a plus ny porte ny fenêtre.

D’autant que l’orage est si fort,
Qu’on voit les navires du port
Sauter comme un chat que l’on berne.
Pour sauver la lampe du vent,
Mon valet a fait en resvant
D’un couvre chef une lanterne.

Après maint tour et maint retour,
Nostre hoste s’en revint tout cour
En assez mauvais esquipage,
Le poil crasseux et mal peigné,
Et le front aussi renfrogné
Qu’un escuyer qui tance un page.


Quand ce vieillard déjà cassé,
D’un compliment du temps passé
À nous bien peigner s’évertue,
Il nous semble que son nez tors
Se ploye et s’alonge à ressors,
Comme le col d’une tortüe.

Force vieux soldats affamés,
Mal habillés et mal armés,
Sont icy couchés sur du chaume,
Qui racontent les grands exploits
Qu’ils ont faits depuis peu de mois
Avecque monsieur de Bapaume.

Ainsi nous nous entretenons,
Sur le cul comme des guenons,
Pour soulager notre misère :
Chacun y parle en liberté.
L’un de la prise de Pate,
L’autre du siège de Fougère.

Nostre hoste qui n’a rien gardé,
Voyant nostre souper fondé
Sur d’assez faibles espérances,
Sans autrement se tourmenter,
Est résolu de nous traiter
D’excuses et de révérences.

Et moi que le sort a réduit
À passer une longue nuit
Au milieu de cette canaille,
Regardant le ciel de travers,
J’écris mon infortune en vers,
D’un tison contre une muraille.


Ce tableau d’une halte militaire, sur la côte, par une nuit d’orage, indépendamment de son côté pittoresque, est un vrai morceau d’histoire. On regrette, pour le génie du poète, cette rude école de la vie active ; il semble qu’elle l’aurait mieux inspiré que les leçons de Malherbe.

À son retour de Calais, c’était vers 1608, Racan prit Malherbe à l’écart, et lui demanda conseil sur la carrière qu’il devait suivre. Plusieurs chemins s’ouvraient devant lui. D’abord, se souvenant de la glorieuse vieillesse de son père, il songeait à prendre le parti des armes. Mais il n’y avait alors en France nulle gloire à recueillir ; il fallait aller chercher une guerre en Suède ou en Hongrie. Donc, pour la faire avec honneur, c’était peu pour un gentilhomme que d’avoir du courage, s’il n’avait aussi de l’argent, et Racan ne voulait pas vendre le vieux manoir où son père était mort, où lui-même il espérait mourir.

Resterait-il à Paris pour mettre ordre à ses affaires ? C’était bien le parti le plus sage. Mais imaginez un poète d’humeur rêveuse, occupé à liquider de vieux procès de famille ; et puis, avec la fortune de Mme de Bellegarde, il lui sera facile quelque jour de débrouiller tout cela.

Maintenant il y a là-bas, en Touraine, cette terre de Racan qu’il a quittée si jeune, et dont le souvenir lui revient encore bien souvent. Le vœu secret de son cœur serait d’aller y cacher sa vie, et je m’assure que, pour l’accomplir, il n’attendra pas la vieillesse. On sent, à lire sa belle élégie sur la retraite, si calme, si mélancolique, si attrayante, que ce n’est pas là une pensée éclose par hasard dans son ame, aux rayons de quelque beau soleil d’automne, dans les camps, loin des amis, ou bien encore à la cour, dans la salle des Gardes, après quelques pistoles perdues au jeu. Cette pensée, qu’il exhale en vers si doux, il l’a couvée toute sa vie, il se la chante à lui-même depuis des années… Ira-t-il ensevelir le reste de ses jours à Laroche-Racan ? Hélas ! non ; il se sent retenu par sa jeunesse, et puis encore par je ne sais quel murmure de gloire qui commence à s’élever autour de lui.

Eh bien donc, il se mariera. Cette paisible existence dont il a besoin, n’osant, à son âge, la demander aux champs, il la trouvera dans le mariage. Mais quoi ! le mariage est une mer orageuse : on le lui a dit, lorsqu’il était page, et lui-même il a fait des vers contre un mari jaloux. Maintenant il s’épouvante de ses propres vers : il a oublié tous les autres, ceux-là lui reviennent toujours.

Ainsi, à chaque tableau qu’il se faisait, son embarras allait croissant, et à chaque objection qu’il s’adressait, il ajoutait ce refrain : Et puis que dira-t-on à la cour ? que dira-t-on à la ville ?

Malherbe le laissait dire. Ces projets divers lui souriaient médiocrement. La guerre ? Il l’avait faite en sa jeunesse, et elle lui avait rapporté moins de gloire qu’un sonnet. La vie des champs ? Il ne conservait de la terre natale autre souvenir que celui de son blason gravé aux murs de l’abbaye de Saint-Étienne. Le mariage ? Où était sa femme ? Il n’en parle jamais, et on sait à peine d’où lui vient ce fils tant pleuré. Les procès et les affaires ? Il plaide contre son frère, et ne cesse de s’emporter contre les juges qui jamais ne concluent. Racan n’avait donc qu’à choisir lui-même. Quant à satisfaire tout le monde, Malherbe, pour toute réponse, raconta la fable du Meunier. Il l’avait lue sans doute dans le Pogge, à l’époque où il était en proie à cette fièvre d’imitation italienne qui nous a valu les Larmes de saint Pierre. Entre deux poètes, l’entretien ne pouvait rester long-temps dans les termes de la prose ; il devait tourner vite à la poésie : ainsi fit-il, comme on voit. Ce conseil à la façon d’Ésope fut-il perdu pour Racan ? Je ne sais. Du moins ne le fut-il pas pour la poésie : La Fontaine était là qui écoutait.

Il était là aussi, lisant par-dessus l’épaule de Racan, le jour où ce dernier écrivait à son maître je ne sais quelle aventure scandaleuse arrivée à La Flèche. Malherbe, dans sa réponse, demande les détails avec une avidité singulière ; et dans le conte qu’il en fait, on voit que La Fontaine n’a pas perdu un mot du récit. Il était de mon sujet de suivre partout dans les œuvres de La Fontaine la trace de Racan.

Racan resta donc à Paris, suivant la cour, suivant la guerre, écrivant sous les yeux de Malherbe, vivant du reste assez pauvrement, vrai poète pour l’insouciance et le laisser-aller de sa vie. Il habitait, dit-on, un mauvais cabaret, et comme Conrart voulait l’en tirer : Laissez, répondait-il, je suis bien ici ; je dîne pour tant, et le soir on me trempe pour rien un potage. À Tours, où la cour était alors, il eut une fois besoin de deux cents livres. Boisrobert les lui prêta, et ce fut tout gain pour la gloire de Racan, car déjà il était en train de rimer quelques chansons pour un commis qui mettait ce prix à son obligeance.

Toute cette époque, dans la vie du poète, semble avoir appartenu au mouvement imprimé par Malherbe à notre poésie. Nous avons tenté d’expliquer ailleurs l’œuvre de réforme et de création régulière que quelques hommes poursuivaient alors sous la sévère discipline du poète normand. On a dit, et avec raison, que Racan était le disciple bien-aimé de Malherbe ; ajoutons cependant qu’il n’était pas le plus docile. Ces maîtres acerbes aiment souvent de préférence ces écoliers d’humeur mutine ; ils se laissent séduire, malgré eux, à ce quelque chose qui leur résiste. Malherbe faisait bonne guerre aux longueurs de Racan, à ses rimes faciles, à ses épithètes traînantes. Racan gardait ses épithètes, ses rimes et ses longueurs, et Malherbe l’aimait avec tout cela. Puis il avait, pour ainsi dire, vu naître ce jeune homme ; il avait été le confident de ses premiers vers, et il trouvait en lui ce scepticisme que lui-même il avait puisé au spectacle des contradictions de son siècle. Racan ne demandait souvent pas mieux que d’obéir ; mais le naturel l’emportait. Souvent le premier à se soumettre, le premier aussi il s’ennuyait de la règle. Malherbe fait un signe, et voilà toute l’école qui s’escrime en sonnets irréguliers. Racan en fait à peine deux ou trois, et s’en lasse. Maynard en fit jusqu’à la mort. Malherbe défend de rimer les dérivés, et même tous mots qui ont entre eux quelque convenance : il ne veut pas davantage des vers rimés en noms propres. Racan s’observe un moment, puis il retourne à ses rimes qui viennent d’elles-mêmes, à ces épithètes naïves qui ont parfois chez lui une grâce virgilienne. Aussi que vouliez-vous qu’il fît, lui, poète de nature, des raisons de Malherbe ? Les rimes rares et difficiles, disait ce dernier, conduisent l’esprit à de nouvelles pensées : c’est-à-dire que le poète allait de la rime à la pensée, comme un mineur qui sonde les rochers, parce que le filon se rencontre souvent en des lieux d’aspect sauvage.

Toutefois, au milieu de cette discussion par articles de notre charte poétique, Racan un jour eut tort contre le maître ; voici à quelle occasion. La stance de six vers est, entre toutes, celle qu’affectionnent nos vieux lyriques ; elle a de la grâce et de l’harmonie, mais à la condition de placer un repos après le troisième vers ; ce repos est nécessaire au rhythme. Malherbe, lorsqu’il vint à Paris en 1605, n’observait pas cette règle. Il traversa, sans la reconnaître, tout le règne de Henri iv ; en 1612, il ne s’y soumettait point encore. Sur la proposition de Maynard, elle fut sérieusement examinée, et Malherbe se rendit. La stance de six vers une fois constituée, la révolution s’étendit à cette majestueuse strophe de dix vers, création de Ronsard, qui vaut seule le nom qu’on lui a fait. Fallait-il établir un repos après le septième vers ? Malherbe dit oui, Racan dit non ; sa raison était que cette strophe ne se chante pas, et que, fût-elle chantée, elle ne le serait pas en trois reprises. Racan abusait ici de son petit talent à jouer du luth. L’usage a prononcé contre lui, et a donné gain de cause à l’église contre l’hérésie. La strophe, telle que Malherbe nous l’a léguée, rapide et solennelle tout ensemble, ajoute encore à la majesté de la pensée la plus haute et à l’essor de la plus fougueuse inspiration.

Je trouve ici, dans les œuvres de Racan, une ode bachique qui, par la fermeté du style, dénote le voisinage de Malherbe ; elle s’adresse au grave Maynard, et porte sa date dès les premiers vers.


Maintenant que du capricorne
Le temps mélancolique et morne
Tient au feu le monde assiégé,
Noyons notre ennui dans le verre,
Sans nous tourmenter de la guerre
Du tiers-état et du clergé.


Il y a là une allusion évidente à ces états généraux de 1614, qui s’annoncèrent avec tant de grandeur, et qui nous apparaissent aujourd’hui comme un prélude lointain de ceux de 1789. Racan avait alors vingt-cinq ans.

Mais quelque passion ne viendra-t-elle pas enfin éveiller cette verve heureuse qui s’avoue sa paresse à elle-même avec tant de grâce et de bonhomie. Un mot de Malherbe négligemment jeté dans une lettre nous apprend que son disciple avait inutilement soupiré en Bretagne ; mais cet amour n’a pas laissé trace distincte dans son livre. Racan, de sa nature, était plus galant qu’amoureux. Malherbe l’a bien jugé dans certaine lettre à Balzac : « Cette affaire (une affaire !) veut, dit-il, une sorte de soin dont sa nonchalance n’est pas capable ; s’il attaque une place, il y va d’une façon qui fait croire que, s’il l’avait prise, il en serait bien empêché. » Vous reconnaissez votre Malherbe à ces paroles ; elles peignent aussi Racan. Voici qui le peint mieux encore ; c’est lui-même qui parle : « Racan et lui, dit-il, s’entretenaient un jour de leurs amours, c’est-à-dire du dessein qu’ils avaient de choisir quelque dame de mérite et de qualité, pour être le sujet de leurs vers. » C’est donc à dire, messieurs les poètes courtisans, que la poésie se prêtera comme une esclave à toutes les fantaisies étudiées de vos passions d’emprunt ; elle aura pour vous des chants d’ivresse et des cris de douleur, quand vous n’avez dans l’ame ni joie ni désespoir ; elle sera pour vous suppliante, jalouse, emportée, quand jalousie, remords, emportement, rien de tout cela n’est en vous ; allez, vous méritez bien que l’amour vous ait si mal inspirés l’un et l’autre. Je ne puis m’empêcher de me souvenir que l’année même où Malherbe arrivait à Paris, le don Quichotte s’imprimait à Madrid. Lisez la page où le héros se choisit sa maîtresse ; le ridicule est-il plus grand ?

Malherbe ne vit rien de plus illustre que madame de Rambouillet, et il la prit pour dame de ses pensées. Racan choisit la belle-sœur du duc de Bellegarde, madame de Thermes. Don Quichotte avait donné à sa dame le nom de Dulcinée ; nos deux poètes en cherchèrent un pour les leurs. L’une et l’autre se nommaient Catherine ; on passa toute une journée à tourmenter les syllabes de ce mot, pour en tirer des noms gracieux. Celui d’Arténice parut le plus galant, il revenait de droit à madame de Rambouillet. Malherbe se proposait d’immortaliser par une églogue son entretien avec Racan ; mais ce dernier le gagna de vitesse, et le premier, dans ses vers, il donna ce nom d’Arténice à madame de Thermes. La postérité s’est obstinée à le conserver à madame de Rambouillet. L’églogue de Malherbe ne nous est pas venue : celle de Racan se lit à la suite des Bergeries ; il y est parlé naïvement d’une bergère dont les appas


...... trop chastement gardés,
Par le seul Alcidor ont été possédés,
Celui de qui la mort si digne de la vie
Fit moins aux braves cœurs de pitié que d’envie.


Alcidor n’est autre que M. de Thermes qui venait de mourir. Racan s’échauffa si bien à célébrer les vertus de sa veuve, qu’il en devint sérieusement amoureux. Il fit, pour la voir, plusieurs voyages en Bourgogne. Malherbe n’approuvait pas cette passion : « Pour la dame de Bourgogne, écrivait-il à Racan, je ne lui écrirai point ; si elle m’eût envoyé de la moutarde, son honnêteté eût excité la mienne ; mais elle n’a que faire de moi, ni de vous non plus, quoi que vous disent ses lettres. » Que disaient ces lettres ? Je ne sais : rien, à ce qu’il semble, qui rassurât Malherbe. « Il faut éviter, continuait-il, la domination de je ne sais quelles suffisantes qui veulent faire les rieuses à nos dépens ; celle à qui vous en voulez est très belle, très sage, de très bonne grâce et de très bonne maison : elle a tout cela, je l’avoue ; mais le meilleur y manque, elle ne vous aime point. » Cela ressemblait fort à la vérité ; mais Racan était aveugle. Pendant qu’il s’occupait à rimer le nom d’Arténice, Arténice recevait les hommages de toute la province. Le bruit en venait jusqu’à Malherbe, qui aussitôt écrivait en Touraine : « Je voudrais que vous eussiez entendu l’homme qui vient du lieu où est votre prétendue maîtresse ; vous auriez appris, etc.… » Et Malherbe partait de là pour exposer à son aise tout un code de galanterie vulgaire, sensualisme grossier qu’il ne prenait pas même le soin de relever d’un peu d’amour. À l’appui de ses théories, il citait son exemple : « Dans ma jeunesse, dit-il, quand quelqu’une m’avait donné dans la vue, je m’en allais à elle ; si elle m’attendait, à la bonne heure ; si elle se reculait, je la suivais cinq ou six pas, et quelquefois dix ou douze, selon l’opinion que j’avais de son mérite ; si elle continuait de fuir, quelque mérite qu’elle eût, je la laissais aller. » Mais Mme de Thermes avait beau reculer, ce pauvre Racan avançait toujours. Enfin Malherbe lui écrivait : « Vous avez, aussi bien que moi, une certaine nonchalance qui n’est pas propre aux choses de longue haleine. » Il disait vrai cette fois : Racan s’éveilla un matin sans plus songer à Mme de Thermes, et tourna ses vœux autre part. C’était par distraction, sans doute, qu’il l’avait aimée si long-temps.

Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, l’amour ne faisait pas perdre à Racan tout souci de sa renommée. Il avait achevé, en 1625, son poème des Bergeries. Retiré dans son domaine, il écrivait avec une candeur charmante : « Je jouis, dans ma solitude, d’un repos aussi calme que celui des anges ; j’y suis roi de mes passions aussi bien que de mon village ; j’y règne paisiblement dans un royaume qui est une fois aussi grand que le diocèse de l’évêque de Bethléem. » Ce n’est pas là le langage d’un homme que la passion dévore. Une nouvelle vient troubler son bonheur. Il apprend que des copies de son poème courent le monde. L’imprimer devient nécessaire. Il y a regret, je vous assure : c’est son poème de prédilection ; il y met l’histoire de ses amours ; c’est un compagnon qui le suit à la guerre, c’est un ami qui anime la solitude du manoir. Lorsqu’il l’emporte avec lui à Laroche-Racan, le souvenir de Mme de Thermes ne lui apparaît plus qu’à travers un léger nuage de douce poésie, et s’il écrit à Malherbe, ce n’est plus pour lui parler d’elle, mais pour l’inviter à venir entendre ses vers et goûter ses melons. « En l’état où est ma pastorale, ajoute-t-il, je ne serai repris que des belles bouches de la cour, de qui les injures même me sont des faveurs ; au lieu que, si je suivais votre conseil, je m’abandonnerais à la censure de tous les auteurs du pays latin, dont je ne puis pas seulement souffrir les louanges. » C’est le poète grand seigneur. Ce peu de lignes jugent le poème. Ce n’est en effet que la pastorale des ruelles : des bergers à houlettes d’or, et des moutons ayant au col des rubans roses.

Ce type italien de la pastorale, que Tasse et Guarini ont élevé par la grâce du style jusqu’à la poésie, dépouillé de ce prestige, n’est plus qu’une froide allégorie de la vie de cour. Vous souvenez-vous de ces paysages du siècle dernier, où de belles dames poudrées et habillées de satin se promènent, l’éventail en main, dans des bocages émondés ? Les bergères de Racan ne sont pas autre chose. Ajoutez à cela les petites façons des boudoirs, des aventures invraisemblables, des sentimens faux, des passions étudiées, un dialogue affecté, et vous aurez une idée de ce qu’était la poésie bucolique au commencement du xviie siècle.

Ce que Malherbe a dit des amours de Racan, nous le dirons, nous, de ses ouvrages. Les longs poèmes ne lui conviennent pas. Tallemant raconte que ce poète, commandant un jour un escadron de gentilshommes de l’arrière-ban, « ne put jamais les obliger à faire garde, ni autre chose semblable, et qu’enfin il fallut demander un régiment pour les enfermer. » Eh bien ! Racan n’avait pas moins de peine à discipliner ses pensées.

On n’attend pas de moi sans doute que j’analyse sa pastorale ; mais, si je l’ai citée, ce n’est pas seulement pour son étendue ; elle a un mérite de détail qu’il faut reconnaître. C’est, dans l’ensemble, une assez pauvre composition. Mais s’il arrive, fois ou autre, qu’à travers les flots de rubans dont il couvre la tête de ses personnages, le pauvre Racan entrevoie la nature, il rencontre alors pour la peindre des traits d’une grâce charmante. Par-delà les brouillards de Paris, il a vu Laroche-Racan. Je vais donc refeuilleter ce livre, recueillant çà et là, sur mon chemin, ces fleurs de nature, dont le parfum n’a pas vieilli. Il faut, pour les atteindre, traverser bien des landes incultes. Ce sont de ces fleurs qui croissent solitairement sous le rocher, ou au bord de quelque ruisseau courant à travers de maigres prairies.

Vous savez l’idylle vantée de Mme Deshoulières, Petits moutons, etc. ; elle est tout entière, moins les fades longueurs, dans ce vers si naturel et si simple :


Petits oiseaux des bois, que vous êtes heureux !


Une bergère raconte qu’elle a vu son amant :


Aussitôt qu’il fut jour, j’y menai mes brebis ;
À peine du sommet je voyais la première
Descendre dans ces prés qui bornent la rivière,
Que j’entendis au loin sa musette et sa voix
Qui troublaient doucement le silence des bois ;
Quelle timide joie entra dans ma pensée !


Il y a, dans ce dernier vers, une délicatesse exquise.

On cite partout deux vers de Théocrite que Virgile a traduits d’une façon charmante ; trouve-t-on que la pensée ait rien perdu de sa naïveté dans les deux vers suivans :


Il me passait d’un an, et de ses petits bras
Cueillait déjà des fruits dans les branches d’en bas.


Ceux-ci rappellent une scène touchante d’Hamlet :


Je crois que la voilà toute triste et pensive
Qui va cueillant des fleurs au long de cette rive.

D’autres, avec plus de simplicité encore, n’ont pas moins de mélancolie :


La grâce, la beauté, la jeunesse et la gloire
Ne passent point le fleuve où l’on perd la mémoire.


On se souvient de ce vers superbe de la première églogue de Virgile : Canit frondator ad auras. N’en retrouve-t-on pas quelque chose dans ceux-ci ? Il est parlé d’un magicien :


Car je l’entends déjà sur le haut de ces monts
D’une voix éclatante invoquer les démons.


Plusieurs se distinguent par une élégance déjà racinienne :


Celui sur qui le jour ne luit plus qu’à regret…
Je laisse mes troupeaux sur la foi de mes chiens…
Les oiseaux assoupis la tête dans la plume… etc.


Tous ces mérites divers se retrouvent dans le morceau suivant, le plus beau, selon nous, que Racan ait écrit. C’est un vieux berger qui raconte ses malheurs :


Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis,
Et qui de leurs toisons voit filer ses habits ;
Qui plaint de ses vieux ans les peines langoureuses,
Où sa jeunesse a plaint les flammes amoureuses ;
Qui demeure chez lui, comme en son élément,
Sans connaître Paris que de nom seulement.
Et qui, bornant le monde aux bords de son domaine,
Ne croit point d’autre mer que la Marne ou la Seine !
En cet heureux état, les plus beaux de mes jours
Dessus les rives d’Oyse ont commencé leur cours.
Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
Le labeur de mes bras nourrissait ma famille ;
Et lorsque le soleil, en achevant son tour,
Finissait mon travail en finissant le jour,
Je trouvais mon foyer couronné de ma race ;
À peine bien souvent y pouvais-je avoir place :
L’un gisait au maillot, l’autre dans le berceau ;
Ma femme, en les baisant, dévidait son fuseau.

Le temps s’y ménageait comme chose sacrée,
Jamais l’oisiveté n’avait chez moi d’entrée.
Aussi les dieux alors bénissaient ma maison ;
Toutes sortes de biens me venaient à foison.
Mais, hélas ! ce bonheur fut de peu de durée.
Aussitôt que ma femme eut sa vie expirée,
Tous mes petits enfans la suivirent de près,
Et moi je restai seul, accablé de regrets....


Nous n’avons pas, dans notre langue, de morceau plus profondément mélancolique.

Toutes ces beautés de détail n’appartiennent pas exclusivement à la poésie pastorale. Racan s’inspire heureusement parfois des maximes d’Épicure, et il retrouve, pour développer Lucrèce, quelque chose de la manière de Lucrèce :


Quelle présomption de croire que les dieux,
Qui là haut sont ravis en la gloire des cieux,
Daignent penser à nous qui ne sommes que terre !
Leur soin est d’éclairer ce que le ciel enserre,
Régler le mouvement de tant d’astres divers.
Séparer les étés d’avecque les hivers,
Savourer les douceurs dont leurs coupes sont pleines,
Et non pas s’amuser aux affaires humaines.


Tel vers se fait remarquer par une élévation de pensée qui se communique à l’expression :


Où le combat est grand la gloire l’est aussi.


Vous reconnaissez là l’inspiration première d’un beau vers de Corneille. Voici maintenant qui est sublime : un père raconte qu’il a vu le berceau de son fils enlevé par la tempête, et qu’il n’a pu le lui arracher :


Tant que je le pus voir je le suivis des yeux,
Et puis je le remis à la garde des dieux.


Je terminerai en citant un passage où le poète s’élève jusqu’à la langue tragique. Un berger, retiré du milieu des flots, s’écrie en reprenant ses sens :


...... suis-je vivant ou mort ?…
Quoi ! le ciel ou l’enfer ont-ils quelque flambeau
Qui trouble le repos en la nuit du tombeau ?
Que ne suis-je en ces lieux éternellement sombres ?
Me refuse-t-on place en la troupe des ombres ?
Veut-on qu’errant toujours sous la voûte des cieux,
J’éprouve en tous endroits la justice des dieux,
Ou que mon pâle esprit, vaine terreur du monde,
Se plaigne incessamment aux rives de cette onde ?…


La suite, à part quelques taches, n’est point indigne de ce début. Il était beau d’écrire ainsi douze ans avant le Cid.

L’héroïne du poème, c’est toujours Arténice. C’est ainsi qu’amour et poésie se croisaient, se mêlaient, se confondaient dans l’âme de Racan ; double passion incomplète chez lui, amour sans profondeur, poésie de peu d’élan. Le jour où Arténice fut oubliée, la poésie le fut aussi. Mme de Thermes, piquée d’honneur, épousa je ne sais quel fou de président. Au fait, la comparaison qu’elle faisait de Racan avec M. de Thermes n’était pas à l’avantage du premier. « M. de Thermes, dit Tallemant, était un fort beau cavalier ; les dames attendaient quelquefois pour le voir passer à cheval. » Et voici ce que la même chronique nous apprend de Racan : « Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu’en celui-ci ; car, hors ses vers, il semble qu’il n’ait pas le sens commun. Il a la mine d’un fermier, il bégaie, et n’a jamais pu prononcer son nom ; car, par malheur, l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d’écrire son nom pour le faire entendre. Bonhomme, du reste, et sans finesse, étant fait comme je vous le viens de dire. »

Ce Tallemant des Réaux est un trésor pour notre histoire littéraire. Pardonnons-lui, chrétiens, à cause de cela, le scandale de ses anecdotes. Sans lui, nous ne savions rien du mariage de Racan : écoutons-le donc, c’est lui qui raconte :

« Quand il faisait l’amour à celle qu’il a épousée, et qu’il n’eut qu’à cause que Mme de Bellegarde, hors d’âge d’avoir des enfans, lui assura du bien, il voulut l’aller voir à la campagne, avec un habit de taffetas céladon. Son valet Nicolas, qui était plus grand maître que lui, lui dit : Et s’il pleut, où sera l’habit céladon ? Prenez votre habit de bure, et, au pied d’un arbre, vous changerez d’habit, proche du château. — Bien, dit-il, Nicolas ; je ferai ce que tu voudras, mon enfant… En un petit bois, proche de la maison de sa maîtresse, elle et deux autres filles parurent. — Ah ! dit-il, Nicolas, je te l’avais bien dit. — Mordieu ! répond le valet, dépêchez-vous seulement… Cette maîtresse voulut s’en aller ; mais les autres, par malice, la firent avancer. — Mademoiselle, lui dit ce bel amoureux, c’est Nicolas qui l’a voulu. Parle pour moi, Nicolas, je ne sais que lui dire. » On croit lire une page de la vie de La Fontaine.

Le mariage eut lieu en 1648 : Racan avait alors trente-neuf ans.

Remarquons bien cette date dans la vie de notre poète, car c’est aussi la date de la mort de Malherbe. Racan était alors au siége de La Rochelle, où il commandait la compagnie du maréchal d’Effiat. C’est là qu’ils se revirent pour la dernière fois, lorsque Malherbe y vint réclamer, contre le meurtrier de son fils, la justice de Louis xiii. Le disciple manqua donc au lit de mort de son maître. C’eût été là pourtant, dans l’histoire de notre langue, une heure digne de mémoire. Il eût été beau de voir le vieux Malherbe, qui toute sa vie avait défendu la pureté de cette langue, placer sous la tutelle de Racan cette noble pupille qu’il dotait, dans l’avenir, de l’empire de la pensée.

Pendant les dernières années de la vie de Malherbe, Racan eut de rares mais beaux momens d’inspiration lyrique. Ce n’est pas toujours le tour vif du modèle, et ce vers éclatant à force de vigueur et de précision ; mais c’est, dans le développement, une majesté d’expression toute nouvelle ; c’est, dans l’image, quelque chose de plus neuf et de plus naturel tout ensemble. Je vais citer. Dans une ode pleine d’élévation, adressée au duc de Bellegarde, je trouve cette belle comparaison, que La Fontaine encore a pris soin d’achever :


Tel qu’un chêne puissant dont l’orgueilleuse tête,
Malgré tous les efforts que lui fait la tempête.

Fait admirer nature en son accroissement ;
Et son tronc vénérable, aux campagnes voisines,
Attache dans l’enfer ses fécondes racines,
Et de ses larges bras touche le firmament.


Celle-ci a plus de grandeur encore. Je la détache d’une ode sur la mort de M. de Thermes. C’est de ce dernier que le poète parle ainsi :


Il voit ce que l’Olympe a de plus merveilleux ;
Il y voit, à ses pieds, ces flambeaux orgueilleux
Qui tournent, à leur gré, la fortune et sa roue,
Et voit, comme fourmis, marcher nos légions,
Dans ce petit amas de poussière et de boue,
Dont notre vanité fait tant de régions.


Cela est sublime, et la muse chrétienne n’a pas inspiré de vers plus magnifiques. Malherbe, dit-on, était jaloux de cette strophe. Je le crois bien, il n’en a pas écrit de plus belle.

Mais ce n’est là qu’une face du talent lyrique de Racan. De ces beautés d’un ordre si élevé, il faut rapprocher une ode charmante, au comte de Bussy, que le poète sans doute avait connu dans l’un de ses amoureux pélerinages de Bourgogne. C’est un regard mélancolique jeté sur la jeunesse qui s’éloigne, une invitation à jouir de ces années qui passent si vite. L’ode commence ainsi :


Bussy, notre printemps s’en va presque expiré, etc.


Il faudrait la citer tout entière : en voici du moins deux strophes :


Que te sert de chercher les tempêtes de Mars,
Pour mourir, tout en vie, au milieu des hasards
Où la gloire te mène ?
Cette mort qui promet un si digne loyer,
N’est toujours que la mort qu’avecque moins de peine
On trouve en son foyer.

Que sert à ces galans ce pompeux appareil,
Dont ils vont dans la lice éblouir le soleil
Des trésors du Pactole ?
La gloire qui les suit, après tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.


Cette belle élégie sur la retraite, que nous savons tous depuis l’enfance, couronne dignement cette féconde époque de la vie de Racan.

On pourrait dire qu’elle a clos sa carrière poétique. Malherbe mort, Racan se tait, et son silence dure vingt ans. Il semblait que Malherbe eût emporté dans la tombe le génie de son disciple. Mais je n’hésite pas à le dire, ces années de silence et de repos furent les plus poétiques de sa vie. Muet pendant douze années, Jean Racine épanchait en douces larmes toute la poésie de son ame. La poésie de Racan s’en allait en molles et oublieuses rêveries au fond des bois, en causeries au coin du feu. Il avait quitté en se mariant la profession des armes, et, retiré dans son manoir, il y faisait de chacun de ses jours le commentaire vivant de ses belles stances. Il avait chanté cette nature, aussi long-temps que la fortune l’en avait tenu éloigné. L’inspiration était pour lui dans ses regrets et dans la mélancolie de ses désirs. Mais ces désirs une fois satisfaits, il jouit des paresseuses délices de la solitude et de l’oubli, sans plus songer à la gloire. Y avait-il jamais songé ? Ces troupeaux qui, le soir, descendent des collines, il ne sait plus les peindre, il les regarde ; ces feuilles qui frémissent harmonieusement sur la lisière des bois, il n’a plus souci de reproduire leur murmure lointain dans ses vers, il prête l’oreille au vent qui le lui jette avec les senteurs du matin. Il a bien assez de jouir sans prendre la peine de chanter : c’est tout au plus s’il prend celle de vivre par lui-même. Il semble qu’il se repose de ce soin sur sa femme, et nous verrons quelque jour qu’elle ira le prendre à l’Académie, comme un enfant qu’il faut ramener de l’école.

L’Académie avait été fondée au mois de janvier 1635. Racan fut un de ses premiers membres, et dans le fauteuil qu’il occupa jusqu’en 1670, le 15 juin 1693, vint s’asseoir Jean de La Bruyère.

Il fut établi que chacun des académiciens prononcerait à son tour une harangue. Le 9 juillet, M. de Sérizay en lut une contre les sciences qui lui était venue de Touraine. Au choix du sujet, vous reconnaissez l’orateur ; elle était de Racan. Vainement on y chercherait l’inspiration amère du discours de Rousseau. Racan ne reproche à la science que de troubler sa paresse. Il n’a pas d’autre objection à lui faire. Son discours n’est qu’une épigramme détournée contre l’Académie, dont l’arrêt est venu le surprendre, sommeillant à demi sous ses ombrages, et encore pour lui demander de la prose, le désarmant ainsi de la rime et de la cadence des vers ; c’est lui-même qui parle avec cette charmante élégance. Ce discours, à tout prendre, est un lieu commun assez vulgaire. Mais il importe d’en détacher quelques phrases qui décèlent dans le poète un sens remarquable. Il juge ainsi lui-même ses vers faciles et négligés : « Je les compare, dit-il, à ces jeux de la nature, qui quelquefois, dans les jaspes et les cailloux, commencent des figures à peine connaissables d’arbres, de portiques ou d’animaux, à qui le seul art du peintre peut achever de donner la perfection et la forme. » Le peintre, je l’ai dit, ce fut La Fontaine.

Racan avait un juste sentiment de l’imitation, et il se moque ingénieusement des imitateurs maladroits, qui, dit-il, « prennent indifféremment tout ce qu’ils trouvent dans les latins et dans les grecs. Si, par hasard, il leur tombe en main quelque bonne pensée de Virgile ou d’Horace, on voit bien que cela ne leur est pas propre ; ils s’en servent de si mauvaise grâce, et avec autant de faiblesse que Patrocle faisait des armes d’Achille. »

De temps à autre, il venait à Paris ; jamais alors il ne manquait une séance de l’Académie. Il prenait, même pour s’y rendre, le chemin le plus court, laissant le plus long à La Fontaine. Il disait qu’il n’avait d’amis que messieurs de l’Académie, jusque-là, dit Tallemant, « qu’il prit pour procureur le beau-frère de Chapelain, parce qu’il lui semblait que cet homme était beau-frère de l’Académie. » Aussi traitait-il ses confrères sans aucune façon ; il s’en vint un jour au milieu d’eux avec un chiffon de papier tout déchiré dans ses mains : Messieurs, dit-il, je vous apportais ma harangue, mais une grande levrette l’a toute mâchonnée. La voilà, tirez-en ce que vous pourrez… Quand son fils aîné fut assez grand, ajoute la chronique, il le mena à l’Académie pour lui faire saluer tous les académiciens. »

Ce fils aîné n’était qu’un sot : c’était pour le bonhomme une grande douleur. Le second, qui avait de l’esprit, mourut à l’âge de seize ans. Son père lui fit une épitaphe touchante. Le malheureux père comprit alors sans doute pourquoi, vingt ans auparavant, il avait eu tant de peine à calmer ce pauvre Malherbe, dans la cour du logis du roi, à la Rochelle.

J’ai parlé déjà des distractions de Racan : je pourrais en parler long-temps, j’aime mieux renvoyer le lecteur aux ana de l’époque. Chacun a lu dans Ménage l’aventure des trois Racan : il faut la relire dans les Historiettes. Elle y est merveilleusement racontée. On voit bien que Tallemant l’a recueillie de la bouche de Boisrobert, et qu’il a entendu le vieux Racan lui-même dire en secouant la tête et riant jusqu’aux larmes : Il dit vlai, il dit vlai. Cette pauvre Mlle de Gournay, si cruellement jouée par les enfans de Malherbe, était le dernier débris de l’école déchue de Ronsard. Ô fortune ennemie ! pouvait avec ironie s’écrier le jeune Corneille, qui commençait dès-lors à hériter des deux écoles.

Cependant le génie de notre poète se renouvelait aux champs dans le calme de la solitude ; la poésie lui revenait doucement à l’ame. Il l’accueillit comme un ami de la jeunesse qu’on retrouve avec bonheur pour ses vieux jours. Quelque matin sans doute, en refeuilletant son Malherbe, il tomba sur ce beau cantique : N’espérons plus, mon âme, etc., et il se sentit renaître à l’inspiration. Ses idées s’étaient élevées dans la retraite ; rien n’enseigne la religion à l’ame comme le repos des champs et l’égalité de la vie domestique. Racan comprit que ce n’était plus pour lui la saison des stances bachiques et des amoureuses chansons : « Je suis, disait-il, comme ces vieilles beautés qui, ayant perdu toutes les grâces de la nature et de la jeunesse, sont réduites à payer dans les compagnies de la gravité de leur mine et de l’agrément de leurs paroles. » Notre poète sur le retour résolut de traduire les psaumes. Certain abbé de Raimefort, qui, après avoir long-temps vécu dans les tempêtes du monde, était venu, comme dit Racan, prendre terre en son voisinage, l’excitait fort en ce dessein, Racan se mit à l’œuvre et traduisit deux psaumes. Aussitôt il les envoie à l’Académie, lui demandant conseil ; il avoue ingénuement qu’il ne sait pas le latin et qu’il traduit sur les versions françaises. Or, l’art de traduire était alors tellement imparfait, que rien n’arrivait à Racan de la couleur originale : partout l’image disparaît devant l’expression abstraite. Si Racan retrouve parfois le mouvement lyrique, le tour élégiaque, poète, c’est que l’istinct le pousse ; chrétien, c’est que la foi le porte. Nulle part il ne s’est douté de la poésie des saints livres ; il ne fait qu’entrevoir la pensée de David, et il la voit toute nue et dépouillée de sa pompe orientale. Aussi se gardera-t-il de la présenter à son siècle telle qu’elle se montre à lui ; il faut auparavant qu’il la revête de sa poésie. Les traducteurs ne lui ont donné que le sens de l’Écriture ; pourvu que ce sens demeure, qu’importe le reste ? La métamorphose sera complète. David va renaître en Louis xiv, et le canon prendra la place des chars armés de faulx. Le poète veut que l’on dise les psaumes de Racan, comme on a dit les psaumes de Marot, et certes il serait difficile de leur donner un autre nom.

Mais oublions l’Orient, oublions David, oublions cette harpe mélancolique qui endormait la fureur de Saül et qui pleurait la mort de Jonathas ; oublions tout cela, et acceptons ces paraphrases comme œuvre nouvelle. Une versification ferme, soutenue, un langage naturellement élevé et dont le tour a peu vieilli, çà et là enfin une expression grandiose qui sent le voisinage de Polyeucte ; voilà ce qui leur reste.

Nous citerons seulement quatre vers ; on pourrait en citer beaucoup d’autres :


Sa voix, comme un tonnerre, effraya tout le monde,
La mer en fut émue, et ses flots entr’ouverts
Découvrirent à nu, dans le fond de son onde,
Le large fondement de ce vaste univers.


Loin de nous cependant la pensée d’offrir cette traduction des psaumes comme une œuvre de sincère poésie ; c’est plutôt un exercice de la poésie et de la langue : mais, à ce titre, faisons la part de Racan dans la gloire de nos grands poètes. Ce que nous disons des psaumes pourrait s’étendre à tout ce qu’il a écrit : poète, grand poète même en quelques pages, partout ailleurs il n’a fait que rendre un peu de souplesse à cette langue jetée par Malherbe dans un moule d’airain. C’est une gloire assez haute que d’avoir quelque chose à revendiquer dans les plus belles renommées du xviie siècle.

Racan vécut encore longtemps après son dernier ouvrage. L’autorité de son nom était grande, et sa réputation survivait tout entière à la nouveauté de ses écrits. Sa conversation était spirituelle et enjouée. On se pressait autour de lui pour l’entendre. Chaque souvenir de sa vie lui rappelait quelque mot charmant, quelque facétie ingénieuse, qu’il racontait avec grâce, mais si bas, si bas, que souvent on ne l’entendait pas, et qu’il s’étonnait d’avoir ri seul du mot que seul il avait entendu. Alors il se tournait vers Ménage, qui écoutait pour l’histoire, et lui disait : « Je vois bien que ces messieurs ne m’ont pas entendu ; traduisez-moi en langue vulgaire. » Il y a quelque mélancolie dans ce dernier mot. Le pauvre vieux poète comprenait qu’on ne parlait plus autour de lui la langue de sa jeunesse. Ceux qu’il avait chantés n’étaient plus, celles qu’il avait aimées appartenaient à un autre règne. C’étaient de nouveaux noms, de nouvelles mœurs, tout un siècle nouveau ; et au milieu de ce siècle, il était là, lui, comme un débris vivant de la société d’autrefois. La France entière battait alors des mains aux triomphes du grand Corneille. Dans son coin, Pascal écrivait les Provinciales, et mourait de ses pensées. Racan était un habitué de l’hôtel de Rambouillet ; il était là peut-être le jour où Molière y fut présenté, le jour où Bossuet, enfant, y prêcha son premier sermon. On murmurait déjà dans quelques ruelles le nom d’un jeune clerc de la Ferté-Milon, protégé par Chapelain, et qui depuis fut Racine. Mais les vieilles renommées se tournent rarement du côté des gloires naissantes, et vivent plus volontiers dans le passé. Boileau qui l’aimait, ce passé, s’arrêta avec respect devant le disciple de Malherbe. Lui qui oublia La Fontaine, s’est trois fois souvenu de Racan, et trois fois il le nomme avec honneur. Il appartenait à Boileau de payer à la vieillesse de Racan et à la mémoire de Malherbe les services que l’un et l’autre ils avaient rendus à la langue.

Racan mourut au mois de février 1670. Il avait quatre-vingt-un ans.

Deux ans auparavant, La Fontaine avait publié ses premières fables. On aime à se figurer ce livre tombant un beau matin à Laroche-Racan. Voilà, sans doute, notre poète bien étonné en recevant de Paris tant de vers empreints de ce doux et sincère amour de la nature, écrits avec cette aisance et cette bonhomie que parfois lui-même il avait rencontrées. Mais lorsque, feuilletant ce volume, ses yeux s’arrêtèrent sur la fable du Meunier, est-ce qu’il ne lui arriva pas de renaître en imagination à cette époque de sa vie où, incertain de la carrière qu’il devait embrasser, il demandait conseil à Malherbe ? Que d’espérances trompées, que d’illusions évanouies ! C’est toujours là ce que nous trouvons en remuant la poussière du passé. Racan, du moins, avait cette consolation qu’il voyait éclore dans la pensée d’un beau génie cette fleur de poésie naïve qu’il avait, lui, trop peu et trop rarement cultivée.


Antoine de Latour.