Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Le maître et son chien

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Pierre Artémovsky-Houlak :

Le maître et son chien[1].

(Paru dans le « Messager de l’Ukraine », à Charkov, en 1818.)

La nuit s’est répandue sur la terre… Pas un bruit,
Peut-être, de ci de là, le souffle d’une bête endormie.
On pourrait réussir à tirer sur toi à bout portant, tant il fait noir.
La lune s’est couchée, pas un astre au ciel,
À moins que furtivement quelque petite étoile ensommeillée,

Ne regarde entre les nuages, comme une souris sortant d’une embrasure.

Et le ciel, et la terre — tout repose ;
La nuit a enveloppé les choses de son manteau noir.
Seul Riabko[2], comme une sentinelle isolée, ne sommeille pas.
Il garde comme des frères les bestiaux de son maître.
Car notre Riabko n’aime pas le pain de la charité ;
Il mange, certes, comme quatre, mais ce qu’il a gagné.
Dans la ferme de son maître il ne dort pas de toute la nuit.
On ne voit plus brûler la moindre chandelle,
Ni dans le village, au-dessus du poêle,
La moindre veilleuse qui tremblote ;
Tout le monde dort et ronfle,
Quelques-uns même soufflent comme des baleines.
Déjà le pope,

Rentré tard d’un baptême, s’en va, les jambes molles, dire l’office matinal,

Que notre Riabko, dis-je, ne s’est point encore couché.
Le pauvre court sans cesse et met son nez dans tous les coins,
Il fait un tour au poulailler, puis va à la porcherie.
Il s’informe à l’étable si les cochons de lait vont bien,

Comment se portent les dindons, les canards, les poulets et les oisons.

S’en étant assuré de ses propres yeux
Il va à la bergerie,
À la grange, au hangar, aux écuries, aux étables.

Puis il revient le plus vite possible, car il se pourrait que les soldats moscovites —

(En ce moment il y en a le diable sait combien dans le village) —

Que les soldats moscovites, dis-je, ne fassent une descente dans la dépense.

Riabko ne dort pas, mais il aboie et hurle,
Que je sois pendu, si les oreilles ne m’en tintent.

Entre temps il se demande : que pourrais-je bien faire pour contenter mon maître ?

Sans se douter qu’il n’échappera pas à ce qu’on lui réserve.
Il aboie sans trêve jusqu’à ce que l’aube paraisse ;
Alors il s’allonge dans sa niche et se met à ronfler.
Pourquoi ne dormirait-il pas ? Sait-il ce qui va lui arriver ?
Il s’endort donc délicieusement du sommeil du juste
Qui a fidèlement gardé les biens de son maître.

Mais qu’est-ce ? un fracas, du bruit, des cris — toute la ferme est en mouvement.

« Ici, Riabko, ici ! tiens, tiens ! Faites venir Riabko ! »
— « Voilà, voilà, mes petits pères, dites, de quoi s’agit-il ? »
Riabko bondit, fait jouer sa queue dans tous les sens,
Tant il a de joie, comme un balai,
Le pauvre sot fait grincer ses dents de plaisir.
Ses yeux brillent comme ceux d’un furet, il se pourlèche les babines.
« Allons ça vient, pense-t-il, ce n’est pas en vain qu’à la ferme
Depuis l’aube même
Tout se trémousse autour de moi ;
Il se peut que le maître ait ordonné de me donner un peu de rôti
Ou que j’en reçoive un morceau de bouilli,

En récompense de ce que Riabko n’a point dormi de toute la sainte nuit,

Mais qu’il a aboyé à plein gosier pour chasser les voleurs. »
— « Ici, Riabko, ici ! » crie de nouveau un coquin de valet
Et il vous l’attrape par une oreille.
« Étendez, Riabko ! » crie-t-on. Et voici le maître qui s’amène.
« Donnez à Riabko une tournée, dit-il, étrillez-le ! Voici le fouet. »

« Pour quel motif ? » demande le malheureux ; mais le maître crie toujours : « Étrillez-le ! »

« Aïe ! Aïe ! Aïe ! » — Le maître dit : « Ne faites pas attention, continuez ! »
« Je ne le ferai plus, petit père !… Qu’est-ce qui me vaut cet honneur ? »

« Ne l’écoutez pas ! » crie le maître, « frappez toujours, enlevez lui la peau ! »

On vous l’écorche, on vous le plume.
À ses cris les valets accourent :
« Qu’est-ce ? Pourquoi ? Comment ? » Personne n’en sait rien.
« Lâchez-moi, crie Riabko,
« Foi de chien, je n’en peux plus… » Et notre Riabko ne ment pas.
Peine perdue : Iavtouk ne cesse pas de lui caresser l’échine.
« Qu’on le relâche immédiatement ! » clame le maître à haute voix
Et il sort lui-même rapidement de la maison.
« Lâchez-le, crie-t-on de toute part, Riabko a subi sa peine. »
— « Mais, braves gens, en quoi avais-je fauté ?
« Pourquoi vous moquez-vous de moi ? » dit notre malheureux,
« Pourquoi me maltraitez-vous de pareille façon ?
« Pourquoi ? Pourquoi ? » répétait-il en versant des ruisseaux
De larmes amères et se tenant les côtés.
— « C’est pour t’apprendre, dit l’un des serviteurs,
« À ne pas troubler pendant la nuit le sommeil de tes maîtres ;
« C’est parce que… mais ici… sortons plutôt de la maison,
« Car les murs ont des oreilles.
« Sortons dans la cour, Riabko. »
« Sortons dans la cour, Riabko. » — Ils sortirent.
« Ce n’est pas pour rien qu’on t’a battu,
« Dit Iavtouk à Riabko. — Le motif pour lequel
« Je t’ai si bien frotté l’échine, mon pigeon,

« C’est que notre maître à cause de toi n’a pu fermer l’œil de toute la nuit.

— « Est-ce ma faute ? Es-tu devenu fou, Iavtouk ?
— « Eh ! Eh ! fit Iavtouk, es-tu peut-être devenu enragé ?
« Tu es coupable, tou-tou, d’avoir aboyé pendant la nuit,
« Sachant que notre maître avait perdu hier soir aux cartes.
« Ne sais-tu pas,
« Que celui qui a perdu au jeu

« Ne peut, par le diable — dont Dieu nous garde — s’endormir de la nuit.

« Qu’il est d’humeur à injurier ou à battre son propre père ?
« Tu savais bien, Riabko, que ton maître ne pourrait dormir.
« Au diable, pourquoi aboies-tu ? Qu’as-tu à hurler ?
« Laisse-le aboyer lui-même, va te coucher tranquillement,
« Cherche un bon coin dans une meule de paille et dors gentiment.
« Tu le vois ici-même, à tour de bras

« Ton maître te tombe sur le dos et ne cesse de rabâcher ;
« Que hier au jeu il a perdu la forte somme,
« Que tout la nuit les puces ont mordu madame,
« Que hier soir il ne se serait pas mis à jouer aux cartes
« Si la nuit dernière il avait pu sommeiller ;
« Il répète que toi, Riabko, tu as aboyé comme un chien ;
« Qu’il t’assommera à coups de gourdin,
« Parce qu’il en a assez de toi, tu l’embêtes,
« Voilà pourquoi il t’a fait tâter des verges,
« Tu vois bien, Riabko, tu le vois. N’aboie pas, ne te mets pas en chasse,

« Reste couché tranquillement, tais-toi ; les maîtres c’est une chose à part,

« À quoi bon aboyer ? Que notre maître soit en bonne santé
« Et il s’acquittera bien tout seul de cette corvée ! »

Notre Riabko écouta les conseils de Iavtouk.
« Que le diable emporte mon maître,
Se dit-il, à quoi bon, comme on dit, donner des verges,
Pour se faire battre ?
Puisque l’on trouve que je ne fais pas bien mon service
Je me retire.
Que la dame descende de voiture — ne voilà-t-il pas un grand malheur !
Les juments ne traîneront le véhicule que plus aisément et s’en féliciteront. »
Ainsi philosophait notre brave Riabko
Et il resta couché tout le long du jour et de la nuit.
Il dort, il ronfle que la meule de paille en est ébranlée,
Il n’a aucun souci, point de rêves, point de cauchemars,

Que lui chaut que les soldats moscovites s’introduisent dans la ferme et dans le garde-manger.

Qu’ils s’y conduisent comme s’ils y étaient chez eux ;
Que le loup prenne les agneaux, ou la martre les poussins !

Mais voici que peu à peu il commence à faire jour dans la ferme.
« Ici, Riabko, ici ! » Tout le monde sort en courant dans la cour.
« Riabko, Riabko, » appelle-t-on à l’envie.
Notre Riabko n’en fronce même pas le sourcil ;
Il entend, mais fait semblant de dormir et de ne pas entendre.
« Cette fois, pense-t-il, mon maître a dû dormir toute la nuit,
Car Riabko ne l’a pas réveillé en aboyant ;
Maintenant il me témoignera sa reconnaissance.

On ne va pas comme hier me jouer un mauvais tour !
Laissons-les appeler… ce n’est pas moi qui me laisserai tenter
À moins qu’ils ne m’apportent ici mon déjeuner.
Ne crains rien, tu les verras sauter autour de moi
Lorsque je me mettrai sous la dent soit la soupe, soit le rôti. »
« Ici ! Ici ! » crie à Riabko ce même Iavtouk,
« Ici ! ici ! » fait-il à perdre haleine,

« Allons, Riabko ! » — « Eh ! viens donc, tu ne voudrais pas que je me dérange,

Quand tu dois m’apporter ici mon manger. »
— « Arrive le plus vite possible, ne tarde pas ! »
« Pas du tout, je ne viendrai pas, Iavtouk ! »
— « Viens, le maître t’appelle. »
En disant ces mots il lui étreint le cou d’un nœud coulant ;
« Étrillez Riabko, » dit-il… et une dizaine d’individus
Lui donnent une centaine de coups en acompte,
« Fouettez-le, » crie le maître comme un possédé.
Par six fois on vous jette de l’eau sur Riabko
Et chaque fois on donne les étrivières à l’animal ruisselant.
Enfin on s’arrête.
Riabko voudrait demander pourquoi, mais sa langue
Est aussi fixée dans sa bouche que si on l’y avait attachée.
Il glousse comme un dindon sur son perchoir.
« Attends, lui dit Iavtouk, ne te dérange pas,
« Je te dirai le fin mot de tout. Vois-tu, Riabko, c’est pour t’apprendre
« À garder le bien de ton maître comme tes prunelles,
» À ne pas te coucher trop tôt et te vautrer dans la paille
« Au lieu de chasser les voleurs et d’aboyer contre les bêtes sauvages.
« Tu ne l’as pas fait, Riabko, alors pour le faire entrer dans la peau,
« Notre maître, par bonté d’âme,
« A ordonné de te donner quelques centaines de coups de bâton. »
— « Que le diable l’étrangle, ton maître et ton père.
Et ton oncle et ta tante
Pour sa bonté, interrompit Riabko avec humeur.
Que le diable miteux sorte des marais[3] pour les servir !
Il faut être idiot pour vouloir servir des imbéciles,
Et plus fou encore d’essayer de les contenter.

Riabko les a servis comme un bon chien qu’il était
Et voilà la récompense
De ses services dévoués !
On lui a donné le fouet
Et du bâton pour le remercier.
Que Riabko aboie ou qu’il se taise et dorme pendant la nuit
Il n’en résulte pas moins une volée.
Je le vois bien, je serai toujours
Le dindon de la farce.
Si je me tourne d’un côté, je m’échaude,
De l’autre je reçois sur les doigts.

Quand on a affaire à de méchantes gens, quoi qu’on fasse, c’est bonnet blanc, blanc bonnet ;

Ils réussissent toujours à vous noyer, serait-ce dans un cul de bouteille. »

  1. L’intention de satiriser la façon dont les seigneurs se conduisaient envers leurs serfs est assez évidente dans le texte. Elle était énoncée en termes exprès dans une épître en vers adressée par l’auteur à Kvitka Osnovianenko, pour lui recommander ce petit ouvrage.
  2. Employé comme nom propre, désigne les animaux tachetés.
  3. Le peuple croyait que les marais servaient d’habitation aux esprits malins.