Aller au contenu

Armelle et Claude/VI

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 68-77).


VI


Ils disciplinèrent leur existence. On se verrait aux heures des repas, l’après-midi pour la promenade, et, selon leur envie, le soir. En dehors de ces rencontres chacun agirait à sa guise.

Ils lurent. Mais les livres ne les intéressaient que relativement à leur propre situation. Les plus belles pensées, dont ils se fussent plu, en temps ordinaire, à se communiquer la découverte, passaient inaperçues, tellement les captivait davantage le problème de leur intimité.

En fait ils ne goûtaient de joies fécondes que le long du chemin qui cerne la ville. Là mûrissait leur vie sérieuse comme au soleil un fruit d’espalier. Aussi n’abordaient-ils ces lieux sacrés qu’en toute onction et s’offraient-ils pieusement aux rayons de grâce qui fluaient de l’enceinte. Ils la contemplaient sans lassitude. Ils écoutaient de leurs oreilles attentives ce qu’elle pouvait bien dire dans le silence des matins et des soirs. Ils respiraient son haleine de fleurs sauvages et d’herbes humides. Et ils l’interrogeaient avidement sans trop savoir le sens de leur supplique, ni la réponse qu’ils espéraient.

Elle leur raconta son histoire. Elle dit la vaillance des citoyens, tous de rudes hommes de guerre fidèles à leurs ducs bretons. Elle dit la lutte tragique de Blois et de Montfort, la prise de la ville par Louis d’Espagne et l’incendie de cinq églises, l’entrée de Duguesclin et la défaite de Clisson. Elle dit aussi les longues périodes de paix où la cité fleurit derrière son bouclier de roc, où les sauniers s’assemblent avant de conduire vers les campagnes de France leurs mules chargées de sel et d’oignons.

Et ils étaient pleins d’affection et de fraternité pour tous ceux qui vécurent à son abri.

— Ne craignons point de nous attendrir, disait Claude. On pleure bien à revenir où l’on fut plus jeune, pourquoi ceux qui tendent vers la vie de l’humanité ne pleureraient-ils pas où cette humanité fut plus jeune ?

Certes elle le fut ailleurs, et partout des raisons de larmes pourraient se découvrir, au sein des forêts ou au milieu des cités. Mais nulle part autant qu’en une ville close ne persiste le passé. Il est là, devant vous, concentré, impérissable. Les murs, ses contemporains de chaque jour, le gardent comme des geôliers dont il ne saurait tromper la vigilance. On le tient. On l’entend.

Ils le voyaient aussi comme une atmosphère flottante. Événements, catastrophes, rumeurs du peuple, épouvante des masses, misère et bonheur des individus, tout cela forme, au ras des créneaux, un nuage épais et mouvant qui roule par les rues, baigne les maisons et se cristallise le long des murailles. Il n’a point d’issue pour s’échapper, s’épandre et disparaître, et il bouillonne, il vient battre en écumant les parois qui l’enferment, et la lave des siècles et des siècles fermente dans l’immuable cuve de granit.

Mais un jour, comme ils se taisaient, le silence leur sembla tout à coup infiniment vide. Ils se regardèrent. Claude dit avec ironie :

— Nous avons l’air de deux braves chiens qui feraient les beaux devant une statue pour en obtenir une friandise.

Un doute navrant les accabla. Quel bénéfice leur valait cette évocation de batailles féodales et de surprises nocturnes ? Qu’éprouvaient-ils de si singulier qu’ils en pussent se réjouir ? Pourquoi l’admirable confiance avec laquelle ils demandaient à un vieux pan de mur et à une flaque d’eau l’aumône de quelque miracle ?

Désespérément ils implorèrent la sainte muraille. Ils en énuméraient les délices et les bontés avec la ferveur de dévots qui chantent les litanies et, dévidant le chapelet aux grains de pierre, ils réclamaient une réponse à leurs doutes. L’idole resta muette et lointaine. Elle leur parut fort ennuyeuse, simplement une ruine composée de moellons indifférents et couverte d’un feuillage banal.

Armelle se leva et partit. Claude rentra. Le lendemain ils ne se virent qu’aux heures des repas et n’y échangèrent aucune parole. Puis, les jours suivants, Claude ne se présenta même point.

Ils souffraient de ne plus croire à l’excellence de leurs méditations. Ils les jugeaient niaises et puériles et, des doutes plus graves s’insinuant en eux, ils ne tardèrent pas à suspecter la valeur même de leur tentative.

— Que voulons-nous ? songeaient-ils, que voulons-nous ?

Ils l’ignoraient. Ils se retrouvaient soudain dans l’ombre, avec la conviction qu’ils avaient jusqu’ici marché au hasard et gaspillé sans profit les ressources précieuses de leur énergie. Qu’y avait-il derrière la façade de jolies phrases qui leur masquait la réalité ? Rien, peut-être…

Alors de secrètes tentations leur conseillèrent de s’accommoder d’un bonheur plus facile. La lumière les attirait. Une vision obsédante montrait à chacun d’eux ce que l’autre représentait de doux et d’ineffable, et ce qu’ils perdaient de joies certaines à poursuivre une chimère impossible. Comme les choses se préciseraient ! Quelle claire signification prendrait la théorie des seigneurs et des dames errant par couples autour de la ville ! Quel air de fête aurait la grise muraille !

Ils eurent peur, Claude surtout. Ils supposaient bien qu’une crise analogue les secouait, et ils s’alarmaient encore davantage de se savoir également cloîtrés, inquiets, peureux, soumis aux mêmes instincts, prêts par conséquent aux mêmes défaillances.

Claude fut sur le point de partir.

Un soir, de sa chambre, il perçut, dans l’escalier le frôlement d’une étoffe. Il prêta l’oreille. Le bruit continua jusqu’à l’étage supérieur, et il entendit s’ouvrir et se refermer la porte de la salle : « C’est Armelle, murmura-t-il, Armelle ! » Ce nom lui semblait fait de syllabes inconnues. Il le répéta d’une voix haute, comme s’il appelait : « Armelle », et il eut l’impérieux désir de la voir sans plus tarder, de lui dire des mots quelconques et d’écouter les mots qu’elle lui dirait. Il monta.

Une demi-obscurité l’accueillit au seuil de la salle où mourait la lueur d’une veilleuse. Aussitôt il reconnut Armelle, debout, vêtue d’une longue robe blanche et tournée vers lui. On eût dit une apparition. Landa n’osait remuer de peur qu’elle ne s’évanouit, et il attendait un geste d’elle. La veilleuse vacillait. Tout au plus discernait-il la forme blanche. Il marcha. Par mouvements invisibles, elle recula jusqu’au mur. Claude tendit les bras. Elle disparut.

Il resta stupéfait, tout près de croire à un inconcevable prodige, d’autant qu’avant de s’éteindre la flamme, d’un éclat brusque, avait illuminé la silhouette menaçante d’un homme qui brandissait une épée.

L’excès de son effarement le fit sourire. À l’aide d’allumettes il avisa les personnages d’une vieille tapisserie, et, l’ayant écartée, une petite porte pratiquée dans le mur. Il l’ouvrit. L’air frais du dehors lui caressa le visage. La forme blanche se devinait, assez lointaine.

Comme s’il eût voulu l’étreindre, il se dirigea vers elle, les mains en avant, insouciant du danger. Il trébuchait, se heurtait à des cailloux, s’embarrassait en des racines. Mais, plus que les obstacles matériels, s’opposait à son élan quelque chose d’indéfinissable qu’il devait rompre. Il éprouvait à faire du bruit et à se mouvoir la même gêne que l’on aurait à crier dans une église, aux heures où elle est sombre et déserte. Il eût voulu marcher sur du gazon. Il ralentit le pas. Et c’est doucement, délicatement, qu’il vint se poser auprès de la jeune fille.

Armelle ne bougea point. Elle était appuyée contre un des créneaux, au faîte des remparts, et tournée du côté de la ville. La nuit mêla leurs rêveries. Ils se taisaient. Et quoique leurs vêtements se touchassent, ils ne redoutaient aucun péril, car ce qui s’interposait entre eux les défendait mieux que l’éloignement et que la plus ferme volonté.

C’était un grand respect. Il ne montait pas du fond de leur être, mais ils le recevaient de toutes parts ainsi que des effluves sans cesse renouvelés. Cela venait de la nuit. Elle les rendait humbles et timides.

Au-dessus d’eux se devinaient des nuages paisibles, et, tout autour, des voiles de brume qui séparaient un coin d’espace ténébreux de l’espace infini où devait s’épandre la blancheur de la lune et des étoiles.

— Ne dirait-on pas que nous sommes dans une immense cathédrale ? fit Claude à voix basse. Les murs en exhaussaient jusqu’au ciel les murs de l’enceinte. Des piliers d’ombre la soutenaient. Il y avait comme des fenêtres pâlies par d’incertaines lueurs et des profondeurs d’abside noyées en une obscurité plus épaisse. Et c’était de la voûte invisible, et des blêmes croisées, et des chapelles noires qu’émanait ce grand respect dont Armelle et Landa subissaient l’influence. La nuit les purifiait. La grâce chassait l’esprit du mal. Quelque chose, s’infiltrait en eux, comme de l’eau patiente qui écarte les atomes serrés d’un corps, se glisse, s’insinue, le perce et l’imprègne de sa fraîcheur.

Tout émus ils se penchèrent sur la ville.

— J’ai la vision, reprit Claude, d’un office surnaturel qui se célèbre dans la nef majestueuse… Nous sommes à genoux et nous prions… Et au-dessous de nous sont agenouillés et prient les êtres de tous les siècles, hommes et femmes, riches et pauvres, dont nous sommes les frères compatissants.

Leur poitrine se gonfla de tendresse. Toute la joie et toute la douleur de ceux qui avaient vécu là, leurs sanglots, leurs espoirs, leurs amours, leurs blasphèmes, tout cela s’évapora comme un parfum d’encens qu’ils respiraient avec piété.