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Au pays des pardons, 1894/Avant-propos

La bibliothèque libre.
H. Caillière, éditeur — A. Lemerre éditeur (p. --xv).


AVANT-PROPOS


JE n’ai pas à apprendre au lecteur que ce PAYS DES PARDONS où je voudrais le conduire, c’est la Bretagne, j’entends la Bretagne bretonnante ou — s’il faut un terme encore plus spécial — l’Armorique. Il ne serait pas moins superflu, je pense, de dire en quoi consiste un Pardon. Tout le monde en a vu. On ne voyage pas une semaine en Bretagne, durant la belle saison, sans tomber à l’improviste au milieu d’une de ces fêtes locales. Elles ne présentent, du reste, aperçues ainsi au passage, qu’un intérêt assez médiocre.

C’est le plus souvent aux alentours d’une vieille chapelle qui ne se distingue guère que par son clocher des masures du voisinage, tantôt au creux d’un ravin boisé, tantôt au sommet d’une lande stérile, balayée du vent. Il y a là des gens endimanchés qui vont et viennent, d’une allure monotone, les bras ballants ou croisés sur la poitrine, sans enthousiasme, sans gaîté. D’autres, attablés dans quelque auberge, crient très fort, mais plutôt, semble-t-il, par acquit de conscience que par conviction. Les mendiants pullulent, sordides, couverts de vermine et d’ulcères, lamentables et répugnants. Dans l’enclos du cimetière bossué de tombes herbeuses, véritable « champ des morts », un aveugle adossé au tronc d’un if glapit, en une langue barbare, une mélopée dolente, si triste qu’on la prendrait pour une plainte. Les jeunes couples qui se promènent, et qui sont censés deviser d’amour, échangent à peine cinq paroles, se lutinent gauchement, avec des gestes contraints. Un de mes amis, après avoir assisté au pardon de la Clarté, en Perros, formulait son impression en ces termes :

« — Décidément, j’aime mieux vos Bretons quand ils ne s’amusent pas : ils sont moins mornes. »

Son erreur était de croire que ces Bretons s’étaient réunis là pour s’amuser. Le Goffic a écrit à propos des pardons[1] : « Ils sont les mêmes qu’ils étaient il y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point aux autres fêtes. Ce ne sont point des prétextes à ripailles comme les kermesses flamandes, ni des rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs, comme les foires de Paris. L’attrait vient de plus haut : ces pardons sont restés des fêtes de l’âme. On y rit peu et on y prie beaucoup… » On ne saurait mieux dire. Une pensée religieuse, d’un caractère profond, préside à ces assemblées. Chacun y apporte un esprit grave, et la plus grande partie de la journée est consacrée à des pratiques de dévotion. On passe de longues heures en oraison devant la grossière image du saint ; on fait à genoux le tour de l’auge en granit qui fut successivement sa barque, son lit, son tombeau ; on va boire à sa fontaine que protège un édicule contemporain du sanctuaire et dont l’eau est réputée comme ayant des vertus curatives. Vers le soir seulement, après vêpres, les divertissements s’organisent. Plaisirs agrestes et primitifs. On s’attroupe pour jouer aux noix, dans le gazon, au pied des ormes. Les gars se défient à la lutte, à la course, sous les yeux des filles sagement assises sur les talus environnants, ou s’exercent à mâter une perche, parmi les applaudissements des vieillards. La danse enfin déroule en cercle ses anneaux, sérieuse et animée tout ensemble, avec un je ne sais quoi de simple et d’harmonieux dans le rythme qui rappelle son origine sacrée… Les retours, à la brune, sont exquis. On s’en revient par groupes, dans la fraîcheur du crépuscule, à l’heure où commencent à s’allumer les étoiles dans le gris ardoisé du ciel. Une sérénité douce enveloppe les choses. Les galants accompagnent chez elles leurs promises : ils cheminent côte à côte, en se tenant par le petit doigt. L’homme s’est enhardi, la fille ne se sent plus rougir : le mystère invite aux aveux. Aux approches de la ferme, pour annoncer leur arrivée, ils entonnent à l’unisson une cantilène achetée dans l’après-midi à l’éventaire du marchand de complaintes. D’autres couples au loin leur répondent, et bientôt, de toutes parts, s’élève une sorte de chant alterné qui va s’éteignant peu à peu, avec les derniers tintements de l’angelus, dans le grandiose silence des campagnes assoupies.

Le charme rustique de ces fêtes, M. Luzel l’a exprimé en un sône reste jusqu'à présent inédit et dont on me saura d’autant plus de gré de traduire ici les principales strophes.


I


Nous avions traversé des champs, des prés en fleurs, des bois où les oiseaux s’égosillaient…

Devant moi, marchait, a quelque distance, Jénovéfa Rozel, la plus jolie fille qui se puisse rencontrer en Bretagne… Et si bellement accoutrée ! À un ange elle était pareille.

— Bonjour a vous, Jéno jolie !… Jésus, que vous voilà bien attifée ! Je vous retiens le premier pour danser la ronde.

— Grand merci, Alanik. Si je suis bellement vêtue, ce n’est point pour aller à la danse. Et puis, vous êtes un moqueur !

— Je gagerais volontiers un cent d’amandes que l’on vous verra tantôt, ô fleurette d’amour, tourner autour de Jolory[2], en donnant la main à Gabik… Gabik est un joli garçon. Ne rougissez point, mon enfant…

II


… La procession s’avance. Les cloches sonnent à toute volée, si bien que le clocher tremble et que l’on entend craquer la charpente sous l’effort des sonneurs… Voici la grande bannière qui sort par le porche. Voyons qui la porte.

C’est Robert le Manac’h ! Celui-là est le plus fort de tous les jeunes hommes du pays. Il fait avec la bannière trois saluts coup sur coup. C’est un fier gars ! Plus d’une fille tient les yeux fixés sur lui.

La seconde bannière est aux mains de Gabik. Ses regards cherchent de tous côtés Jénovéfa, son petit cœur… Puis viennent en foule des filles vêtues de blanc, jolies, jolies à ravir, chacune portant un cierge…

Et de part et d’autre du chemin on voit, sur les talus, jeunes garçons et filles jolies, parmi les fleurs de toute espèce, fleurs d’épine et fleurs de genêt. Jusque sur les branches des arbres il y a des enfants par grappes…

… Dans la plaine, le recteur, de sa propre main, met le feu au bûcher de lande.

— Le feu ! Le feu de joie !

Et tous de crier en chœur :

— Iou ! Iou !

Et voici maintenant le tour du ménétrier.

III


… Jolory, monté sur sa barrique, appelle les jeunes gens à l’aubade[3]. Le cœur des jeunes filles tressaille à cet appel…

Et maintenant, regardez ! Quelle allégresse ! En dépit de la chaleur, de la poussière, de la sueur, voyez comme on bondit, voyez comme on se donne de la peine !…

Le sonneur n’en peut plus : il a beau boire, l’haleine lui manque.

— Sonne, sonneur ! sonne donc !… Bois et sonne ! Sonne toujours !


IV


Je ne vois pas Jénovéfa, et Gabik pas davantage ; cela m’inquiète, car je ne veux pas perdre mon cent d’amandes…

Mais voici le chanteur aveugle !… Peut-être est-ce ici que je les trouverai, écoutant quelque chanson nouvelle faite sur deux jeunes cœurs malades d’amour…

Non ! Le vieil aveugle chante une complainte affreusement triste. Il s’agit d’un navire perdu en mer, par un temps épouvantable… Voyons, voyons plus loin !… Voici Iouenn Gorvel étendu de son long dans la douve, ivre comme un pourceau… Voici Job Kerival…

… — Dis-moi, n’aurais-tu pas vu Jénovéfa Rozel ?

— Si fait ! je l’ai rencontrée là-bas, descendant… Elle allait, j’imagine, à la chapelle, prendre congé du saint.

— Était-elle seule ?

— Nenni. Son doux Gabik l’accompagnait. Qu’il était content et qu’elle était jolie !

… Ils ne sont plus dans la chapelle… Ma belle Jénovéfa, je vous retrouverai, et avec vous votre Gabik…

— Bonjour à vous, ma commère Marguerite… Combien vendez-vous le cent de noix ?

— Mon bon monsieur, ce ne sera pour vous que trois réaux : sans mentir, je les vends dix-huit sous aux autres. Les noix sont renchéries… et l’on a bien du mal à vivre, car les temps sont durs…

… Et, à présent, à la maison ! à la maison !… Le chemin est plein de monde revenant du pardon… Et des rires ! des chants !

— L’aumône au pauvre, au pauvre vieil aveugle, qui ne voit pas plus clair à midi qu’à minuit !…

C’est le vieil aveugle Robert Kerbastiou, qui m’a si souvent chanté gwerzes et sônes.

— Oui, voilà deux sous dans votre écuelle, pauvre vieux.

— La bénédiction de Dieu soit sur vous, et puissiez-vous vivre longtemps !…


V


Le beau soir !… Le son aigu du biniou arrive jusqu’à moi, mêlé au parfum des fleurs… Le soleil s’abaisse derrière la colline. Là-bas, au loin, on chante le gwerze de Kloarek Laoudour.

Qui donc est là, sous ce hêtre ? Jénovéfa, si je ne me trompe, et Gabik, tous les deux !

— Le vent est frais sur la hauteur… Et, quand on rentre tard, Jéno, la mère gronde !… Mais voici de quoi l’apaiser : voici des amandes pour distribuer à chaque enfant, au petit frère, à la petite sœur, et à la mère et au père. J’ai perdu, je paie de bon cœur… Puisse Dieu bénir jusqu’au bout vos amours !… Ne rougissez pas ainsi ! Avant trois mois, le recteur vous mariera dans son église !

Voilà bien, dans ses traits essentiels, la physionomie d’un pardon. Qui en connait un les connait tous. Ils sont innombrables. Chaque oratoire champêtre a le sien, et je pourrais citer telle commune qui compte sur son territoire jusqu’à vingt-deux chapelles. Chapelles minuscules, il est vrai, et à demi souterraines, dont le toit est à peine visible au-dessus du sol. Il en est, comme celle de saint Gily, en Plouaret, qui disparaissent au milieu des épis, quand les blés sont hauts. Ce ne sont pas les moins fréquentées. Un proverbe breton dit qu’il ne faut pas juger de la puissance du saint d’après l’ampleur de son église. Beaucoup de ces sanctuaires tombent en ruines. Le clergé n’a pas toujours pour eux la sollicitude qu’il faudrait, si même il ne tient pas en suspicion la dévotion vaguement orthodoxe et toute pénétrée encore de paganisme dont ils sont l’objet. Mais, n’en restât-il debout qu’un pan de mur envahi par le lierre et les ronces, les gens d’alentour continuent de s’y rendre en procession, le jour de la fête votive. Le pardon survit à la démolition du sanctuaire. L’été dernier, comme j’allais de Spézet à Châteauneuf-du-Faou, je vis sur le bord du canal, à l’endroit où la route franchit l’Aulne, une grande foule assemblée.

« — Que fait là tout ce monde ? demandai-je au conducteur.

« — C’est le pardon de saint Iguinou », me répondit-il.

Je cherchai des yeux la chapelle, mais en vain. Il y avait seulement, en contre-bas du pré, une fontaine que voilaient de longues lianes pendantes, et, un peu au-dessus, au flanc du coteau, dans une excavation naturelle en forme de niche, une antique statue sans âge, presque sans figure, un bâton dans une main, dans l’autre un bouquet de digitales fraîchement coupées. Nul emblème religieux ; pas l’ombre d’un prêtre. Le recueillement néanmoins était profond. C’étaient les fidèles eux-mêmes, si l’on peut dire, qui officiaient…

Il faut être né de la race, avoir été bercé de son humble rêve, pour sentir quelle place immense occupe dans la vie du Breton le pardon de sa paroisse ou de son quartier. Enfant, il y est mené par sa mère, en ses beaux vêtements neufs, et des vieilles semblables à des fées lui baignent le visage dans la source, afin que la vertu de cette eau sacrée lui soit comme une armure de diamant. Adolescent nubile, c’est là qu’il noue amitié avec quelque « douce » entrevue naguère, toute mignonne, sur les bancs du catéchisme et qui, depuis lors, a poussé en grâce, comme lui en vigueur. Là il se fiance, se donne tout entier, sans phrases, dans un furtif serrement de mains, dans un regard. Ses émotions les plus délicates et les plus intimes se rattachent à cette pauvre « maison de prière », à son enclos moussu, planté d’ormes ou de hêtres, à son étroit horizon que borne une haie d’aubépine, à son atmosphère mystique, parfumée d’une vapeur d’encens. Vieux, il vient contempler la joie des jeunes et savourer en paix, avant de quitter l’existence, cette courte trêve à son labeur que le Génie du lieu, le saint tutélaire de son clan lui a ménagée.

Je devais à ces petits cultes particuliers une mention à cette place, précisément parce que ce n’est point d’eux qu’il va être question dans le corps du livre. Parmi la multitude des sanctuaires bretons, quelques-uns jouissent d’une célébrité qui, débordant les limites du hameau, voire celles de la contrée, s’étend au pays tout entier. On s’y rend en pèlerinage de vingt, de trente lieues à la ronde. La croyance populaire est qu’il y faut avoir entendu la messe au moins une fois de son vivant, sous peine d’encourir la damnation éternelle. Ce ne sont point, comme on le pourrait penser, des églises de ville[4], des basiliques aux somptueuses architectures, mais des oratoires modestes, peu différents de ceux dont il a été parlé ci-dessus, et que rien ne signale à l’attention du passant, si ce n’est peut-être, le seuil franchi, un luxe d’ex-voto naïfs appendus aux murailles. Les saints qu’on y vénère n’ont pas de spécialité : ils guérissent de tous maux. On s’adresse à eux en dernier ressort. Ils sont infaillibles et tout-puissants. Dieu n’agit que par leur voie et d’après leurs conseils. « S’ils disent oui, c’est oui ; s’ils disent non, c’est non. » Toute l’année ils ont des visiteurs, et les chemins qui conduisent à leur « maison » ne restent jamais déserts, par quelque temps que ce soit, « lors même qu’il gèlerait à faire éclater les os des morts ». Leurs pardons attirent une énorme affluence de peuple. À celui de Saint-Servais, dans un repli de la montagne d’Aré, sur la lisière de la forêt de Duault, on comptait naguère jusqu’à seize ou dix-sept mille pèlerins appartenant aux trois évêchés de Tréguier, de Quimper, de Vannes.

Servais, que les Bretons nomment Gelvest ou encore Gelvest le Petit (Gelvest ar Pihan), est invoqué comme le protecteur des jeunes semences. Il les garantit contre la rigueur des hivers et contre les gelées blanches des premières semaines de printemps. Son pardon a lieu le 13 mai. La veille, à la vêprée (gousper), se faisait la belliqueuse procession qui a immortalisé, dans les annales de nos paysans, ce pauvre sanctuaire de la Cornouaille des Monts. Des paroisses les plus lointaines on s’y transportait, les hommes à cheval, les femmes entassées dans de lourds chariots. Au lieu de la verge de saule écorcé, ordinaire et pacifique emblème des pèlerins, tous ces rudes laboureurs brandissaient — assujetti au poignet droit par un cordonnet de cuir — le penn-baz de houx ou de chêne, à tête ferrée, formidable comme une massue préhistorique. Je laisse ici la parole à une conteuse, la vieille Naïc, qui, sept fois, est allée de Quimper à Saint-Servais pieds nus.

« Nous partions en bandes nombreuses. Aux abords de la chapelle nous trouvions les Gwénédiz, les gens de Vannes. C’étaient eux nos adversaires les plus enragés. On attendait vêpres, rangés en deux camps, les Gwénédiz d’un côté du ruisseau qui longe le cimetière, nous, de l’autre. On se dévisageait avec de mauvais yeux. À vêpres sonnant, les battants du portail s’ouvraient, et l’on se ruait dans l’église. On voyait au fond de la nef la grande bannière, debout, sa hampe passée dans un anneau, près de la balustrade du chœur. Non loin, sur une civière, était le petit saint de bois, Sant Gelvest ar Pihan. Il y en avait tous les ans un nouveau : le même n’aurait pu servir deux fois ; régulièrement il était mis en pièces.

« On entonne le Magnificat.

« Aussitôt, voilà tous les penn-baz en l’air. Après chaque verset, on entend : dig-a-drak, dig-a-drak. C’est, dans l’église, un effroyable cliquetis de bâtons qu’on entrechoque.

« Les Cornouaillais crient :

Hij ar rew ! Hij ar rew !
Kerc’h ha gwiniz da Gernew !

(Secoue la gelée ! Secoue la gelée ! — Avoine et froment à Cornouailles !)

« Les Vannetais ripostent :

Hij ar rew ! Kerc’h ha gwiniz,
Hac ed-dû da Wénédiz !


(Secoue la gelée ! Avoine et froment Et blé noir aux Vannetais !)

« Cependant un gars solide empoigne la bannière dont la hampe a dix-huit pieds de haut. Deux autres s’emparent de la civière où est attachée l’image du petit saint. Entre les Gwénédiz massés à gauche et les Cornouaillais massés à droite, s’avance le recteur de Duault, tout pâle, car le moment terrible approche… La bannière s’incline pour passer sous la voûte du porche. Soudain une clameur retentit, furieuse, hurlée par des milliers et des milliers de bouches :

Hij ar rew ! Hij ar rew !

« C’est la mêlée des penn-baz qui commence. Ils se lèvent, s’abattent, tournoient, décrivent de larges moulinets sanglants. On frappe comme des sourds. Le recteur et ses chantres se sont enfuis à la sacristie. C’est à qui restera maître de la bannière et de la statuette en bois. Les femmes ne sont pas les moins acharnées : elles griffent, elles mordent…

« Il me souvient surtout d’une année. La Cornouailles triomphait. Il y avait eu un ouragan de coups, des bras rompus, des têtes cassées. Sur les tombes, dans le cimetière, des gens étaient assis qui vomissaient le sang à pleine gorge. Le saint avait été réduit en miettes ; les hommes nous disaient : « Ramassez-en les copeaux dans vos tabliers ». La bannière seule demeurait intacte. Les Vannetais tentèrent un dernier assaut pour nous la reprendre ; ils furent repoussés victorieusement et se retirèrent, emmenant leurs blessés à qui les cahots des charrettes arrachaient des gémissements de douleur, tandis que nous rapportions la bannière à l’église en chantant un chant de joie… Cette année-là, en Cornouailles, les tiges ployèrent sous le poids des épis. »

Un pardon aussi original méritait d’avoir sa place dans ce volume. Je la lui eusse faite d’autant plus volontiers que je suis né en ce coin de montagne, dans une vieille maison presque contiguë à la chapelle, où mes premiers souvenirs d’enfant me représentent encore ma mère pansant de ses mains délicates, avec des onguents dont elle avait le secret, la kyrielle des estropiés. Mais la fête, à vrai dire, n’existe plus. L’autorité civile, de concert avec l’autorité diocésaine, a lancé contre elle une sorte d’interdit. Les pèlerins, sabrés par les gendarmes, se sont dispersés. C’en est fini des batailles sacrées en l’honneur de Gelvest ar Pihan. Les anciens du pays prétendent que c’est leur abolition qui est cause si l’agriculture périclite. Depuis qu’on ne se dispute plus à coups de penn-baz la bannière de saint Servais, il semble que les laboureurs des trois évêchés aient perdu leur Palladium.

Actuellement, il ne subsiste guère en Bretagne que quatre grandes panégyries. Ce sont, à mon avis, autant d’épisodes distincts, et qui se complètent l’un par l’autre, de la vie religieuse des Bretons armoricains. J’ai tâché de les fixer d’après nature, avec une absolue sincérité. J’ai fréquenté à diverses reprises la plupart de ces pardons. Mon vœu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont apparus, dans leur beauté fruste, avec les traits propres à chacun d’eux. Il m’a été donné de les voir au bon moment. Pour demain leurs aspects se seront sans doute modifiés. Une transformation s’accomplit, de jour en jour plus profonde, dans les usages et dans les mœurs de la vieille péninsule. En ce qui regarde les pardons, on lira plus loin les prédictions désenchantées d’un barde[5]. Déjà leur physionomie n’est plus la même qu’il y a vingt ans. Les hommes-troncs dont parlait Le Goffic ont appris le chemin de nos sanctuaires les plus ignorés. Les vendeurs d’orviétan remplacent peu à peu autour des enclos bénits la confrérie de plus en plus clairsemée des chanteurs, et les cuivres des forains marient maintenant leur grosse musique profane à l’aérienne mélodie des cloches. Symptôme plus grave : des dévotions nouvelles se substituent aux anciens cultes, et, parmi le peuple, la merveilleuse légende des saints nationaux va s’oblitérant… Que si l’âme fleurie des Pardons de la Bretagne doit elle-même se faner un jour, puissent ceux qui, comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles pages quelque chose de sa poésie et de son parfum !


Kerfeunteun, 2 avril 1894.



  1. Les Romanciers d’aujourd’hui, p. 87-88.
  2. Ménétrier renommé au pays de Plouaret.
  3. Nom d’une danse bretonne.
  4. Sauf Notre-Dame du Bon-Secours de Guingamp et l’édifice tout moderne de Sainte-Anne d’Auray. J’avais d’abord l’intention de décrire aussi ces deux pardons qui furent jadis des plus populaires en Bretagne. Mais ils ont revêtu, depuis quelque temps, un caractère de cosmopolitisme religieux qui ne m’a pas permis de les faire entrer dans le cadre de ces études exclusivement bretonnes.
  5. Cf. Rumengol.