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Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XXVI

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 72-74).

Henri II et Thomas Becket.

… Henri Plantagenet devint à la mort de ses parents, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte d’Anjou, et — par son mariage avec Aliénor, femme divorcée de Louis VII de France, — maître de toute l’Aquitaine. Né au Mans, élevé à Rouen, ayant résidé à Angers puis à Bristol et enfin chez le roi d’Écosse à Carlisle, Henri Plantagenet n’était pas devenu pour cela anglais ni même normand. C’était un de ces « sans-patrie » féodaux, grands «  ramasseurs de terre » et prêts à s’annexer personnellement n’importe quel trône avantageux. En vingt-six années de règne (1154-1180), il n’en passa pas treize en Angleterre. Bon chef d’affaires, soigneux de ses finances plus que de sa toilette, violent, sensuel et impérieux, il finit, malgré l’énorme puissance dont il disposait, par être la victime de son tempérament et de ses ambitions. Si Louis VII de France n’était pas un adversaire à sa taille, il s’en suscita un dans la personne du fameux Thomas Becket. Ce dernier, un « self made man » brillant et mondain, fut d’abord le chancelier et l’ami du roi qui bientôt le voulut avoir comme archevêque de Cantorbery. Le siège de Cantorbery avait pris en Angleterre une prépondérance incontestée. Le prélat qui l’occupait semblait une manière de vice-pape. Des hommes éminents s’y étaient succédés tels que le savant Lanfranc, et le pieux et intelligent philosophe Anselme que l’Église a canonisé. Thomas Becket se laissa convaincre. Ordonné et sacré avec une étrange prestesse, il changea immédiatement de vie et de mentalité. Henri II allait désormais le trouver en travers de sa route chaque fois qu’il voudrait attenter aux droits ou à la dignité ecclésiastiques. En face du souverain de sang étranger, Becket incarna le nationalisme anglais dans toute sa force. L’Angleterre d’alors était en possession d’une véritable unité. Bien rude encore et d’apparence pauvre et retardée avec ses maisons basses en pierres brutes au sol de terre battue d’où il n’était pas rare de voir la fumée sortir directement du toit par un trou béant. Mais l’aspect ingrat et brumeux des choses recouvrait des énergies nouvelles d’un caractère réaliste et pratique. L’idéal avait certainement baissé depuis l’époque d’Alfred le grand et des grandes controverses dogmatiques ; par contre il s’était précisé et fortifié. Anselme avait su non seulement cimenter l’entente entre les hauts dignitaires ecclésiastiques qui étaient presque tous des Normands et le bas clergé qui se recrutait en général parmi les Saxons ; il avait su en plus rapprocher des ministres du culte le peuple qui désormais plaçait en eux sa confiance absolue. Pour les nobles, ils étaient empêchés de faire bande à part. Leurs fiefs n’étaient pas, n’avaient jamais été des états autonomes comme en France mais de vastes domaines assurant aux possesseurs la fortune, non des droits susceptibles d’entraver l’autorité royale. Celle-ci, exercée par des princes étrangers — de plus en plus étrangers — qui savaient à peine l’anglais et ne daignaient pas en faire usage, se faisait respecter mais non aimer. Ainsi le pays tendait à faire bloc en un insularisme naissant en face de la cour et du roi.