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Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I/II/4

La bibliothèque libre.
Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 197-212).
CHAPITRE IV


FONTENELLE.



De Fontenelle, Nietzsche a goûté surtout les Nouveaux Dialogues des Morts[1]. Il a aimé dans ce livre « immortel » la souplesse de la pensée, la limpidité et cette aisance du tour que donne l’habitude de la meilleure conversation dans une société très polie. Le dialogue platonicien avec sa « façon enfantine de se complaire dans sa dialectique » paraissait à Nietzsche sans grâce auprès de ce bon ton des Français du xviie et du xviiie siècle, très avisés, difficiles à duper, mais qui se contentaient d’autant plus volontiers d’une parfaite nonchalance dans l’affirmation que leur croyance se sentait solide sous des formes sceptiques[2]. Le pathos des convictions annoncées bruyamment n’a jamais semblé à Nietzsche un signe de force. Les dialogues de Fontenelle satisfaisaient Nietzsche par une irrévérence légère et de bonne compagnie. Ils mettaient aux prises dans une escrime brillante l’empereur Auguste avec l’Arétin et donnaient l’avantage au pamphlétaire, non à l’empereur ; ils imaginaient une controverse entre Élisabeth d’Angleterre et le duc d’Alençon, l’un de ses prétendants, mais pour faire dire en face à cette reine que « la virginité » était la plus douteuse de ses qualités. On y voyait engagés dans des entretiens posthumes le sultan Soliman et Juliette de Gonzague que ce commandeur des croyants avait essayé de faire enlever de Gaëte sur la réputation de sa beauté. Marie Stuart faisait plaisamment remarquer à David Riccio, qu’elle l’avait fait mourir « d’une mort beaucoup trop magnifique pour un joueur de luth ». Le roi Candaule et Gygès se distrayaient à une controverse sur les inconvénients de l’indiscrétion. Il ne paraissait pas déplacé à Fontenelle de mettre sur un pied d’égalité, dans un dialogue, où elles disputaient de leur mérite, la vertueuse Lucrèce, si chatouilleuse sur le point d’honneur, et la charmante Barbe Plomberge, si complaisante à passer pour la mère d’enfants princiers qui n’étaient pas d’elle ; ou encore Sapho et Laure pour discuter s’il est bien établi « qu’en amour les hommes attaquent et que les femmes se défendent ».

Nietzsche fut assez bon connaisseur pour goûter les jeux d’un esprit un peu suspect et indiscret, qui multipliaient les allusions osées dans des dialogues où le paradoxe des idées assaisonnait la prose la plus pure de goût qu’il y ait eue avant Voltaire. Mais surtout il fut de ceux qui remarquèrent la révélation qui se produisit deux siècles et demi après la publication des Dialogues (1683).

Quelque chose d’incroyable se passa : ces idées se trouvent être des vérités ! La science en apporte la preuve ! Le jeu devient partie sérieuse ! Et quant à nous, nous lisons ces Dialogues avec un autre sentiment que Voltaire et Helvétius. Involontairement nous élevons leur auteur à une autre classe, et infiniment plus haute, de la hiérarchie des esprits[3].

I. — Dans la sagesse si détachée de Fontenelle, ce qui a du séduire Nietzsche, c’était sa virtuosité à retourner les idées, pour le seul plaisir de les faire chatoyer ; à plaider le pour et le contre, avec esprit, parfois avec attendrissement, sans jamais se laisser prendre au piège de ses paradoxes miroitants. Cette agilité est un des aspects que peut revêtir la passion du vrai ; et l’une des façons les plus attachantes d’être sincère est de confesser que l’on n’est jamais sûr de tenir en main aucune vérité. Ce cartésien authentique, Fontenelle, habitué aux méthodes de la science exacte, aime à prolonger le doute provisoire jusqu’à en faire un doute définitif, qui clôture le savoir comme chez Descartes il le fonde. Ses héros et ses héroïnes multiplient les aphorismes d’incertitude :

En vérité, quoi qu’on fasse dans le monde, on ne sait ce que l’on fait… On doit trembler, même dans les affaires où l’on se conduit bien, et craindre de n’avoir pas fait quelque faute qui eût été nécessaire[4].

À vrai dire, cette incertitude se reconnaît surtout quand il s’agit de la poursuite du bonheur et de la conduite morale. Il semble plus fréquemment alors « que la fortune ait soin de donner des succès différents aux mêmes choses, afin de se moquer toujours de la raison humaine ». On n’est donc pas tenu par les prescriptions de la raison, puisqu’elles ne conduisent pas nécessairement à la fin qu’elles se proposent, et que des infractions évidentes n’empêchent pas d’y atteindre. Pas de leçon que Nietzsche ait mieux retenue, et, pour résumer leur philosophie, le navigateur qui conserve des doutes sur le succès de sa traversée, même commencée en temps voulu et poursuivie selon toutes les règles marines, est une parabole qui leur est commune.

Or, c’est de là que Nietzsche tirera son premier scepticisme au sujet des impératifs moraux :

Nous expérimentons donc avec nos vertus et nos bonnes actions et ne savons pas sûrement si ce sont celles qu’il faut pour le dessein poursuivi. Il nous faut alors ériger le doute au-dessus de tout, et douter de toutes les prescriptions morales[5].

On pourrait penser que Fontenelle, lui aussi et d’abord, dût désespérer de tout. À quel guide se fier si la raison, qui passe pour la faculté du vrai, devient à son tour maîtresse d’erreurs et de déception ? D’un certain biais, la philosophie de Fontenelle apparaît en effet comme un pessimisme ; mais c’est un pessimisme qui ne se détache pas de la raison. Il est même certain qu’il la préfère ; mais il ne la croit ni seule au monde, ni toute-puissante. Sans douter d’elle, il la juge inefficace et débile devant des puissances plus fortes qu’elle prétendrait maîtriser ; et parmi ces puissances, il y a la nature extérieure, puis, en particulier, la nature de l’homme. Faudra-t-il être saisi d’appréhension, parce qu’ainsi souvent la marche des choses se trouve conduite par des forces étrangères à la raison humaine ? Il y a une particulière audace à faire dire à la sévère Lucrèce :

Enfin l’ordre que la nature a voulu établir dans l’univers va toujours son train ; ce qu’il y a à dire, c’est que, ce que la nature n’aurait pas obtenu de notre raison, elle l’obtient de notre folie[6].

Il faut entendre que, pour Fontenelle, la nature a ses raisons que la raison ne connaît pas, et qui peut-être n’en sont pas plus mauvaises. Fontenelle ne s’explique pas sur cette raison impersonnelle, étrangère à la nôtre, qui peut-être gouverne la nature. Mais quelle qu’en soit la loi interne, il y a deux causes qui font la supériorité de la nature au regard de la raison : 1o Il n’y a pas moyen de se rendre indépendant de la nature : elle nous dépasse en force. En nous-mêmes les premiers mouvements qu’elle nous commande ont souvent fait bien du chemin avant que la raison en soit avertie. Quand le chemin que nous suivons ainsi, sur son ordre, serait toujours un chemin de désordre (ce qui n’est pas sûr), nous y serions poussés d’une force à laquelle rien ne résiste. — 2o La raison humaine, avec une extrême lenteur, n’arrive à établir qu’un petit nombre d’idées nettes, et les conséquences certaines qu’elle en tire ne vont pas loin. Il y faut beaucoup de vérifications, précédées de beaucoup de doutes. Longue et difficile besogne que de barrer le chemin de l’erreur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’issue que la pensée vraie. Elle exige une lumière et une force qui ne sont pas données à tous. Et allons-nous arrêter toute décision à prendre jusqu’à ce que nous ayons sur toutes les alternatives, ou au moins sur les plus considérables, une certitude rationnelle ? Ce serait trop demander. L’action n’attend pas. « Le doute est sans action, et il faut de l’action parmi les hommes »[7], dit Raphaël discutant avec Straton ; et Érostrate auparavant estimait que « si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien »[8]. Cela seul justifierait un scepticisme qui, à côté des mobiles rationnels, admet la déraison comme indispensable.

Ce scepticisme des moralistes français du xviie siècle établit entre eux et Schopenhauer une affinité qu’on a souvent remarquée. Elle ne tient pas seulement à la tristesse de cette ère de Louis XIV finissante qui a caché tant de misère sous un si somptueux décor. L’explication est plus élémentaire : Schopenhauer lui-même s’est nourri de cette sagesse drue, claire et désabusée, où il s’est fait son style et où il a appris l’art caustique de l’analyse. Philosophiquement, il y a cependant quelques différences. Fontenelle ne croit pas que l’intelligence travaille au service d’une volonté qui, dans l’obscurité, lui dicte ses jugements. Il a pour la raison moins de dédain moral et aussi moins de considération intellectuelle que Schopenhauer. Il la tient pour très digne de confiance, mais il croit que la nature n’a recours à elle que rarement. Outre les jugements rationnels, les tendances obscures au fond de nous en amènent donc à la lumière de la conscience une foule d’autres où la raison n’a aucune part. Fontenelle juge que ce n’est pas là un mal, puisque c’est une nécessité d’action. Il y a une extrémité pire que de se tromper de chemin, c’est de demeurer immobile. La traversée des régions que la raison n’a pas explorées, peut réserver des surprises agréables, des trouvailles de bonheur rare, des actions utiles. Le doute pur, s’il prétend nous faire attendre la certitude rationnelle, nous immobilise sur des mers où règne un calme plat, éternel. La nature a donc à son service bien des forces qui valent mieux que la raison :

1o Elle se sert des passions. « Ce sont les passions qui font et qui défont tout. » Leur souffle gonfle notre voile, et, au hasard de les voir se déchaîner en tempêtes, il nous faut préférer à l’immobilité la navigation aventureuse qu’elles nous préparent[9].

2o Elle se sert des préjugés. La raison, surchargée d’un petit nombre de besognes considérables, dont elle s’acquitte avec lenteur, « laisse faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu’elle le fasse elle-même »[10]. On doit « conserver les préjugés de la coutume pour agir comme les autres hommes », même si on se défait des préjugés de l’esprit pour penser en homme sage. Car la sagesse achetée par un long effort de libération est moins nécessaire que l’action qui, seule, assure l’utilité de tous et le bonheur de chacun.

Le grand crime reproché par Nietzsche au rationalisme socratique, et qui a consisté à détourner les hommes de l’action, les moralistes français n’y sont donc pas tombés. S’ils ont une croyance ferme, c’est la foi en la vie :

La nature a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir ce que l’on fait la plupart du temps[11].

Toute la philosophie de Nietzsche consistera à concevoir les idées de la raison elle-même comme lentement élaborées par la vie, comme fixées dans l’organisme par une longue adaptation héréditaire ; et derrière toutes il y a toujours le jeu complexe et secret des instincts qu’elles masquent. Pareillement les sociétés obéissent à des usages qui ont été des nécessités vitales, et la part d’erreur a beau y être considérable, la vertu qui leur est inhérente est de grouper par une discipline ancienne et consentie toutes les volontés. Or, cette utilité pratique des coutumes suffirait a les justifier, quand tout le reste y serait superstition. Nietzsche pousse donc plus loin dans la voie ouverte par Fontenelle. Il n’admet pas seulement la passion et le préjugé à côté de la raison. Les idéals de la raison pour lui sont encore de la passion choisie et du préjugé sélectionné, qui couvrent d’une apparente intellectualité la force sombre qui les a enfantés dans le besoin. Cet art de dépister la passion sous une rationalité d’emprunt, de la goûter et de découvrir sous la sécheresse des pires abstractions morales la vie qui les a un jour animées est ce que Nietzsche appellera un jour le Gai savoir ; et si, après avoir achevé la critique acérée de toutes les normes morales, de tous les préjugés passés dans l’usage, il en tente l’apologie, si le plaidoyer par lequel il les justifie, sans en être dupe, lui parait la « dernière forme et la dernière finesse où puisse se manifester sur terre la noblesse de l’âme »[12], c’est aux moralistes français qu’il doit cette noblesse.

Pour Fontenelle comme pour Nietzsche, l’erreur, et non la vérité, est donc la principale institutrice de la vie. La nature dispose notre cœur à nous inspirer de toutes les erreurs dont nous avons besoin[13]. En fait de contrevérités salutaires, rien ne nous est refusé. Si le bonheur consiste à être trompé abondamment, notre lot est riche. Cette conclusion blesse notre vanité intellectuelle, mais elle assure notre bien-être. Fontenelle est de ces sceptiques assez modestes pour ne pas tirer gloire de leur clairvoyance, et assez philanthropes pour ne pas souhaiter la répandre. L’une de ses convictions les plus profondes, c’est que cette clairvoyance causerait aux hommes bien des douleurs :

Si par malheur la vérité se montrait telle qu’elle est, tout serait perdu ; mais il paraît bien qu’elle sait de quelle importance il est qu’elle se tienne toujours assez bien cachée[14].

Il n’y a pas d’idée vraie qui ne soit triste ; et ce serait déjà une raison de préférer l’erreur, qui du moins peut apporter avec elle de l’agrément :

Vous voulez faire des réflexions, nous dit la nature. Prenez-y garde ; je m’en vengerai par la tristesse qu’elles vous causeront[15].

Que la pensée claire soit contre nature, les classiques allemands aussi l’ont pensé. Ils l’ont jugée impie et criminelle contre la vie. Schiller, Hoelderlin et Kleist ont été d’accord sur cette influence néfaste et dissolvante de la réflexion. En cela, ils répètent à satiété une doctrine des moralistes français. Mais ce n’est pas son impiété que les Français du xviie siècle reprochaient à la pensée. Ils lui en voulaient de nous paralyser par tout ce qu’elle nous révèle. Si notre bonheur est lié à l’action, tout ce qui paralyse l’action est source de tristesse. Or, c’est là la tare profonde de toute pensée :

On devient trop sage et on n’est pas assez homme. On pense, et on ne peut plus agir ; et voilà ce que la nature ne trouve pas bon[16].

En quoi donc consiste cette paralysante révélation que la pensée nous apporte ? Elle nous apporte deux faits douloureux :

1o La révolution copernicienne, en modifiant la notion que nous avons de l’univers, a causé une véritable révolution morale. Elle a diminué l’importance de la terre dans le ciel astronomique, et amoindri par là le rôle de l’homme dans l’univers. L’effroi que ressent Pascal du « silence éternel de ces espaces infinis » n’est que la forme la plus pathétique du grand frisson causé universellement par cette vue nouvelle du monde. Toutes les croyances formulées dans les livres saints, qui s’appuient sur une notion ptoléméenne du ciel étoilé, s’en trouvèrent discréditées d’un coup. Dans l’édifice de la religion chrétienne, plusieurs assises s’étaient mises alors à chanceler.

Quand nous découvrons le peu d’importance de ce qui nous occupe et de ce qui nous touche, nous arrachons à la nature son secret[17].

Le secret de la nature, c’est que ni l’humanité, ni aucun des individus qui la composent, n’y tiennent une grande place. Cette notion, selon Fontenelle, est de nature à nous emplir d’une tristesse à jamais décourageante. Bien avant les Entretiens sur la Pluralité des mondes habités, Fontenelle se place à ce point de vue copernicien, qui a inspiré aux hommes une sagesse pleine de modestie, mais très amère. Comme chez tous les grands écrivains du xviie siècle, la philosophie qu’il y puise ressemble à un renouveau du renoncement chrétien.

De telles secousses morales, qui résultent d’un changement profond dans les notions de la physique générale et dans la théorie de la connaissance, émeuvent douloureusement les âmes d’élite. Kleist n’a-t-il pas reçu du système de Kant une commotion désespérée ? Nietzsche sentira une telle commotion en découvrant la vanité de toute philosophie conceptualiste. Si toutes les notions abstraites ne sont que des métaphores pâlies et desséchées qui, même comme exactitude, ne valent pas les images colorées que se forment des choses les peuples artistes ; si ces notions abstraites enveloppées dans des mots ne traduisent que des besoins matériels, dont elles sont les servantes et qu’elles guident tristement, les idéals les plus purs cachent encore des intentions basses. La première sincérité du psychologue consistera donc à dépister ces mensonges cachés. Nietzsche a appris des Français à être ce psychologue d’une sincérité héroïque.

2o Or en nous demandant ce qui fait la tristesse de notre clairvoyance, nous lui découvrons une seconde cause ; et Fontenelle l’avait bien connue, lui qui préférait la folie à cette désolante lucidité intérieure :

Ah ! vous ne savez donc pas à quoi sert la folie ? Elle sert à empêcher que l’on ne se connaisse, car la vue de soi-même est bien triste, et comme il n’est jamais temps de se connaître, il ne faut pas que la folie abandonne les hommes un seul moment[18].

Cette mélancolique consolation, Nietzsche ne l’a pas ignorée. Le fatal don de voir clair dans les âmes lui faisait découvrir au fond des vertus les plus belles des mobiles suspects, et sous la grandeur la plus éclatante des hommes la misère intérieure. Ce fut là « sa douleur, sa déception, son dégoût, sa solitude »[19] ; et pour se reprendre à la vie, il célébrait ces « Saturnales de l’esprit » où son esprit fuse en caprices éblouissants, et pour lesquels il demande qu’on lui passe un « peu de déraison, de délicate folie, de pétulante tendresse »[20].

Par un détour, Nietzsche a donc reçu de cette douloureuse clairvoyance une qualité imprévue, que Fontenelle n’avait jamais perdue : une foi en la vie que la vie récompense toujours chez ceux qui la gardent, en leur révélant le secret de la goûter plus finement à travers un peu de mélancolie. Il découvrit la fausseté de ce qu’il appelle les « perspectives personnelles », le déplacement fâcheux que cause à tout ce qui tombe sous notre regard l’humble niveau où se passe communément notre vie, la vanité qu’il y a à tout rapporter à soi. Il faut alors poser le grand problème de la hiérarchie à établir entre les valeurs et entre les personnes [21]. Le don principal que lui firent les moralistes français fut cette sagesse détachée et compréhensive qui doit situer les hommes et les idées dans la pluralité des mondes moraux, comme la science sait assigner à la terre sa place dans le monde sidéral.

II — Le reste de la doctrine de Fontenelle est une variante gracieuse de La Rochefoucauld, où l’originalité ne dépasse pas les vues ingénieuses de détail. Il juge que la conduite humaine s’inspire de passion égoïste et de vanité. Mais la vanité ne peut-elle se défendre, comme une source de chimères qui, parfois, peuvent être belles ? Comme on ne peut pas faire de l’or avec des métaux vils, on ne fera pas de la pure vertu avec les matériaux impurs de la vanité.

On n’y parviendra jamais, mais il est bon que l’on prétende y parvenir. Du moins en le prétendant on parvient à beaucoup d’autres vertus, à des actions dignes de louanges et d’estime[22].

Le désintéressement, la parfaite amitié sont la pierre philosophale de la morale. Comme les rêveries des alchimistes ont fondé la chimie positive, ainsi les efforts pour réaliser la pure vertu fondent une connaissance expérimentale de la moralité concrète. Si la pure vertu est hors de la portée humaine, il importe pourtant que « les hommes aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime… On perdrait courage si on n’était pas soutenu par des idées fausses »[23]. De l’avis de Lucrèce elle-même, « le secours de l’imagination est nécessaire à la raison. » Et si c’est une autre chimère que la gloire, encore est-elle la plus puissante du monde : « Elle est l’âme de tout, on la préfère à tout » ; sans elle on ne ferait plus d’actions héroïques.

Ces passions, qui sont la vie même, c’est donc l’imagination qui les nourrit. Faut-il crier à la déraison parce qu’il se trouve qu’une chimère vaniteuse tire de l’énergie humaine des résultats fructueux que le devoir n’en obtiendrait pas seul ? Quand on aime ce qui est grand, il faut accepter un peu de ce qu’il comporte de faux. C’est une philosophie de découragement que d’enseigner que la nature ne veut pour les hommes que des plaisirs simples, aisés, tranquilles, tandis que les hommes seuls auraient inventé l’ambition qui ne leur prépare que des plaisirs embarrassants, incertains, difficiles à acquérir. Ce n’est pas à des hommes du siècle de Louis XIV qu’il faut apprendre que « la nature n’inspire pas moins les désirs de l’élévation et du commandement »[24] que les penchants plus humbles et placés plus près de nous, et si on fait observer que les plaisirs de l’ambition sont faits pour trop peu de gens, n’est-ce pas leur reprocher leur plus grand charme ?

Fontenelle ne se froisse pas de l’impureté passionnelle de nos mobiles. Il sait toute l’astuce que se permettent les âmes qui idéalisent. Dans toutes les amours, il y a quelque chose de cette erreur un peu volontaire dont se flattaient Callirhée ou Pauline : elles admettaient qu’elles avaient été aimées du dieu Scamandre ou du dieu Anubis, quand elles n’avaient reçu que le baiser d’un amant tout humain. Il faut avoir pour tous les idéals le scepticisme de ces héroïnes complaisantes à l’égard de la divinité de leurs amants, et l’attendrissement avec lequel elles parlent de leurs faiblesses. Puis, sans illusion sur la sainteté de ces idéals, il faut fermer les yeux sur la faiblesse charnelle à la faveur de laquelle les âmes admettent cette sainteté, qui ne souffrirait pas d’être regardée de trop près.

Ayant accompagné Fontenelle jusqu’à ce terme, Nietzsche va l’abandonner définitivement et ne le suivra pas au delà. Son sévère pédantisme allemand se reconnaît ici : il est d’un peuple qui a tout obtenu de l’effort et qui n’est pas d’un génie souriant. Nietzsche sait sourire parfois, mais reprend aussitôt sa moue sévère d’éducateur. Fontenelle réclame de nous une audace brillante et un peu folle. Il pense que cette énergie allègre moissonnera, sans les avoir préparées, les trouvailles heureuses :

On fait presque toujours les grandes choses sans savoir comment on les fait ; et on est tout surpris qu’on les ait faites[25].

Cette réflexion que Fontenelle attribue à la duchesse de Valentinois, il pourrait l’attribuer aussi bien à César, pour des conquêtes à vrai dire moins galantes ; et la science non moins que la politique est un jeu de colin-maillard[26]. Charles-Quint le soutiendra contre Érasme ; et Descartes confesse, du moins chez Fontenelle, que la plupart des vérités auxquelles atteint la philosophie, elle les « attrape les yeux bandés »[27].

Il n’y a pas de plus charmante modestie que celle des grands hommes de Fontenelle. S’ils se laissent aller à quelque fanfaronnade, les interlocuteurs qu’il leur choisit les en ramènent. Fontenelle aime la vie, c’est pourquoi il badine même de la mort. Il aime l’héroïsme comme un luxe aisé et une forme du bonheur, mais dans sa réussite le hasard lui semble avoir la part principale ; le hasard. « pourvu qu’on donne ce nom à un ordre qu’on ne connaît point »[28].

La confiance de Fontenelle dans la vie va jusqu’à accorder à tous les siècles une part de grandeur égale. Il n’en voit guère de moins bien partagé que les autres en fait d’hommes d’élite. Ce n’est pas lui qui fera une critique de la modernité comme synonyme de décadence ; car « aucun ouvrage de la nature n’ayant encore dégénéré, pourquoi n’y aurait-il que les hommes qui dégénérassent »[29] ?

De toutes les doctrines de Fontenelle, c’est celle à laquelle Nietzsche résistera le plus. Préoccupé, lui aussi, comme Fontenelle, d’ « étendre les vues de l’homme sur l’avenir » ; et certain, comme lui, que l’homme est « né pour aspirer à tout et pour marcher toujours »[30], il n’admettra pas que sa destinée soit « de n’arriver nulle part ». Fontenelle croit à la floraison naturelle des vertus parmi les fautes, ou à une beauté imprévue des actes et des pensées qui éclosent de la seule richesse de notre fonds. Nietzsche croit que tout se prépare et se paie en labeur. L’avenir est sans doute le pays des possibles. Mais les possibles, c’est nous qui les avons en mains ; ce sont des semences présentes qui lèveront en réalités dont aucune n’est fortuite. Or, il n’y a pas de domaine que Nietzsche soit plus jaloux de posséder d’avance que l’avenir ; et c’est de lui surtout qu’il faut éliminer le hasard.

Aussi croit-il à la non-existence du hasard. Tout vivant grandit au milieu des circonstances contingentes d’où il est né. Pourtant, il ne les subit pas seulement ; en s’y adaptant, il les transforme. Au centre, cette « force active » et organisatrice qu’on appelle l’âme, se nourrit des données qui la servent ; et jusque dans les tissus de l’organisme qu’elle édifie, se fixent les dispositions héréditaires, où l’avenir est comme enclos[31]. La sélection naturelle élimine l’accidentel et prend possession du futur, dans des formes prévisibles. Elle créera savamment la grandeur de la race future et de ses plus nobles exemplaires.

Cette notion, Fontenelle ne pouvait la fournir à Nietzsche. Elle le dépassait, lui et son siècle. Il lui manquait une espérance terrestre assez haute. Il y faudra l’âme orgueilleuse et amère d’un Chamfort ou d’un Stendhal, chez qui « l’idéologie » sert à discipliner les forces d’enthousiasme qui ne viennent pas d’elle. L’idéalisme d’un Emerson n’y sera pas de trop, ni la nouvelle foi terrestre qui naquit de la biologie contemporaine. Nietzsche a partagé cette foi enivrante. Elle l’a amené à penser que la connaissance des lois de l’hérédité nous apprend à prévoir et à dresser les générations futures ; et que, la généalogie de la morale une fois connue, nous réussirons à produire par sélection la moralité héroïque, comme nous pouvons obtenir des exemplaires parfaits des races animales. Dans l’influence des moralistes français sur Nietzsche, c’est là une limite que la différence des temps explique, et qu’il ne faut pas oublier.




  1. Nietzsche possédait de Fontenelle les Dialogues des Morts et l’Histoire des oracles. V. le catalogue de sa Bibliothèque dans Arthur Berthold. Bücher und Wege zu Büchern, 1900, p. 429, 434. — Cf. Der Wanderer und sein Schatten, § 214. (W., III, 310.)
  2. Gœtzendaemmerung. Was ich den Alten verdanke, § 2. (W., VIII, 168.)
  3. Frœhliche Wissenschaft, livre II, § 94. {W., V, 125.)
  4. Dialogue des morts anciens, t. I, dial. 6. Ed. de 1827, p. 24.
  5. Morgenröthe, posth., § 90. {W., XI, 192.)
  6. Dialogue de Lucrèce avec Barbe Plomberge, p. 306.
  7. Dialogue entre Straton et Raphaël d’Urbin, p. 104.
  8. Dialogue entre Erostrate et Démétrius de Phalère, p. 69.
  9. Érostrate, Dialogue cité, p. 69.
  10. Straton, Dialogue avec Raphaël, p. 103.
  11. Parménisque, Dialogue avec Théocrite de Chio, p. 82.
  12. Frœhliche Wissenschaft, § 55. {W., 89.)
  13. Pauline, Dialogue avec Gallirrhée, p. 72.
  14. Raimond Lulle, Dialogue avec Artémise, p. 93.
  15. Parménisque, Dialogue avec Théocrite, p. 82.
  16. Ibid.
  17. Parménisque, Dialogue avec Théocrite, p. 82.
  18. Guillaume de Cabestan à Albert-Frédéric de Brandebourg, p. 57.
  19. Menschliehes, Allzumenschliches, t. II, préf. de 1886, § 5. (W., III, 10).
  20. Frœhliche Wissenschaft, préface de 1886, § 1 {W., V, 3.)
  21. Memchliches, Allzumenschliches, t. I, préface de 1886, § 6 et 7. (W., II, 11 et 12.)
  22. Raymond Lulle, Dialogue avec Artémise, p. 92.
  23. Ibid., p. 92.
  24. Dialogue de Marie d’Angleterre et d’Anne de Bretagne, pp. 47, 48.
  25. Dialogue de la duchesse de Valentinois avec Anne de Bologne, p. 125.
  26. Attention Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : Dialogue d’Érasme avec Charles-Quint, p. 52.
  27. Dialogue de Descartes avec le faux Démétrius, p. 126.
  28. Érasme et Charles-Quint, p. 53.
  29. Socrate et Montaigne, p. 34.
  30. Jeanne de Naples et Anselme, p. 65.
  31. Wille zur Macht, § 673. (W., XVI, 136.)