Anna Rose-Tree/Lettre 20

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Veuve Duchesne (p. 109-116).



XXme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher ;
à ***.


Peu de jours après mon retour à Londres, mon cher William, un des valets que j’avois laiſſés à Rocheſter pour veiller aux actions de Spittle, arriva pour m’apprendre que l’Homme en queſtion étoit parti, & que ſon Camarade le ſuivoit à la piſte, & m’écriroit exactement du lieu où il reſteroit. Effectivement je reçus une Lettre de Frédéric ; il me marquoit que Spittle avoit terminé ſon voyage dans une de ſes Terres nommée Joint-Stool ; que Mylady Ridge, & Émilie ſa Fille cadette, y étoient depuis pluſieurs jours ; & qu’un de ſes Valets avec qui il avoit fait amitié, lui avoit dit que ſon Maître alloit épouſer la Fille de Mylady. Je me mis ſur le champ en route, & je volai à Joint-Stool, je trouvai Frédéric dans l’endroit qu’il m’avoit indiqué. — Vous arrivez à temps, me dit-il, on croit que la cérémonie ſe fera demain. — Et ne ſais-tu aucun moyen pour que je puiſſe voir tête à tête le miſérable Spittle. — Si vous allez au Château tout ſera découvert : mais…… Attendez, Mylord. Il me vient une idée… Oui, je m’imagine… — Dis-la donc, bourreau, cette idée. Ne vois-tu pas la peine où je ſuis ? — Vous déſirez parler à Monſieur Spittle. — Oui, pour lui arracher la vie, ou lui laiſſer la mienne. — Cela s’entend Hé bien ! En voici le moyen ; je vais lui écrire comme ſi c’étoit un de ſes Parens du Pays de Galles. Son Valet m’a mis au fait de ſa Famille ; il exiſte un Anthony Spittle, Fils de ſon propre Frère. Il languit dans la miſère : mon écriture ſervira à le mieux tromper ; elle annoncera une éducation très-négligée ; je l’engagerai à venir m’apporter quelque ſecours dans ſon Parc, & pour lui ôter l’envie de me renvoyer ſans réponſe, je lui marquerai que s’il ne ſatisfait pas à ma demande, je me préſenterai à ſes yeux en face de ceux qui habitent en ce moment le Château. La crainte qu’il aura d’être humilié par la préſence d’un Parent pauvre, le décidera, ſans doute, à apporter quelques ſecours à ſon neveu. Vous voudrez bien, Mylord, remplir le rôle de ce dernier ; c’eſt à dire, vous trouver au Parc. Le reſte ſe paſſera comme vous le jugerez à propos.

Je trouvai l’expédient merveilleux, tout réuſſit au gré de mes déſirs. Frédéric me conduiſit au Parc, & fut porter la Lettre au Château. Peu d’inſtans après je vis arriver Spittle. Une grande redingote qui me couvroit, l’empêcha de me reconnoître. Dès qu’il fut à mes côtés, je jetai ma redingote, & lui préſentai deux épées, en lui ſignifiant qu’il eut à en choiſir une. Il voulut fuir ; mais je le retins par ſon habit, & le menaçai de lui couper les oreilles s’il refuſoit de me ſatisfaire. Vainement ſes yeux parcouroient les environs pour tâcher de découvrir quelques-uns de ſes Gens. Enfin il prit une épée, & nous commençâmes un combat aſſez violent. Je fus d’abord bleſſé, mais légèrement. La vue de mon ſang m’anima ; je fus aſſez heureux pour lui porter un coup qui le perça de part en part. Dès que je le vis tomber, je me hâtai d’aller rejoindre Frédéric, & nous regagnâmes notre Auberge. J’envoyai à la nuit ſavoir comment les choſes s’étoient paſſées : tout dans le Château paroiſſoit dans une grande rumeur. Inquiet ſur le ſort d’Émilie, je paſſai la nuit en face de la porte de la cour. Frédéric étoit à quelques pas avec deux chevaux prêts à être montés en cas d’événement. Vers les cinq heures du matin, je vis ſortir un Valet à cheval : je montai vîte un des miens, & je galopai après lui. J’eus peine à l’attraper, il alloit grand train ; avec de l’argent on échoue rarement dans ſes projets. À l’appât de quelques pièces d’or, j’appris de ce Garçon que Spittle étoit expiré en me nommant l’auteur de ſa mort ; que Mylady Ridge avoit juré de le venger ; qu’Émilie avoit été très-maltraitée, & qu’il alloit par les ordres de Mylady, s’informer dans la ville prochaine s’il s’y trouvoit une Penſion de jeunes Demoiſelles : qu’enſuite il reviendroit à l’entrée de la Ville attendre ſa Maîtreſſe pour la conduire à la Penſion. De nouvelles généroſités gagnèrent abſolument le Domeſtique de Lady Ridge. Nous fûmes enſemble à une Penſion : je vis la Maîtreſſe, qui me parut fort aimable ; je lui annonçai la viſite qu’elle recevroit dans la matinée, & le dépôt précieux qu’on alloit lui confier. Je lui racontai en peu de mots l’hiſtoire de Miſs Émilie & la mienne ; cette Bonne-femme me promit d’avoir les plus grands égards pour la Fille de Mylady Ridge. — Cachez ſurtout à cette Femme inhumaine que vous m’avez vu, & aſſurez-la que vous traiterez Émilie avec beaucoup de rigueur. Une jolie boîte d’or que j’avois dans ma poche, & que je la priai d’accepter comme un gage de ma reconnoiſſance, la diſpoſa parfaitement bien en ma faveur. Francis (c’eſt le nom du Valet de Mylady) alla où il devoit rencontrer ſa Maîtreſſe. Je me campai moi-même à une centaine de pas d’où je vis arriver le carroſſe. Je le ſuivis toujours à une certaine diſtance. Francis conduiſit le Cocher à la penſion ; la Mère deſcendit la première. Je croyois alors qu’elle étoit venue ſeule ; mais, un moment après, la charmante Émilie entra auſſi dans la maiſon. Mon cœur étoit dans une agitation que la crainte ſeule peut inſpirer : car, n’en doute pas, mon cher William, ce cruel ſentiment eſt inſéparable du véritable amour. Au bout de quelques minutes, Mylady remonta dans ſon carroſſe, qui s’éloigna rapidement. Frédéric, inquiet de ma longue abſence, vint au devant de moi lorſque j’allois le chercher. Je voulus demeurer à *** au moins quelques jours. Dans la crainte que Lady Harris ne fut inquiète de moi, je lui écrivis, & lui fis part de tout ce qui étoit arrivé. Je laiſſai paſſer trois jours ſans aller à la Penſion ; mais mon impatience ne me permit pas d’attendre plus long-temps. La Maîtreſſe me conſeilla d’attendre quelques jours pour voir Émilie. — Qui ſait, me dit-elle, ſi dans les commencemens on n’épie pas nos actions ? Il ſeroit ſage, Mylord, d’éviter de venir ici. Écrivez à ma jeune Amie, je me charge de lui remettre vos Lettres, & de vous en faire paſſer les réponſes. Je ſuis perſuadée, Mylord, ajouta-t-elle, que vos intentions pour Miſs Émilie ſont honnêtes : car je ſuis incapable d’avilir mon miniſtère en me prêtant à un commerce criminel. Je la raſſurai ſur des craintes auſſi mal fondées. — Vous avez vu la belle Émilie ; & vous oſeriez penſer !… — Ma queſtion, Mylord, ne doit pas vous offenſer. La confiance que je vous ai d’abord témoignée, prouve que vous inſpirez une eſtime entière. — Miſs Émilie jouit-elle d’une bonne ſanté ? Tant de peines l’auront peut-être indiſpoſée ? — Cette jeune Perſonne a vraiment un courage héroïque ; elle ne reſſent du chagrin que par la crainte que ſon abſence n’en cauſe à ſes Amies. Une pareille ame méritoit un ſort plus heureux. — Il le ſera, Miſtreſs ; oui, je parviendrai ſûrement à faire changer ſon infortune. Une fois ma femme, pas un de ſes déſirs, pas une ſeule de ſes volontés, que je ne prévienne. Mon amour, mon tendre amour, la dédommagera de toutes ſes tribulations. — C’eſt bien là le langage d’un Amant : rien ne lui ſemble impoſſible pour obtenir l’objet de ſes vœux : point d’obſtacle qu’il ne puiſſe ſurmonter. Cependant, Mylord, j’entrevois bien des difficultés à l’accompliſſement de vos déſirs. — Ah ! Miſtreſs, ne détruiſez pas mon eſpoir, ſans lui la vie ſeroit un fardeau pour le pauvre Clarck.

Je la quittai en la priant de me permettre de lui envoyer le lendemain une Lettre pour ſa nouvelle Élève, elle me le promit ; je joins ici la copie de ma Lettre à Miſs Ridge, & celle de ſa réponſe.

Tu vois ma confiance en toi, mérite-la en me gardant le ſecret ſur mon bonheur actuel. Tu peux m’écrire ici : j’y reſterai aſſez long-temps pour y recevoir ta Lettre. Adieu, mon cher William. Ton Ami à la mort & à la vie.

Charles Clarck.

At Holy-Jhoſt,[1] ce … 17


  1. Au Saint-Eſprit.