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Au moulin de la mort/14

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Imprimeur Auguste Jaunin (p. 221-244).

XIII


Dans un cabaret perché au sommet de la côte suisse, entre la Ferrière et les Bois, une douzaine d’hommes sont réunis et parlent avec animation. Ils se sont donné rendez-vous au Clos des Vieux-Sapins pour s’entendre sur leur situation et sur celle de leur chef, Maurice Delaroche. M. Viennot, le commanditaire de la troupe, est avec eux. Quelques jours se sont écoulés depuis que les contrebandiers, sur le Doubs, ont rebroussé chemin. Comme un vaisseau sans pilote erre à l’aventure sur la mer houleuse, de même ils ne savent plus à quel parti s’arrêter. Ils ont bien toute confiance en Emile Brossard ; mais ce dernier ne veut pas se mettre à leur tête. En premier lieu, il estime que l’on doit songer à Maurice : sa liberté avant tout. Au surplus, un soupçon le tourmente : la présence des douaniers, au moment même où son ami a quitté la barque, lui paraît suspecte. Ce n’était pas un effet du hasard seul, il appréhendait une trahison.

— Voyons, mes garçons, disait M. Viennot, il est bientôt six heures et nous n’avons encore rien décidé. Cependant, il me semble que la chose est bien simple : ou il faut aller aux renseignements pour connaître l’endroit où l’on a conduit Maurice, ou il faut continuer sans lui. Emile Brossard sera votre chef.

— Permettez, M. Viennot, je n’accepte pas. J’ai un ami, cet ami a peut-être besoin de moi. Mon devoir est de partir, de le retrouver, si possible. Je l’eusse déjà fait, mais je voulais causer avec vous. J’avais à vous remettre les marchandises que nous n’avons pas réussi à passer en France. Maurice et moi, et nos camarades étaient d’accord, nous avions convenu que si notre chef était arrêté, nous devions, avant de prendre une nouvelle résolution, d’abord régler nos comptes avec vous. À présent, c’est en ordre, je puis donc aller à la recherche de Maurice.

— C’est beau de ta part, Emile Brossard ; toutefois, je doute que ta démarche ait un résultat quelconque.

Ce que je ne m’explique pas, ajouta M. Viennot, c’est que les douaniers se soient justement trouvés là.

— J’ai été, comme vous, surpris de cette coïncidence. On eût dit qu’ils savaient exactement l’heure de notre arrivée. À l’instant où Maurice touche à la rive française, quatre gabelous s’emparent de lui.

— Comment s’appelle-t-il donc, cet aubergiste du Doubs ?

— Jean Gaudat.

— Est-ce un homme sûr ?

— Au commencement, il nous inspirait toute confiance. Mais, depuis, Maurice avait de bonnes raisons de le soupçonner encore pire qu’il n’est.

— Quelles raisons ?

— Oh ! je les ignore, répondit Emile négligemment.

— Et dans quel but, si cela est, vous aurait-il trahis ?

— Est-ce qu’on peut savoir ? On l’aura peut-être « acheté » très cher. Peut-être aussi avait-il un autre motif de livrer notre chef. C’est surtout à cause de cette incertitude où nous sommes que je refuse de conduire la troupe. Je ne crois plus à la fidélité de la famille Gaudat. Il est vrai que je n’ai aucune preuve, mais n’importe. Et mon idée est qu’avant de recommencer, il faut connaître l’opinion de Maurice. Avec son flair habituel, il aura bien un excellent conseil à nous donner…

À peine Emile Brossard venait-il de prononcer ces derniers mots que la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et que… Maurice parut, Maurice lui-même.

— Oui, c’est moi, Maurice ! s’écria le jeune homme, en voyant l’étonnement et la joie sur tous les visages. Oui, c’est bien moi, votre compagnon, votre chef. Vous m’avez certainement jugé perdu, et vous n’aviez pas tout à fait tort. Mais maintenant je suis libre, libre et retrouvé. Vive la Suisse, pays de liberté !

En voilà une vie depuis que nous avons été si brutalement séparés !

Le premier moment de surprise envolé, toutes les mains se tendirent vers lui. Il fit ie tour de la table, dit une parole amicale à chacun et, ayant ensuite pris place entre M. Viennot et Emile Brossard, il but coup sur coup deux verres de vin. L’aubergiste, que l’on avait appelé, apporta une nouvelle cruche d’au moins trois pots, mesure bernoise. Ah ! quelle soif ils ont, les contrebandiers ! Elle égale au moins celle qui devait affliger Gargantua, de rabelaisienne mémoire !

Une fois dans le train, Maurice, pour satisfaire la curiosité de ses compagnons, raconta ce qui suit :

— Pas n’est besoin, assurément, de vous dire comment s’est faite mon arrestation, puisque Emile Brossard, de la barque, a pu en observer le moindre incident. Nous étions tombés dans un beau traquenard. Deux gabelous me tenaient, et solidement, croyezm’en sur parole ; deux autres, si j’avais essayé de résister, eussent aussitôt prêté mainforte à leurs camarades. Trop certain du chemin que nous prenions, je m’attendais si peu, ce soir-là, à rencontrer des douaniers, que la stupeur m’ôta d’abord toute réflexion. J’étais là, à peu près inconscient de ma situation, ne pensant à rien ; en un mot, abasourdi. À la fin, et lorsque je sentis mes poignets enserrés par une chaîne, je compris ce qui se passait. À la guerre comme à la guerre ! En devenant contrebandier, on s’expose à subir un jour ou l’autre une pareille mésaventure.

Néanmoins, j’étais encore assez content. La barque s’éloignait, et j’étais seul au pouvoir des gabelous. Bien que je ne me fisse aucune illusion sur le sort qui m’était réservé, je n’avais, en somme, de compte à rendre à personne.

L’embarcation partie, les douaniers me placèrent au milieu d’eux et nous remontâmes le Doubs. La nuit était fort sombre, vous vous en souvenez, du reste. Ils avaient une lanterne, dont la faible lumière leur servait à reconnaître le chemin.

Nous passons successivement la ferme des Châtelain, le Refrain, puis les Gaillots. De là, nous quittons le fond de la vallée et gravissons la côte française.

Vous affirmer que j’étais pleinement tranquille serait le contraire de la vérité. Cependant, je n’avais pas une folle peur. Outre que mon crime était de ceux que l’on ose avouer, on n’avait aùcune preuve contre moi. Et le fait d’être conduit, menotté, par les agents de la force publique ne m’épouvantait pas non plus. Loin de là. Une fois que nous fûmes sur une vraie route, où le pied était plus sûr, oubliant volontairement ma propre infortune, je nouai conversation avec les douaniers. Tout d’un coup, celui qui paraissait être le chef me dit :

— Voyez-vous, jeune homme, il ne faut jamais avoir trop de confiance. Il y a là, sur le Doubs, un garçon qui vous en veut à mort. C’est par lui que nous avons été informés de votre passage.

Se repentait-il déjà de m’avoir ainsi expliqué « mon arrestation » ? Je ne sais, mais toujours est-il que j’eus beau l’interroger encore, ce fut peine inutile, il ne répondit plus à mes questions.

Cet aveu, pourtant, justifiait mes soupçons. J’avais, en effet, l’idée que nous venions d’être trahis par l’un des Gaudat, par le jeune, j’en mettrais ma main au feu. Je vous dirai, dans quelques instants, mon intention vis-à-vis de cette famille.

À ce moment, j’avais déjà un autre projet en tête. Que me faisait, au fond, d’avoir été vendu par le père ou par le fils ? Ce à quoi je pensais, c’était à recouvrer ma liberté, coûte que coûte. La chose n’était pas des plus faciles, je le voyais surabondamment. Mais, à notre âge, car, à ma place, vous auriez agi de même, on ne se laisse pas aller si aisément au désespoir.

Arrivés à Maiche, on me jeta dans une sorte de cave, avec une fenêtre au ras du sol, que je n’examinai pas d’abord, ayant un suprême besoin de repos. Avant de fermer la porte, la personne qui remplissait momentanément les fonctions de geôlier, m’annonça que le lendemain, ou mieux le jour même, on me dirigerait sur Besançon.

Je tombais de sommeil. M’étant couché sur une espèce de lit de camp, je m’endormis aussitôt. Il était de nouveau nuit quand je me réveillai. On m’avait accordé un jour de répit. Dame ! Ça m’importait peu. On criait onze heures devant la maison même, la mairie. Mes regards se portèrent vers la fenêtre. Elle était garnie de deux barreaux. Je n’eus aucune minute d’hésitation. Le fer tenait mal ; en moins d’un quart d’heure, le passage était libre. Quand j’ai entendu le guet dans un autre quartier, je suis sorti de mon trou et j’ai gagné le large. Combien ai-je marché de temps ? Je ne m’en suis pas aperçu ; mais, vers l’aube, j’arrivais à la ferme de Pierre Logerot où l’on m’a donné l’hospitalité jusqu’à hier au soir. Pendant cette nuit, j’ai traversé le Doubs, un peu en dessous de la Charbonnière, et me voici…


Maurice ne disait pas tout. De la Charbonnière, après avoir passé le Doubs, il avait suivi la rive suisse, par dessus les rochers qui bordent la rivière, et il était ainsi arrivé à l’auberge des Gaudat. Tout était plongé dans l’ombre, les hommes et les choses.

Or, nos lecteurs n’ont pas oublié que sur le derrière de la maison des poutres dépassaient la paroi extérieure. Grimpant comme il le put, en s’aidant d’une planche qu’il avait appuyée contre la première poutre, il monta sur celle-ci ; puis, tirant à soi la planche, il la posa sur les autres poutres, établissant de cette façon un pont qui lui permit d’aller vers la fenêtre d’Yvonnette. Là il avait appris, à son inexprimable joie, que celle qu’il aimait n’était pas l’enfant des Gaudat.

Il en savait assez.

Ayant ensuite obtenu de la jeune fille la promesse qu’elle ne ferait plus, devant la famille de l’aubergiste, aucune allusion aux divers incidents des derniers temps, Maurice avait repris le chemin des Franches-Montagnes. Il sentait que le dénouement approchait. À ses yeux, le doute ne pouvait plus exister : le meurtrier de son père habitait sur le Doubs et il s’appelait Jean Gaudat. Il était peut-être aussi l’assassin de la mère d’Yvonnette…


— Mon cher, dit M. Viennot, après que Maurice eut terminé son récit, mes sincères félicitations. Tu as su très habilement te tirer d’un fort mauvais pas.

Et maintenant, voyons ton projet.

— Je vais être franc. Ce soir même, avec les camarades qui voudront bien m’accompagner, nous descendrons de nouveau sur le Doubs. Il y a là un acte de justice à accomplir.

— Nous allons tous avec toi ! crièrent plusieurs voix.

— Bien, mes amis ! Je n’espérais pas moins de votre dévouement.

— Cette fois, vous n’avez pas à craindre les douaniers, observa M. Viennot en riant. Mais, pour demain et les jours suivants, quelles sont vos intentions ?

— Cela dépendra, en ce qui me concerne personnellement, du résultat de notre expédition d’aujourd’hui. Avant notre retour, je ne puis rien dire ni rien promettre.

— Je vois donc qu’il faut te laisser agir à ta guise.

— C’est ce qu’il a de mieux.

— Alors, au revoir !

— Au revoir, M. Viennot.

Dès que ce dernier eut pris congé des contrebandiers, naturellement après avoir payé l’écot, Maurice, s’adressant à ses compagnons, leur dit :

— Vous êtes bien décidés à venir avec moi ?

— Oui ! oui ! firent-ils, comme à l’unisson.

— Merci ! Dans ce cas, avant de nous mettre en route, je vous dois des explications. Nous avons du temps de reste. Il est à peine sept heures ; à huit, nous partons. En forçant un peu le pas, nous serons à neuf heures chez les Gaudat. Buvez donc frais, et tranquillement, tandis que je vous raconterai une histoire. Hé ! patron ! Du vin ! Du vin ! Le meilleur de la cave ! L’amitié commande la confiance. Je vais vous donner une preuve de la sympathie que j’ai pour vous. Cette histoire, c’est la mienne. Vous en avez déjà deviné une partie ; le moment de l’achever a sonné. Vous serez juges en la cause.

Et Maurice, reprenant la destinée de sa famille depuis le jour où, fuyant la Révolution, elle avait quitté le château de Noirbois, leur dit, brièvement, ce que nous avons écrit dans les pages précédentes, leur arrivée dans le pays, la disparition de son père, leurs recherches infructueuses, la vie calme et laborieuse de sa mère, la mort de celle-ci, ses voyages à lui dans la Franche-Comté, sa rencontre avec Yvonnette et, plus tard, avec le fermier Pierre Logerot, la découverte du médaillon qui le rapprochait du Doubs et enfin les paroles du douanier lui révélant la trahison des Gaudat. Puis, pour éclaircir encore mieux sa propre situation, il avoua qu’il aimait la gentille Yvonnette ; que, le soir auparavant, il avait parlé à la jeune fille et qu’elle venait de lui apprendre qu’elle n’était pas l’enfant de l’aubergiste.

— Mes dernières hésitations ont disparu, conclut Maurice. Mon père a été assassiné dans cette maison maudite, et ce n’est probablement pas le seul crime que l’on y ait commis. C’est pourquoi, je vous prie de m’accompagner : nous allons tenir, comme je vous l’ai dit, une grande cour de justice. Les accusés, nous les avons. C’est la famille Gaudat, du moins le père. Malheur aux coupables !

Là-dessus, Maurice se leva et vida son verre d’un trait.

— En route ! ordonna le chef. La nuit était tombée, une nuit pluvieuse de la fin d’août. Depuis deux jours, des torrents d’eau inondaient les vallées et les ravins. On commençait, dans les bas-fonds, à redouter des inondations. Déjà l’année précédente, la pluie avait abîmé les récoltes. On n’entendait parler que de misères, d’infortunes de toutes sortes.

Malgré le temps désagréable qu’il faisait, Maurice et ses compagnons descendaient rapidement la côte, ne s’entretenant que du but étrange de leur course nocturne. La surprise qu’ils réservaient à Jean Gaudat les excitait.

Bientôt le grondement du Doubs parvint à leurs oreilles. La rivière était furieuse, menaçante ; ses flots tourbillonnaient dans le lit étroit, montant sur les bords qu’ils ravageaient. La traversée, cette nuit-là, eût été absolument impossible.

— Halte ! dit Maurice, quand ils furent arrivés au bas du sentier en zigzags, à quelques centaines de mètres de la maison. Avant d’entrer, il faut que je vous indique quel est mon plan. Toi, Charles Müller, et toi, Pierre Froidevaux, vous vous emparez du père Gaudat ; Emile Brossard et Jules Aubry, du fils. Nous n’avons pas à nous inquiéter de la femme.

Ces dernières explications données, ils se remirent en marche. Dix minutes après, ils étaient devant la porte de l’auberge. Maurice l’ouvrit.

— On dirait que l’on nous attend, murmura-t-il.

Il pénétra dans la cuisine, ensuite dans la salle de débit. Ses camarades le suivaient de près.

Jean Gaudat était là, avec son fils.

En un clin d’œil et sans qu’ils eussent même le temps de songer à se défendre, ils étaient saisis par les contrebandiers et solidement liés et garrottés. Cela fait, Maurice commença :

— Ali Gaudat, c’est toi qui nous as vendus aux douaniers. Une pareille infamie mérite un dur châtiment. Qu’as-tu à répondre ?

Le malheureux avait déjà reconnu celui qu’il croyait perdu. Il en avait éprouvé une violente secousse. Mais, tremblant pour sa vie, il voulut protester de son innocence.

— Ce n’est pas vrai ! fit-il.

— Voyons ! Pas de détours ! L’un des gabelous me l’a formellement déclaré. Avoue, sinon on te jette au Doubs. Ecoute, comme il mugit. Il te roulera ainsi qu’un caillou, et tu iras te briser la tête contre les rochers, là-bas, un peu en dessous de l’endroit où les douaniers m’ont arrêté.

— Je n’ai rien à avouer.

— C’est bien ! Poussez-le dans un coin et laissez-le.

Alors, se tournant vers le père :

— Et toi, Jean Gaudat ! Est-ce que ta conscience, qui doit être plus noire que celle du diable, ne te crie aucun remords ? Parle ! Rappelle tes souvenirs !

— Je ne sais pas ce que tu veux de moi ! répliqua l’aubergiste, plus mort que vif. C’est mon fils qui a eu l’idée du coup. Je m’y suis opposé, mais inutilement.

À ces mots, on entendit une malédiction dans le coin où l’on avait relégué Ali Gaudat.

— Ah ! ah ! nous y voici ! s’écria Maurice. Il ne m’avait donc pas trompé, l’honnête gabelou ! Si jamais je le rencontre, je le remercierai du service qu’il m’a rendu, qu’il nous a rendu à tous.

Mais il ne s’agit plus de cela. La trahison de ton fils est un jeu d’enfant, comparée au crime dont je t’accuse. Allons, dis-nous ce qui a dû se passer ici, dans ta maison, un soir de l’année 1791, quand le comte de Laroche était en route pour rejoindre sa femme ?

À ce nom, Jean Gaudat crut que la paroi s’ouvrait, livrant passage à un spectre, au cadavre ressuscité de sa victime. Il reprit cependant vite possession de lui-même. Que pouvait-on lui prouver ? Rien, non, rien du tout. Le corps avait été bien caché, dans le trou creusé au fond de la cave, où le Doubs coulait, emportant d’abord les chairs, rongeant ensuite les os. Il n’y restait plus rien. De cela, il était certain. Aussi répondit-il, presque sans trouble :

— Je n’ai pas vu la personne dont tu parles, je ne la connais point et ne l’ai jamais connue.

— Tu mens ! Mon père est venu ici, j’ai suivi ses traces. Tu es l’assassin du comte.

— Libre à toi de le croire ! riposta l’aubergiste, devinant que le jeune homme n’avait que des soupçons.

— Ali Gaudat, reprit Maurice, après un instant de réflexion, n’as-tu rien à m’apprendre ?

— Moi, fit ce dernier, je pourrais bien, comme mon père, te dire des choses qui t’intéresseraient rudement. Mais je te hais trop. Pourvu seulement que j’aie encore l’occasion de me venger, et je serai content.

— Tu ne l’auras plus, console-toi ! Ton sort est déjà réglé.

— Et que veux-tu faire de moi ?

— Ne te presse pas trop de le demander, tu le sauras toujours assez tôt. Prête l’oreille : le Doubs te réclame.

Un frisson passa sur le corps d’Ali Gaudat, qui se tut.

— C’est donc ton dernier mot ? continua Maurice, en s’adressant de nouveau à l’aubergiste. Tu as peur de la vérité. Soit ! Mes amis, voyez un peu dans cette chambre et amenez-moi la femme.

Mais les contrebandiers n’eurent pas besoin de se déranger. Une porte venait de s’ouvrir : sur le seuil, la vieille Catherine parut, ayant l’air d’une sorcière sous son accoutrement de nuit. Des mèches de cheveux grisonnants recouvraient à demi son visage. À la vue de tous ces hommes, de son mari et de son fils, les mains attachées derrière le dos, ainsi que des malfaiteurs, une épouvante la saisit. Elle se mit à trembler de tous ses membres, ses yeux devinrent hagards, eurent comme des lueurs étranges et, subitement, elle tomba sur le plancher en criant :

— Pitié ! Pitié ! La punition !

— Relevez-la, dit Maurice.

Deux contrebandiers s’approchèrent de la malheureuse et l’assirent sur une chaise.

Et aussitôt un murmure s’échappa de ses lèvres : — Pitié ! Pitié !… Je ne voulais pas… C’est lui… mon homme… Il disait… qu’il fallait s’enrichir… qu’on ne le saurait jamais… Et il l’a tué… oui, tué… la nuit… Mais il n’a presque rien trouvé… Deux ou trois mille francs… rien… Oh ! ces grands yeux ouverts… qui me regardent sans cesse… de jour… de nuit… Enlevez donc ce cadavre… Là, au fond de la cave… Le Doubs qui mange les morts… Que de crimes ! mon Dieu, que de crimes !… Et nous aurions pu vivre si tranquilles… Cette belle dame… qui était si malade… je la vois encore… quand elle vint chez nous… Pauvre petite Yvonnette… je t’ai aimée pour elle… pour que Dieu ait pitié de nous… Non ! non ! Pas de nouveaux crimes ! Il ne l’a pas tuée… celle-ci… elle est morte dans mon lit… Mais… le cadavre… a rejoint l’autre… lia ! ha ! ha ! Et la folle — Catherine l’était maintenant — parla sur ce ton longtemps encore, répétant deux, trois fois les mêmes choses, pendant que les hommes, qui assistaient, les regards fixes, à cette horrible scène, sentaient une sueur froide mouiller la racine de leurs cheveux. Effrayantes, ces révélations !

À la fin, brisée par la violence de cet accès, elle n’eut plus que des sons inarticulés, et, la tête penchée sur sa poitrine à demi-nue, elle resta immobile, comme inerte, privée de vie. Jean Gaudat, que la terreur pâlissait, ne disait plus rien, n’ayant plus qu’une notion plus ou moins distincte : son irréparable perte. Il avait l’air de regarder sa femme, mais il écoutait plutôt une voix qui venait de bien loin, d’au delà du temps, de plus loin que la tombe, où l’on ira sans doute, d’où l’on ne revient jamais. Cette voix pouvait aussi monter du fond de la cave, lui apportant un craquement d’os, un ricanement de bouche sans chair, le dernier cri d’un être humain qu’on assassine. Et la peur augmentait, s’installait par secousses dans son cerveau en feu, elle le roulait comme le Doubs roulait ses vagues, de l’autre côté de la paroi, contre laquelle le flot hurlait, dans la nuit épaisse. Misérable ! Oui, il l’était, parce qu’il avait agi comme si la vie n’était qu’une lutte du plus fort contre le plus faible, sans expiation finale. Sa conscience, endormie pendant trente années, se réveillait insensiblement : elle paraissait déjà balbutier les premières syllabes de l’éternel repentir. Tous ses forfaits arrivaient, les uns après les autres, ainsi que des démons, et ils le souffletaient en passant, lui montrant le nu de la plaie morale, l’infernale méchanceté de son cœur d’homme qui n’avait jamais aimé le bien.

Et en faisant de cette manière, en quelques secondes, le bilan de son existence, il se souvint alors de sa toute première jeunesse, des jours vécus auprès de sa mère, morte trop tôt pour lui. Puis, de ces souvenirs d’enfance, l’un plus vivace se dégagea, toucha et remua ses lèvres : c’était l’humble prière qu’il avait apprise dans son lit de garçonnet, ce Notre Père qui dit tout, nos misères, nos besoins et nos espoirs et, involontairement, ne sachant pas clairement ce qui s’agitait en lui, il la répétait au fond de son âme, déjà plus calme par la rosée de pardon que la divine parole fait descendre sur l’homme.

— Pitié ! cria-t-il à son tour. Pitié !

— Oui, Maurice, dit une voix, pitié pour ces malheureux !

Tous se retournèrent et aperçurent Yvonnette, debout sur la porte et le buste enveloppé dans le châle blanc que son grand ami lui avait donné. Elle était radieusement belle, avec son allure d’apparition, le visage tout éclairé par la lumière de la lampe posée sur la table. Ses cheveux dénoués lui faisaient une auréole de leur opulence blonde et se répandaient ensuite sur ses épaules et sur sa taille, aux contours déjà plus fermement dessinés. On voyait errer, dans ses yeux et sur ses lèvres, le vague sourire de la femme qui aime et se sait aimée. Elle avait entendu le bruit de l’arrivée, et, soupçonnant la présence de Maurice, elle avait descendu l’escalier, sans songer à mal, et s’était arrêtée derrière la porte, d’où elle avait compris, palpitante, souvent épouvantée, les paroles enfiévrées de celle qui n’était plus sa mère. Pressentant qu’un mot de sa part dénouerait peut-être la situation, qu’en tout cas elle amènerait Maurice à des sentiments de clémence, elle était entrée et avait aussi dit :

— Pitié ! Maurice, pitié pour ces malheureux !

Mais Maurice semblait ne pas voir Yvonnette. Il avait là, sous la main, le meurtrier de son père, l’auteur de toute leur infortune. Que de fois, en ses rêveries désolantes, s’était-il juré de le châtier, cet assassin inconnu, d’exercer une implacable vengeance ! Et voilà qu’à cette heure tout le monde lui criait d’avoir compassion ! On ne peut pas leur pardonner, à ceux qui, froidement, pour un vil métal, la soif de l’or, tuent leurs semblables. Allons, la loi du talion : Œil pour œil, dent pour dent ! Là, à côté, le Doubs ne décolère plus : il demande des victimes, il veut rouler des cadavres dans ses eaux boueuses et tourbillonnantes. Les flots écument, grimpent les uns sur les autres, menacent de tout engloutir, et les hommes et les choses de la création.

— Pitié ! redit Yvonnette. Pitié, Maurice !

La jeune fille a rompu le cercle que formaient les contrebandiers autour de leur chef. Elle s’est rapprochée de son ami. Mettant ensuite dans l’accent de sa voix tout son cœur, tout son chaste amour de vierge, elle murmure de nouveau :

— Pitié pour eux, Maurice, et Dieu nous rendra heureux !

Et Maurice parut se réveiller d’un long cauchemar affreux. Il regarda celle qu’il aimait, lut dans son regard la prière suprême du pardon. Alors, d’un mouvement, il se secoua comme pour chasser tous les fantômes du passé, le souvenir de toutes les amertumes, de la désespérance de sa mère, de l’angoisse terrible qu’a dû souffrir son père et, lentement, ainsi que le Juge de la dernière heure, il laissa tomber ces mots :

— Oui, pitié ! Il est plus léger à l’homme de pardonner que de se venger. Mais si, demain, vous n’avez pas quitté ces lieux, la justice humaine s’accomplira.

Mes amis, venez ! Nous n’avons plus rien à faire ici.

Quelques minutes après, Maurice et les contrebandiers sortaient de la maison, emmenant Yvonnette, qui n’avait pris avec elle que le portrait de la comtesse de Laroche, la mère de celui qu’elle allait aimer toute sa vie.


Le lendemain, Jean et Ali Gaudat avaient disparu. S’étaient-ils réellement éloignés de la contrée ou bien avaient-ils trouvé la mort dans le Doubs ? On ne l’a jamais su. Toutefois, au matin, la rivière avait fait son œuvre de destruction : l’auberge avait été emportée pendant la nuit, et la vieille Catherine, irrémédiablement folle, errait toute seule au pied des rochers où jadis Yvonnette cueillait des fleurs sauvages, sous les rayons du soleil. La triste réputation dont avait joui cette famille aidant, une légende finit bientôt par s’établir : on appela cet endroit le Moulin de la Mort, et, par contre-coup, les Echelles qui se trouvent sur la rive française, portèrent aussi le même nom.

Maurice et Yvonnette, avec Françoise et Emile Brossard, allèrent habiter la France, où ils retrouvèrent l’oncle de Mme de Bellefontaine, qui leur abandonna toute sa fortune. Le comte et la comtesse de Laroche, car Maurice voulut reprendre le titre de ses pères, furent profondément heureux. Trois enfants, un garçon et deux filles, vinrent encore augmenter leur bonheur. Quant à M. Viennot et aux contrebandiers, ils ont eu des jours de chance et des heures d’infortune. Ruiné plusieurs fois, M. Viennot se relevait toujours, tant ce métier — son art, comme il disait — est le jouet du hasard et de l’éternelle loi des choses d’ici-bas.