Aller au contenu

Au service de la France/T4/Ch V

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (4p. 119-162).


CHAPITRE V


Les élections législatives. – Le Roi et la Reine du Danemark à Paris. – Voyage à Lyon. – La nouvelle Chambre. – Voyage en Bretagne. – Démission de M. Doumergue. – Crise ministérielle. – Consultation à l’Élysée. – La statue de Marey. – M. Viviani accepte, puis décline la présidence du Conseil. – Refus de M. Deschanel. – Acceptation de MM. Ribot et Léon Bourgeois. – Le nouveau cabinet se présente devant la Chambre. – Il est renversé.


Dans la matinée du dimanche 26 avril, je me rends à la mairie du VIIIe arrondissement, encore installée dans le vieil immeuble de la rue d’Anjou, qui fut autrefois, au temps du maréchal de Contades, le siège du tribunal de connétablie. Il abrite aujourd’hui les urnes où je viens, comme les autres électeurs du quartier, déposer mon bulletin de vote. Le docteur Maréchal, qui se consacre avec un infatigable dévouement à ses fonctions de maire, me reçoit dans la salle du scrutin. Quel résultat vont donner ces élections législatives, ce soir, dans l’ensemble de la France ? Ma magistrature arbitrale me laisse à peine le droit de me le demander. Je me borne à m’acquitter silencieusement de mon devoir de citoyen.

Puisque je suis condamné à me tenir en dehors de la lutte politique, je repars aussitôt pour la Côte d’Azur et, pendant trois semaines, j’essaie de secouer à Èze et dans les environs les chaînes que je me suis laissé imposer. Une valise quotidienne m’apporte des télégrammes à lire, des dossiers à parcourir, des paquets de pièces à signer, mais aucun ministre ne vient conférer avec moi.

Les élections, surtout après le second tour, sont favorables aux gauches avancées et particulièrement aux socialistes, qui seront au nombre de 102 dans la Chambre nouvelle. Je rentre à Paris le 15 mai. Des journaux surexcités par la bataille m’adressent sans ménagements des reproches contradictoires. Les feuilles réactionnaires blâment vertement ma neutralité et affectent de ne pas comprendre pourquoi je ne suis pas intervenu, de toute mon autorité nominale, pour décider le ministre de l’Intérieur et le gouvernement tout entier à exercer sur la consultation du pays une influence modératrice. M. Clemenceau triomphe. Il chante dans l’Homme libre la défaite de « M. Briand et de ses alliés de droite ». Il me représente ballotté entre Charlotte et Mathurine. Il me consacre chaque matin deux longues colonnes d’ironie amère et condensée. Je ne puis répondre à personne. J’ai les mains liées et la bouche muette. Charmant apanage de ma dignité présidentielle : je dois rester impassible et considérer, dans un sombre silence, ceux qui agissent et qui parlent.

Le Conseil des ministres reprend le samedi 16 mai, au Palais de l’Élysée, ses séances interrompues. M. Malvy, le jeune et ardent ministre de l’Intérieur, se félicite des élections radicales et communique à ses collègues du cabinet la statistique officielle des résultats. M. Noulens, ministre de la Guerre, vient causer avec moi après le Conseil. Il est inquiet des promesses téméraires qu’ont faites beaucoup de candidats à propos du service militaire de trois ans ; il est résolu à défendre la loi contre toute tentative de changement, quelles que puissent être, à cet égard, les tendances de la majorité nouvelle. Je lui réponds qu’il a, sur ce point essentiel, ma pleine approbation. L’état de l’Europe nous interdit évidemment d’affaiblir nos moyens de défense.

Le même jour, à trois heures de l’après-midi, arrivent à la gare du Bois-de-Boulogne, le Roi et la Reine de Danemark, qui viennent, à leur tour, nous rendre visite. Nous allons au-devant d’eux, Mme Poincaré et moi, et une fois de plus la foule des curieux nous salue de vivats répétés. Cet accueil de la rue ne m’aveugle pas sur les difficultés de mon métier. Je songe au Roi que j’ai maintenant à recevoir. Comme George V d’Angleterre, Christian X de Danemark est un souverain constitutionnel. Il connaît, lui aussi, tout ce qu’a d’ingrat le rôle d’un chef d’État irresponsable, soumis aux variations des volontés populaires ; mais il a, du moins, pour le soutenir aux heures incertaines, le prestige impersonnel et durable d’une dynastie. Dans les pays monarchiques, le Roi peut encore, sans doute, apparaître à son peuple comme la pure image de la patrie. Dans une République, un Président élu, ce n’est qu’un homme politique, qui est sorti du rang hier et y rentrera demain, et qui, même dans l’exercice de sa magistrature, conserve des partisans et des adversaires ; il a beau faire pour s’élever au-dessus de la lutte ; il traîne avec lui le souvenir de son passé, et même lorsqu’il a entièrement dépouillé le vieil homme, il n’est qu’un symbole obscurci de la nation. Est-ce vraiment la France que je représente aux yeux de ces braves gens qui sont là debout sur les trottoirs ? Ou si c’est aux grands chevaux noirs, attelés à la daumont, et aux postillons qui les montent, que s’adressent ces saluts et ces acclamations ?

Christian X est un homme élancé, maigre et sec, dont aujourd’hui la haute taille est encore grandie par un bonnet à poil d’officier de la garde danoise. Il comprend fort bien le français et le parle assez correctement ; il ponctue volontiers sa conversation de remarques familières et de joyeux éclats de rire. Il a, en ce moment, un ministère qui, par absence de rancune et par crainte d’un voisin puissant, est tout à fait germanophile ; mais lui-même, il fait profession d’aimer notre pays plus que tout autre. Il séjourne volontiers en France et c’est sur la Côte d’Azur qu’il a rencontré pour la première fois celle qui est devenue la reine Alexandrine. Elle est fille de la grande-duchesse Anastasie de Mecklembourg, notre aimable voisine d’Eze, qui est, du reste, arrivée à Paris hier pour s’y trouver en même temps que ses enfants. Une autre fille de la grande-duchesse a épousé le Kronprinz impérial d’Allemagne. La Reine est une femme simple et avenante, qui paraît supporter avec quelque impatience la servitude des grandeurs et qui voudrait se promener librement dans les rues de Paris, visiter à loisir les magasins et passer les soirées dans les théâtres.

Le Roi me remet la décoration de l’Éléphant blanc, vieil ordre de chevalerie que Christian V a réorganisé en 1693 et dont les insignes se composent d’une plaque rayonnante avec croix blanche sur médaillon rouge et d’un charmant petit proboscidien tout émaillé, monté par son cornac et suspendu à un cordon couleur d’azur. Me voilà autorisé, me dit-on, à porter, les jours de cérémonie, un justaucorps avec culotte de satin blanc, un manteau de velours cramoisi et un chapeau de velours à plumes. En attendant, c’est en habit noir qu’au dîner de l’Élysée, j’adresse à Christian X mon toast de bienvenue. Le même soir, j’apprends, par un télégramme de M. Paul Cambon à M. Doumergue, que le gouvernement britannique accepte décidément de conclure une entente navale avec la Russie.

Le lendemain dimanche 17 mai, déjeuner à la légation de Danemark, courses à Longchamp, dîner au quai d’Orsay. Je n’échange guère avec le Roi et la Reine que des propos interrompus, sur les sujets que nous fournissent les divers passe-temps de la journée. Le lundi matin, sous un ciel sans nuages, belle prise d’armes à Satory. Revue, défilé, manœuvres, charges, vols d’aéroplanes, évolutions du dirigeable Montgolfier, tout s’accomplit à la perfection. Le Roi, qui porte l’uniforme de général danois, se déclare enchanté de ces spectacles. Sur la fin des mouvements, il monte à cheval et, avec le général Michel, gouverneur de Paris, il se donne la joie d’un temps de galop devant le front des troupes. Pas plus cette fois que pendant la visite du Roi d’Angleterre, il n’y a, dans ces fêtes militaires, la moindre apparence d’esprit guerrier. Qu’on ne cherche pas non plus d’arrière-pensée belliqueuse dans le choix de la galerie des Batailles pour le service du déjeuner royal. Nous avons simplement voulu faire à nos hôtes les honneurs du château de Versailles. Après le café, par un temps splendide, nous parcourons en voiture les allées du parc, et les souverains danois trouvent cette promenade si féerique qu’ils me la rappelleront encore treize ans plus tard, lorsqu’ils reviendront à Paris. Le jeu des grandes eaux, la vue du parterre de Latone, du bosquet d’Apollon, du bassin de Neptune, les applaudissements de la foule, la beauté du jour, tout remplit d’aise nos invités. Une soirée à l’Opéra achève de les ravir et clôt le cycle des réceptions officielles. Dans la matinée du mardi 19, le Roi et la Reine quittent Paris pour la Belgique, après m’avoir répété qu’ils m’attendront à Copenhague, en juillet prochain, à mon retour de Russie. De la frontière, Christian X me télégraphie qu’il emporte de son séjour en France des impressions ineffaçables.

La présence de nos hôtes royaux n’a pas imposé silence aux rumeurs grandissantes de la politique intérieure. Pendant que Mme Poincaré se rend à Berck pour visiter l’hôpital maritime et distribuer quelques subsides aux malades, tout le monde autour de moi parle déjà d’un prochain remaniement ministériel. Le mouvement à gauche que semblent avoir enregistré les élections législatives et le désir de retraite qui s’est emparé de M. Gaston Doumergue provoquent toutes sortes de commentaires et de conjectures. Des journaux de droite me somment de barrer la route aux groupes avancés. Un sénateur radical, M. Alexandre Bérard, répond dans la Lanterne qu’il n’a pas voté pour moi à Versailles, mais qu’il me sait un républicain scrupuleusement respectueux de la loi et de la Constitution. « Tous ces gens-là, écrit-il, ignorent le premier mot de la Constitution de 1875. Le Président de la République n’est que le premier serviteur de la République parlementaire… Quand il a été élu, M. Poincaré a promis d’être le fidèle serviteur de la Constitution : c’est lui faire gratuite injure que de supposer qu’il pourrait violer sa parole et son devoir. » M. Alexandre Bérard a raison. Mais quelle lourde et pénible charge que celle d’un chef d’État, dont le rôle est de faire respecter successivement les idées d’autrui et d’abdiquer ses idées personnelles !

Des hommes politiques, des journalistes, des conseillers officieux viennent me voir, qui me rendent responsable des élections et qui me reprochent plus ou moins ouvertement de m’être endormi dans les délices d’Eze, au lieu de prendre moi-même le commandement en chef du suffrage universel. Je les sens désappointés, aigris, sourdement irrités. La plupart d’entre eux m’engagent à saisir la première occasion de constituer un ministère Delcassé. Mais M. Delcassé, qui fût volontiers devenu Président de la République ou Président de la Chambre, a toujours eu fort peu de goût pour la présidence du Conseil et, du reste, M. G. Doumergue ne m’a pas encore annoncé lui-même son intention de se retirer. Je n’ai aucune raison, loin de là, de provoquer sa démission.

Une courte diversion m’est offerte par un voyage que je fais à Lyon, les 22, 23 et 24 mai, en compagnie du ministre du Commerce, M. Raoul Péret. M. Herriot, maire de la ville, qui m’a depuis longtemps adressé une invitation, a, comme sénateur radical, publiquement contribué à mon élection présidentielle. Il administre sa grande cité avec une intelligence et un dévouement auxquels ses adversaires eux-mêmes rendent hommage. C’est un lettré et un artiste. Il m’est agréable de répondre à son appel.

Dès mon arrivée, je trouve dans la population lyonnaise une chaleur d’accueil à laquelle n’est sans doute pas étrangère une très bienveillante affiche de la municipalité. Avant toute cérémonie, je m’arrête sur la place Carnot, et au pied du monument qui évoque la mémoire de mon illustre prédécesseur, je dépose silencieusement une gerbe de fleurs. Ce simple geste déchaîne l’enthousiasme de la foule. Mais moi, le cœur serré, je me rappelle les heures tragiques que j’ai passées la nuit de l’assassinat. J’étais ministre des Finances. Le Président du Conseil, M. Charles Dupuy, était à Lyon, auprès de M. Sadi-Carnot. Au premier bruit de l’attentat, je m’étais précipité au ministère de l’Intérieur, et j’étais resté en communication téléphonique avec la Préfecture du Rhône, d’où j’avais reçu, de minute en minute, des nouvelles plus alarmantes. Puis, j’avais appris la mort et, après avoir recommandé à tous les préfets de chercher à prévenir sur les chantiers des rixes entre les ouvriers français et les compatriotes de Caserio, j’étais rentré chez moi, l’âme bouleversée, pendant que l’aube blanchissait la colline de Montmartre. Comme tout cela est loin et qui m’eût dit alors que, vingt ans après, je viendrais moi-même à Lyon comme successeur du Président qui, le premier, m’avait confié un portefeuille !

Au banquet de six cents couverts, qui m’est offert dans les salons de l’Hôtel de Ville, M. Herriot me porte un toast de forme élégante et de généreuse inspiration. Je rappelle, dans ma réponse, la cordiale réception qui m’a déjà été faite à Lyon, trois années auparavant, alors que, simple sénateur, j’y suis venu présider la Société d’enseignement professionnel. Je me prévaux de ma longue collaboration à un grand journal local, le Lyon républicain, où j’ai régulièrement publié des chroniques de politique étrangère ; puis, en un tableau synthétique de l’histoire de la cité, j’énumère quelques-unes des initiatives les plus caractéristiques qu’ont prises les Lyonnais au profit de la civilisation et du progrès social. Massée sur la place des Terreaux, la foule me réclame au balcon de l’Hôtel de Ville, et je ne puis me dérober à l’une de ces comparutions forcées, où je me sens toujours assez gauche. Je retrouve les acclamations tout aussi vives, plus tard, au milieu de la nuit, lorsqu’après une soirée de gala, donnée au théâtre municipal, je viens chercher à la Préfecture un repos que je suis le seul, sans doute, à juger bien gagné.

Le lendemain matin, réception au Palais du Commerce et trop rapide visite au merveilleux Musée des Tissus, où l’on me remet, pour Mme Poincaré, de très beaux échantillons de l’industrie locale, poult de soie, velours, satins, crêpes et taffetas, toutes choses qui eussent scandalisé Sully, puisqu’il tenait la fabrication des étoffes de soie, non seulement pour une production trop luxueuse, mais pour une occupation « méditative, oisive et sédentaire ». Au Palais du Commerce lyonnais, comment être de l’avis de Sully ?

Bien au contraire, lorsque se termine le déjeuner de la Chambre de Commerce, dans la grande salle de la Bourse, je prononce quelques paroles qui sont de nature à troubler dans sa tombe le bon économe de Henri IV. « Si éprouvés, dis-je, qu’aient été, en ces dernières années, le marché des soies et le marché des étoffes, quelque répercussion qu’aient eue sur les affaires générales les événements qui ont si longtemps troublé l’Orient et inquiété l’Europe, votre, puissante industrie de la soierie a, non seulement traversé cette crise sans faiblir, mais continué à se développer tranquillement au milieu des préoccupations universelles. Maintenant que, grâce aux efforts combinés de toutes les grandes nations et malgré les nouveaux incidents d’Albanie, le calme paraît devoir enfin se rétablir, vous avez le droit d’espérer que rien n’arrêtera plus l’essor de votre prospérité. Les étoffes soyeuses ont légitimement retrouvé les faveurs de la consommation mondiale ; elles ne sont plus reléguées dans le costume au rang d’accessoires superflus… Et si grands que puissent être parfois les embarras suscités à votre industrie par les fantaisies et les inconstances de la mode, vous êtes désormais en mesure de poursuivre, avec une joyeuse confiance, les brillantes campagnes qui vous ont déjà valu tant de victoires. » Voilà les victoires que je souhaite pour la France à la fin de mai 1914 ! Puissent les autres chefs d’État n’en désirer que d’aussi pacifiques !

L’après-midi, c’est d’abord à l’École du Service de santé que je vais saluer les médecins-majors et leurs cinq cents élèves ; puis, ce sont les professeurs des trois ordres d’enseignement et les étudiants de l’Université qui me reçoivent dans le grand amphithéâtre, et, pour tâcher d’égayer un peu le discours que je leur adresse, je leur parle des temps lointains où l’éloquence s’enseignait à Lyon avec une telle sévérité que les mauvais orateurs étaient précipités dans le Rhône et devaient, pour échapper à la mort, être du moins des nageurs passables. Mon auditoire m’épargne ce châtiment et me laisse partir sain et sauf pour l’Hôtel-Dieu. J’entre dans ce bâtiment vénérable par le majestueux portail du quai de l’Hôpital, surmonté du dôme de Soufflot. C’est le très pieux roi Childebert et son épouse, la reine Ultrogothe, qui ont, d’inspiration divine, fondé en la ville de Lyon cet établissement hospitalier. J’y suis accueilli tout à la fois par les sœurs de la communauté, les aumôniers, les sénateurs et députés, aussi bien ceux d’extrême gauche que ceux de droite. Au chevet des malades, les passions se sont tues et l’esprit de concorde a tout apaisé. Cette communauté lyonnaise a, d’ailleurs, un régime particulier. Elle ne prononce pas de vœux perpétuels. Elle est, en même temps, sous l’autorité religieuse de l’archevêque et sous l’autorité administrative des hospices. Elle est composée de femmes admirables qui dépensent leur vie à soigner les pauvres gens. Aujourd’hui, elles sont en fête. Elles ont magnifiquement orné leur réfectoire, où pour la première fois s’assied un chef d’État. Elles ont, me dit-on, prié depuis deux jours pour qu’il ne m’arrivât point malheur. C’est sous leurs auspices qu’est servi notre dîner. J’aimerais à me recueillir un peu au milieu de ces saintes femmes, de ces vaillantes infirmières, de ces chirurgiens et médecins qui m’entourent, mais comme, même en cet asile du bien, un repas ne peut aller sans toast, je me lève, une fois encore, pour remercier tout le personnel de l’hôpital et pour retracer, en quelques mots, l’édifiante histoire de la charité lyonnaise.

Le lendemain, à la Préfecture, je reçois les maires du département. Ils sont venus nombreux et écoutent avec déférence une allocution dont je sens la banalité. Après une courte visite à l’hôtel de la Mutualité, j’assiste à un nouveau banquet, offert, celui-ci, par le conseil général du Rhône. Le président, M. Cazeneuve, sénateur, me souhaite la bienvenue en termes amicaux et je lui réponds par un discours qui va, je le sais, provoquer des polémiques. Plusieurs membres du cabinet sont là, auprès de moi. À M. Raoul Péret, qui est arrivé en même temps que moi, se sont joints M. Doumergue, M. Lebrun, M. Métin, venus dans la matinée. En leur présence et en plein accord avec eux, j’expose franchement ma conception du rôle qui m’est assigné par la Constitution. Je mécontenterai sans doute beaucoup d’hommes politiques. Les uns me reprocheront peut-être d’exagérer mes pouvoirs, les autres m’accuseront certainement de les amenuiser. J’ai cependant conscience d’être dans le vrai. « Il m’est très agréable, dis-je à M. Cazeneuve, de vous entendre déclarer que, fidèle à la vérité constitutionnelle, vous placez en dehors des partis les fonctions et la personne du Président de la République. Si, dans l’exercice de sa magistrature, il ne peut encourir aucune responsabilité parlementaire ou politique, c’est qu’il doit rester étranger aux inévitables divisions d’une libre démocratie, c’est qu’il doit être et rester, je me plais à le redire, le Président de tous les Français ; c’est qu’il doit remplir, avec une loyauté scrupuleuse et avec le souci constant des grands intérêts nationaux, le rôle d’arbitre et de conseiller que lui assigne la Constitution républicaine. La France, qui a fait la triste expérience du pouvoir personnel et qui ne la recommencera plus, entend se diriger elle-même et contrôler souverainement, par l’entremise des représentants qu’elle se donne, l’action quotidienne des cabinets responsables. En même temps, elle veut que, dans l’État, toutes les fonctions, les plus modestes et les plus hautes, soient consciencieusement remplies par ceux à qui elles sont confiées et elle attend du Président de la République comme de tous les autres citoyens, qu’il s’acquitte intégralement et sans défaillance des devoirs qui lui incombent. Les principaux de ces devoirs, les plus nobles, les plus sacrés, vous venez de les définir vous-même. Puisqu’il est chargé de représenter la nation tout entière, le Président de la République doit chercher à se hausser au-dessus des intérêts particuliers, même les plus légitimes, et à n’envisager, en toutes choses, que l’utilité générale ; il doit se dégager du contingent et de l’éphémère pour affermir en son esprit la notion des nécessités permanentes ; il doit dépouiller de toutes complications accidentelles les diverses questions qui se présentent à lui et tâcher de les considérer exclusivement du point de vue français. Lorsqu’il lui est donné de visiter un beau département comme le vôtre, son rôle se trouve singulièrement facilité. Tout ici respire l’amour du travail et la santé morale ; tout y respire un patriotisme ferme et réfléchi… »

Mais mon voyage à Lyon a un but essentiel, que les banquets, les réceptions et les harangues ne m’ont pas encore permis d’atteindre, c’est la Foire internationale qu’a organisée la ville et dont M. Édouard Herriot parle avec une fierté paternelle. Cette intéressante entreprise a malheureusement été contrariée par une série d’accidents et d’infortunes, inondations, grèves et autres misères. Cependant les sections de la soierie, les stands des Chambres de commerce de Lyon et de Paris, le pavillon du mobilier national, sont déjà remplis de richesses qui, fort habilement présentées, soulèvent l’admiration des visiteurs. Les exposants nous accueillent à bras ouverts ; les curieux se précipitent sur nos pas et nous poursuivent de leurs ovations. Nous parcourons également les sections étrangères. Les Belges nous reçoivent avec une familiarité cordiale, les Italiens avec une politesse empressée, les lords Prévosts d’Edimbourg et de Glasgow avec une distinction courtoise, le bourgmestre de Vienne avec une bonne humeur satisfaite, le comité allemand avec des prévenances qui n’ont rien d’affecté. À tous, j’exprime les vœux de la France pour le succès de l’œuvre de paix à laquelle ils se consacrent en commun et qui va se développer favorablement dans le calme de l’été. Tous ces étrangers croient certainement comme moi que la guerre européenne dont les guerres balkaniques ont un instant paru le prodrome est désormais conjurée.

Le soir, à la Préfecture, j’offre, à mon tour, un dîner de plus de cent couverts aux sénateurs et députés, au bureau du conseil général, à la magistrature et à l’armée. Un peu avant minuit, je quitte Lyon, pour rentrer à Paris.

Pendant mon absence, la presse a continué à commenter, dans les sens les plus variés, la situation ministérielle et parlementaire. Mon discours au conseil général du Rhône suscite, comme je m’y attendais, des appréciations discordantes. Un modéré de grand talent, dont la guerre tranchera bientôt la destinée, Frédéric Clément, écrit dans la République française, que je fais trop bon marché de mes droits et que la crainte de paraître exercer un pouvoir personnel risque de me conduire à l’abdication de mon autorité. M. Clemenceau insinue, au contraire, dans l’Homme libre, que M. Stephen Pichon, qu’il maltraite volontiers depuis le jour où M. Barthou l’a choisi comme ministre des Affaires étrangères, et moi-même, qu’il n’épargne guère, nous sommes d’accord pour éloigner M. Doumergue du ministère et pour y rappeler M. Briand, « propre, dit-il, plus que tout autre à venir à bout du parti républicain ». J’ai, tout au contraire, le très vif désir que M. Doumergue garde la présidence. Mais à Lyon il m’a pour la première fois confié qu’il hésitait beaucoup à se présenter devant la nouvelle Chambre. Il est, comme M. Clemenceau d’ailleurs, fermement convaincu qu’il serait dangereux en ce moment de réduire la durée du service militaire, et il sent la nouvelle majorité peu disposée à la maintenir. Il se demande avec trop de modestie si un cabinet composé d’autres hommes n’aurait pas dans les luttes prochaines plus de force que le sien.

Deux représentants radicaux de l’Ain, MM. Messimy et Alexandre Bérard, viennent à l’Élysée et m’invitent à m’arrêter dans leur département lorsque, au mois d’août prochain, j’aurai terminé dans les Alpes mon voyage touristique et que je reprendrai le chemin de Paris. Je ne sais s’il me sera possible d’ajouter cette étape à toutes celles qui sont déjà projetées, mais je promets de faire ce qui dépendra de moi. Ce voyage touristique, n’est-ce pas déjà pour demain ? Le conseil général des Basses-Alpes vient de voter un crédit extraordinaire pour me recevoir à Digne. Les officiers de ma maison militaire mettent la dernière main au programme.

Mais auparavant, je dois aller en Russie et dans les pays Scandinaves ; et voici précisément que, d’après un télégramme de M. Paléologue, M. Sazonoff insiste pour que j’accepte, comme je l’ai, du reste, fait, l’invitation du Roi de Suède, à mon retour de Russie. Il espère que je réussirai à dissiper les malentendus qui subsistent entre les deux pays.

Je reçois M. Briand. Il est tout à fait en forme et reste très optimiste. Il espère que tout s’arrangera vite dans la nouvelle Chambre. Il a déjà jeté dans les couloirs de savants coups de sonde. Il se propose d’intervenir le plus rapidement possible dans les débats parlementaires pour défendre le service de trois ans et la réforme électorale. Il croit désirable que le ministère Doumergue ne démissionne pas.

Mais, à mon avis, la politique intérieure demeure fort incertaine et la politique extérieure elle-même risque de le redevenir. De graves nouvelles ont été reçues de Durazzo. Des insurgés se sont portés en masse sur la ville. Le ministère albanais a donné sa démission. Les Malissores ont refusé de marcher contre les assaillants. Le prince de Wied, qui était parti avec si peu d’entrain pour le pays que lui avait réservé la bienveillance de l’Europe, s’est empressé de le quitter, l’œil morne et la tête baissée, avec la princesse désappointée. Accompagnés de leur suite, ils se sont embarqués à bord du navire de guerre italien Misurata. Un incendie éteint dans les Balkans, un autre va-t-il s’allumer ?


Mardi 26 mai. — Conseil des ministres. Pas un mot de démission. M. Renoult, ministre des Finances, prépare maintenant pour le mois de juillet l’emprunt qu’on a eu si grand tort de retarder. Le cabinet fait des projets à longue échéance, comme si les bruits de retraite étaient heureusement controuvés.

La presse continue également à parler de crise imminente et à chercher dans mon discours de Lyon des thèmes à controverses. Ceux qui se prétendent mes meilleurs amis ne cèlent point qu’ils ne sont pas très satisfaits de mes déclarations et qu’ils me trouvent trop timide dans l’énoncé de mes droits. Leur fausse conception de l’autorité présidentielle a eu jadis pour effet de rendre inévitable la démission de M. Casimir-Perier. Elle a fourni prétexte à d’injustes attaques contre MM. Carnot, Félix Faure, Loubet et Fallières, qui remplissaient leurs délicates fonctions avec toute la réserve nécessaire. Elle brisera fatalement dans l’avenir les Présidents qui commettraient la faute de se l’approprier. Mais serviteurs infidèles de la liberté, adorateurs inconscients de la tyrannie, aucune expérience ne peut corriger ces bonnes gens de leur erreur favorite.

Le jeudi 28 mai, M. Joseph Caillaux se présente à l’Élysée, en élégante tenue printanière. Il semble définitivement rasséréné et recommence à le porter haut. Il s’excuse de ne m’avoir pas encore rendu visite depuis sa réélection à la Chambre des députés. Il a eu, me dit-il, une rude bataille à soutenir. M. Gustave Téry est venu dans la Sarthe appuyer contre lui la candidature d’un concurrent. Tels autres l’ont attaqué sans merci. Mon visiteur s’excite en parlant et me dénonce avec véhémence des industriels ou des financiers qu’il soupçonne d’être ses ennemis mortels. Il se répand en propos violents sur le compte du malheureux Calmette et, faisant allusion aux documents verts, m’affirme qu’il sait maintenant, à n’en pas douter, par quelle voie ils sont parvenus au directeur du Figaro. C’est, dit-il, un diplomate, qu’il me nomme, qui les a passés à un journaliste, qu’il ne me nomme pas, lequel les a communiqués à M. Calmette. L’ancien ministre des Finances désirerait que je pusse déposer une seconde fois à l’instruction du procès criminel, pour affirmer qu’il n’y a rien, dans les télégrammes déchiffrés, qui porte atteinte à son honneur ou à son patriotisme. Il demande que, tout au moins, je le laisse déclarer lui-même que telle est, à sa connaissance, mon appréciation. Je lui fais remarquer que j’ai déjà défendu à la tribune en 1912. sa conduite de 1911 et qu’il a toute liberté de citer mes paroles ; mais j’ajoute qu’il pourrait être fort grave, du point de vue international, que le Président de la République fût appelé à s’expliquer publiquement sur des déchiffrements de télégrammes étrangers. Il n’en disconvient pas. Il se rabat sur l’idée, non moins dangereuse, de demander sur le même sujet le témoignage de M. Doumergue. Il perd peu à peu son sang-froid et s’écrie que, s’il n’obtient pas du gouvernement ou de moi l’attestation qu’il désire, il se verra dans l’obligation de révéler à l’audience le texte même des télégrammes allemands. Je lui réponds qu’il sait bien qu’à cette publication il ne trouverait aucun avantage.

M. Doumergue, qui vient causer avec moi le lendemain et à qui je fais part de ma conversation avec M. Caillaux, est nettement d’avis que je ne puis laisser personne invoquer sur ce point mon témoignage, et il est lui-même résolu à refuser le sien sur un sujet aussi dangereux que celui des « verts ». Au cours de notre entretien, il me donne de nouveau à entendre qu’il me remettra sa démission avant la constitution de la nouvelle Chambre. Je le prie instamment de n’en rien faire et, en tout cas, de m’en reparler. Mais il paraît un peu découragé par les exigences de ses amis et il préfère, me dit-il, rester à ma disposition pour plus tard.

C’est dans cette incertitude que je commence le vendredi 29 mai un autre voyage officiel. Prendre contact avec les populations des diverses provinces françaises, écouter leurs doléances, recueillir leurs vœux, en faire part aux gouvernements qui se succèdent, n’est-ce pas, dans la sérénité de mon impuissance constitutionnelle, le seul service réel que je sois à même de rendre au pays ? Me voici donc parti pour la Bretagne, en compagnie d’un seul sous-secrétaire d’État, M. Jacquier, jeune et aimable député radical de la Haute-Savoie, qui administre les Beaux-Arts. M. Noulens, ministre de la Guerre, doit venir nous rejoindre à Rennes.

Notre première étape est Laval, où le cortège présidentiel parcourt rapidement des rues bordées de curieux et stationne quelques minutes devant le donjon et les tours crénelées du vieux château. Un programme éclectique fait succéder un vin d’honneur à l’inauguration d’un service d’eau. Après l’allocution d’usage, je reviens à la gare au milieu d’une population satisfaite et je m’isole dans le wagon qui me sert de cabinet de travail. Vers cinq heures du soir, par un temps gris et pluvieux, nous arrivons à Vitré. Les rues de cette petite ville pittoresque sont si étroites qu’une municipalité prudente a renoncé à nous les faire parcourir en voiture. C’est à pied que nous nous rendons au château, dont l’origine remonte presque à l’an mil et qui, après des transformations successives, allie aujourd’hui, dans un harmonieux contraste, le charme de la Renaissance et la sévérité militaire. Les personnes qui m’accompagnent vantent ou déplorent, suivant leur propre allure, mon pas de chasseur alpin. Il tombe une pluie fine, qui trempe et disperse la foule des spectateurs. Rentré à la sous-préfecture, j’offre un dîner intime à la représentation parlementaire. Dans la soirée, le ciel se dégage et un feu d’artifice éclaire sous nos yeux la gracieuse vallée de la Vilaine.

Couché au bruit des fusées et des pétards, je me lève aux premières heures de l’aube pour gagner Fougères. Je connais et j’aime depuis longtemps cette antique cité bretonne, son château dont la forme épouse les lignes capricieuses du rocher, ses remparts coiffés de créneaux et de mâchicoulis, ses tours aux noms historiques, tout ce vaste tableau médiéval, qui a inspiré des pages célèbres à Balzac et à Victor Hugo. Je connais le porche et la façade de l’Hôtel de Ville, la rosace de granit de l’église Saint-Léonard, et cette Place-aux-Arbres, d’où la vue s’étend sur les maisons et les jardins, sur la riante vallée du Couesnon et sur les collines environnantes. J’ai eu autrefois l’occasion de contempler ces monuments et ce paysage entre deux audiences du tribunal. Je suis donc à même d’en parler familièrement à la population fougéroise. Je sais aussi que depuis quarante ans, Fougères est devenue la grande ouvrière française en chaussures de tout genre, que, grâce à ce rajeunissement industriel, elle s’est entourée de vastes faubourgs, que le nombre des habitants a triplé et que le chiffre annuel de ses affaires dépasse aujourd’hui trente millions. La municipalité, qui a magnifiquement décoré la ville, et le nombreux auditoire auquel j’adresse mon discours de remerciements, sont heureux de me voir aussi exactement renseigné et paraissent flattés du petit effort que j’ai fait pour leur plaire.

Mais je ne puis m’attarder à Fougères. Je suis attendu à Antrain et à Dol. Je dois ensuite achever ma journée sur la côte d’Émeraude, à Saint-Malo et dans le voisinage. Je vais saluer « les gémissantes amies » de Chateaubriand, les vagues de la mer bretonne, que je ne retrouve jamais sans un secret et doux émoi. Pendant plusieurs heures, se succèdent devant nous des visions enchanteresses, les rues graves et les anciennes demeures de Saint-Malo, les remparts, les tours fameuses des Dames et des Moulins, de la Générale et de Quiquengrogne, la plage et les jolies villas de Paramé, la coquette cité de Saint-Servan, et la tour Solidor, trèfle de pierre poussé sur un rocher. Partout, des arcs de triomphe, des drapeaux et des fleurs. Partout, des cris de joie, des mouchoirs qui s’agitent, des mains qui applaudissent.

À la cale Solidor, nous nous embarquons pour Dinard. La Rance nous sourit dans la clarté de cette belle journée printanière. Je me rappelle la page des Mémoires d’outre-tombe, où est si amoureusement décrit le cours de la rivière qui nous porte. Voici bien ce mélange continuel de rochers et de verdures, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d’antiques manoirs de la Bretagne féodale et d’habitations modernes de la Bretagne commerçante. Mais aujourd’hui le pavillon tricolore flotte aux fenêtres des maisons et aux mâts des navires ; des masses humaines font de longues taches noires au bord des eaux, pendant que la ville de Saint-Malo, serrée dans son corset de murailles et brillamment parée, se profile là-bas sur l’horizon bleu. La Marseillaise, mouillée à l’entrée de l’estuaire, tire à notre approche les vingt et un coups réglementaires et l’écho se répercute au loin sur le rivage.

Notre vapeur nous conduit à Dinard, dont les maisons sont groupées devant nous, au bord de la mer, dans un cadre verdoyant et fleuri. Le soleil s’est mis de la fête et dore tout le panorama. La jolie ville bretonne nous fait un accueil qui me rappelle celui dont j’ai été l’objet, l’an dernier, sur la côte d’Argent. Le maire, mon ami M. Thorel, avoué au tribunal de la Seine, a miraculeusement stimulé le zèle de ses administrés.

Nous rentrons à Saint-Malo à la tombée du jour et, dans la salle des fêtes de la mairie, un grand banquet est servi. M. Guernier, député, me porte un chaleureux toast, au nom des populations qu’il représente. Je lui réponds par une brève évocation des principales images que j’ai recueillies au cours de la journée. Vers dix heures du soir, par les rues illuminées, je regagne le train présidentiel, au milieu d’une foule en délire, qui assiège les abords de la gare. J’espérais pouvoir me retirer enfin dans ma cabine de nuit. Mais à Dinan, de trop bienveillants noctambules, qui ont envahi le quai, me réclament avec une tumultueuse insistance et me forcent à me montrer. Je parviens cependant à sommeiller quelques heures et, dans la matinée du dimanche 31 mai, j’arrive à peu près reposé à Saint-Brieuc, où m’attendent les représentants des Côtes-du-Nord et la plupart des maires du département. Les Briochins rivalisent de politesse et de bonne humeur avec les habitants des autres villes bretonnes. Après une trop courte visite au port du Légué, un déjeuner de six cents couverts a lieu dans le gymnase du Lycée. Aux discours du maire et de M. Armez, député, président du conseil général, qui proclame la nécessité de maintenir le service militaire de trois ans, je réponds que mon voyage sur la vieille terre d’Armorique m’a déjà montré l’attachement des populations à la République et la fermeté de leur patriotisme ; et j’ajoute : « Vous avez tenu à me répéter que personne, parmi les Bretons des Côtes-du-Nord, ne consentirait à laisser affaiblir l’armée ou compromettre la défense nationale. Je n’attendais pas moins de votre clairvoyance. Ce n’est pas sur cette terre de marins et de soldats qu’on peut oublier les leçons du passé ; ce n’est pas la Bretagne qui sera jamais sourde à la voix de la France. » Les applaudissements frénétiques que soulèvent ces phrases me prouvent que tous les convives sont animés des mêmes sentiments que M. Armez, mais il n’en est pas un certes qui voie dans la loi de trois ans autre chose qu’une garantie de sécurité ; il n’en est pas un qui veuille en faire un instrument d’agression.

De Saint-Brieuc, nous nous dirigeons sur Rennes, où nous parvenons dans l’après-midi par un soleil radieux. La ville est ornée de drapeaux et de guirlandes. La fête fédérale des sociétés de gymnastique, qui est de mon voyage l’occasion maîtresse et le but essentiel, a fait affluer dans la capitale bretonne une multitude de visiteurs. On s’écrase dans les rues. Les cloches des églises sonnent à toute volée.

Des dépêches de Paris annoncent la démission de M. Doumergue. M. Noulens, qui vient d’arriver à Rennes, et M. Jacquier, qui m’a suivi sur les plages, sont très émus d’une décision qu’ils pressentaient, mais qu’ils regrettent. M. Noulens craint que la nouvelle majorité ne le pousse aux Finances et ne cherche à faire donner le portefeuille de la Guerre à un adversaire du service de trois ans. Je songe aux graves inquiétudes qui vont m’assaillir à mon retour ; mais, pour le moment, il faut que j’oppose à mauvaise fortune bon visage et que je sourie à la Bretagne.

Le soir, au banquet où je suis convié par la Ville, la Chambre de commerce et le Conseil général, dans cette salle des Pas-Perdus du Palais qu’autrefois, vêtu de la robe d’avocat, j’ai arpentée de long en large, je promets à mes auditeurs de revenir bientôt et de suivre, alors, à l’ombre des vieux chênes et à travers les landes, les routes qui me mèneront au cœur des campagnes armoricaines. En attendant, j’essaie de célébrer la ville de Rennes, son école des Beaux-Arts, ses crèches municipales, son théâtre, ses Facultés et ses Musées.

Le lendemain lundi 1er juin, pendant que la nouvelle Chambre des députés se réunit pour la première fois et se constitue, je reste à Rennes, pour visiter, comme il a été convenu, l’Université et pour assister aux fêtes de gymnastique.

Un banquet de trois mille couverts a été préparé dans le pavillon des Lices. Il m’a paru difficile de n’y pas dire, avec toute la discrétion voulue, un mot de la question militaire et je me suis entendu à cet endroit avec M. Noulens, puisque aussi bien il est encore ministre de la Guerre et que c’est sa responsabilité que j’engage en prenant la parole. Je félicite donc les gymnastes de contribuer par leur exemple à former une jeunesse robuste et vigoureuse et à garantir par là même la sécurité nationale : « La France, dis-je, ne veut pas être exposée à subir la loi de l’étranger ; elle est fermement pacifique, mais elle entend sauvegarder son indépendance, ses droits et son honneur. Il lui faut, pour les défendre, une armée composée de gros effectifs et rapidement mobilisable ; il lui faut aussi des troupes instruites, exercées et entraînées. Votre union, messieurs, a toujours été pour cette armée une excellente école préparatoire. » Rien de plus. Mais les trois mille convives et, à leur tête, le vaillant président de la Fédération, M. Cazalet, témoignent, par les applaudissements qui crépitent, qu’ils ont compris mon langage et qu’ils n’entendent pas laisser affaiblir nos ressources défensives. Les représentants des sociétés étrangères, russes, anglaises, belges, suisses, luxembourgeoises, italiennes, ne sont pas les moins ardents à m’approuver.

Après avoir vu, au Champ de Mars, tous ces jeunes athlètes évoluer, dans des exercices variés, devant un public frémissant, je reprends le chemin de la gare, salué par une multitude toujours plus dense et plus passionnée. Je rentre à Paris vers minuit. La plupart des ministres m’attendent sur le quai. M. Doumergue s’est fait excuser par son chef de cabinet, qui m’annonce la venue du Président du Conseil à l’Élysée, pour le lendemain mardi 2 juin, dans la matinée.

La Chambre a nommé son bureau provisoire. Elle a élu M. Deschanel par 401 voix, ce qui n’est pas signe de révolution. Je ne me sentirais pas trop inquiet sur le sort de la législature, si M. Doumergue, en renvoyant au lendemain notre conversation, ne me faisait redouter de nouveau une intention de retraite.

Le mardi, vers dix heures, il vient, en effet, m’annoncer que, dans un conseil de cabinet tenu au quai d’Orsay, quelques minutes auparavant, il a expliqué à ses collègues les motifs de sa détermination. Il a, me dit-il, rendu service à son parti en présidant à des élections qui ont été ce que souhaitaient ses amis ; il considère pour le moment son œuvre comme terminée. Il m’engage à offrir la présidence du Conseil à M. René Viviani, qui n’a pas, il est vrai, voté le service de trois ans, mais qui, m’affirme-t-il, est, comme lui et autant que lui, résolu à le maintenir.

J’insiste pour que M. Doumergue revienne sur une décision que rien, à mes yeux, ne justifie. Mais je ne triomphe point de sa modestie et il me remet la lettre que ses collègues et lui ont déjà signée. Elle est ainsi conçue : « Monsieur le Président de la République, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir accepter ma démission de Président du Conseil des ministres et, avec elle, celles de mes collègues du cabinet. En vous remerciant de la confiance que vous n’avez cessé de nous témoigner, je vous prie, Monsieur le Président de la République, de vouloir bien agréer l’assurance de notre profond et très respectueux dévouement. Signé : Gaston DOUMERGUE, BIENVENU-MARTIN, MALVY, NOULENS, GAUTHIER, LEBRUN, René RENOULT, René VIVIANI, Raoul PERET, METIN, Maurice RAYNAUD, Fernand DAVID, MAGINOT, Paul JACQUIER. »

Tous les ministres démissionnaires sont déjà réunis dans la salle du Conseil. Je me rends auprès d’eux avec M. Doumergue. En leur présence, il commente aimablement leur lettre collective. Une fois encore, je le prie de ne pas persévérer dans ses intentions. Je lui fais remarquer que le départ du cabinet me laissera sans aucune indication parlementaire et que, du reste, les élections, favorables à son gouvernement, ne sauraient motiver sa démission. Mais son siège est fait. Je m’incline donc devant son désir et je lui exprime, avec mes remerciements, mes vifs regrets.

Comme M. Jaurès me reproche, ce matin même, mon discours de Rennes, qui, dit-il, a été prononcé sous ma responsabilité personnelle, en dehors du gouvernement, M. Noulens indique loyalement au Conseil que je lui avais communiqué le passage relevé par l’orateur socialiste et qu’il y avait donné son adhésion. Les autres ministres déclarent, eux aussi, qu’ils n’y trouvent rien à redire, et c’est avec des sentiments de parfaite cordialité que nous nous séparons.

Je convoque aussitôt les présidents des deux Chambres. M. Antonin Dubost vient à une heure et demie, M. Paul Deschanel à trois heures. Le premier ne me dit pas grand’chose de précis. Il me laisse cependant entendre qu’à son avis, il semble résulter des élections la nécessité de chercher, pour la loi militaire, une solution transactionnelle. M. Deschanel se prononce, au contraire, catégoriquement pour la formation d’un cabinet résolu à maintenir le service de trois ans. Sa propre élection à la présidence provisoire, celle de M. Clementel, ancien ministre de M. Louis Barthou, à la vice-présidence, l’échec de MM. Augagneur et Rabier, hostiles au régime militaire actuel, la nomination de M. Messimy, qui y est favorable, qui n’était même pas candidat et qui a démissionné immédiatement après le scrutin, tout cela constitue, dit M. Paul Deschanel, des indications précises et concordantes. Il pencherait, du reste, pour un cabinet Viviani, à la condition que j’eusse des garanties précises sur le maintien du service de trois ans et qu’on ne mît à la tête du ministère de la Guerre ni un général politicien, ni un parlementaire démagogue.

Un garden-party que j’offre à des municipalités étrangères invitées par la Ville de Paris, me force à interrompre mes consultations. Je les reprends dans la matinée du mercredi. M. Léon Bourgeois croit, me dit-il, indispensable de conserver la loi de trois ans et de la défendre avec énergie. Il n’accepterait pas lui-même, à cause de son état de santé, la présidence du gouvernement, mais il ne repousserait pas la charge moins lourde d’un simple portefeuille. Il n’ose cependant pas promettre d’aller au quai d’Orsay, tant il est contraint de ménager ses forces. Il ne peut plus, me confie-t-il, ni lire, ni parler sans grand’peine dans des assemblées. Il me conseille de faire de préférence appeler M. René Viviani.

Celui-ci, convoqué par moi, vient à son tour. Il regrette le départ de M. Doumergue. Il juge nécessaire une combinaison totalement appuyée sur les gauches et résolue à faire aboutir, d’une part la réforme fiscale, d’autre part la réforme électorale. Quant à la loi militaire, qu’il n’a point votée, mais dont il a reconnu, depuis lors, la nécessité, il estime qu’on ne peut ni la modifier, ni l’affaiblir par une application mitigée ni en promettre dès maintenant l’abrogation future. Il m’engage à étendre très largement mes consultations, tant pour m’éclairer que pour montrer aux Chambres mon absence de parti pris.

Mais une nouvelle cérémonie m’oblige encore à suspendre ces conversations politiques. Je préside l’après-midi, dans un coin paisible du Parc des Princes, l’inauguration de la statue de Marey, à l’Institut physiologique qui porte le nom de ce regretté savant. J’ai beaucoup connu Marey. Je l’ai entendu expliquer en véritable artiste la mécanique de la vie, les lois de la danse antique et de la danse moderne, les mouvements des animaux, progression des poissons, allures du cheval, vol des oiseaux et des insectes. Il ne cherchait jamais à tirer vanité des grands services qu’il avait rendus à la physiologie et à la médecine. On n’aurait pas cru, à l’entendre, qu’il fût l’auteur de tant de recherches intéressantes sur la circulation du sang, sur les mouvements respiratoires, sur les battements du cœur, ni que les deux procédés d’enregistrement des phénomènes physiologiques, chronostylographie et chronophotographie, lui dussent, l’un et l’autre, leurs principales améliorations. C’était un causeur charmant, qui parlait avec esprit de la gymnastique et de l’aviation, ou qui célébrait avec émotion les ailes des pigeons ou des libellules. Le grand apôtre de la paix, mon éminent collègue, M. Charles Richet, m’a prié d’aller inaugurer avec lui la statue de Marey. Je réponds à son appel et, devant les savants français et étrangers qui assistent à la cérémonie, je constate avec joie que dans cet Institut collaborent effectivement des physiologistes de tous pays et que nulle part la science ne poursuit, dans une plus constante harmonie des intelligences, son œuvre de progrès pacifique.

Cet hommage rendu, je rentre à l’Élysée et je reprends mes audiences. M. Peytral, ancien ministre des Finances, qui a été jadis mon collègue dans un cabinet Charles Dupuy, croit à l’urgence d’un large emprunt et tient pour probable le vote définitif de l’impôt général sur le revenu. M. Delcassé pense que M. Viviani est plus indiqué que lui pour la présidence du Conseil, mais il a visiblement le désir de revenir au quai d’Orsay. M. Clementel est d’avis qu’il faut réserver M. Delcassé et former un cabinet Viviani. M. Jean Dupuy est du même sentiment. Il ne juge même pas qu’il me soit possible, sans me découvrir, de faire actuellement un autre choix. Il n’y a pas de crise proprement dite. C’est volontairement que le cabinet s’est retiré. Il est donc tout naturel que je choisisse le président parmi les ministres démissionnaires. M. Georges Cochery, rempli de bonnes intentions, ne m’apporte que de vagues conseils. M. Aimond, rapporteur général du budget au Sénat, est convaincu, comme M. Peytral, que le projet d’impôt sur le revenu sera accepté au Luxembourg. Après avoir recueilli toutes ces opinions, je fais revenir M. Viviani ; je m’assure qu’il n’emploiera pas, sur la loi militaire, de formules indécises ou obscures, et je le charge de former un cabinet. Suivant l’usage, il me demande quelques heures « pour consulter ses amis ».

Le jeudi matin 4 juin, M. Viviani est forcé d’interrompre son enquête politique pour se rendre, comme moi, aux obsèques de Henry Roujon, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, qui vient de s’éteindre dans son appartement de l’Institut, après une longue maladie, dont il a trop négligé de se soigner. Roujon et Révoil, deux intelligences d’élite, deux âmes exquises, deux délicieux amis, qui me quittent l’un après l’autre, mais qui ne mourront jamais dans mon cœur.

Vers trois heures de l’après-midi, M. Viviani me rend compte de ses premières négociations. MM. Clemenceau et Léon Bourgeois lui ont recommandé de maintenir fermement les trois années de service ; mais M. Viviani n’a rien offert au premier et le second ne paraît guère disposé à entrer dans la combinaison projetée. M. Viviani me prie de le voir et de le convaincre. Pour répondre à ce désir, je fais venir M. Léon Bourgeois. Il trouve ambiguës les formules dont M. Viviani veut se servir dans l’exposé de son programme militaire. Il craint que des phrases trop habilement balancées n’exposent le nouveau cabinet aux attaques de tous les partis. Quant à lui, il est décidé à répudier toute équivoque. Je l’en approuve, mais j’insiste pour qu’il accepte le portefeuille des Affaires étrangères et défende sa manière de voir. Il commence par m’objecter sa santé, qui est malheureusement chancelante, mais je le supplie de se sacrifier, une fois de plus, au pays. Il consent à causer avec M. Viviani dans mon cabinet. Je leur parle à tous deux avec beaucoup de force et d’émotion. Tout ce qu’accepte M. Léon Bourgeois, c’est d’avoir, le lendemain matin, une nouvelle entrevue avec M. Viviani. Il réserve, en attendant, sa réponse définitive.

Sans se décourager, M. Viviani continue ses consultations. Les obstacles qu’il rencontre ne le rebutent pas, mais il commence à s’énerver un peu. Il se plaint avec amertume de l’indiscrétion de M. Caillaux qui, à la veille du procès d’assises, voudrait, paraît-il, avoir à la chancellerie un ministre de son choix. Il espère que finalement M. Léon Bourgeois acceptera d’entrer dans le cabinet.

Mais, le vendredi matin, c’est une réponse négative que le sénateur de la Marne apporte à M. Viviani. M. Léon Bourgeois a longuement interrogé sa conscience, et elle ne lui permet pas, dit-il, d’adhérer à une doctrine militaire qui manque de clarté. C’est un sujet sur lequel il ne conçoit la possibilité d’aucune transaction. Je crains que ce refus, dont M. Léon Bourgeois ne dissimule pas la cause, n’ait pour conséquence de jeter maintenant un doute sur les intentions de M. Viviani et ne donne à son cabinet un caractère très différent de celui que nous avions, tout d’abord, envisagé. M. Viviani paraît fort embarrassé. Il s’adresse à M. Peytral, qui refuse, à M. Lebrun, qui refuse, à M. Combes, qui refuse, à M. Jean Dupuy, qui hésite, à quelques autres, qui promettent leur concours ; et ce n’est que dans la soirée qu’il finit par grouper autour de lui MM. René Renoult, Malvy, Noulens, Messimy, Thomson, Justin Godart.

Avant de réunir ses futurs collaborateurs, le samedi 6 juin, il vient me voir au début de la matinée. Je le trouve de plus en plus nerveux. Il n’a pas, me dit-il, dormi un seul instant ; il a eu les larmes aux yeux toute la nuit. Jamais jusqu’ici je ne l’ai vu aussi impressionnable. Sous l’influence des difficultés, sa sensibilité, toujours très vive, et parfois un peu brusque, a pris une forme presque morbide. Il me communique le texte qu’il se propose de consacrer, dans la déclaration ministérielle, à la loi militaire et de soumettre dans quelques minutes à ses collègues. La rédaction embarrassée de plusieurs passages est évidemment destinée à favoriser l’évolution des députés qui ont promis à leurs électeurs l’abrogation de la loi et qui jugent maintenant contraire à l’intérêt national l’exécution de cette promesse. Mais elle ne satisfera guère ceux qui, en votant le service de trois ans, ont eu conscience de prendre une mesure de nécessité.

M. Viviani a lui-même expliqué sa pensée dans sa Réponse au Kaiser (p. 75) : « Pénétré de la nécessité de maintenir la loi de trois ans, désireux aussi de montrer qu’elle ne constituait pas un document qui fût à jamais intangible, je pris en main la formation du cabinet, avec le projet de laisser intacte la loi si récemment votée. Je voulus seulement marquer qu’une préparation militaire de la jeunesse organisée s’imposait et que, si les circonstances extérieures le permettaient, on pourrait un jour revenir sur les mesures prises, puisque les lois militaires dépendent de l’état de l’Europe. Mais cette transaction eut le sort que réservent généralement les partis aux équitables arrangements : le parti modéré la redouta et quelques hommes de la gauche extrême la trouvèrent insuffisante. »

La première formule de M. Viviani ne me paraissait pas à moi-même très claire. Je lui avais conseillé quelques changements de détail, qu’il avait, du reste, trouvés utiles, et il était allé rejoindre ses futurs collègues chez M. Malvy, au ministère de l’Intérieur. Peu de temps après, il revenait à l’ Élysée et m’annonçait que tout était rompu. M. Justin Godart, député du Rhône, n’avait pas accepté une phrase qui subordonnait aux circonstances extérieures un allégement des charges militaires. M. Viviani n’avait pas cédé. Il avait été appuyé par MM. Nouleng, Messimy, Thomson, Jean Dupuy. « Il s’agit de savoir, avait dit M. Thomson, si nous voulons rester Français. » Mais M. Justin Godart s’était entêté. Il eût été possible à M. Viviani d’appeler, pour le remplacer, un radical-socialiste favorable au maintien de la loi. Mais il a senti que la pensée de M. Justin Godart était celle d’un assez grand nombre de députés, liés par leurs engagements électoraux, et, en présence de cette opposition, il a craint de ne pouvoir aboutir à une entente durable. J’ignore si c’est, par aventure, cette allusion aux circonstances extérieures qui a fait momentanément croire à M. Justin Godart que la France s’était engagée envers la Russie à l’adoption du service de trois ans. Il a su depuis, de science certaine, que cet engagement n’avait jamais été pris par personne. Mais quelques semaines après cette crise ministérielle, il a, dans un article, paru prendre à son compte cette fausse nouvelle1 et Guillaume II s’est plus tard emparé de cette erreur pour la présenter, dans ses pauvres Tableaux d’histoire, comme une vérité incontestable2.

Quoi qu’il en soit, M. Viviani, irrité par les obstacles qu’il a rencontrés, me déclare qu’il renonce à sa mission. J’essaie vainement de le réconforter. « Non, me dit-il, je resterai à votre disposition pour une autre occasion. En ce moment, je vous conseille d’appeler M. Paul Deschanel ou, à son défaut, M. Delcassé. »

J’envoie un de mes officiers chez le Président de la Chambre. M. Deschanel se promène, l’heureux homme ! et c’est seulement vers cinq heures de l’après-midi qu’il est informé de mon appel et vient à l’Élysée. Il accueille assez mal mes ouvertures. Les voix qu’il a obtenues pour la Présidence n’ont, me dit-il, rien de politique. Il a enfin restitué aux fonctions qu’il exerce le caractère professionnel qu’elles n’auraient jamais dû perdre. Il ne peut sans inélégance abandonner ses quatre cent onze électeurs, qui représentent des opinions diverses et qui font simplement confiance à sa technique présidentielle. Il désirerait qu’on ne sût pas que je lui ai offert la mission de constituer le cabinet. Il n’est pas à même d’accepter cette charge. La République ne l’a pas utilisé, lorsqu’il était en âge d’être ministre. Il n’a jamais exercé le pouvoir. Il n’est plus assez jeune pour en commencer aujourd’hui l’apprentissage. Il serait au-dessous de ce qu’on attendrait de lui. Il se connaît bien. Il est fait pour rester Président de la Chambre et non pour devenir Président du Conseil. J’insiste. Je m’adresse à son désintéressement et à son patriotisme. J’ajoute même que son intérêt personnel est d’accord avec l’intérêt général. Il se grandirait en acceptant une tâche qui, si elle n’est pas sans risques, ne sera pas non plus sans gloire. Il vaut mieux mille fois que le poste tranquille où il est retiré. J’ai beau faire : je ne l’ébranle pas, je le sens rivé à son fauteuil.

Je lui déclare alors que je ne puis garder le silence sur ma proposition. Personne ne comprendrait que, dans les circonstances graves où nous sommes, j’eusse négligé de lui offrir la succession de M. Doumergue. Il est très ennuyé et me supplie de ne rien dire. Je tiens bon et j’accepte seulement de rédiger, d’accord avec lui, une note qui ménagera son amour-propre. Nous y marquons discrètement que je l’ai pressenti pour la présidence du Conseil, que le vote de la Chambre m’avait semblé une indication, mais qu’il m’a répondu qu’étant donné le caractère professionnel de l’élection, il croyait de son devoir de ne pas abandonner le mandat dont il est investi.

Je me rabats alors sur M. Delcassé. Il est au lit, souffrant de furonculose. Mon secrétaire général civil, M. Adolphe Pichon, se rend chez lui, pour tâcher de vérifier si, dans cette maladie, la nature a plus de part que la diplomatie. Mais il n’arrive pas à être reçu. Je prie M. Clementel de faire, à son tour, le possible pour forcer la porte. Il ne réussit à voir que Mme Delcassé. Il renouvellera sa tentative demain.

Me voilà donc de nouveau en pleines ténèbres, devant une Chambre dont j’ignore les véritables dispositions et au milieu d’intrigues que je ne parviens pas à démêler. Une visite importante me procure une brève et agréable diversion. L’ancien Président de la République des États-Unis, M. Theodor Roosevelt, de passage à Paris, vient s’entretenir avec moi. Je le trouve tel que je l’ai vu à la Sorbonne il y a quelques années, rude, énergique, le cou large, la mâchoire forte, l’œil un peu dur sous le verre du lorgnon, la moustache courte et drue. Il me parle de son pays avec une fierté qui craint d’être indiscrète ; mais il me parle aussi de la France avec une ignorance qui me va au cœur et il m’apprend sans rire qu’il y a à Paris, dans les milieux politiques, un courant révisionniste qui les pousse à une constitution américaine et à des pouvoirs présidentiels plus étendus. Il exprime l’espoir que je serai l’agent de cette prochaine révolution légale. Après m’être assuré qu’il ne plaisante pas, j’extirpe de son esprit la folle idée qui y a germé.

Le dimanche 7 juin, M. Clementel, qui a enfin pénétré jusqu’au chevet de M. Delcassé, me dit que l’ancien ministre des Affaires étrangères est réellement malade, alité avec la grippe et des furoncles au cou. Il est physiquement hors d’état de former un cabinet. M. Clementel, M. Jean Dupuy, M. Peytral, déclinent, tour à tour, l’honneur de la présidence. Je fais revenir M. Doumergue, qui ne voit que trois solutions et qui se déclare prêt à faire connaître publiquement son avis, de nouveau M. Viviani, de nouveau M. Léon Bourgeois, ou bien M. Alexandre Ribot.

Malheureusement trop sûr du refus des deux premiers, je convoque M. Ribot. Il a été mon adversaire opiniâtre à l’élection présidentielle, non seulement dans les scrutins préparatoires, mais à Versailles même, jusqu’au vote final. Il n’importe ; la bataille est terminée et le passé est à mes yeux comme s’il n’avait pas été. M. Ribot est, du reste, un très grand parlementaire, un orateur d’affaires incomparable, constamment prêt sur tous les sujets, un esprit des plus riches et des plus cultivés. Quoique modéré, il est estimé des gauches et il obtiendra facilement le concours de M. Léon Bourgeois, avec lequel il est lié. Il ne transige pas sur les questions de défense nationale. D’autre part, il vient lui-même d’obtenir de la commission sénatoriale des finances qu’elle incorpore dans le budget en préparation le projet d’impôt sur le revenu voté par la Chambre. On ne pourra donc pas, au Palais-Bourbon, lui reprocher de personnifier une politique financière trop conservatrice. Il accepte de « consulter ses amis » et il commence ses démarches avec le désir manifeste d’aboutir promptement.

Pendant que, suivant l’expression familière aux reporters politiques, M. Ribot marche, deux des ministres démissionnaires, MM. Noulens et Fernand David, vont m’excuser et me remplacer à Rouen, où j’avais promis d’aller aujourd’hui même visiter les bassins et les quais, avant le commencement des grands travaux dont le programme vient d’être voté par la Chambre, et dont l’exécution accroîtra rapidement le trafic du port et la prospérité de la ville. Au banquet préparé en mon honneur, M. Noulens lit un discours que j’ai adressé de loin à la population rouennaise, pour célébrer son œuvre de paix.

Sur ces entrefaites, je recueille par des visites, par des lettres, par la lecture des journaux, de très mauvais renseignements sur l’état de l’opinion publique. À droite, on continue à me reprocher de n’être pas intervenu dans les élections et d’avoir aggravé mon cas en ne formant pas après le vote un cabinet de résistance. À gauche, on me blâme de n’avoir pas encore constitué un ministère nettement radical et, dans quelques cercles politiques, on conspire pour me forcer à démissionner. Tout recommence de ce que j’ai connu en janvier 1913, les manœuvres malpropres, les calomnies imbéciles, les entrefilets fielleux dans les petites feuilles de chantage. Mais en présence de ces campagnes haineuses, je sais maintenant garder le calme du mépris.

Un déjeuner que j’offre au prince Albert de Monaco et à divers membres de l’Institut, m’arrache, du reste, momentanément, à l’observation de ces vilaines choses. Le prince me parle surtout de voyage et d’océanographie. Il me dit en outre qu’il se propose d’assister bientôt aux régates de Kiel, auxquelles il est invité par l’Empereur d’Allemagne. Il compte emmener avec lui M. Jules Roche, l’ancien ministre, qu’il a consulté sur la récente constitution monégasque et qui pourra saisir l’occasion de cette rencontre pour éclairer Guillaume II sur l’esprit pacifique de la France.

Dans la soirée du lundi 8 juin, M. Ribot vient me rendre compte des premiers résultats de ses démarches. Il est très optimiste et pense que son cabinet sera formé dans la matinée du mardi. Il a obtenu le concours de M. Léon Bourgeois pour les Affaires étrangères et celui de M. Delcassé pour la Marine. Il voudrait garder M. Noulens à la Guerre, mais il n’est pas encore sûr de son acceptation. À la demande de M. Ribot, je fais venir M. Noulens le mardi matin, mais je ne réussis pas à le convaincre. Il n’estime pas qu’un ministère présidé par M. Ribot soit viable. Les radicaux-socialistes n’ont pas pardonné au sénateur du Pas-de-Calais d’avoir autrefois combattu la séparation des Églises et de l’État. Après le refus de M. Noulens, M. Jean Dupuy, dont M. Ribot a demandé la collaboration, me confie à son tour sa déception et son embarras. Il ne croit pas à la durée du cabinet projeté.

De fait, M. Ribot revient à midi, les traits tirés, la figure allongée, la haute taille penchée comme un grand saule pleureur. Il n’est pas encore en mesure de publier la liste définitive de son cabinet. M. Jean Dupuy, atteint de pessimisme, contrairement à ses habitudes et à son tempérament, a présenté à la réunion du matin des observations qui ont jeté le découragement dans l’âme des futurs ministres. M. Léon Bourgeois, qui est allé dans la Marne, a, par téléphone, chargé son fils de demander qu’on attendît son retour avant de rien conclure. Il rentrera vers quatre heures et jusque-là tout demeure en suspens.

Le temps s’écoule. M. Léon Bourgeois arrive chez M. Ribot et maintient son acceptation, malgré l’opposition croissante du groupe radical-socialiste, qui vient de décider de voter contre le ministère en formation. Le sénateur de la Marne demande seulement que, dans la déclaration ministérielle, il soit nettement indiqué que le nouveau cabinet entend s’appuyer sur une majorité républicaine. M. Ribot ne s’oppose pas à cette addition. Mais M. Jean Dupuy persiste à penser qu’un gouvernement présidé par un autre que M. Viviani aura, en ce moment, grand mal à obtenir une majorité de gauche. Malgré tout, le ministère est mis sur pied dans la soirée. Il est ainsi composé : M. Ribot, président du Conseil, à la Justice ; M. Léon Bourgeois, aux Affaires étrangères ; M. Delcassé, à la Guerre ; M. Camille Chautemps, à la Marine; M. Peytral, à l’Intérieur; M. Clementel, aux Finances ; M. Jean Dupuy, aux Travaux publics ; M. Maunoury, un sympathique député d’Eure-et-Loir, aux Colonies ; M. Dessoye, député de la Haute-Marne, Président de la Ligue de l’Enseignement, à l’Instruction publique; M. Marc Réville, au Commerce ; M. Dariac, à l’Agriculture ; M. Abel, au Travail.

Les grands journaux du mercredi 10 juin sont, en général, favorables au nouveau cabinet ; mais la Lanterne, le Radical, l’Humanité fulminent. Dans la Guerre sociale, M. Gustave Hervé intitule son article quotidien « Sur la route de Versailles » et il écrit : « La crise ministérielle est finie ; mais la crise présidentielle reste ouverte. Le pays veut aller à gauche : le mal élu de l’Élysée veut le forcer à aller à droite. Le pays demande Combes ; il lui impose Ribot. C’est un défi, une provocation, un petit coup d’État contre le suffrage universel et la souveraineté populaire. »

À la fin de la matinée, M. Ribot me présente ses collègues. Tous maintenant paraissent très confiants. M. Jean Dupuy lui-même cache ses appréhensions. Les décrets sont signés, qui donnent au cabinet la vie et l’espérance.

Dans l’après-midi, je reçois M. Aristide Briand, qui me prie de m’arrêter à Saint-Chamond, sa circonscription électorale, lorsque j’irai prochainement dans le département de la Loire. Nous échangeons quelques mots sur la situation. Il me dit qu’il était d’abord favorable à un ministère Viviani, mais il trouve que M. Viviani a péché par inexpérience et par faiblesse. Puisqu’un cabinet Ribot s’est maintenant formé, il faut le faire vivre, et M. Briand croit que ce n’est pas chose impossible.

Tandis que sénateurs et députés se livrent à des pronostics contradictoires sur le sort du gouvernement, je cherche, une fois de plus, à tromper mes ennuis et je préside, à la Maison des étudiants, un joyeux banquet de l’Association générale. L’accueil de ces jeunes gens est tel qu’il me console de toutes les tristesses et me venge de toutes les injures.

Le jeudi 11, lente journée d’expectative. La Chambre ne siège pas. Les ministres s’installent. Mais le vendredi matin, le premier conseil se tient à l’Élysée. Pour se fortifier sur sa gauche, le cabinet s’est adjoint des sous-secrétaires d’État radicaux, MM. Guernier, Margaine, Le Cherpy. MM. Ribot et Clementel exposent la situation de la trésorerie, qui est franchement mauvaise. Il est urgent d’émettre l’emprunt qui a été si longtemps ajourné. M. Ribot donne lecture de sa déclaration ; il n’y est fait que des retouches insignifiantes ; elle est rédigée en termes précis et sobres ; elle est catégorique sur la loi militaire ; elle s’explique clairement sur les réformes fiscales et sociales ; elle est pacifique et prudente dans les questions de politique extérieure. Il semble qu’elle devrait être acclamée par toute une Chambre républicaine. Mais déjà les ministres n’ont plus leur belle confiance de la veille. Les nouvelles du Palais-Bourbon sont détestables. Pour comble de malheur, M. Ribot me dit qu’il a été souffrant hier soir après un dîner au Petit-Luxembourg, chez M. Antonin Dubost ; il n’a pas fermé l’œil de la nuit et il se sent très fatigué. M. Delcassé, un peu mieux portant, compte venir à la Chambre, mais il est encore incapable d’y prendre la parole. M. Léon Bourgeois, toujours préoccupé d’avoir pour le cabinet l’appui d’une majorité de gauche, paraît commencer lui-même à douter du succès. Je sors du Conseil avec une impression très défavorable.

L’après-midi, pendant la séance de la Chambre, je me mets à lire dans le « Salon d’argent », près de mon cabinet de travail, la fenêtre ouverte sur la roseraie, mais je retiens mal mes pensées, qui s’échappent vers le Palais-Bourbon. Des informations m’arrivent, confuses et inquiétantes. Les assaillants, MM. Puech, Dalimier, Augagneur, Marcel Sembat, ont été vigoureusement soutenus à gauche. M. Ribot, qui ne semblait pas en possession de toutes les ressources de son talent oratoire, a prononcé un discours assez bref, qui a été haché par les interruptions. À tout ce qu’il a dit de raisonnable, même sur la situation financière, il a été répondu par des murmures ou par des sarcasmes.

La Chambre a été ensuite appelée à voter sur la priorité d’un ordre du jour qu’avait déposé M. Dalimier et dont le texte était habilement conçu pour épargner à certains députés l’embarras de voter sur des questions précises, notamment sur la loi militaire : « La Chambre, respectueuse des volontés du suffrage universel et résolue à ne donner sa confiance qu’à un cabinet capable de réunir une majorité de gauche… » M. Ribot a tout de suite éventé la mine. Il a déclaré qu’il accepterait bien volontiers un ordre du jour destiné à lui imposer l’obligation de réunir une majorité républicaine, mais il a ajouté qu’auparavant il voulait en obtenir un qui se prononçât nettement sur les articles essentiels du programme gouvernemental, loi militaire, réforme fiscale, laïcité de l’État.

Scrutin, dépouillement, pointage. La priorité est accordée à l’ordre du jour de M. Dalimier par 306 voix contre 262. Le cabinet est renversé. Les ministres quittent la séance, derrière M. Ribot, avec la dignité funèbre qu’il mettraient à suivre le convoi d’une illusion mort-née. Après leur départ, l’ordre du jour meurtrier est voté au fond par 395 voix et c’est à moi, bien entendu, que s’adresse ce commandement itératif.

À peine ces nouvelles me sont-elles parvenues à l’Élysée que M. Ribot et ses collègues, ministres et sous-secrétaires d’État, m’apportent leur démission collective. Je les remercie de leur dévouement et les félicite de leur courage. Ils s’éloignent et je reste seul, plus seul que jamais, dans le triste Palais qui m’a été donné pour sept ans comme observatoire du ciel politique. Heureusement, mon frère Lucien, directeur au ministère de l’Instruction publique, ma femme et ma belle-sœur, viennent m’arracher à ma mélancolie. Nous dînons en famille et leur prévenante affection éloigne de mon esprit les idées noires qui l’assaillent. Mais dès que je me retrouve livré à moi-même, je me demande avec anxiété ce que réclame l’intérêt supérieur du pays. L’ordre du jour de la Chambre est une sommation qui m’est destinée. Mon devoir est-il de partir ? Mon devoir est-il de rester ?



1. Courrier européen, 23 juillet 1914.
2. Vergleichende Geschichtstabellen, 1921, Verlag von K. F. Kœhler, in Leipzig, p. 49 et p. 71.