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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Le Père Alexandre

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Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 265-271).

LE PÈRE ALEXANDRE

(vers 1669)


Aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, dans une liasse du fonds des Carmes de Rennes, nous avons trouvé deux pièces de vers de même écriture — une chanson et un poème, — parfaitement inédites et inconnues. Le poème, en vers de huit pieds, est intitulé : Le voiage du P. Alexandre de Rennes à Brest, et son retour. Il a plus de quinze cents vers, mais n’est pas daté. — La chanson, dans le genre burlesque comme le poème, est dirigée contre un père Carme qui avait été procureur du couvent de Ploërmel et qui, pendant son triennat, avait supprimé toutes les dépenses artistiques destinées à l’embellissement de l’église, peinture, sculpture, etc., et consacré toutes ses ressources à divers genres de trafic, spécialement à l’élève des cochons. Aussi y avait-il gagné le surnom de Père aux pourceaux, comme le constate le premier couplet de la chanson :

Voylecy le Père aux pourceaux (bis),
Qui s’en veniont du païs haut
Avecque barques et bateaux
Pleins de vins,
De raisins,
Cuir de bœuf
Franc et neuf,
Moût d’Anjou
Du plus doux.
Voylecy, voylelà (bis),
Voylecy le Père aux pourceaux (bis).

Cette chanson est signée : .l…dre. Elle suscita, de la part du Père aux pourceaux (en religion Sulpice de Saint-Vincent), une lettre de protestation du 8 juin 1669, qui a été conservée, qui date la chanson et indique l’époque de son auteur.

Il semble toutefois que le P. Alexandre n’habita le couvent des Carmes de Ploërmel qu’après avoir résidé plus ou moins longtemps dans celui de Rennes. C’est de ce dernier qu’il partit pour faire le voyage de Brest dont il a laissé le récit en vers, composé par conséquent quelque peu avant 1669.

Ce récit est moins intéressant qu’on aurait lieu de s’y attendre, parce que le bon Père se borne exclusivement aux incidents qui lui sont personnels et consacre d’une façon un peu monotone la plupart de ses vers à peindre sa reconnaissance — fort expansive — pour les hôtes qui l’ont bien reçu, bien traité le long de sa route. Toutefois, arrivé à Brest, il se départ de ce système et décrit avec de grands développements l’état de ce port, hommes et choses, vers 1665. Nous citons tout ce morceau, dont la faiblesse poétique est rachetée par l’intérêt qu’il présente pour l’histoire de Brest. Le P. Alexandre, à son ordinaire, commence par décrire son arrivée et son installation personnelle en cette ville.

A. de la B.

J’arrive aux Carmes déchaussez,
Où mes vœux furent exaucez.
Donnons à un chacun la gloire :
Le prieur, dit Père Magloire,
Est très vertueux, très civil,
D’un esprit perçant et subtil.
N’ayant pas un lit trop commode,
Il a soin qu’on m’en accommode
Un, tout vis-à-vis du couvent,
Chez de Launay, qui du vin vend :
Pour enseigne il a la Croix Blanche,
Qui pour moy fut auberge franche ;
Car tous les jours des cavaliers,
Qui dans ce païs sont à milliers,
Des commandans, des capitaines,
Des lieutenans, des porte-enseignes.
Soit de la marine ou du fort,
Me donnoient favorable abord.
Je ferois grand tort à ma Muse
Si dans ces vers n’estoit incluse
La liste de ces généreux :
Travaillons donc un peu pour eux.
Béthune, illustre de Béthune,
Que ta gloire n’est pas commune,
Et que nostre prince sçait bien
Qu’il a dans toi un grand soustien !
Il ne faut qu’un pareil illustre
Pour que nos ennemis on frustre
De leur présomptueux desseins ;
Car, quand Béthune a mis les mains
Et a pris le soin d’un navire,
Il n’en est point qu’il ne dévire,
Qu’il ne brise et ne coule à fond.
De Béthune, je fais un bond
Jusqu’à un autre capitaine,
Que l’on ne prend pas sans mitaine.
Comme son nom est fort connu,
Son cœur n’est pas un inconnu :
Valbel, mon généreux, mon brave,
C’est à vous que je fais la salve,
C’est de vous dont je veux parler,
Que ne puis-je vous signaler ?
Mais un petit poète de crotte
Près de tels poussins ne se frotte.
Rosmadec, puissant chevalier,
Je serois fou jusqu’à lier
Si j’avois manqué de vous rendre
Ce qu’un tel que vous doit prétendre :
Pousse donc, Muse, d’un haut ton
La gloire d’un fameux Breton,
Qui s’est fait connaître en la guerre,
Soit sur la mer, soit sur la terre,
Que son esprit sage, prudent,
A fait choisir pour commandant.
Ne diray-je rien d’Abourville,
Ce commandant qui toujours brille ?
J’en parlerois, mais son éclat
Met ma Muse et mes vers à plat.
Grand des Ardans, fort chef d’escadre,
Mon stile à ta valeur ne cadre ;
Je ne fais que de faibles vers

Soit de droit fil, soit de travers,
Et ta valeur par tout le monde
Paroist à nulle autre seconde.
Des Ardans ne se met à bas
Ny par le haut ny par le bas ;
Un coup de canon luy emporte
Une jambe, mais son cœur porte
Ce coup de foudre, dont l’effort
Eust rendu tout autre corps tort ;
Mais pour des Ardans, de pié ferme
Il pousse tousjours vers son terme,
Il veut la gloire du combat ;
Une jambe deux en abat.
Et son capitaine La Brousse,
Qui receut pareille secousse
Au bras que des Ardans au pié,
Ne paroist point estropié :
Quand il est question de combattre,
Il fait tousjours le diable à quatre.
Mille autres j’aurois à nommer
Qu’on pourroit plustot assommer
Que de les voir dans la retraitte,
Avant d’avoir mis en deffaitte
Les ennemis de leur grand Roy.
Mais il n’appartient pas à moy
D’en faire icy tout le partage.
À une autre fois davantage.

Approchons de nostre Intendant :
Voyons cet esprit surveillant,
Admirons sa rare conduite,
Sa raison qui, de tout instruitte,
Agit tousjours incessamment,
Est tousjours dans le mouvement.
Tantost l’arsenal il fréquente,
Tantost les vaisseaux il augmente ;
De là il vient voir les mestiers,
Sculpteurs, armuriers, serruriers ;
Test après, il passe en reveüe
Les compagnies et leur recrüe.
Bref, pour servir sa Majesté
Son esprit est tout arresté.
Le jour et la nuit il travaille,
Il n’est point de lieu où il n’aille.
En un mot l’intendant Du Sueil
Tient à Brest place du soleil.
Ce soleil me fist une grâce
Qu’il n’est possible que je passe.
Connaissant l’extrême désir
Que j’avois, avant de partir,
De voir ces vaisseaux admirables
Et tous les lieux considérables
De Brest, ce beau, ce fameux port,
Aussitôt, il appelle à bord
Et fait amener sa chaloupe,
Disant à la petite troupe
De matelots : « Menez partout,
De l’un jusques à l’autre bout,
Ce révérend père Alexandre. »


Nous alasmes d’abord descendre
Ou, bien mieux, monter au Soleil :
Ce vaisseau n’a point de pareil
Pour sa grandeur et sa sculpture,
Largeur, hauteur, force, dorure ;
Aussi, pour un grand admiral
Il faut un vaisseau sans égal.
Du Soleil ma troupe me mène
Dans le second, nommé la Reine ;
La Reine, admirable vaisseau,
Après le Soleil le plus beau.
Le Saint-Philippe est le troisième ;
Le Tonnant est le quatrième.
Ces quatre vus, je fus content.
Donc, à la sortie du Tonnant,
L’on me conduist à Recouvrance,
Pour y voir la magnificence,
L’ordre de ce grand arsenal,
Qu’on peut nommer lieu principal,
À raison de la symétrie
Dont est rangée l’artillerie,
Du grand nombre de mousquetons,
Pistolets, espées et canons,
Piquez, lances, boulets et poudre :
Lieu, dis-je, principal du foudre,

Que Louis, le plus grand des rois,
Fait gronder sur les Hollandais
Et sur tous ceux qui ont l’audace
D’oser lui résister en face.
L’on augmente de jour en jour
Ce lieu, l’objet du bel amour
Des âmes nobles, généreuses,
Fortes, constantes, courageuses,
De ces héros, ces grands guerriers,
Qui sous la charge des lauriers
Prennent leur plaisir et leur ombre.
Ceux qui s’entendent dans le nombre
Disent que, sans exagérer,
On peut facilement ranger
Plus de trente mille en bataille :
Jugez combien faut de ferraille !
Cet arsenal si bien muny
Est, ce dit-on, orné, fourny
Tout comme celuy de Venise :
Qui l’aura veu, qu’il l’authorise !
Pour moy, qui n’y ai pas esté,
Je croy ceux qui me l’ont testé[1].
Cecy vu, je voy la grand’forge :
Le feu qui des fourneaux dégorge
Rend ces malheureux forgerons
Noirs et ardens comme démons ;
Une toute seule chemise
Leur est tout à peine permise,
Encore a-t-elle les couleurs
De celles des vieux ramoneurs.
Ces ancres sortantes des flammes
Font trembler les plus fortes âmes,
Et leur éclat ferme les yeux
À ces estrangers curieux.
Quant à moy, foy du sieur Saint-George,
Si je rentre jamais en forge
Où l’on face un semblable bruit,
Où l’on voie le feu dans la nuit,
Où des forgerons effroiables
Paroissent moins hommes que diables,
Je veux que l’ancre du fourneau
Quitte l’enclume pour ma peau,
Pour qu’à mes despens elle apprenne
Combien c’est une chose vaine
D’aler se gaster les deux yeux
À voir des objets furieux,
Et prodiguer ses deux oreilles
À entendre coups à merveilles
Qui ne font que nous estourdir.

Quant à moi, je vas me gaudir,
Sortant du païs de Recouvrance,
À venir faire révérence
À cet homme de bien, d’honneur
De Cintré, royal gouverneur.
Heureusement je le rencontre ;
Luy rencontré, tout il me montre
La place d’armes, les remparts,
Contrescarpe, éperons, boulvarts.
Que cette place est admirable !
Le donjon en est imprenable.
Une belle collation
Fut la fortification,
La meilleure et la dernière ;
Ce gouverneur me fist prière
D’en manger : aussi j’en mangeai.
Grâces rendues, je me rangeai
Chez mon hoste, proche les Carmes..
Je me couchai modestement,
Puis me levai comme devant,
Le soleil frappant ma fenestre.

Adieu Brest, je ne puis pas estre
Plus long séjour à t’admirer.

le pourrois en deux traits tirer
Le pourtrait de la corderie,
Sans qu’elle sert en penderie :
Outre que cordiers sont caquins[2],
Et les caquins sont des coquins.
Or je serois plus fou qu’un ivre
De mettre coquins dans mon livre.

Citons encore la naïve description d’un pardon de Basse-Bretagne. Le P. Alexandre était alors au manoir de Kerfors, en la paroisse d’Ergué-Gaberic, à une ou deux lieues de Quimper, chez un gentilhomme appelé M. de la Marche. Le pardon avait lieu en cette même paroisse, à la chapelle de Notre-Dame de Kerdevot. Le bon père avant de quitter Kerfors dit sa messe, puis il s’écrie :

Mais marchons vers cette chapelle.
La Marche, prends ton alemelle[3]
Et moy je prendray mon baston.
N’oubly de porter un teston,
Car en une telle assemblée
Faut boire quelque coup d’emblée.

Allons d’abord nous prosterner
Devant la Vierge et luy donner
Nostre cœur, la priant sans cesse
Qu’elle auprès de Dieu s’intéresse
Pour nous obtenir le pardon :
De tout c’est là le meilleur don !
Un prestre la messe commence,
Nous grossissons son assistance.
La messe dite, nous sortons ;
De ce lien nous nous transportons
Pour voir le grand amas de monde
Qui partout en ce jour abonde.
Un nombre de processions
Font icy leurs incessions[4] ;
Je me souviens de trois ou quatre,
Que je nommeray pour m’ébattre :
Elliant et Landrevarzec,
Les deux Ergué ; surtout Briec,
Qui vient enseignes déployées,
Tambour battant, cinq croix levées,
Est celle qui paroît le plus.
Bref, ce n’est qu’un flux et reflux
De processions qui arrivent,
De processions qui dérivent[5].

Il est temps que nous allions voir
S’il ne pourroit point y avoir
Quelque morceau de boucherie
Dans une pauvre hôtellerie,
Et goûter si le vin est bon.
Cinq ou six, de la connaissance
De la Marche, font révérence

Et s’associent à nostre écot,
Disant vouloir donner leur pot.
Nous nous fourrons dans une grange,
L’un proche de l’autre on se range.
Guérot, messager de Morlaix,
Prend proche de moy son relais,
Un autre près du sieur La Marche ;
Une pièce de bœuf l’on hache,
Aussi bien qu’un morceau de lard.
L’escot n’est pas de conséquence ;
La Marche en paye la dépense.
La compagnie nous dit adieu,
Et nous disons adieu au lieu.

  1. Attesté.
  2. Caquin, en Basse-Bretagne, était synonyme de lépreux.
  3. Ton épée.
  4. Leurs marches, du latin incedere, incessus.
  5. Qui s’en vont.