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Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 07/Mathématiques appliquées, article 2

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GÉOMÉTRIE APPLIQUÉE.

Mémoire sur la théorie générale du tracé des routes,

Faisant suite aux développemens de géométrie ;

Par M. Ch. Dupin, correspondant de l’institut, capitaine
du génie maritime, etc.
Rapport sur ce mémoire, fait à la classe des sciences
physiques et mathématiques ;
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

M. Dupin, correspondant de la classe, lui a présenté un mémoire ayant pour titre : Développemens de géométrie.

Théorie générale du tracé des routes. La classe nous a chargés, M. Prony et moi, de lui en faire un rapport.

Quelle que soit la ligne parcourue, sur un terrain quelconque, par des hommes ou des animaux qui traînent un fardeau, la force instantanée qu’ils transmettent à cette masse, après la production de la vitesse, qui doit rester uniforme, est contre-balancée par la résistance que des obstacles de différente nature opposent au mouvement ; de sorte que, la vitesse uniforme propre à l’espèce de moteur employé étant supposée connue, la théorie du tracé des routes est indépendante de toutes considérations de dynamique, et rentre entièrement dans le domaine de la géométrie.

Lorsque les moteurs doivent exercer leur action sur un plan horizontal ou dont l’inclinaison est très-petite, il est évident que la route la plus avantageuse, c’est-à-dire, celle qui peut être parcourue dans le moindre temps, et par conséquent aux moindres frais possibles, est la ligne droite qui joint le point de départ et le point d’arrivée. M. Dupin donne à ce chemin rectiligne la dénomination de route directe.

Mais, lorsque le sol sur lequel on doit cheminer a une configuration telle que la ligne la plus courte tracée entre les points de départ et d’arrivée présente, dans toute ou partie de sa longueur, une inclinaison plus forte que la plus grande suivant laquelle les moteurs employés peuvent agir avec avantage ; on est alors obligé de se détourner de cette route directe, pour en suivre d’autres dont la pente soit plus douce ; et que M. Dupin désigne sous le nom de routes obliques.

On conçoit que l’on peut arriver d’un point à un autre, sur une surface quelconque, par une infinité de routes obliques de pentes différentes. M. Dupin pose en principe que l’on doit choisir, entre ces routes, celle dont la pente est égale à la plus grande suivant laquelle une route directe puisse être parcourue ; et il dérive de cette condition la théorie générale qu’il expose.

Il fait remarquer d’abord qu’une route directe étant la ligne la plus courte que l’on puisse tracer entre deux points donnés sur une surface, cette route jouit de la propriété que tous ses plans osculateurs sont, aux points d’osculation, perpendiculaires à la surface sur laquelle elle est tracée.

Il fait remarquer ensuite que, la pente d’une route oblique étant constante, si l’on suppose qu’une ligne droite verticale se meuve sur cette route, elle la coupera sous un angle constant, en engendrant une surface cylindrique sur laquelle la route oblique présentera une véritable hélice.

Ces deux propriétés de la route directe et de la route oblique offrent un moyen facile de les rectifier géométriquement ; en effet elles se développent en lignes droites, la première sur une surface développable, tangente au terrain dans toute l’étendue de la route, la seconde sur une surface cylindrique qui coupe le terrain sous l’angle constant de la pente limite.

Le tracé des routes obliques dépendant, comme on voit, de cette pente limite, il est indispensable qu’elle soit déterminée préalablement.

M. Dupin remarque que l’expérience seule peut y conduire ; et qu’elle doit varier suivant la manière d’effectuer les transports, soit à dos d’hommes, soit à dos de cheval ou de mulet, soit par des voitures attelées de bœufs ou de chevaux.

Après ces notions générales, M. Dupin passe à la détermination graphique d’une route dont les points de départ et d’arrivée sont fixes, ce qui exige, avant tout, que l’on définisse graphiquement le terrain sur

Cette définition graphique s’obtient en traçant les intersections de la surface de ce terrain par des plans horizontaux également espacée dans la direction verticale.

Si l’on suppose ces intersections très-rapprochées les unes des autres, et qu’à partir d’un point donné sur la surface, on trace une ligne qui les coupe perpendiculairement, cette ligne sera, comme on sait, une des lignes de plus grande pente de la surface.

Or, il est évident qu’à partir d’un point quelconque de cette ligne de plus grande pente, on peut tracer, à droite et à gauche, deux routes obliques d’une pente égale.

Il n’est pas moins évident que les portions de route oblique comprises entre deux plans de niveau ont le même développement ; d’où il suit que, pour parvenir d’un de ces plans à l’autre, quelle que soit la portion de la verticale qu’ils interceptent, toutes les routes obliques sont indifférentes, soit qu’elles se dirigent dans le même sens par rapport aux lignes de plus grande pente, soit qu’elles aient des points de rebroussement alternatifs ; et forment des zig-zags ou lacets, sur la surface du terrain.

Il est évident, enfin, qu’entre les mêmes sections horizontales, toute autre route d’inclinaison variable, mais dont la plus grande pente n’en surpassera pas la limite, sera plus longue que la route oblique dont cette limite même est la pente constante.

Si donc il ne s’agissait que de passer d’un plan de niveau à un autre plan de niveau plus élevé, la question aurait une infinité de solutions : ce n’est que par la fixation des points extrêmes de la route que le problème devient déterminé.

Il faut considérer maintenant que, quand il s’agit de franchir une chaîne de montagnes, par une route oblique, cette route doit se raccorder, de la manière la plus avantageuse, avec la portion de route directe pratiquée dans la plaine sur laquelle cette chaîne de montagne s’élève. Or, l’avantage consiste ici à rendre la plus courte possible la portion de route en plaine, à partir d’un point déterminé. Il s’agit, par conséquent, de trouver, sur la surface du terrain, l’extrémité supérieure de cette route directe, extrémité qui se trouvera en même temps l’origine inférieure de la route oblique.

La surface des éminences qui couvrent la terre se raccorde ordinairement avec la surface des plaines adjacentes, dans des plans à peu près horizontaux ; de sorte qu’en général, la projection verticale des lignes de plus grande pente présente des courbes qui tendent à devenir tangentes à l’horizon, c’est-à-dire, en d’autres termes, que la pente des élémens successifs de ces lignes diminue de plus en plus, à mesure que l’on descend.

Que l’on suppose tracée sur la surface de la montagne, une suite de lignes de plus grande pente, infiniment près les unes des autres, et qu’on lie par une courbe tous les élémens de ces différentes lignes dont l’inclinaison est précisément égale à la limite des pentes ; il est évident que cette courbe sera elle-même la limite des routes obliques que l’on pourra tracer sur la surface du sol. Ce sera par conséquent en un point de cette courbe que la route directe et la route oblique devront se raccorder. Ce point se détermine d’ailleurs par la condition que la route directe et la route oblique s’y confondent avec la ligne de plus grande pente, c’est-à-dire, y coupent perpendiculairement l’intersection horizontale du terrain.

Telles sont les considérations générales qui conduisent l’auteur à la solution de divers problèmes sur le tracé des routes, entre deux points donnés ; mais, lorsqu’il y a plusieurs objets à transporter d’un certain nombre de points de départ à un nombre égal de points d’arrivée, on conçoit que les solutions trouvées par l’auteur ne peuvent avoir d’application que lorsqu’on a donné les points de départ et d’arrivée qui doivent se correspondre mutuellement ; et cette détermination exige des considérations nouvelles.

M. Dupin démontre d’abord que le nombre des combinaisons de toutes les routes qu’on peut faire suivre aux différens objets à transporter qui est égal au produit des nombres naturels, depuis l’unité jusqu’au nombre de ces objets, se réduit à deux ; et il fait voir aisément que si, en joignant chaque point de départ aux deux points d’arrivée, on obtient deux systèmes de routes, celui de ces systèmes dans lequel les routes ne se croisent pas est nécessairement le plus avantageux ; proposition qui, étendue au cas plus général d’un nombre indéfini de points de départ et d’arrivée, le conduit à faire voir que le système de route le plus convenable dans ce cas est celui qui lie le premier point de départ au premier point d’arrivée, le deuxième au deuxième, et ainsi de suite ; de manière qu’aucune de ces routes ne se croise dans l’espace contenu entre les lignes qui joignent d’un côté tous les points de départ et de l’autre côté tous les points d’arrivée. Le mémoire est terminé par quelques applications de ces propositions aux évolutions et mouvemens des troupes de différentes armes.

En traitant d’une manière générale, et pour ainsi dire abstraite, du tracé des routes, l’auteur ne s’est point dissimulé que des circonstances locales, des convenances administratives, ou des motifs d’économie doivent apporter des modifications fréquentes au système que la théorie peut indiquer. Ainsi, dans les routes en plaine par exemple, il importe souvent beaucoup moins d’arriver d’une de leurs extrémités à l’autre par le plus court chemin, qu’il n’est utile de l’allonger, en se rapprochant du plus grand nombre possible de lieux habités. Le passage des rivières dans l’endroit le plus commode, la nécessité d’éviter des marais ou des fondrières, et beaucoup d’autres causes obligent souvent de s’écarter de la ligne qu’il faudrait suivre, si l’on n’avait égard qu’à la configuration extérieure du terrain.

Quant à la mise en pratique des principes développés par M. Dupin, sur le tracé des routes obliques, elle exige la connaissance de la plus forte pente sur laquelle les transports peuvent être effectués sur les routes directes, par les différens moteurs que l’on est dans le cas d’employer. Mais ici, comme sur beaucoup d’autres matières, l’expérience n’a point suffisamment éclairé la théorie ; il n’a été publié du moins aucune série de faits assez nombreuse pour pouvoir en déduire cette limite d’une manière certaine et générale.

D’un autre côté, quand bien même on serait parvenu à la déterminer d’une manière sûre, serait-il convenable de conserver une telle pente dans le développement entier de la route ? Cette disposition, que l’on devrait sans doute adopter, si les transports s’effectuaient à l’aide de contre-poids ou autres moteurs inanimés, ne doit-elle pas être modifiée, lorsque le mouvement est transmis par l’action de la force musculaire ?

Si l’on considère, en effet, que l’effort des animaux employés aux charrois est d’autant plus grand qu’ils sont obligés de cheminer sur des pentes plus rapides, et que leur fatigue s’accroit depuis le moment où ils se mettent en marche jusqu’à celui où se termine leur journée de travail ; ne s’élève-t-il pas naturellement la question de savoir si, au lieu de distribuer uniformément la pente d’une route oblique ascendante entre ses deux extrémités, il ne convient pas de diminuer cette pente suivant une certaine loi, depuis le point du départ, au commencement de la journée, jusqu’à la station où elle finit, de manière que les efforts des moteurs se proportionnent à chaque instant à l’état actuel de leurs forces ?

Les grandes routes qui ont été ouvertes dans ces derniers temps, à travers la chaîne des Alpes, par le Simplon, le Mont-Cenis et Fénestrelle, ont fourni aux ingénieurs français l’occasion d’acquérir une grande expérience ; et cependant les plus habiles diffèrent encore entre eux d’opinion sur la question que nous venons d’énoncer.

Au reste, quelque hypothèse que l’on adopte à cet égard, la géométrie pourra toujours s’en emparer ; et ce ne sera jamais qu’en employant les moyens qu’elle fournit que l’on parviendra à donner au tracé des routes le degré de perfection dont cette opération est susceptible.

Les différens ouvrages que M. Dupin a présentés à la classe ont prouvé, depuis long-temps, qu’il réunit les connaissance et les talens nécessaires pour s’aider avantageusement de la théorie et de l’observation, dans les travaux qu’il entreprend. Nous pensons que le mémoire dont nous venons de rendre compte est une application utile de la géométrie descriptive à un objet fort important, et qu’à ce titre il mérite l’approbation de la classe, et l’insertion dans le recueil des savans étrangers.

Signé de Prony, Girard ; rapporteur.

La classe approuve le rapport et en adopte les conclusions.

Certifié conforme à l’original, par le secrétaire perpétuel, chevalier de la légion d’honneur,

Signé Delambre.

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