Aller au contenu

Ariane ou Le chemin de la paix éternelle/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Édition Montaigne (p. 63-69).
◄  Chapitre 2

Un ravin haut et nu.

La nuit.

Le calme.

« Qu’est-il devenu ? demandait Ariane. Je ne sais plus son nom, et pourtant je me rappelle qu’il m’a laissée.

— Il fallait, répondait le dieu, il fallait qu’il te laissât, car telle est la loi de l’amour en qui tu t’étais confiée. Ceux qui demanderont ne seront pas aimés ; ceux qui seront aimés s’en iront.

Et c’est pourquoi tu te trompais. Mais aujourd’hui tu es dans la vraie route, sur le Chemin de la Paix Eternelle.

— O Roi Dionysos, quelle est donc cette paix ?

— Ne la sens-tu pas ?

— Il est vrai. Je ne suis plus Ariane. Je ne sens plus les pierres ni les feuilles sous mes pieds autrefois meurtris. Je ne sens même plus la fraîcheur de l’air. Je sens ta main.

— Cependant, je ne te touche pas…

— Où me mènes-tu, dieu adoré ?

— Tu ne verras plus jamais le soleil trop éclatant ni la nuit trop ténébreuse. Tu ne sentiras plus la faim ni la soif, ni l’amour, ni la fatigue. Et le pire des maux, la crainte de la mort, Ariane, tu en est délivrée, car en vérité tu es déjà morte. Et vois, quelle félicité !

— Oh ! eussé-je pensé qu’on pût être heureuse sans le pernicieux Amour.

— Regarde-moi…

— Je te vois sans cela. Je te vois. O Sauveur ! où me conduis-tu ?

— Le pays que tu vas hanter est indécis, crépusculaire, uniforme, incolore, léger. L’herbe y est pareille aux fleurs, aussi pâle que le ciel et l’eau. L’air est pour toujours immobile ; et la clarté, mystérieuse comme un jour d’hiver ou une nuit d’été. On ne sait si le jour monte de la terre ou descend du firmament bas. Les bourgeons n’éclosent jamais, les corolles ne tombent plus, il n’y a pas d’oiseaux dans les branches, et le bruit de six milliards d’âmes est un silence inexprimable. Tu n’auras plus d’yeux : pourquoi verrais-tu ? Tu n’auras plus de mains : à quoi bon toucher ? Tu n’auras plus de lèvres, tu seras délivrée du baiser. Mais l’ombre de la réalité subsistera autour de toi, la survie est un rêve sans joie et sans chagrin ; sans désir et sans jouissance, tu ne connaîtras plus la douleur.

— Habiteras-tu aussi le pays que tu me promets enfin ?

— Je suis le Dominateur des ombres, le Maître de l’Eau Infernale. Je siège sur un thrône de ténèbres ; mon doigt levé attire à lui les âmes, et du plus lointain du monde, elles viennent tournoyer, faiblir, battre de l’aile sous mon regard. Je porte une couronne de pampre, car ainsi que le raisin coupé revit sous les pieds dans le pressoir et ruisselle en vin écarlate, ainsi l’angoisse de la mort se transfigure à miracle dans l’ivresse de la résurrection. Et je tiens à la main un épi de blé mûr, car de même que le grain pourri renaît dans la terre nourricière et pousse en herbe vivace, de même la douleur et l’inquiétude germent, fleurissent, s’extasient, dans la grande paix éternelle, où tu vas.

— Y serai-je loin de toi, pauvre âme isolée dans la multitude ?

— Non : tu règneras, toi aussi, à mes côtés, ô Reine aux belles tresses ! et tu reflèteras sur ta face le calme ineffable des prairies souterraines. C’est toi que les âmes mortes verront la première, et tu auras cette joie qui est refusée aux Dieux mêmes, de contempler la naissance de la béatitude dans les yeux calmes pour toujours des incorruptibles Esprits.

— O Dionysos !… »

Et elle leva les bras vers lui.

« Est-ce tout ? dit Philinna.

— Je n’en dirai pas plus ».

Et Rhéa déconcertée :

« Mais c’est Perséphone qui est reine des enfers !

— Oui », dit Thrasès.

Alors Mélandryon qui avait entendu la fin du conte mythique, prit à part le narrateur et, le regardant d’un œil pénétrant :

« Tu n’as pas dit ce que tu pensais.

— Non. Quand Dionysos eut ainsi parlé à la fille de Minos, la vérité est qu’il l’anéantit. Mais par le seul récit des bonheurs futurs, ne lui avait-il pas donné plus de joies qu’il n’en promettait ? Je viens de faire pour ces femmes ce qu’il fit pour Ariane. Ne leur dessille pas les yeux. Il vaut mieux donner la confiance que d’accomplir les serments, car l’espoir est plus doux que la conquête.

— Le regret est plus doux que l’espoir.

— Les femmes ne savent pas cela ».