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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Le Noir, sr de Crevain

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 159-166).


PHILIPPE LE NOIR

SIEUR DE CREVAIN
(Dates inconnues)


L’ancienne famille des Le Noir, probablement originaire du comté de Léon, était une de ces nobles familles, assez rares en Bretagne, qui embrassèrent de bonne heure le protestantisme et persévérèrent dans leur foi. André Le Noir fut pasteur à Blain, Guy Le Noir à la Roche-Bernard ; ce dernier était le père de Philippe, qui suivit les traces de ses ancêtres. On ignore le lieu et la date exacte de sa naissance ; on sait seulement que, choisi, en 1651, pour desservir l’église réformée de Blain, il se maria le 26 mai de l’année suivante. La première édition de l’Emmanuel, ou Paraphrase évangélique, poème certainement écrit dans une parfaite tranquillité d’esprit, est de 1658. De mauvais jours recommencèrent un peu plus tard pour les protestants ; le roi leur interdit l’exercice de leur religion, et fit démolir leurs temples en Bretagne, notamment ceux de Sion et de Blain. C’est au cours de ces temps difficiles, en 1683, que Philippe Le Noir, classant des notes, assemblant des documents, rédigea son « Histoire du Calvinisme en Bretagne, » restée manuscrite à la Bibliothèque publique de Rennes, jusqu’en 1851 ; elle fut alors imprimée par les soins de M. le pasteur Vaurigaud. Cet ouvrage, très intéressant pour les annales de la Réforme, et écrit avec une modération qui honore son auteur, a inspiré au bénédictin Dom Charles Taillandier un éloge qu’ont reproduit les biographes de Le Noir : « À l’entêtement près qu’il montre partout pour sa secte, c’est un homme de bonne foi, qui raconte sans passion, et qui expose les faits tels qu’il les trouve consignés dans les mémoires qu’il suit. » Les dernières années de Philippe Le Noir ne furent pas heureuses ; ayant enfreint l’édit du roi qui défendait aux ministres protestants de recevoir aux offices ou prêches aucun nouveau converti au catholicisme, il fut dénoncé et condamné à être emprisonné à Nantes. Il évita l’effet de cette condamnation en s’expatriant ; il se réfugia en Hollande, fort âgé déjà, et y mourut. Pas plus que celle de sa naissance, on n’a pu découvrir la date de sa mort.

Le poème d’Emmanuel, qui n’eut pas moins de six éditions au XVIIe siècle (les deux dernières ont été imprimées par Louis Vendosme, à Paris, et par René Péan, à Saumur), et que l’on rééditait encore, selon l’abbé Goujet ; au début du siècle suivant, ce poème n’a pas grandes prétentions à l’originalité. Philippe Le Noir ne se donne guère que comme un simple traducteur, et, dans le fait, il se borne presque toujours à paraphraser fidèlement le Nouveau Testament, les Actes des Apôtres, les Épîtres de saint Paul, l’Apocalypse. Il faut le regretter : toutes les fois que notre auteur est lui, qu’il ne s’astreint pas à suivre servilement un inimitable et insaisissable modèle, il a une sincérité qui plaît, parfois une bonhomie qui charme. Ne lui demandez pas ces élans inspirés, de ces coups d’ailes vers l’infini qui, dans un sujet analogue, élèvent et transportent la grande âme de Klopstock ; à défaut de la « majesté » que M. Vaurigaud a cherchée en vain dans les vers de Le Noir, « la simplicité, la naïveté du style, » qu’il lui accorde, ont bien quelque mérite. On ne regrette pas trop, en vérité, de s’être armé de courage, et d’avoir lu, d’un bout à l’autre, ces dix mille vers que l’éditeur de 1664 appelle « un très petit nombre ; » o sancta simplicitas ! Et puis, à la lecture des passages originaux, on se sent pris de sympathie pour l’homme modéré et bon, pour le ministre d’une religion « qui s’est gardé scrupuleusement de ne choquer l’autre religion, afin que tous les chrestiens, sans distinction, puissent venir apprendre en son livre, non pas l’art de disputer, mais la science salutaire d’adorer Jésus. » Le Noir s’est tenu parole ; il n’y a pas un mot, dans son poème, dont puisse s’alarmer le catholique le plus rigoureux. L’approbation de tous les honnêtes gens dut être plus flatteuse pour cet homme dont la touchante modestie éclate dans son épître dédicatoire à Mme Marguerite de Rohan, que les louanges hyperboliques d’un ami complaisant, qui le comparait à Raphaël, et que celles de De Cran Henriet, qui disait, en d’assez bons termes :

Le Ciel nous est ouvert pour aller à la gloire,
Le Noir nous y conduit par un chemin de fleurs ;
Il excelle au Parnasse ainsi que dans les temples ;
Par son Emanuel il corrige nos mœurs,
Ainsi que fait Rohan par ses rares exemples.

L’Emanuel est divisé en quinze chants ; voici, sous une forme très brève, de l’invention de l’auteur ou d’un de ses éditeurs, l’argument de chacun de ces chants : I. Jésus naissant. — II. Jésus enfant. — III. Jésus installé. — IV. Jésus preschant. — V. Jésus allégorisant ou proposant des similitudes. — VI. Jésus tout-puissant sur la nature, contre la mort et contre le diable. — VII. Jésus guérissant. — VIII. Jésus disputant. — IX. Jésus conversant. — X. Jésus prophétisant. — XI. Jésus célébrant. — XII. Jésus consolant. — XIII. Jésus souffrant. — XIV. Jésus ressuscité. — XV. Jésus triomphant. L’éditeur prend soin de nous dire que les sujets des dixième et quinzième chants sont « les plus riches et les plus poétiques ; » j’attribue cette remarque à l’éditeur, car Le Noir était trop modeste pour donner ouvertement la préférence aux parties de son poème où il a le plus inventé, où son imagination s’est parfois donné carrière. Dans le premier des chants cités, il y a un tableau des révolutions du monde, des malheurs et des gloires de la chrétienté, qui ne manque pas d’une certaine grandeur : dans une amplification qui rappelle le récit d’Anchise, levant, aux yeux d’Énée, le voile qui recouvre les destinées de Rome, nous voyons défiler tour à tour Titus et Constantin, Charlemagne et les Croisades. Un véritable souffle poétique anime et soutient tout le quinzième chant. Quoique l’effort se trahisse souvent dans les vers de Le Noir, ils ne sont pas ici trop au-dessous des merveilles qu’ils décrivent. Les bienheureux entonnent des cantiques d’allégresse, la Jérusalem céleste ouvre ses perspectives infinies, le char de Jésus triomphant étale ses splendeurs orientales. À défaut de génie ou même d’un grand talent, il fallait une émotion profonde, une ardeur de foi surhumaine, pour ne pas demeurer écrasé sous le poids d’un tel sujet.

Le vol de l’aigle, de Dante ou de Hugo se soutient seul à ces hauteurs ; j’épargnerai à Philippe Le Noir une louange maladroite, quoiqu’il ait précisément décrit l’aigle en assez beaux vers :

Comme le roy volant des habitants de l’air,
Dont l’œil peut regarder le soleil et l’éclair,
Après avoir fondu sur une riche proye
Qu’il déchire à loisir, qu’il dévore avec joye,
Après s’estre repeu des restes de la mort,
S’élance fortement et se donne l’essort ;
Son plumage étendu se dérobe à la veüe,
Et monte dans les airs au dessus de la nüe. (Ch. XV.)

Voilà une comparaison ; elles portent bonheur à notre poète, surtout celles qui, faisant diversion aux admirables paraboles évangéliques, empruntent à la peinture des mœurs du temps, à des souvenirs de l’auteur, un charme naïf, une saveur piquante. J’ai relevé au passage, et suis heureux de reproduire deux de ces comparaisons ; la première nous attendrit presque sur le sort d’un criminel repentant, (honest murderer, dirait Shakspeare) :

Ne vistes-vous jamais un pauvre criminel,
À la mort condamné par arrest solennel,
Et que l’exécuteur de la haute justice
Traîne d’un noir cachot dans le lieu du supplice ?
Dans un si grand mal-heur qui le va poursuivant,
Il ne sçait s’il est mort, ou bien s’il est vivant ;
De deux costez divers il sent son âme atteinte,
Son cœur ne sent pas moins le désir que la crainte ;
Il craint d’aller mourir, et désire ardemment
D’avoir déjà passé ce funeste moment ;
S’il s’est bien repenty, la tristesse et la joye
Sont deux mers, où son âme et se plonge et se noye ;
Il est triste d’aller au supplice odieux,
Et ravy que son âme aille monter aux cieux. (Ch. I.)

La seconde comparaison peint au vif l’état d’esprit d’un voyageur, au retour de ces pays lointains, dont l’imagination et les récits d’alors grandissaient encore l’éloignement :

Comme un homme affligé, qu’un fascheux accident
A fait aller par force aux Indes d’Occident
Enfin, las du climat et de l’idolâtrie,
Fait tant qu’il vient revoir sa très chère patrie :
Alors tous les objets et connus et nouveaux
Paroissent à ses yeux agréables et beaux ;

Le changement qu’il voit luy rafraîchit l’idée,
Que durant son absence il avoit bien gardée ;
Il partage son cœur et son entendement,
L’un à la volupté, l’autre à l’étonnement.(Ch. VII.)

Bien qu’il y ait dans les vers de Le Noir un souffle un peu trop égal, une cadence un peu trop réglée, le style n’est pas dénué de tout mérite : il a des traits heureux, et un certain bonheur d’expression, notamment dans ce portrait de saint Jean, qui m’a fait, Dieu me pardonne ! songer au paysan du Danube de La Fontaine :

Le divin précurseur, le fameux Jean-Baptiste,
Que je me représente austère, grave et triste,
Estoit dans le désert, logeoit sous des rameaux,
Et se couvroit d’un drap fait de poils de chameaux.
Un cuir épais et fort luy servoit de ceinture,
Et les vers sautelans estoient sa nourriture,
Avec le simple miel qu’il s’en alloit chercher

Dans le creux de quelque arbre ou de quelque rocher.
(Ch. III.)

On aura une idée complète du talent et de la manière de Le Noir, si l’on rapproche de ces familiarités poétiques quelqu’une des touchantes effusions qui s’échappent de son âme attendrie. De ce nombre sont l’Apostrophe aux prédicateurs, qui ouvre le quatrième chant du poème, et la conclusion même de l’ouvrage ; cette conclusion, éloquente dans sa simplicité, sera ma dernière citation :

Ô grand Emanuel, autheur de l’univers,
Voy d’un œil favorable et mon zèle et mes vers.

Saint et divin esprit et du Fils et du Père,
Je ne t’ay pas en vain adressé ma prière.
Je suis bien éloigné de la perfection,
Ma foiblesse paroist dans ma production,
Toutefois j’ay senty ta faveur efficace,
Tout le bien est de toy, je le dois à ta grâce.
Je fais ce que je puis, tu fais ce que tu veux ;
Ta grâce me suffit, reçoy mes justes vœux.
Père, Fils, Saint Esprit, Majesté haute et sainte,
Auguste Trinité que j’adore sans feinte,
Rends cet ouvrage utile à ceux qui le verront,
Je seray satisfait lorsqu’ils l’adoreront ;
C’est mon plus haut dessein, c’est le fruit de mes veilles
De leur faire adorer tes vertus nonpareilles ;
Et que nous puissions tous entonner dans les Cieux
Les louanges qu’on doit à ton nom glorieux.

Olivier de Gourcuff.