Aller au contenu

Au service de la Tradition française/Poètes français du Canada

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 117-132).


Poètes français du Canada[1]



« Le Canadien français, au cours de sa brève existence, écrit M. Gabriel Hanotaux, sut trouver en lui-même un principe de vitalité, je veux dire une âme, une âme locale et française tout à la fois ». Par cette âme, qu’il réchauffait ainsi en lui-même, le Canadien français a vécu. Il a résisté. Il est resté ce qu’il était. Cela seul lui mériterait le respect et l’admiration, si ceux qui affectent de le mépriser pouvaient se hausser jusqu’à le comprendre. Une même pensée nourrit sa volonté patiente : survivre, rester fidèle à ses origines, transmettre à ses descendants l’héritage qui fait sa fierté. Son esprit routinier et têtu le servit à merveille, dès les premiers jours de la défaite. En déposant les armes, il garda son courage. Son attitude fut noble et simple, et son cœur fut juste, même sous les coups de l’injustice, même au sein du malheur, même après qu’il eût triomphé. Combien pourraient en dire autant ? Si quelqu’un donna une leçon de tolérance et de grandeur, ce fut lui. Encore aujourd’hui il inclinerait à l’indulgence, si les assauts répétées d’un orgueil traditionnel n’avaient pas fini par agacer sa placidité paysanne, s’il ne sentait pas qu’une dernière concession serait une irrémissible faiblesse, si, subissant les mêmes affronts, il n’avait pas compris, au même tressaillement de son être, la nécessité de recommencer l’histoire. Laboureur, il y est habitué ; le même sillon se creuse où la terre s’est fermée.

Il a vécu. Comment voudrait-on qu’il eût fait mieux et de plus essentiel ? Pouvait-on lui reprocher, comme l’a fait Durham, de n’avoir ni littérature ni histoire ? Et si l’importance que donnait cet Anglais à la littérature peut constituer pour nous une singulière leçon, qui ne voit pourtant combien cette remarque était injustifiée et maladroite à l’époque où elle était formulée ? Pas d’histoire ni littérature ! Vraiment ce grand seigneur avait beau jeu. Que n’en demandait-il davantage encore ? Et pourquoi, par exemple, ne nous gourmandait-il pas de n’être, après tout, que de pauvres et honnêtes gens, de mœurs sévères, d’habitudes modestes, d’esprit pondéré ? Avions-nous eu le temps d’écrire et de chanter, de fonder des arts et d’établir des fortunes, quand notre premier et unique souci devait être de durer et de protéger jalousement, contre les empiètements de prétendus civilisés, des droits qui dépassent les plus beaux poèmes, fussent-ils de Shakespeare ; quand notre langue, pieusement parlée, on ourdissait déjà dans l’ombre de nous l’enlever, et quand il fallait, avant que de l’enrichir, mettre tout notre soin, toute notre force, toute notre constance à la garder seulement ? D’ailleurs, si l’on y tient absolument, quelle littérature vaudra jamais en sincérité et en éclat notre histoire, rattachée à l’histoire de France et riche de son double passé ; quelle poésie surpassera en beauté la réalité de notre action, de nos luttes quotidiennes, la miraculeuse survivance de notre souvenir français qui fut le « principe de vitalité », l’âme victorieuse de tout un peuple ? Au moment même où s’exprimait Durham, les Canadiens français faisaient assaut d’éloquence ; et quelques années ne s’étaient pas écoulées que François-Xavier Garneau revivait notre histoire et que Louis-Hippolyte Lafontaine, qui paraît avoir synthétisé en lui toutes nos aspirations, portait jusqu’au pied du trône la plus sûre interprétation des libertés britanniques, orgueil de l’Empire.

La poésie, ainsi jaillie de notre passé, fut le souffle qui inspira nos premiers écrivains. C’est parce qu’ils l’ont recueillie qu’ils ont été vraiment des poètes, et non pas parce qu’ils ont inventé une forme personnelle de traduire des sentiments anciens ou des idées nouvelles. Ils ont été une des voix de la résistance commune. Cela grandit leur œuvre et la sauve plus sûrement de l’oubli. Nous les lisons encore, et ils nous intéressent par ce qu’il y a en eux de conforme à nous-mêmes, par le cœur unanime de la nation qu’ils ont révélé, par ce qui demeure d’humain et d’éternel dans le frémissement de leur pensée. Ils ont chanté notre terre canadienne, dont ils ont fait le grand témoin, le cadre majestueux de la légende d’un peuple :

Il est sous le soleil un sol unique au monde,


notre patriotisme vivace, notre mère-patrie la France ; les mots, les attitudes, les rebuffades, les hardiesses, la croyance robuste de nos aïeux, la passion de nos martyrs de la foi chrétienne et de la civilisation française ; la naïveté de nos contes populaires dont un seul contient parfois toute la France, l’enchantement de nos vieilles chansons où notre âme trouvait un apaisement et notre esprit une saine gaieté ; les deuils et les souffrances qui nous ont formés, pétris, qui nous ont unis et confondus ; et, surtout, notre langue, mot d’ordre du peuple, qui fut le lien sacré du berceau à la tombe. Au moment où ils écrivaient, la tradition romantique, ébranlée seulement subsistait encore. Ils avaient lu Lamartine et Victor Hugo sur des manuscrits qui passaient de main en main, comme une chose rare. Cette tradition poétique leur suffit ; elle était plus conforme à la tâche qu’ils avaient choisie. Ils en ont subi l’influence parfois jusqu’au sacrifice de leur personnalité, ainsi que l’observe M. Jean Charbonneau. Aucune préoccupation d’ordre scientifique ne perce, ne s’infiltre même dans leur vers, qu’ils veulent avant tout sonore et cadencé. S’ils n’ont pas repris tous les thèmes chers aux romantiques, du moins ont-ils, à la manière de 1830, puisé leur inspiration aux sources de l’histoire et nourri leur lyrisme de l’exaltation des conquêtes successives qui forment le drame de notre existence nationale.

Tout autre est la nouvelle génération, celle de 1895, à qui M. Jean Charbonneau consacre ce livre où, sans intention critique, il s’essaie à préciser les traits qui caractérisent l’œuvre de nos jeunes poètes, en dégageant les influences françaises qu’ils ont, non plus seulement subies, mais recherchées, et que leur offraient la poétique parnassienne, le rêve symbolise, les ambitions de l’école romane et du néo-classicisme. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient ainsi, comme d’instinct, cherché leur bien là où ils savaient le trouver. Le culte de la France, que leurs aînés avaient pratiqué, les avait sans doute naturellement dirigés vers la culture française, et ils comprirent vite à quel point elle leur serait précieuse. Français eux-mêmes, où voudrait-on d’ailleurs qu’ils eussent puisé ? La philosophie hindoue et la poésie anglaise, encore qu’elles leur eussent apporté des éléments appréciables, n’eussent pas laissé de les détourner de leur génie propre. Ces mêmes éléments, n’en retrouvaient-ils pas, aussi bien, quelque chose dans la poésie française, puisque la science moderne, le nivellement économique et, surtout, le rayonnement des transports, ont rapproché les points extrêmes de la terre, suscité et bientôt répandu partout des façons identiques de penser et d’écrire, de sentir et de s’exprimer ? Innombrables sont les points de contact par où les littératures modernes se touchent, se pénètrent, s’apparentent en quelque sorte. La littérature française, pour ne citer que celle-là, a fait très large l’hospitalité qu’elle a accordée aux conteurs russes, aux réalistes anglais, aux poètes italiens, aux mélancolies scandinaves, voire aux métaphysiques nébuleuses de la Germanie prolifique ; matière souvent lourde et indigeste, qu’elle s’assimilait pour en tirer de l’humanité, qu’elle exprimait ensuite avec sa lumineuse clarté. Il ne serait pas si difficile de suivre, à travers l’histoire d’une littérature, faite d’actions et de réactions, des filiations parfois les plus bizarres, les plus inattendues. N’est-ce pas Musset, à qui on reprochait d’imiter Byron, qui répliquait :

Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci ?…
Il faut être ignorant comme un maître d’école.
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne, ici-bas, n’ait su dire avant nous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.

Il n’est qu’une chose : savoir les planter. De Vigny qui s’inspira, comme tous les romantiques, de la sensibilité voulue du xviiième siècle, qui lut Bernardin de Saint-Pierre et cultiva Chateaubriand, n’a-t-il pas, par-delà Leconte de Lisle, engendré Baudelaire, et peut-être même Verlaine qu’il eût aimé avec tristesse, en qui il eût su mettre toutes les complaisances de sa souveraine pitié ? À quoi bon insister ? Est-ce qu’une simple lecture nous laisse indifférents ; et, toutes les fois que nous avons recours à ce moyen d’apprendre, non pas à écrire, mais à comprendre et à sentir, ne nous en reste-t-il pas, à notre insu parfois, quelque obscure influence, indéniable pourtant, qui se traduit au moment où nous croyons en avoir oublié l’attrait passager ?

On retracerait la plupart de ces « influences françaises » dans l’œuvre de M. Jean Charbonneau, poète des Blessures.

Lié, ainsi qu’il l’explique, au groupe de jeunes écrivains qui constituèrent l’École littéraire, en 1895, il a partagé et vécu les mêmes aspirations. Comme eux, avec eux, il lisait dévotement, il analysait avec soin les poètes français dont les noms éclipsaient déjà, dans certains cénacles et même à l’étranger, la gloire officielle de Victor Hugo, endormie au Panthéon. Ils rêvaient d’étoiles nouvelles, comme les Conquistadores, penchés sur l’horizon inconnu et obscur :

Monte vers l’inconnu, déchires-en les voiles ;
Et, plein d’une immuable et sereine clarté,
Contemplateur divin, plane dans les étoiles.

(Les Blessures)

Ils étaient déjà poètes, en cela qu’ils voulaient s’engager dans des sentiers nouveaux, pour y surprendre la gloire et se l’attacher :

Soyons forts. Oublions les souffrances passées ;
Les chemins ne sont pas semés que de chansons ;
La gloire et ses splendeurs si longtemps caressées
Nous ouvriront un jour de larges horizons.

(Les Blessures)

Ils étaient hantés de conquêtes et d’indépendance. Dans le monde matérialiste et enfiévré, livré aux seules affaires, ils voyaient poindre une bourgeoisie nouvelle, plus détestable que l’autre, sur laquelle ils n’eussent même pas voulu régner. De tout leur orgueil, ils dépassent la cohue où s’agitent de misérables intérêts d’un jour :

Méprise dans ton cœur la trompeuse fortune.
Monte, dans ton orgueil, au seuil de l’art t’asseoir…
Et là, médite, loin de la plèbe qui passe !

(Les Blessures)

Ils s’enfermaient, aussi eux, dans une tour d’ivoire, d’où ils jetaient volontiers à la foule l’anathème dont ce vers de René Chopin est comme un écho :

Ignore cette mer démente qui s’effare
Ruée à ses labeurs…

Sauf quelques-uns qui avaient approché les aînés, Gonzalve Desaulniers et Charles Gill, ils abandonnaient la tradition littéraire que Crémazie et Fréchette avaient rattachée aux arbres de nos forêts, à la chanson de nos aïeux. Ils voulaient être soi, rejeter « les vieux poncifs romantiques », les « mélanges de lieux communs », la banalité, le pédantisme, les « vices de la versification traditionnelle » ; libérer le rythme, affirmer leurs droits à la vie intellectuelle, remuer des pensées, exprimer leur cœur déjà vieilli, leur jeune tristesse, leur amour souvent déçu avant que de s’être avoué ; se mêler à l’humanité troublée, meurtrie, vaincue, parcourir le monde à la suite des dieux !

Disciple d’Alfred de Vigny, de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme, M. Jean Charbonneau, héritier de leur âme tour à tour inquiète et stoïque, interroge la nature où il cherche la confirmation de son rêve intérieur et la leçon de l’éternelle désillusion des choses. Sa mélancolie se complaît en elle-même et réclame pourtant l’oubli :

Sans l’oubli la douleur resterait éternelle
Et les jours de bonheur seraient sans lendemains.

De ses vers, dont on n’a pas suffisamment apprécié la tenue, émerge une sombre tristesse qui goûte l’heure du crépuscule et les saveurs mortes de l’automne,

Ils sont tous là mes rêves morts
Drapés d’un manteau de tristesse,


un pessimisme ardent, qui voudrait être impassible et silencieux, sur lequel quelques critiques se sont leurrés. Je ne dis pas qu’il ne soit pas sincère puisque les dispositions d’esprit du poète l’eussent, à elles seules, engendré ; mais il est aussi, pour reprendre l’expression de Maurice Rollinat,

Le savoureux tourment de son art volontaire

Écoutez plutôt le poète nous avouer que :

Nos œuvres sont le fruit de tous les souvenirs
Que nous faisons revivre en d’austères études.
Tels sont l’amour brisé, les doutes, les désirs
Dont nous reproduisons les fières attitudes…

Ce pessimisme, d’ailleurs, est bien dans la tradition si, né d’un ennui réel ou d’un dégoût des lèvres, il se résout en une universelle pitié, si l’influence de Sully Prudhomme, comme cela fut dans la suite de l’histoire littéraire, corrige ce qu’il avait emprunté de farouche et de dur aux blasphèmes d’Alfred de Vigny, aux dédains de Leconte de Lisle

C’est un jeu dont on peut apprécier différemment le mérite ; mais qui a certainement eu, s’il a été repris par plusieurs de nos jeunes poètes, cet heureux résultat de plier le talent à la discipline rigoureuse de la forme, de susciter le noble désir de l’expression pure, rehaussée, attentive, surveillée. Réfléchissons que cela nous manquait. Nos premiers poètes n’avaient eu que le souci d’exprimer la majesté de nos résistances et de montrer notre âme victorieuse. Les derniers venus ont sans doute plus négligé de telles sources d’inspiration ; mais ils sont partis à la recherche d’une poésie qui fut plus expressive en elle-même, plus parfaite par ses procédés, la richesse de la rime, le rythme abondant, le nombre de la phrase, par plus de précision et de nervosité, d’exactitude dans la description, de sûreté dans l’exécution. Avec cela, qu’elle soit devenue, chez certains, une préoccupation purement littéraire, une simple virtuosité, une écriture artiste, il se peut ; mais nous n’en avons pas moins acquis, grâce aux efforts de toute la génération nouvelle, un instrument nécessaire qui va nous permettre désormais, retournant au passé, de traduire, avec les mots qu’il faut, l’humble et forte poésie du terroir, la volonté créatrice que manifeste la nature, à peine domptée, où Chateaubriand promenait naguère son rêve immortel.

Ainsi donc, si nos jeunes poètes ont donné dans le mouvement poétique français contemporain, il ne sied pas de leur en faire un reproche qui équivaille à un blâme. Ils en avaient, entre autres, une excellente raison : apprendre le français. Eh oui ! Quelque talent que l’on ait, encore convient-il de savoir s’exprimer. Tel penseur profond, quoiqu’il conçoive à peu près clairement, peut être un piètre écrivain. Il en est. Est-il bien sûr, d’ailleurs, que nos poètes se soient tellement éloignés de leurs origines en voulant exprimer dans leurs œuvres une pensée humanisée, des idées générales, des modes universelles ? N’est-ce pas le propre de l’esprit français que de s’être ainsi répandu, et d’avoir tenté, avant tout, d’exprimer des sentiments susceptibles d’intéresser l’homme et de l’éclairer sur son propre cœur ? Et lorsque les littérateurs français croient se régénérer au contact des littératures exotiques, ou lorsque, comme Chénier, puis Leconte de Lisle, puis de Hérédia, ils font retour à l’Antiquité grecque ou au léger scepticisme latin, n’est-ce pas par une curiosité bien humaine et pour exprimer sur l’homme des idées qui touchent au magnifique tourment de ses destinées ? En un mot, en croyant imiter les autres, ne cherchent-ils pas un motif de demeurer Français ?

L’important pour nos poètes était qu’ils réussissent. On pardonne tout au succès ; et il est entendu, maintenant qu’il est mort à la pensée, qu’Émile Nelligan est un artiste, et qu’un auteur français, même de quelque renom, eût signé la Romance du vin. Ainsi des Silencieux de M. Jean Charbonneau, des Mouettes de M. Gonzalve Desaulniers ou du Cap Éternité de M. Charles Gill, pour ne mentionner que ceux-là. M. Paul Morin paraît avoir élégamment tranché le débat par un quatrain, souvent cité :

J’attends d’être mûri par ta bonne souffrance
Pour, un jour, marier
Les mots canadiens aux rythmes de la France
Et l’érable au laurier

Ce dernier vers fait le titre du nouveau recueil d’Albert Lozeau qui unit, en effet le souffle généreux de la France aux espoirs du Canada français.

L’influence française, nécessaire et féconde, doit être avant tout une influence éducatrice, une véritable discipline, tutrice de l’esprit, qui dirige sûrement notre légitime désir d’assurer, par des œuvres qui soient canadiennes, notre personnalité littéraire. M. Jean Charbonneau s’en explique à plusieurs reprises en des termes très nets, dont la rude franchise est loin de nous déplaire. Retenons ces lignes : « À l’avenir, l’influence française ne sera ni un procédé, ni un artifice de composition ; mais un moyen pour arriver, par échelons, à une originalité conforme aux aspirations de notre race, à l’indépendance de notre tempérament et de nos idées. » Ainsi le chemin s’achève par un retour à la terre. Tous les régionalistes français, romanciers et poètes, depuis Georges Sand jusqu’à Maurice Barrès, depuis Brizeux jusqu’à Charles de Pomairols, ont été d’abord, comme il était naturel, saturés d’influences françaises, pour ensuite, déjà maîtres d’eux-mêmes, tourner toutes leurs prédilections vers la petite patrie, qui leur a donné la gloire après la vie. C’est la même évolution que l’on pourrait suivre chez M. Charles Gill, tour à tour romantique, parnassien et provincialiste, et qui veut

Faire sur le granit sonner le vers d’airain,


chez Louis Joseph Doucet, chez René Chopin, chez l’auteur du Canada chanté, Albert Ferland, qui décrit avec une sainte émotion

 la paix des vastes solitudes
Où les bois, nos aïeux, se sont enracinés…
Le pin vêtu de nuit, conquérant des falaises,

et qui, d’un vers, dessine l’immensité :

C’est toujours devant toi le sol de ton pays.

Ce régionalisme, pourtant, auquel nous tendons tous et qui marquera enfin le point d’arrivée de nos efforts, prenons garde qu’il ne soit une pure fantaisie, un vieux meuble, des mots de terroir, une recette culinaire, pour reprendre les expressions de Maurice Barrès. C’est l’âme qu’il doit atteindre et manifester dans toute sa simplicité ; c’est, pour finir par là où nous avons commencé, le « principe de vitalité » qu’il doit mettre en lumière, pour en montrer la force prolongée. Qu’importe que la vie soit petite, rencognée, terre à terre ; ce n’est qu’une apparence. Dans un décor merveilleux s’éleva naguère la chanson de France que chaque printemps ranime. Si peu qu’elle soit, cette vie, elle demeure par ce qu’elle a d’éternel et de semblable. Tous ses gestes sont une poésie, pour celui qui sait la regarder, la comprendre et l’aimer.

Alors le poète sera vraiment l’évocateur. Sa voix remuera les foules et fera germer en elles la foi, principe déterminant de l’énergie. En lui se renouera la tradition, qu’un retour vers la France n’aura fait que vivifier. Car, ne l’oublions pas, si nous avons duré, s’il nous reste, au sein de notre existence hâtive, liée à la fortune, une étincelle qui nous préserve ; si nous avons échappé jusqu’ici à l’emprise, asséchante pour nous, des deux matérialismes auxquels M. Jean Charbonneau consacre les derniers chapitres de ce livre ; si nous pouvons affirmer encore que nous poursuivons ici la mission de la France de tous les temps, mission civilisatrice, faite de clarté, d’ordre et de nuances ; nous le devons pour une bonne part à ceux que nous n’avons pas toujours reconnus, qui, oublieux d’eux-mêmes, nous ont pénétrés de la beauté de notre histoire et de l’orgueil de nos origines ; aux poètes, qui ont gardé la lueur sous les cendres du temps ; aux rêveurs, aux idéalistes, qui ont consenti à être les parias d’un monde embesogné pour sauver l’âme sans laquelle ce monde même, eût-il amassé toutes les puissances, n’aurait pas vécu.


Octobre 1916.

  1. Préface des Influences françaises au Canada, par M. Jean Charbonneau — Montréal, 1916.