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Anne de Geierstein/34

La bibliothèque libre.
Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 444-456).

CHAPITRE XXXIV.

NOUVELLE DÉFAITE.

L’ennemi est-il donc venu ? a-t-il donc remporté la victoire ? Le champ de bataille a dû être bien arrosé de sang avant que Derwent prit la fuite.
Le Berger d’Ettrick.

Le sommeil ne ferma point les yeux du comte d’Oxford ni de son fils ; car, quoique le succès ou la défaite du duc de Bourgogne ne fût alors d’aucune importance pour leurs affaires privées ou politiques, cependant le père ne cessait de s’intéresser au sort de son ancien compagnon d’armes, et le fils, dans le feu de la jeunesse, toujours avide de nouveauté, cupida rerum novarum, s’attendait à trouver quelque chose qui dût avancer ou retarder sa marche dans tous les événements remarquables qui agitaient le monde.

Arthur venait de sortir du lit et s’habillait encore, lorsqu’un galop de cheval attira son attention. Il n’eut pas plus tôt mis la tête à la fenêtre qu’il s’écria : « Des nouvelles ! mon père, des nouvelles de l’armée ! » et il s’élança dans la rue où un cavalier qui paraissait avoir couru à franc étrier, demandait les deux Philipson, le père et le fils. Il n’eut pas de peine à reconnaître Colvin, maître de l’artillerie bourguignonne. Son visage pâle trahissait l’accablement de son esprit ; son équipement en désordre et ses armes brisées, qui semblaient rouillées par la pluie ou teintes de sang, annonçaient qu’il avait soutenu avec désavantage un terrible combat ; son noble coursier était tellement épuisé lui-même, que c’était à peine s’il pouvait se tenir debout. L’état du cavalier n’était guère meilleur. Quand il descendit de cheval pour saluer Arthur, il chancelait tellement qu’il serait tombé si on ne l’eût aussitôt soutenu. Son œil malade avait perdu la faculté de voir ; ses membres ne conservaient plus qu’imparfaitement celle de se mouvoir, et ce fut d’une voix à demi suffoquée qu’il murmura : « Seulement fatigué… manque de repos et de nourriture. »

Arthur l’aida à entrer dans la maison, et des rafraîchissements lui furent servis ; mais il refusa tout, excepté un bol de vin. Après en avoir bu quelques gouttes, il s’assit, et regardant le comte d’Oxford avec l’air de la plus profonde affliction, il s’écria : « Le duc de Bourgogne !… — Est-il tué ? répliqua le comte ; j’espère que non ! — Mieux vaudrait qu’il l’eût été ; mais le déshonneur est venu avant la honte. — Il est donc vaincu ? — Si complètement, si horriblement vaincu, que toutes les défaites que j’ai jamais pu voir ne sont rien en comparaison.

« Mais où et comment ? Vous étiez supérieurs en nombre, disait-on. — Deux contre un au moins ; et quand je vous parle ici de cette bataille, j’ai bonne envie de me déchirer la peau avec les dents d’être forcé de vous conter une histoire si honteuse. Nous étions campés depuis une semaine devant cette méchante ville de Morat, ou de Murten, ou de quelque autre nom qu’il vous plaira de l’appeler. Le gouverneur qui est un de ces entêtés montagnards, de ces ours de Berne, nous envoya défier. Non seulement il refusa de nous ouvrir ses portes, mais encore nous fit répondre, lorsque nous sommâmes la ville de se rendre, que nous pouvions entrer s’il nous plaisait… que nous serions convenablement reçus. J’aurais bien essayé de le mettre à la raison par une salve ou deux d’artillerie, mais le duc était trop irrité pour écouter un bon conseil. Stimulé par l’infâme Campo-Basso, il crut qu’il valait mieux se précipiter avec toutes ses forces sur une place que j’aurais bien pu renverser avec mes canons sur les oreilles de ces Allemands, mais qui était trop forte pour être emportée avec des épées, des lances et des hallebardes. Nous fûmes repoussés avec de grandes pertes, et le découragement se mit dans les soldats. Nous recommençâmes alors plus régulièrement, et mes batteries auraient rendu le bon sens à ces Suisses insensés. Les murs et les remparts tombaient devant les braves canonniers de Bourgogne ; nous étions aussi bien défendus par des retranchements contre l’armée qui, disait-on, venait nous faire lever le siège ; mais le soir du douze de ce mois, nous apprîmes que l’ennemi était près de nous, et Charles, ne consultant que sa témérité, s’avança à leur rencontre, abandonnant l’avantage qu’il pouvait retirer de nos batteries et de notre forte position. Par ses ordres, quoique contre mon gré, je le suivis avec vingt bonnes pièces et la fleur de mes hommes. Nous partîmes le lendemain avec le jour, et nous n’avions pas été bien loin lorsque nous vîmes les lances et les masses épaisses de hallebardes et d’épées à deux mains qui couronnaient la montagne. Le ciel aussi y ajoutait ses terreurs… Une effroyable tempête, avec toute la furie de ces climats orageux, assaillit les deux armées, mais incommoda davantage la nôtre, attendu que les troupes, surtout les Italiens, étaient plus sensibles aux torrents de pluie qui tombaient, et aux ruisseaux qui, grossis et changés en torrents, inondaient notre position et jetaient le désordre dans nos rangs. Le duc vit aussitôt qu’il fallait renoncer à donner immédiatement la bataille. Il vint à moi et m’ordonna de défendre, avec mes canons, la retraite qu’il allait commencer, ajoutant qu’il me soutiendrait lui-même en personne avec les gens d’armes. L’ordre de la retraite fut donné, mais ce mouvement rétrograde inspira un nouveau courage à un ennemi déjà passablement intrépide. Les rangs des Suisses se jetèrent aussitôt à genoux pour prier : pratique qui me paraissait ridicule sur un champ de bataille, mais qui ne me le paraîtra plus. Quand, cinq minutes après, ils se relevèrent et se mirent en marche, avançant d’un bon pas, faisant retentir leurs cornets et leurs cris de guerre avec leur férocité habituelle… alors, comte, les nuages du ciel s’ouvrirent, laissant tomber sur les confédérés la bienheureuse lumière du soleil qui reparut, tandis que nos rangs restèrent dans l’obscurité produite par la tempête. Mes hommes étaient découragés ; l’armée derrière eux battait en retraite ; les rayons du soleil qui avaient éclairé subitement les Suisses montrèrent le long des montagnes une multitude de bannières et d’armes resplendissantes, qui donnaient à l’armée ennemie une apparence deux fois plus nombreuse que nous ne l’avions d’abord pensé. J’exhortai mes gens à tenir ferme ; mais en le faisant, j’eus une pensée, et je prononçai une phrase qui constitue un grand péché. « Tenez ferme, mes braves canonniers, dis-je, nous allons leur faire entendre un tonnerre plus bruyant, et voir des éclairs plus funestes que ceux dont ils ont prié le Ciel de les préserver ! » Mes hommes tirèrent… mais c’était une pensée impie… un discours blasphématoire… et mal en advint. Nous dirigeâmes nos pièces sur les masses qui avançaient, aussi bien que canons furent jamais pointés… je puis vous le garantir, car je dirigeais moi-même la grande duchesse de Bourgogne… Ah ! pauvre duchesse ! quelles mains grossières te font maintenant manœuvrer !… La volée partit, et avant que la fumée des bouches à feu fût dissipée, je pus apercevoir hommes et bannières tomber. Il était naturel de croire qu’une pareille décharge ralentirait l’attaque, et pendant que la fumée nous dérobait à l’ennemi, je fis tous mes efforts pour recharger nos canons, et je tâchai de découvrir, à travers le brouillard, l’état de nos adversaires. Mais avant que la fumée se fût éclaircie et que nos pièces fussent rechargées, ils se jetèrent à corps perdu sur nous, cavaliers et fantassins, vieillards et enfants, hommes d’armes et varlets, s’élançant à la bouche des canons et par dessus, sans songer le moins du monde à leur vie. Mes braves camarades furent taillés en pièces, pourfendus et terrassés pendant qu’ils rechargeaient leurs pièces, et je ne crois pas qu’un seul canon ait été tiré une seconde fois. — Et le duc ? ne vous soutint-il pas ? — Très loyalement, très bravement, avec ses propres gardes wallonnes et bourguignonnes. Mais un millier d’Italiens mercenaires prirent la fuite et ne retournèrent plus la tête ; l’artillerie encombrait aussi le passage, étroit en lui-même, resserré entre des montagnes et des rochers aboutissant à un lac profond ; en un mot, c’est un lieu tout-à-fait impropre au déploiement de la cavalerie. En dépit des vaillants efforts du duc et de ceux des braves Flamands qui combattaient autour de lui, tous furent repoussés dans un désordre complet. J’étais à pied, combattant comme je pouvais, sans espérance de défendre ma vie, sans y songer même, lorsque je vis prendre mes pièces et tuer mes fidèles canonniers. Mais en même temps j’aperçus le duc Charles vivement pressé. Prenant alors mon cheval, que me tenait mon page… toi aussi, tu as succombé, mon pauvre orphelin !… Je ne pus qu’aider monseigneur de la Croye et autres à dégager le duc. Notre retraite devint une vraie déroute ; et quand, nous rejoignîmes notre arrière-garde, que nous avions laissée dans une position très forte, les bannières suisses flottaient sur nos batteries, car un corps nombreux avait fait un long circuit dans les montagnes, par des défilés connus d’eux seuls, et attaqué notre camp, vigoureusement secondés par ce maudit Adrien de Babengerg, qui, en même temps, fit une sortie de la ville assiégée, de sorte que nos retranchements furent assaillis des deux côtés à la fois. Ce ne fut alors que fuite et massacre : défaite honteuse pour tout soldat qui prit part à cette bataille ! Pour moi, je confesse ma folle confiance en moi-même, mon insolence envers les hommes aussi bien que mes blasphèmes envers le Ciel. Si je survis, ce n’est que pour cacher ma tête dans un capuchon, et expier les péchés nombreux d’une vie licencieuse. »

Ce fut avec peine qu’on décida le malheureux guerrier à prendre un peu de nourriture et de repos, ainsi qu’un opiat que prescrivit le médecin du roi René, qui le recommanda comme nécessaire pour conserver la raison même du malade épuisé par les événements de la bataille et la fatigue du chemin.

Le comte d’Oxford, congédiant toute personne étrangère, veilla alternativement avec son fils au chevet de Colvin. Malgré la potion qui lui avait été administrée, son sommeil fut loin d’être tranquille. Des tressaillements soudains, la sueur qui découlait de son front, les tiraillements de sa figure, et la manière dont il fermait les poings et s’en frappait le corps, montraient que dans ses rêves il retrouvait encore les terreurs d’un combat sanguinaire et désespéré.

Cette agitation dura plusieurs heures ; mais vers midi, la fatigue et la médecine calmèrent toute agitation sérieuse, et le général vaincu tomba dans un profond repos qui dura jusqu’au soir. Vers le coucher du soleil il se réveilla, et, après avoir demandé avec qui et où il était, il prit des rafraîchissements ; et sans paraître se rappeler aucunement ce qu’il leur avait déjà dit, il leur détailla encore une fois toutes les particularités de la bataille de Murten.

On ne s’éloignera pas beaucoup de la vérité, dit-il, en calculant que la moitié des troupes du duc a péri par le fer ou est tombée dans le lac. Ceux qui échappèrent, débandés eu grande partie, ne se rallieront jamais. On ne vit jamais de déroute plus complète, plus irréparable. Nous fuyions comme des cerfs, des moutons, et tous ces autres animaux timides qui ne restent en compagnie que parce qu’ils ont peur de se séparer, mais ne songent jamais à se mettre en ordre ou en défense. — Et le duc ? dit le comte d’Oxford. — Nous l’entraînâmes avec nous, répondit le soldat, plutôt par instinct que par fidélité, comme des hommes qui s’échappant d’un incendie, saisissent ce qu’ils ont de précieux sans savoir ce qu’ils font. Chevaliers et varlets, officiers et soldats, tous fuyaient poursuivis par la même terreur panique ; et chaque retentissement du cornet d’Uri derrière nous doublait la vitesse de nos ailes pour fuir. — Et le duc ? répéta Oxford. — D’abord il résista à nos efforts et lutta pour retourner vers l’ennemi ; mais quand la fuite devint générale, il prit le galop comme nous sans dire un mot, sans donner un ordre. Nous crûmes alors que son silence et son impassibilité, si extraordinaire dans un caractère si violent, nous faciliteraient les moyens de pourvoir à sa sûreté personnelle. Mais quand nous eûmes galopé tout le jour sans pouvoir lui arracher une seule parole en réponse à toutes nos questions… quand il refusa d’un air sombre toute espèce de rafraîchissement, quoiqu’il n’eût pris aucune nourriture de toute cette désastreuse journée… quand nous vîmes que toutes les variations de son caractère fantasque et capricieux étaient étouffées par un désespoir silencieux et farouche, nous tînmes conseil sur ce qu’il fallait faire, et il n’y eut qu’une voix pour que j’allasse vous supplier, vous, aux seuls conseils de qui Charles a jamais été connu pour avoir montré quelque déférence, de venir le plus tôt possible au lieu de retraite qu’il a choisi, et d’employer toute votre influence pour le réveiller de sa léthargie, qui autrement peut terminer son existence. — Et quel remède y puis-je apporter ? dit Oxford. Vous savez comme il a négligé mes avis, lorsqu’en les suivant il eût servi ses intérêts et les miens. Vous n’ignorez pas que ma vie n’était plus en sûreté parmi les misérables qui entouraient le duc et qui exerçaient sur lui tant d’influence. — Très vrai, répondit Colvin ; mais je sais aussi qu’il est votre ancien compagnon d’armes, et il me siérait mal d’apprendre au noble comte d’Oxford ce que les lois de la chevalerie exigent. Quant à la sûreté de Votre Seigneurie, tout honnête homme dans l’armée est prêt à vous la garantir. — C’est bien là ce qui m’inquiète le moins, » dit Oxford avec indifférence ; « et si réellement ma présence peut être utile au duc… si je pouvais croire qu’il désirât que… — Il la désire, milord, il la désire, » répliqua le fidèle soldat les larmes aux yeux. « Nous l’entendions prononcer votre nom, comme si ces paroles lui échappaient dans un pénible songe. — En ce cas, je vais me rendre près de lui, dit Oxford ; je vais m’y rendre sur-le-champ. Où se proposait-il d’établir son quartier général ? — Il n’avait rien arrêté lui-même sur ce point, ni sur aucun autre ; mais M. de Contay a indiqué la Rivière, près de Salins, dans la haute Bourgogne, comme l’endroit de sa retraite. — Alors, c’est là qu’il nous faut aller, mon fils, avec toute la promptitude possible. Vous, Colvin, vous feriez mieux de rester ici, et de voir quelque saint homme pour être absous par lui des paroles irréfléchies qui vous sont échappées sur le champ de bataille de Morat. Elles contiennent un péché, sans doute, mais vous l’expieriez mal en quittant un maître généreux lorsqu’il a le plus besoin de vos bons services ; et ce n’est qu’un acte de lâcheté que de se retirer dans un cloître tant que nous avons encore des devoirs à remplir dans ce monde. — Il est vrai, répliqua Colvin, que si j’abandonnais le duc à présent, peut-être ne lui resterait-il pas un homme en état de diriger convenablement un canon. La vue de Votre Seigneurie ne peut opérer que favorablement sur mon noble maître, puisqu’elle a réveillé le vieux soldat en moi. Si Votre Seigneurie peut retarder son voyage jusqu’à demain, je pourrai arranger mes affaires spirituelles, et ma santé corporelle sera suffisamment rétablie pour vous conduire à la Rivière ; et, quant au cloître, j’y penserai de nouveau quand j’aurai reconquis la bonne réputation que j’ai perdue à Murten. Mais je ferai dire des messes et des grand’messes pour les âmes de mes pauvres canonniers. »

La proposition de Colvin fut adoptée, et Oxford, avec son fils, accompagné par Thibaut, passa le jour en préparatifs, sauf le temps nécessaire pour prendre dans les formes congé du roi René, qui parut les voir partir à regret. De compagnie avec le général d’artillerie du pauvre duc, ils traversèrent ces parties de la Provence, du Dauphiné et de la Franche-Comté, qui sont situées entre Aix et le lieu où le duc de Bourgogne s’était retiré ; mais la distance et les inconvénients d’un si long voyage leur firent passer plus de quinze jours en route, et le mois de juillet 1476 était commencé, quand les voyageurs arrivèrent dans la haute Bourgogne, et au château de la Rivière, à environ vingt-sept milles au sud de la ville de Salins. Le château, qui n’était que de peu d’étendue, était entouré de tentes très nombreuses, qui s’élevaient pêle-mêle sans le moindre ordre, contre toute règle militaire, et en violation de la discipline ordinairement observée dans le camp de Charles-le-Téméraire. Que le duc y fût en personne, c’était pourtant une chose démontrée par sa large bannière qui, ornée de toutes ses armoiries, flottait au donjon du château. La garde sortit pour recevoir les étrangers, mais d’une manière si négligente que le comte regarda Colvin pour lui en demander l’explication : le général d’artillerie haussa les épaules et garda le silence.

Colvin fit donner avis de son arrivée et de celle du comte anglais ; alors M. de Contay les fit entrer aussitôt et témoigna beaucoup de joie de leur venue.

« Quelques uns d’entre nous, dit-il, loyaux serviteurs du duc, tiennent ici conseil, et vos avis, mon noble seigneur d’Oxford, nous seront de la plus haute importance. Messieurs de la Croye, de Craon, de Rubempré, et d’autres nobles de Bourgogne, sont maintenant assemblés pour aviser à la défense du pays dans cet instant critique. »

Ils exprimèrent tous leur satisfaction de voir le comte d’Oxford, et alléguèrent, pour s’excuser de n’être pas venus lui présenter leurs hommages, lorsqu’il se trouvait encore au camp du duc, qu’ils avaient appris que son désir était de garder l’incognito.

« Son Altesse, dit M. de Craon, a demandé deux fois après vous, et les deux fois elle vous a désigné par votre nom supposé de Philipson. — Je ne m’en étonne pas, monsieur de Craon, répliqua le noble Anglais ; ce nom a commencé à m’être donné lorsque autrefois, durant mon exil, je vins à la cour de votre prince. On disait alors que nous autres, pauvres lancastriens, nous devions prendre d’autres noms que les nôtres, et le bon duc Philippe ajouta que, comme j’étais frère d’armes de son fils Charles, je devais porter le sien et me nommer Philipson[1]. En mémoire de ce bon souverain, j’ai pris ce nom lorsque le jour du besoin est en effet arrivé, et je vois que le duc pense à notre ancienne intimité, puisqu’il me désigne ainsi… Comment se porte Son Altesse ?

Les Bourguignons se regardèrent les uns les autres, et il y eut une pause.

« Absolument comme un homme étourdi, brave Oxford, » répliqua enfin de Contay. « Sir d’Argenton, c’est vous qui êtes le plus en état d’apprendre au noble comte dans quelle position se trouve notre souverain. — Il ressemble à un homme qui n’a plus l’usage de sa raison, — dit le futur historien de cette époque si bien remplie ; « depuis la bataille de Granson, il n’a plus montré, selon moi, le même jugement qu’auparavant. Mais alors il était capricieux, déraisonnable, volontaire, inconséquent, et se fâchait toujours lorsqu’on lui donnait un conseil, comme si on avait voulu l’insulter ; il était jaloux de la moindre violation du cérémonial, comme si ses sujets avaient l’intention de le traiter avec mépris. Maintenant il est totalement changé, comme si ce second coup l’avait étourdi, et avait étouffé les passions violentes que le premier avait allumées en lui. Il est aussi taciturne qu’un chartreux, aussi solitaire qu’un ermite, ne prend intérêt à rien, et moins encore au commandement de son armée. Il était, vous savez, soigneux de son costume, à tel point qu’il mettait une espèce d’affectation même dans la grossièreté qu’il déployait à cet égard ; mais malheur à moi ! vous allez voir un fameux changement ! Il ne veut pas souffrir qu’on lui arrange les cheveux, qu’on lui taille les ongles ; peu lui importe qu’on le respecte ou qu’on l’insulte ; il ne prend que peu ou point de nourriture, boit les vins les plus forts qui, cependant ne paraissent pas troubler sa raison ; il ne veut plus entendre parler de guerre ni d’affaire d’état, de chasse ni d’aucun autre exercice. Supposez un anachorète sortant de sa cellule pour gouverner un royaume, et vous verrez en lui, à la dévotion près, une image du fougueux et fier Charles de Bourgogne. — Vous parlez d’une âme profondément blessée, sir d’Argenton, répliqua l’Anglais ; trouvez-vous convenable que je me présente devant le duc ? — Je vais le savoir, » dit Contay ; et quittant l’appartement, il revint aussitôt et fit signe au comte de le suivre.

À l’extrémité d’un cabinet, l’infortuné Charles était couché dans un large fauteuil, les jambes négligemment étendues sur un tabouret, mais si changé, que le comte d’Oxford aurait pu croire qu’il ne voyait que le spectre de ce duc jadis si orgueilleux. À la vérité, la longueur de ses cheveux en désordre qui tombaient de sa tête et se mêlaient à sa barbe ; la profondeur des trous au fond desquels roulaient ses yeux hagards, le rétrécissement de sa poitrine et la saillie que formaient ses épaules, lui donnaient l’air d’un homme qui a souffert cette agonie finale qui anéantit tous les signes de vie et de force. Son costume même, et c’était un manteau négligemment jeté autour de lui, augmentait sa ressemblance avec un fantôme voilé. De Contay nomma le comte d’Oxford ; mais le duc le regarda avec des yeux sans éclat, et ne répondit rien.

« Parlez-lui, brave Oxford, » dit à voix basse le Bourguignon ; « il est plus mal que de coutume, mais peut-être reconnaîtra-t-il votre voix. »

Jamais, lorsque le duc de Bourgogne était au plus haut de sa prospérité, le noble Anglais ne s’agenouilla pour lui baiser la main avec un respect plus sincère. Il respectait en lui non seulement l’ami affligé, mais encore le souverain humilié qui avait vu naguère la meilleure citadelle renversée par la foudre. Ce fut probablement la chute d’une larme sur sa main qui sembla éveiller l’attention du duc, car il regarda le comte, et dit : « Oxford… Philipson… mon vieux… mon seul ami, as-tu donc pu me découvrir dans cette retraite de honte et de misère ? — Je ne suis pas votre seul ami, monseigneur, répondit Oxford ; le Ciel vous a donné beaucoup d’amis affectionnés parmi vos sujets loyaux et naturels. Mais quoique étranger, et sauf le dévouement que je dois à mon légitime souverain, je ne le céderai à aucun d’entre eux sous le rapport du respect et de la déférence que j’ai toujours témoignés à Votre Altesse dans la prospérité, et que je viens à présent lui rendre dans l’infortune. — Dans l’infortune !… en effet, dit le duc, dans une irrémédiable, une intolérable infortune ! J’étais naguère Charles de Bourgogne surnommé le Téméraire… maintenant, me voilà deux fois battu par une écume de paysans allemands ; voilà mon étendard pris, mes hommes d’armes mis en fuite, mon camp deux fois pillé, et ces deux fois, une valeur plus qu’égale au prix de toute la Suisse, irrévocablement perdue ! me voici enfin chassé comme une chèvre timide ou un chamois… Le plus terrible courroux de l’enfer n’a jamais accumulé plus de honte sur la tête d’un souverain ! — Au contraire, monseigneur, répliqua Oxford, c’est une épreuve du Ciel qui nécessite patience et force d’esprit. Les plus braves et les meilleurs chevaliers peuvent perdre les arçons ; ce n’est qu’un lâche qui demeure étendu sur le sable de la lice après que l’accident lui est arrivé. — Ah ! un lâche, dis-tu ? » repartit le duc, une partie de son ancienne humeur se réveillant à ce dur reproche. « Monsieur, sortez de ma présence, et ne paraissez plus que je ne vous fasse mander exprès. — Et j’espère que ce sera aussitôt que Votre Altesse aura eu le temps de quitter son déshabillé et de se disposer à recevoir ses vassaux et ses amis avec toute l’étiquette qui convient à elle et à eux, » dit le comte avec calme.

« Que voulez-vous donc dire, seigneur comte ? vous m’insultez. — En ce cas, monseigneur, ces circonstances m’ont fait désapprendre mon savoir-vivre. Je puis gémir sur la grandeur tombée ; mais je ne puis honorer celui qui se déshonore en succombant comme un pauvre enfant sous les coups de la mauvaise fortune. — Et qui suis-je donc pour qu’on me traite ainsi ? » s’écria Charles en reprenant soudain son orgueil et toute sa férocité naturelle ; « ou qu’êtes-vous autre chose qu’un misérable exilé, pour venir de la sorte interrompre ma solitude et me parler sur un ton si insultant ? — Quant à moi, répliqua Oxford, je suis, comme vous dites un misérable exilé ; et je ne suis pas honteux de ma condition, puisque c’est mon inébranlable fidélité à mon souverain et à ses successeurs qui m’y a placé. Mais quant à vous, puis-je reconnaître le duc de Bourgogne dans un farouche ermite, dont la garde n’est qu’une soldatesque désordonnée, redoutable seulement à vos amis, dont les conseils sont en proie à la confusion, privés du souverain qui se cache lui-même, comme un loup blessé au fond de sa tanière, dans un obscur château, n’attendant qu’un son de cornet suisse pour en ouvrir les portes que personne ne peut défendre ; qui n’a pas même une épée pour protéger sa personne, et qui ne peut même mourir comme un cerf aux abois, mais veut être lassé comme un renard à qui on donne la chasse. — Mort et enfer ! le calomniateur ! le traître ! » cria le duc d’une voix de tonnerre en regardant à son côté et en s’apercevant qu’il n’avait pas d’arme… « il est heureux pour toi que je n’aie pas d’épée, sinon tu n’aurais jamais pu te vanter que ton insolence eût été impunie… Contay, avancez comme un bon chevalier, et confondez ce calomniateur : dites, mes soldats ne sont-ils pas équipés, disciplinés, en bon ordre ? — Monseigneur, » répliqua Contay tremblant, tout brave qu’il était au milieu d’une bataille, à la vue de la rage frénétique qui transportait Charles ; « vous avez encore une nombreuse armée sous vos ordres, mais leur conduite est répréhensible, et la discipline moins bien observée, je pense, que d’habitude… — Je le vois… je le vois, dit le duc, vous êtes tous des fainéants et de mauvais conseillers. Écoutez-moi, sir Contay, à quoi êtes-vous donc bons, vous et les autres qui tenez de nous des terres si vastes et des fiefs si considérables, pour que je ne puisse étendre mon corps malade sur un lit, lorsque mon cœur est à demi-brisé, sans qu’il faille que mes troupes tombent dans un scandaleux désordre et m’exposent au mépris et au reproche de chaque mendiant étranger. — Monseigneur, » répliqua Contay plus fermement, « nous avons fait ce que nous avons pu ; mais Votre Altesse a accoutumé ses généraux mercenaires et les chefs de ses compagnies franches à ne recevoir d’ordres que de sa bouche ou de sa main. Ils crient aussi pour qu’on les paie, et le trésorier refuse de les payer sans ordre de Votre Altesse, alléguant qu’il pourrait lui en coûter la tête ; et ils ne veulent consentir à être ni commandés ni contenus par aucun de nous ou de ceux qui composent votre conseil. »

Le duc sourit d’un air sombre, mais fut évidemment satisfait de cette réponse.

« Ah ! ah ! dit-il, il n’y a que Bourgogne qui puisse monter ce fougueux chevaux, et contenir ces vaillants soldats. Écoute, Contay… demain je monterai à cheval pour passer les troupes en revue… Des désordres passés oubli sera fait ; la paie aussi sera comptée… mais malheur à ceux qui m’auront manqué trop ouvertement ! Veillez à ce que mes valets de chambre me préparent des vêtements et des armes convenables. J’ai reçu une leçon, » ajouta-t-il en lançant un sombre regard à Oxford, « et désormais on ne m’insultera plus sans que j’aie moyen de faire sentir ma vengeance. Sortez tous deux… Contay, envoyez-moi le trésorier avec ses comptes, et malheur à son âme, si je trouve quelque chose à reprendre ! Sortez, vous dis-je, et envoyez-le moi. »

Ils quittèrent l’appartement avec l’obéissance convenable. Comme ils se retiraient, le duc dit d’un ton brusque : « Comte d’Oxford, un mot, s’il vous plaît. Où avez-vous étudié la médecine ? dans votre fameuse université, je suppose. Votre remède a opéré un miracle. Cependant, docteur, il aurait pu vous coûter la vie. — J’ai toujours estimé ma vie peu de chose, dit Oxford, quand il s’agissait de secourir un ami — Tu es en effet un ami, et un intrépide ami. Mais éloigne-toi… j’ai été trop fortement troublé, et tu as abusé sans mesure de ma patience. Demain nous causerons plus longuement ; en attendant je te pardonne et je t’honore »

Le comte d’Oxford se rendit à la salle du conseil où la noblesse bourguignonne, prévenue de ce qui s’était passé, l’entoura aussitôt et le combla de remercîments, d’éloges et de félicitations. Un mouvement général s’ensuivit ; des ordres furent donnés dans toutes les directions. Les officiers qui avaient à remplir des devoirs, et qui les avaient négligés, se hâtèrent de cacher ou de réparer leur négligence. C’était un tumulte général dans le camp, mais un tumulte de joie ; car les soldats n’éprouvent jamais autant de satisfaction que quand ils peuvent remplir leur service militaire avec régularité ; et la licence, la fainéantise, quelque agréables qu’elles puissent être parfois, ne sont jamais, quand elles se prolongent, aussi séduisantes qu’une stricte discipline et la perspective d’occupations.

Le trésorier qui était heureusement pour lui un homme de sens et d’ordre, après avoir passé deux heures en particulier avec le duc revint l’air tout étonné, et avoua que jamais Charles, dans ses jours de plus grande prospérité, ne s’était montré plus pénétrant pour ce qui concernait les finances, partie que le matin encore il paraissait complètement incapable d’entendre ; et le mérite en fut généralement attribué à la visite du comte d’Oxford, dont les réprimandes opportunes avaient, comme un coup de canon, dissipé d’épais brouillards, réveillé le duc de sa noire et bilieuse mélancolie.

Le jour suivant, Charles passa ses troupes en revue avec son attention accoutumée, ordonna des levées nouvelles, fit diverses dispositions pour la répartition de ses forces sur les différents points, et réprima les fautes de discipline par des ordres sévères qui furent appuyés de plusieurs châtiments mérités dont les Italiens mercenaires de Campo-Basso eurent une large part, et en même temps adoucis par le paiement des arrérages de la solde, qui était considérable, pour les attacher à l’étendard sous lequel ils servaient.

Le duc aussi, après en avoir délibéré avec son conseil, consentit à convoquer une assemblée des États de ses différentes provinces, à redresser certains griefs populaires, et à donner certaines garanties qu’il avait jusqu’alors refusées ; et commença ainsi à ouvrir avec ses sujets de nouvelles voies à la popularité, en place de celles que sa témérité avait fermées.



  1. Son, en anglais, veut dire fils, et Philipson, fils de Philippe. a. m.