Anthropologie (trad. Tissot)/Semblance morale permise

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 50-53).


§ XIV.


De la semblance morale permise.


Plus les hommes sont civilisés, plus en général ils sont comédiens ; ils prennent l’apparence de l’affection, de l’estime pour autrui, de la moralité, du désintéressement, sans par là tromper personne, parce que chacun sait qu’il n’y a pas là de cordialité ; mais il est très bon qu’il en soit ainsi dans le monde. Car les hommes en jouant ce rôle excitent réellement en eux, et d’une manière insensible, les vertus qu’ils n’ont fait qu’afficher pendant longtemps, et les font pénétrer dans le sentiment. — Mais tromper le trompeur en nous, l’inclination, c’est de nouveau se soumettre à la loi de la vertu, ce n’est pas tromper, c’est se faire une innocente illusion.

Le dégoût de sa propre existence, par suite de l’absence de sensations que l’âme recherche incessamment, constitue ce qu’on appelle le temps long, dans lequel on sent toutefois le poids de l’oisiveté, c’est-à-dire de l’éloignement pour toute occupation qui pourrait s’appeler travail et chasser l’ennui ; cette paresse est accompagnée d’une certaine souffrance, sentiment très désagréable, qui a pour cause l’inclination naturelle pour le loisir ( repos que ne précède aucune fatigue). — Mais cette inclination est trompeuse, même par rapport aux fins dont la raison fait une loi à l’homme pour être content de lui-même, lorsquil ne fait absolument rien (lorsqu’il végète sans but), sous prétexte qu’alors cependant il ne fait point de mal. Tromper cette inclination (ce qui peut avoir lieu par la culture des beaux-arts et surtout par la conversation amicale), s’appelle passer le temps (tempus fallere) ; expression qui trahit déjà le dessein de tromper jusqu’à l’inclination pour un repos désœuvré, lorsque l’esprit est amusé par la culture peu sérieuse des beaux-arts, et même lorsque la culture de l’esprit n’est obtenue que par un simple jeu qui manque de but ; autrement, ce serait tuer le temps. — On ne gagne rien à faire violence à la sensibilité dans les inclinations ; il faut la tromper, et, comme le dit Swift, amuser la baleine avec un tonneau pour sauver le bâtiment.

La nature a mis sagement dans l’homme le penchant à se faire illusion, tant pour sauver la vertu que pour y conduire. Un bon et honnête maintien est une apparence extérieure qui inspire aux autres de l’estime (qui prévient la familiarité). À la vérité, la femme devrait être peu satisfaite si l’autre sexe ne rendait pas hommage à ses charmes. Mais la modestie (pudicitia), c’est-à-dire une contrainte de soi-même qui comprime la passion, est cependant comme une illusion très salutaire pour établir entre les sexes l’éloignement nécessaire au respect de l’un par l’autre, ou pour empêcher que l’un ne devienne pour l’autre un simple instrument de volupté. — En général, tout ce qu’on appelle bienséance (decorum), n’est autre chose, dans ce genre, qu’une belle apparence.

La politesse est une apparence de modestie, d’oubli de soi-même, qui inspire la bienveillance. Les compliments et toute la politesse de cour, accompagnés des protestations d’amitié les plus chaleureuses, ne sont pas toujours, tant s’en faut, des vérités (Mes chers amis, il n’y a pas d’amis ! Aristote) ; mais ils ne trompent cependant pas, parce que chacun sait qu’en penser. Et alors, précisément parce qu’ils ne sont d’abord que de vains signes de bienveillance et d’estime, ils conduisent insensiblement à des sentiments réels de cette espèce.

Toute vertu humaine n’est que du billon dans le commerce ; celui qui le prend pour de l’or véritable n’est qu’un enfant. — Mieux vaut cependant du billon dans le commerce qu’aucun moyen d’échange de cette espèce, d’autant plus qu’il peut être à la fin converti en lingots, quoique avec un déchet considérable. Le donner pour de simple jetons absolument sans valeur ; dire avec le sarcastique Swift : « L’honnêteté est une paire de souliers qui sont allés dans la boue ; » ou bien avec le prédicateur Hofstede dans son attaque contre le Bélisaire de Marmontel : « Calomnier jusqu’à Socrate, pour que personne ne croie à la vertu, » c’est se rendre coupable de lèse-humanité. L’apparence même du bien doit avoir son prix pour autrui, parce qu’en jouant ainsi avec les dehors qui excitent le respect sans peut-être le mériter, on peut finir par prendre la chose au sérieux. — Il n’y a que le semblant du bien en nous-mêmes qui doive être dissipé sans ménagement, et le voile dont l’amour-propre couvre nos fautes morales déchiré, attendu que l’apparence nous trompe toujours lorsque, par des moyens sans valeur morale aucune, nous nous imaginons pouvoir expier nos fautes, ou qu’en rejetant tout moyen de cette nature, nous nous persuadons n’être point coupables, par exemple, lorsqu’on se représente le repentir du mal à la fin de la vie comme un amendement réel, ou une transgression délibérée comme une faiblesse humaine.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]