Au creux des sillons/13

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Éditions Édouard Garand (p. 51-58).

Frimas et Verglas


I


Tous les ans, avec le retour du printemps, de nouveaux groupes de colons partaient pour le Nouveau-Monde. Le roi, le ministère, toute la France encourageaient ces départs. Ne fallait-il pas peupler le vaste territoire du Canada, la nouvelle colonie ! Ces pionniers appartenaient à toutes les classes de la société. Quelques-uns étaient des paysans qui voulaient un lopin de terre à eux, où ils seraient maîtres et propriétaires ; d’autres étaient des soldats, qu’une humeur aventureuse poussait vers les régions inconnues de cette immense colonie ; d’autres, des commerçants, que l’espoir d’un gain rapide attirait au pays de la traite de la pelleterie ; mais plusieurs n’étaient mûs que par le désir de christianiser le Canada et d’y fonder un prolongement de la France. C’est pourquoi chaque bateau qui partait, emportait un contingent de ces vaillants que rien n’arrêtait, ni une traversée longue et périlleuse, ni des débuts difficiles sous un climat sévère.

Cette année-là, « L’Étoile de la Mer » appareillait. Elle devait emmener avec bien d’autres Pierre Benoit et sa femme. Benoit était d’une intelligente famille paysanne de Normandie, qui n’était jamais parvenue à s’élever au-dessus de sa condition, sans cesse refoulée et réprimée par des circonstances adverses et tout un ordre de choses que créait le gouvernement du pays.

Pierre Benoit et sa femme partaient donc à la recherche d’un champ plus vaste à leur ambition. Ils n’avaient qu’une enfant, une petite fille d’un an, qu’ils laissaient à la garde d’une vieille tante qui l’aimait tendrement. Ils espéraient la faire venir plus tard au Canada, si l’avenir leur réussissait. Et ils partirent. La traversée fut assez clémente. Arrivés à Québec, on les dirigea dans la Seigneurie de Bellechasse. Il était assez tôt pour qu’ils pussent faire leur première installation et se protéger contre l’hiver qui approchait. Benoit se bâtit une chaumière d’arbres abattus dans la proche forêt. Elle se composait d’une seule pièce agrémentée d’un foyer, d’un lit dans un coin et d’une table au centre. Sur les murs dans les fentes desquelles s’échappaient des morceaux d’étoupe on pouvait voir quelques images pieuses emportées de France. C’était bien pauvre, mais le ménage Benoit était heureux car c’était plein de promesses. On défricha un morceau de terre pour être ensemencé au printemps.

L’hiver, cette année-là, fut particulièrement rigoureux. L’humble maisonnette ensevelie dans la neige eut à souffrir du froid et de la solitude. La forêt y faisait la nuit à midi, et les bêtes féroces poussées par la faim venaient hurler près de la porte, mais le retour du printemps, l’orgueil de voir leur moisson onduler dans la brise soutenaient l’espérance de cette bonne petite famille. Vers la fin de l’hiver, un voisin qui était veuf mourut subitement laissant un petit garçon d’une douzaine d’années. Benoit l’adopta. L’enfant était éveillé et robuste, il pouvait être utile.

Le printemps fut précoce. On sema. Ce sol vierge rendit au centuple la semence qu’on y avait jetée. Il y eut une telle abondance d’avoine et de blé qu’ils envahissaient presque la chaumière. Elle avait bon air, la petite maison basse, dans cette orgie d’épis jaunissants.

Plusieurs années passèrent ainsi. On élargit les champs, recula la forêt, agrandit et embellit la maison, augmenta le patrimoine : l’aisance était ainsi venue.

Le petit orphelin adopté dans des circonstances si précaires, était maintenant un homme fort et adroit que les gens avaient fini par identifier avec la famille Benoit et ils l’appelaient tout simplement le petit Benoit. Les époux Benoit avaient songé à plusieurs reprises à faire venir leur fille Marie, mais les événements ne s’y prêtaient pas. La traversée était dangereuse à cause des Anglais qui rôdaient sur la mer.


II


Plus de vingt ans passèrent, la femme Benoit était maintenant bien vieille, minée par les durs travaux de la ferme. Au cours de l’hiver elle fut prise de fièvre et de grande faiblesse. La fièvre, d’abord de peu de gravité, devint plus continue et plus intense. Cette pauvre femme caressait cependant l’espoir impossible de revoir sa fille. Comment ? Elle ne le savait pas. Peut-être par quelque miraculeuse coïncidence. Elle priait, se raidissait contre la maladie, mais son état s’aggravait. Pendant les longues journées, clouée au lit, elle se prenait quelquefois à regarder ses mains décharnées, veinées, aux nerfs saillants et semblait y lire avec angoisse qu’elle ne pourrait pas embrasser sa fille. Elle avait un an quand elle l’avait vue la dernière fois. Qu’était-elle devenue ? Si seulement elle pouvait la voir avant de mourir. Et elle répétait sans cesse : « Mon Dieu, faites-la moi voir, ne fût-ce qu’une heure ». Quelquefois elle était exaucée ; elle avait des rêves charmants où elle voyait sa fille de retour et telle qu’elle l’avait souhaitée. Les réveils emportaient les beaux rêves et la pauvre mourante trouvait le vide, l’isolement, un Océan entre sa fille et elle. Elle mourut un beau matin de mai, pendant que la nature tressaillait d’allégresse à l’œuvre féconde qu’elle accomplissait.

Pierre Benoit manda la nouvelle à sa fille à un bateau qui partait pour la France et la pria de bien vouloir venir remplacer sa mère au foyer par le premier voilier qui appareillerait pour le Canada. Il fallait un été pour que la lettre lui parvînt, elle ne pouvait s’embarquer que le printemps suivant, c’était presque deux ans à attendre l’arrivée de la jeune fille. Pierre Benoit ne devait pas voir cet heureux moment. Une année après la mort de sa femme, il mourait plus triste, plus angoissé qu’elle, car elle le laissait pour recevoir leur fille, mais lui la savait en route et ne laissait que des étrangers pour l’accueillir. Ce furent des heures poignantes que celles où cet homme se cramponnait à la vie, priait de toute l’ardeur de son cœur, suppliait, demandait quelques semaines de vie. Mais il dût se résigner à partir par un soir de juillet. L’odeur des champs qu’il avait semés et arrosés de ses sueurs entrait par la fenêtre comme un suprême hommage quand il expira. Il avait demandé à son fils adoptif d’annoncer ce nouveau deuil à Marie et de lui remettre l’héritage qu’il lui laissait.


III


Ce fils adoptif avait maintenant trente ans ; on lui en eût donné volontiers quarante-cinq. Les forts travaux avaient courbé ses épaules, un collier de barbe noire ou déjà se mêlaient quelques poils blancs encadrait une figure qui respirait l’énergie. Ses pieds traînaient en marchant comme ceux habitués à suivre la charrue.

La jeune fille arriva au commencement de septembre. Elle prit pour son père cet homme qui l’attendait. « Mon père, s’écria-t-elle, se jetant dans ses bras, je vous retrouve enfin ».

Et cet homme fut si désemparé par cet élan de l’enfant qui retrouvait son père, qu’il ne sut que dire. Il eût voulu crier : « Je ne suis pas ton père », mais la confiance émue, la joie débordante de la jeune fille le firent se taire. Elle saurait assez tôt la triste réalité. Il accepta ce premier mensonge et commença à édifier cet échafaudage qu’il fallut étayer sans cesse pour l’empêcher de s’écrouler et de tout entraîner dans sa chute. Marie, de son côté, accepta avec vaillance et allégresse son nouveau rôle de maîtresse de maison.

Souvent elle parlait de sa mère à son père, se faisait raconter ses derniers moments. Et il lui disait ce qui s’était passé, et se surveillait de peur qu’un mot de trop ne révélât l’erreur de la jeune fille. Elle était si brave, si joyeuse qu’il n’avait plus la force de lui dire ce secret. D’autre part, il se sentait presque heureux du nouveau rôle qu’il avait assumé. Il avait promis à son bienfaiteur de veiller sur sa fille. Pouvait-il le faire plus efficacement qu’en le remplaçant tout à fait.

La jeune fille l’entourait de la plus tendre affection. Elle voulait l’aimer pour combler les années de séparation. Et lui se sentait plus courageux à la tâche de vivre dans cette atmosphère de piété filiale. Il finit en quelque sorte par croire que c’était réellement sa fille. Il ne pourrait plus jamais lui dire le secret qui pesait sur son cœur. Chaque jour qui passait rendait cette révélation plus difficile.

Les attentions, l’affection que sa fille lui prodiguait, le voisinage d’une femme jeune et jolie ne tardèrent pas à créer une atmosphère capiteuse où il découvrit en interrogeant bien son cœur qu’il n’aimait plus la jeune fille comme aime un père, qu’il y mettait un autre sentiment mystérieux qui le rendait triste et lui faisait toujours désirer la présence de Marie. L’homme se réveillait. Et le soir à la porte de sa maisonnette pendant que Marie vaquait à ses derniers travaux, il songeait à toutes ces choses. Elle l’aimait, pourquoi ne pas tout lui révéler et l’épouser. Elle l’aimait sans doute comme on aime un père, non un mari. Tout lui révéler, non, c’était trop difficile. Tout lui révéler pour qu’elle l’accusât de l’avoir trompée, de lui avoir menti, pour s’en faire mépriser, non jamais il n’en aurait le courage.

Cependant la beauté et la jeunesse de Marie ne passaient pas inaperçues. François, le fils du voisin ne la voyait pas avec déplaisir. Il s’arrêtait pour lui parler et les dimanches il venait lui faire sa cour. Et elle paraissait touchée des avances du jeune homme. Et ce fut pour l’autre homme des heures de tortures où la jalousie le harcelait. Quelle dérision et quelle ironie ! aimer éperdument comme un amant et n’être aimé que comme un père. À certaines heures, il eût voulu crier son secret : Je ne suis pas ton père et chaque fois la honte de ses mensonges, l’effroi de la jeune fille, la crainte de ne pas être aimé comme il le voudrait, arrêtaient les paroles sur ses lèvres.

C’était maintenant l’hiver. Une épaisse couche de neige recouvrait la terre. Les routes en étaient encombrées. Pour indiquer le chemin on bordait le sentier des traîneaux de branches d’arbres plantées dans la neige. C’était beau de voir ces routes blanches s’en allant en zigzag entre deux haies de jeunes sapins. De temps en temps on voyait un traîneau s’aventurer dans cet étroit passage. Les rencontres étaient à redouter. Il fallait les prévoir et s’arrêter dans les courbes pratiquées à cet effet et signalées par des branches d’arbres.

L’hiver était pour les hommes la saison du repos. Ils n’avaient qu’à soigner leurs bêtes et à couper le bois de chauffage pour l’hiver suivant, afin qu’il fût bien sec et pétillât en répandant une douce chaleur.

François qui avait plus de loisir venait deux fois la semaine faire sa cour à Marie. Et c’était pour l’autre homme l’atroce douleur de voir ces deux jeunes gens se parler bas comme deux amoureux, et d’être obligé de leur sourire comme un père bénévole.

Bientôt ce fut la fête de Noël. François offrit à Marie et à son père de les mener dans sa voiture à la messe de minuit. En retour Marie l’invitait à réveillonner chez son père. Celui-ci s’y était prêté, le cœur déchiré, car il entrevoyait le jour où on lui demanderait la main de Marie. Le cas échéant, il était résolu de crier son secret, de le crier de toute la force de son amour méconnu. Il ne pouvait plus tolérer cette fausse situation. Il fallait en sortir au risque de s’attirer le mépris de Marie et de se voir accusé de lui avoir tendu un piège indigne. Comme il était convenu, François vint les chercher dans la soirée du 24 décembre. C’était une belle nuit limpide et froide. Les étoiles toutes nues frissonnaient au ciel. La neige grinçait sous les traîneaux et miroitait comme une nappe diamantée. L’humble chapelle rayonnait de toute la clarté de ses cierges.

On chanta d’une voix forte et vibrante tous les anciens Noëls, poèmes naïfs et si vieux, dont l’origine se perd dans le passé.

Après la messe, la joie était dans tous les cœurs. Le Christ est né. Il nous apporte un message de bonheur, semblaient dire toutes les lèvres. Et pendant que les chevaux trottaient sur les routes durcies et que les grelots carillonnaient gaiement, on pensait au réveillon bien chaud qui attendait.

Marie avait mis le couvert avant la messe. En arrivant elle servit un ragoût d’un fumet surprenant, des pâtés de viande dont la croûte fondait, des croquignoles tressées, entortillées, d’un goût d’amande, des tartes aux petites fraises des champs sucrées comme du miel.

Après le réveillon François avait dit à son père pendant qu’elle desservait :

« Si vous le permettez, je viendrai dimanche soir avec mon père vous demander la main de Marie ».

Le moment décisif était donc venu. On voulait lui enlever la femme qu’il aimait plus que lui-même. Il ne laisserait pas commettre cette injustice. Il parlerait et laisserait Marie choisir entre François et lui.

Les jours qui suivirent furent pour la jeune fille des jours d’un bonheur et d’un espoir rayonnants. Son amour chantait autour d’elle et tous ses gestes, toutes ses paroles allaient vers lui dans un même élan éperdu. Son père voyait cette joie et l’accusait secrètement de ne pas comprendre son amour ; il en souffrait. Mais il aurait sa revanche. C’est elle qui va souffrir quand j’aurai parlé, pensait-il. Elle aime l’autre, mais se croira tenue de se donner à moi.

Et maintenant que l’heure fatale approchait, il hésitait. Comment sortir de cette impasse ? Comment briser cette chaîne de plusieurs mois de mensonges, et dont chaque anneau lui meurtrissait le cœur ? Pourquoi s’était-il laissé impliquer dans cette difficulté sans échappatoire ? Pourtant ses intentions avaient toujours été pures et droites. Il avait agi ainsi par crainte de faire souffrir, et c’était lui qui souffrait. À la fin c’était trop cruel. Il ne voulait pas se sacrifier ainsi. C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il allait recevoir François et son père. Après les salutations d’usage, tous les trois s’étaient assis dans la pièce qui servait de cuisine et de salle à manger. Marie s’était retirée dans sa chambre.

— Pierre, dit le père de François, tu sais que mon fils aime ta fille ; si tu veux nous les marierons à Pâques.

L’homme regarda dans la direction de Marie, et après un moment d’hésitation à peine perceptible, il dit :

« Marie ».

La jeune fille sortit de la pièce voisine. Elle était belle dans la lumière vacillante de la bougie.

— « Marie, répéta-t-il, donne la main à ton fiancé et embrassez-vous ».


FIN.