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Au corps électoral contre l’esclavage des noirs

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Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 9p. 469-475).

AU CORPS ÉLECTORAL,


CONTRE


L’ESCLAVAGE DES NOIRS.


3 FÉVRIER 1789.

AU CORPS ÉLECTORAL,
CONTRE
L’ESCLAVAGE DES NOIRS.

À l’instant même ou l’Amérique achevait de briser ses fers, les amis généreux de la liberté sentirent qu’ils aviliraient leur cause, s’ils autorisaient par des lois la servitude des noirs. Un homme libre qui a des esclaves, ou qui approuve que ses concitoyens en aient, s’avoue coupable d’une injustice, ou est forcé d’ériger en principe, que la liberté est un avantage saisi par la force, et non un droit donné par la nature. Aussi, l’abolition de l’esclavage des nègres fut-elle regardée par les différents États-Unis, et par le sénat commun qui les représente, non-seulement comme une opération que la saine politique conseillait, mais comme un acte de justice, prescrit par l’honneur autant que par l’humanité. En effet, comment oser, sans rougir, réclamer ces déclarations des droits, ces remparts inviolables de la liberté, de la sûreté des citoyens, si chaque jour on se permet d’en violer soi-même les articles les plus sacrés ? Comment oser prononcer le nom de droits, si, en prouvant par sa conduite qu’on ne les regarde pas comme les mêmes pour tous les hommes, on les rabaisse à n’être plus que les conditions arbitraires d’une convention mutuelle ?

La nation française, occupée aujourd’hui de se rétablir dans ceux dont elle avait négligé de réclamer la jouissance ou l’exercice, partagera, sans doute, la générosité d’un peuple dont elle a défendu la cause, à qui elle doit peut-être une partie de ses lumières actuelles, et dont, malgré la différence des circonstances, des obstacles et du but, il est tant à désirer qu’elle sache imiter la froide et courageuse sagesse. Comment pourrait-elle réclamer contre des abus que le temps a consacrés, que des formes légales ont sanctionnés, et leur opposer les droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et l’autorité de la raison, si elle approuvait, même par son silence, un abus aussi évidemment contraire à la raison et au droit naturel que la servitude des nègres ?

La société des amis des noirs ose donc espérer que la nation regardera la traite et l’esclavage des noirs comme un des maux dont elle doit décider et préparer la destruction ; et elle croit pouvoir s’adresser avec confiance aux citoyens assemblés pour choisir leurs représentants, et leur dénoncer ces crimes de la force, autorisés par les lois et protégés par les préjugés. Nous savons qu’il est des injustices qu’un jour ne peut réparer, qui, liées avec l’intérêt politique ou paraissant l’être, ne peuvent être détruites qu’avec les précautions nécessaires pour assurer le bien, et ne point le faire trop acheter ; aussi nous ne vous demandons point de voter la destruction actuelle de ces maux,

Nous vous conjurons seulement aujourd’hui de tourner vos regards sur les souffrances de quatre cent mille hommes, livrés à l’esclavage parla trahison ou la violence, condamnés, avec leur famille, à des travaux sans espérance comme sans relâche, exposés à la rigueur arbitraire de leurs maîtres, privés de tous les droits de la nature et de la société, et réduits à la condition des animaux domestiques, puisqu’ils n’ont, comme eux, que l’intérêt pour garant de leur vie et de leur bonheur.

Nous portons à vos pieds la cause de vingt nations et de plusieurs millions d’hommes, dont la liberté, la paix, les mœurs, les vertus, sont sacrifiées depuis deux siècles à des intérêts de commerce peut-être mal calculés.

Nous vous conjurons d’insérer dans vos cahiers une commission spéciale, qui charge vos députés de demander aux états généraux l’examen des moyens de détruire la traite, et de préparer la destruction de l’esclavage ; car il serait trop déshonorant pour l’espèce humaine de penser que de tels abus puissent être nécessaires à l’existence politique, à la prospérité d’un grand État, que le bien-être de vingt-quatre minions de Français doit être nécessairement acheté par le malheur et l’esclavage de quatre cent mille Africains, et que la nature n’eût ouvert aux hommes que des sources de bonheur empoisonnées par les larmes et souillées du sang de leurs semblables.

Et il doit aussi nous être permis de désirer, pour la France, l’honneur de donner aux nations un exemple, que bientôt leur intérêt même les forcera d’imiter.

On vous dira peut-être que cette cause vous est étrangère ; comme si rien de ce que réclament l’humanité et la justice pouvait l’être à des âmes nobles et sensibles !

Mais on vous tromperait. Qu’oppose-t-on à ceux qui parlent d’adoucir le sort des noirs ? La nécessité, l’intérêt politique et l’usage. Et n’est-ce pas aussi la nécessité, l’intérêt politique et l’usage qu’on vous a opposés, lorsque vous avez demandé justice pour vous-mêmes ? Votre intérêt le plus cher n’est-il pas de soutenir qu’aucun usage, aucun titre, ne peuvent prescrire contre les droits fondés sur la nature même ? Et si vous pouviez arrêter les yeux sur les livres dans lesquels l’on ose encore, ou faire l’apologie de l’esclavage, ou exagérer la difficulté de le détruire, vous verriez que les principes et les aveux qu’ils contiennent justifient également tous les genres de tyrannie, tous les outrages aux droits de l’humanité.

D’ailleurs, nous ne nous bornons pas à dire que l’esclavage est injuste, que la traite est une source de crimes ; mais nous demandons que vous daigniez examiner si, dans cette question, comme dans beaucoup d’autres, la saine politique ne s’accorde pas avec la justice ; si l’intérêt pécuniaire de la nation ne sollicite pas un changement de principe et de régime aussi puissamment que l’intérêt de l’humanité ; si, enfin, pour la destruction de la traite, cet intérêt pécuniaire ou politique n’exige pas des mesures promptes et efficaces qu’il serait imprudent de retarder.

On nous accuse d’être les ennemis des colons, nous le sommes seulement de l’injustice ; nous ne prétendons point qu’on attaque leur propriété : mais nous disons qu’un homme ne peut, à aucun titre, devenir la propriété d’un autre homme ; nous ne voulons pas détruire leurs richesses, nous voudrions seulement en épurer la source, et les rendre innocentes et légitimes. Enfin, la voix que nous élevons aujourd’hui est, en faveur des noirs, aussi celle de plusieurs d’entre eux qui ont été assez généreux pour s’associer à nos travaux, et pour concourir à nos vues.