Aurora Floyd/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 42-56).

CHAPITRE IV

Après le bal.

Deux jours après la fête donnée en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’Aurora, le phaéton de Bulstrode entrait de nouveau dans l’avenue de Felden. Le Capitaine faisait un nouveau sacrifice sur l’autel de l’amitié, et amenait Maldon de Windsor à Felden, afin que le jeune cornette pût prendre sur la santé des membres féminins de la famille Floyd ces informations empressées, que, par une agréable fiction sociale, on suppose être indispensables après une soirée de valses et de quadrilles intermittents.

Le jeune officier lui était très-reconnaissant de sa complaisance ; car, quoique Talbot fût le meilleur des camarades, il n’était guère disposé à se déranger pour le plaisir d’autrui. Il eût été bien plus agréable pour le Capitaine de passer sa journée dans son appartement à méditer sur ces livres de science que ses collègues du régiment classaient sous le titre générique de lectures assommantes, ou, suivant la croyance enracinée de ces jeunes écervelés, à s’occuper à chercher la quadrature du cercle.

Bulstrode était un personnage tout à fait inexplicable pour ses camarades du 11e hussards. Ses vieux in-folios, ses boîtes d’instruments de mathématiques, ses épreuves de gravures avant la lettre étaient des extravagances compréhensibles, à la rigueur, de la part d’un étudiant de l’université d’Oxford, mais pas celles d’un officier qui avait fait la campagne de Crimée et avait été blessé à Inkermann. Les jeunes gens qui déjeunaient chez lui tremblaient en lisant les titres des énormes volumes rangés sur les tablettes de sa bibliothèque, et ouvraient de grands yeux stupéfaits devant les saints aux mines renfrognées et devant les anges anguleux, des gravures de l’école préraphaélite qui étaient suspendues aux murailles. Ils n’osaient même pas proposer de fumer dans ce sanctuaire, et ils avaient honte des empreintes humides laissées par les bouteilles de vin de Moselle sur les tablettes d’acajou.

Il paraissait naturel à tous d’avoir peur de Bulstrode, précisément comme les petits garçons sont effrayés à la vue d’un bedeau, d’un policeman où d’un maître d’école, avant même qu’on leur ait appris les attributions de ces terribles personnages. Le Colonel du 11e hussards, vigoureux et robuste gentleman qui parcourait à cheval quinze milles sans s’arrêter, et qui occupait un rang élevé dans le livre de la pairie, craignait Talbot. Son regard gris, froid, pénétrant et fixe, frappait d’une muette terreur les hommes aussi bien que les femmes. Quand Talbot était à la table du mess, le Colonel avait peur de raconter ses anecdotes favorites, car il avait vaguement conscience que le Capitaine connaissait les passages contestables de ces brillants récits, quoique cet officier n’eût jamais manifesté la moindre incrédulité ni d’une façon ni d’une autre. L’adjudant irlandais se gardait de se vanter de ses conquêtes ; les jeunes gens baissaient la voix lorsqu’ils devisaient entre eux des coulisses du Théâtre de la Reine ; mais dès que Talbot avait quitté la salle, les bouchons sautaient de plus belle et les rires devenaient plus bruyants.

Le Capitaine savait qu’il était plus respecté qu’aimé, et, comme tous les hommes fiers qui repoussent la sympathie des autres tout à fait malgré eux-mêmes, il était affligé et blessé de ce que ses camarades ne s’attachaient pas à lui.

— Quelqu’un, — pensait-il, — parmi les millions d’êtres qui peuplent le monde, m’aimera-t-il jamais ? Personne ne m’a jamais aimé, pas même mon père et ma mère : ils ont été fiers de moi, mais ils ne m’ont pas aimé. Combien de jeunes fous ont fait mourir leurs vieux parents de chagrin et ont, jusqu’au dernier battement du cœur de ceux dont ils causaient la mort, été aimés comme je ne l’ai jamais été de ma vie ! Peut-être ma mère m’aurait-elle aimé davantage si je lui eusse causé plus de peine, si j’avais traîné le nom de Bulstrode dans tout Londres au bas de lettres de change et d’autres obligations déshonorantes ; si j’avais été chassé de mon régiment et que je fusse parti à pied pour le pays de Cornouailles, sans bas ni souliers, et que je me fusse jeté à ses pieds après avoir déposé dans son sein, avec force sanglots, l’aveu de mes fautes et de mes chagrins, et que je lui eusse demandé d’hypothéquer son douaire pour le payement de mes dettes. Mais je ne lui ai jamais rien demandé, la chère femme, excepté son affection, qu’elle a été incapable de me donner. Je suppose que c’est parce que je ne sais pas la demander. Que de fois je me suis assis à côté d’elle à Bulstrode, lui parlant de toute sorte de sujets indifférents, cependant sentant au fond de mon cœur un vague désir de me jeter sur son cœur et de la supplier d’aimer et de bénir son fils ! mais j’étais retenu par une barrière de glace que toute ma vie je n’ai pas eu la force de renverser. Quelle femme m’a jamais aimé ? Pas une. On a essayé de me marier parce que je dois être sir Talbot Bulstrode, de Bulstrode Castle ; mais on n’a pas tardé à renoncer à l’entreprise et à me fuir, me laissant glacé et découragé. Je frémis lorsque je me souviens que j’aurai trente-trois ans au mois de mars prochain, et que je n’ai jamais été aimé. Je vais vendre mon grade, maintenant que la guerre est finie, car je ne suis bon à rien parmi mes camarades, et si une bonne petite créature tombait amoureuse de moi, je l’épouserais et l’emmènerais à Bulstrode, chez mon père et ma mère, et je me ferais gentilhomme campagnard.

Bulstrode faisait cette déclaration en toute sincérité. Il désirait qu’une créature bonne et pure tombât amoureuse de lui, afin qu’il pût l’épouser. Il voulait quelque manifestation spontanée d’un sentiment désintéressé, qui pût l’autoriser à dire :

— Je suis aimé !

Il se sentait peu capable d’aimer de son côté ; mais il pensait qu’il serait reconnaissant envers la femme qui voudrait avoir pour lui une affection désintéressée, et consacrer sa vie à le rendre heureux.

— Ce serait quelque chose de penser que, si je venais à être écrasé en chemin de fer, ou à tomber d’un ballon, il y aurait ici-bas une créature qui regarderait le monde comme un séjour plus vide et plus triste, parce que je n’y serais plus. Je serais curieux de savoir si mes enfants m’aimeraient. Je parie que non. Je glacerais leurs jeunes cœurs en leur apprenant la grammaire latine ; ils trembleraient dès qu’ils passeraient la porte de mon cabinet, et ils baisseraient la voix de peur lorsqu’ils seraient à portée de l’ouïe de leur père.

Une créature tendre et douce, couronnée d’une auréole de cheveux blonds, une âme timide, aux yeux baissés et bordés de cils dorés, un être réservé, aussi pâle et aussi modeste que les saints du moyen âge que représentaient ses gravures, sans tache comme ses robes blanches, douée à un haut degré de toutes les grâces et de toutes les qualités qui conviennent à la femme, mais ne les déployant que dans le cercle étroit de la famille : tel était l’idéal que Bulstrode s’était formé.

Peut-être Talbot pensa-t-il avoir rencontré son idéal quand il entra dans le vaste salon de Felden avec Maldon, le 17 septembre 1857.

Lucy se tenait près d’un piano ouvert ; sa robe blanche et sa blonde chevelure étaient inondées de lumière par les derniers rayons du soleil couchant. Cette image ainsi éclairée revint à la mémoire de Talbot longtemps plus tard, après un intervalle orageux, pendant lequel elle en avait été effacée et oubliée, et le vaste salon se déroula à ses yeux comme un tableau.

Oui, c’était son idéal que cette gracieuse jeune fille, à la chevelure constamment étincelante de lumière, aux blanches paupières modestement baissées. Mais, peu démonstratif comme d’habitude, Bulstrode s’assit près du piano, après la courte cérémonie des salutations, et se mit à contempler Lucy d’un œil sérieux qui ne trahissait aucune admiration particulière.

Il n’avait pas fait grande attention à Lucy, la nuit du bal ; en effet, Lucy n’était guère une beauté que faisait ressortir l’éclat des bougies ; sa chevelure avait besoin de la lumière du soleil pour éclairer l’auréole dorée qui encadrait son visage, et la délicate teinte rose de ses joues devenait pâle à la lueur des lustres.

Tandis que Bulstrode observait Lucy, de ce grave regard contemplatif, essayant de découvrir si elle différait sous quelque rapport des autres jeunes filles qu’il avait connues, et si la pureté de sa beauté délicate dépassait l’épiderme, la fenêtre située en face de lui était occupée, et Aurora se tenait debout entre lui et la lumière du soleil.

La fille du banquier s’arrêta sur le seuil de la fenêtre ouverte, tenant dans ses deux mains le collier d’un énorme chien, et regardant d’un air irrésolu dans la salle.

Mlle Floyd haïssait les personnes qui rendent visite le matin, et elle discutait en elle-même si elle avait été vue, ou s’il était possible de s’échapper sans être aperçue.

Mais le chien poussa un vigoureux aboiement et trancha la question.

— Reste tranquille, Bow-wow, — dit-elle, reste tranquille, mon chien.

Le chien s’appelait Bow-wow. Il était âgé de douze ans, et Aurora lui avait donné ce nom-là, lorsqu’elle n’avait que sept ans et que l’animal était un petit chien étourdi, à grosse tête, qui s’étalait sur la table pendant les leçons de la jeune fille, renversait des bouteilles d’encre sur ses cahiers, et mangeait des chapitres tout entiers des abrégés de l’histoire d’Angleterre.

Les officiers se levèrent au son de sa voix, et Mlle Floyd entra dans la chambre et s’assit à une petite distance du Capitaine et de sa cousine, en tortillant un chapeau de paille dans sa main, et en regardant fixement son chien, qui s’étendit résolûment auprès de sa chaise, exprimant son contentement en battant le tapis de sa grosse queue.

Quoiqu’elle parlât très-peu, et qu’elle s’assît dans une attitude insouciante qui indiquait une indifférence complète à l’égard de ses visiteurs, la beauté d’Aurora éclipsait la pauvre Lucy, comme le soleil éclipse les étoiles.

Les épais bandeaux de ses cheveux noirs formaient un grand diadème sur son front bas, et la couronnaient comme une impératrice orientale ; impératrice avec un nez de forme douteuse, il est vrai, mais impératrice régnant par le droit divin de ses yeux et de ses cheveux. Car ces yeux noirs prodigieux, que nous ne voyons peut-être briller qu’une fois dans toute la durée de notre existence, ne constituent-ils pas par eux-mêmes une royauté ?

Bulstrode se détourna de son idéal pour regarder cette déesse aux cheveux noirs, qui tenait un grossier chapeau de paille à la main et sur ses genoux la tête d’un gros chien. Il remarqua de nouveau dans ses manières cette distraction qui l’avait intrigué la nuit du bal. Elle écouta poliment ses visiteurs et leur répondit quand ils lui adressèrent la parole ; mais il sembla à Talbot qu’elle se contraignait et faisait un effort pour rester avec eux.

— Elle désire que je m’en aille, c’est chose certaine, — pensa-t-il, — et sans doute elle me considère comme une société ennuyeuse, parce que je ne lui parle ni de chevaux ni de chiens.

Le Capitaine reprit sa conversation avec Lucy. Il trouva qu’elle parlait exactement comme il avait entendu parler d’autres jeunes femmes, qu’elle savait tout ce qu’elles savaient, et qu’elle avait été dans les endroits où elles étaient allées. Le terrain qu’ils parcouraient était très-rebattu, il est vrai ; mais Lucy le traversa avec un charmant à-propos.

— C’est une bonne petite créature, — se dit Talbot à lui-même, — et elle ferait une femme admirable pour un gentilhomme campagnard. Je souhaiterais qu’elle tombât amoureuse de moi.

Lucy lui parla de la Suisse, où elle était allée, l’automne précédent, avec son père et sa mère.

— Et votre cousine, — demanda-t-il, — était-elle avec vous ?

— Non, Aurora était en pension à Paris, chez les demoiselles Lespard.

— Lespard… Lespard… répéta-t-il, une pension protestante dans le faubourg Saint-Germain. Mais une de mes cousines y est en ce moment, une demoiselle Trevyllian. Voilà trois à quatre ans qu’elle y est. Vous souvenez-vous d’avoir vu Constance Trevyllian chez les demoiselles Lespard, mademoiselle Floyd ? — dit Talbot en s’adressant à Aurora.

— Constance Trevyllian !… Oui, je me souviens d’elle, — répondit la fille du banquier.

Elle n’en dit pas davantage, et pendant quelques instants régna un silence embarrassant.

Mlle Trevyllian est ma cousine, — dit le Capitaine.

— Vraiment !

— Je pense que vous étiez très-bonnes amies ?

— Oh ! oui.

Elle se pencha sur son chien, dont elle caressa la grosse tête, sans même lever les yeux, lorsqu’elle parla de Mlle Trevyllian. On eût dit que c’était un sujet tout à fait indifférent pour elle, et qu’elle dédaignait même d’affecter d’y prendre le moindre intérêt.

Bulstrode se mordit les lèvres de dépit.

— Je suppose, — pensa-t-il, — que cette héritière, orgueilleuse de ses écus, fait fi des Trevyllian de Tredethlin, parce qu’ils ne peuvent se vanter de posséder quelques centaines d’arpents de marécages stériles, quelques mines d’étain épuisées, et une généalogie qui remonte au temps du roi Arthur.

Floyd entra dans le salon pendant que les officiers s’y trouvaient, et leur souhaita la bienvenue à Felden.

— Une longue course, messieurs, — dit-il ; — vos chevaux auront besoin de repos. Vous dînerez avec nous, cela va sans dire. Nous aurons pleine lune ce soir, et vous verrez aussi clair qu’au grand jour pour vous en retourner.

Talbot regarda Francis, qui, les yeux fixes et la bouche béante, contemplait Aurora dans un véritable transport d’admiration. Le jeune officier savait à n’en pas douter que l’héritière et ses cinquante mille livres n’étaient pas pour lui ; mais il n’en avait guère moins de plaisir à la regarder et à souhaiter d’être, comme Bulstrode, le fils aîné d’un riche baronnet.

L’invitation fut acceptée par Maldon aussi cordialement qu’elle avait été faite, et avec moins de raideur de manières que d’habitude par Talbot.

La cloche annonçant le luncheon sonna pendant qu’ils causaient, et la petite société passa dans la salle à manger, ou elle trouva Alexandre Floyd assise au bout de la table. Talbot s’assit à côté de Lucy, ayant Maldon pour vis-à-vis, tandis qu’Aurora se plaça auprès de son père.

Le vieillard était plein d’attention pour ses hôtes ; mais l’observateur le plus superficiel n’aurait guère pu manquer de remarquer le soin avec lequel il surveillait Aurora. En jetant les yeux sur son visage fatigué par le chagrin, on était frappé de ce regard tendre et inquiet qui se tournait vers elle à chaque interruption de la conversation, et pouvait à peine se détacher d’elle pour satisfaire aux politesses usuelles de la vie. Si elle parlait, il prêtait l’oreille, il l’écoutait, comme si chaque parole insouciante, à moitié dédaigneuse, cachait un sens plus profond qu’il avait à tâche de discerner et de découvrir. Si elle gardait le silence, il l’observait encore de plus près, cherchant peut-être à pénétrer ce sombre voile qui quelquefois couvrait le beau visage de sa fille.

Bulstrode n’était pas absorbé par sa conversation avec Lucy et Mme Alexandre, au point de ne pas s’apercevoir de cette particularité dans les manières du père à l’égard de son unique enfant. Il vit aussi que, lorsqu’Aurora adressait la parole au banquier, ce n’était plus avec cette indifférence insouciante, ce demi-ennui, ce demi-dédain qui paraissaient lui être naturels en d’autres occasions. La vigilance empressée d’Archibald se reflétait jusqu’à un certain point chez sa fille, par accès, il est vrai ; car généralement elle retombait dans cette distraction pensive que Bulstrode avait observée le soir du bal ; mais c’était toujours le même sentiment qu’on observait chez le père, quoique moins constant et moins prononcé, une affection vigilante, inquiète, à moitié douloureuse, qui ne pouvait guère exister que par suite de circonstances anormales. Bulstrode était contrarié de voir sa curiosité surexcitée à ce sujet et de moins en moins attentif à la conversation simple et modeste de Lucy.

— Qu’est-ce que cela signifie ? — pensa-t-il ; — est-elle tombée amoureuse de quelque individu que son père lui a défendu d’épouser, et le vieillard essaye-t-il de se faire pardonner sa sévérité ?… C’est peu probable. Une femme avec une physionomie comme la sienne ne peut guère manquer d’être ambitieuse… ambitieuse et vindicative, plutôt qu’excessivement susceptible d’une tendre passion. A-t-elle perdu la moitié de sa fortune à la course dont elle m’a parlé ? Je vais le lui demander. Peut-être lui a-t-on enlevé son agenda de paris, ou estropié son cheval favori, ou tué, pour le guérir de maladie, quelque chien auquel elle tenait. C’est une enfant gâtée, bien entendu, que cette héritière, et je gagerais que son père essayerait de faire faire pour elle un double de la lune, si elle pleurait pour posséder cette planète.

Après le luncheon, le banquier conduisit ses hôtes dans les jardins qui s’étendaient assez loin des deux côtés de la maison ; ces jardins dont la pauvre Éliza avait aidé à tracer le plan dix-neuf ans auparavant.

Bulstrode, nous l’avons dit, marchait avec un peu de raideur par suite de la blessure qu’il avait rapportée de Crimée ; mais Mme Alexandre et sa fille mirent leur pas en harmonie avec le sien, tandis qu’Aurora marchait devant avec son père et Maldon ; son gros chien était à côté d’elle.

— Votre cousine est passablement fière, n’est-ce pas ? — demanda Talbot à Lucy, après qu’ils eurent parlé d’Aurora.

— Aurora !… fière !… oh ! non, ma foi ; peut-être, si elle a un défaut (car c’est la plus aimable jeune fille qui ait jamais existé), c’est qu’elle n’a pas assez de fierté ; je veux dire à l’égard des domestiques et des gens de cette espèce. Elle parlerait aussi bien à un de ces jardiniers qu’à vous ou à moi, et vous ne verriez point de différence dans ses manières, si ce n’est, peut-être, qu’elle serait un peu plus cordiale envers eux qu’envers nous. Les pauvres des alentours de Felden l’idolâtrent. Aurora ressemble à sa mère, — ajouta Mme Alexandre, — c’est l’image vivante de la pauvre Éliza Floyd.

Mme Floyd n’était-elle pas du pays de son mari ? — demanda Talbot.

Il était curieux de savoir comment il se faisait qu’Aurora eût ces grands yeux noirs brillants, et une beauté d’un type si méridional.

— Non ; la femme de mon oncle appartenait à une famille du comté de Lancastre.

Une famille du comté de Lancastre ! Si Bulstrode eût pu savoir que le nom de cette famille était Prodder ; qu’un membre de cette altière maison avait employé sa jeunesse aux occupations agréables d’un mousse, faisant du café fort et grillant des harengs graisseux pour le repas matinal d’un capitaine hargneux, et recevant plus de corrections corporelles de la botte brutale de son maître que de monnaie de bon aloi ! S’il avait pu savoir que la grand’tante de cette créature dédaigneuse qui marchait devant lui dans toute la majesté de sa beauté, avait tenu autrefois, et autant que le banquier tout autre pouvait le savoir, tenait encore une boutique d’épicerie dans une rue obscure de Liverpool ! Mais c’étaient là des faits dont on avait empêché la connaissance de parvenir à Aurora elle-même, qui savait peu de choses, si ce n’est que, bien qu’elle fût née avec la cuillère d’argent allégorique dans la bouche, elle était plus pauvre que d’autres jeunes filles, puisqu’elle n’avait point de mère.

Mme Alexandre, Lucy et le Capitaine rejoignirent ceux qui marchaient devant eux sur un pont rustique, où Talbot s’arrêta pour se reposer. Aurora était appuyée sur la grossière balustrade en bois, regardant nonchalamment couler l’eau.

— Votre favori a-t-il gagné le prix de la course, mademoiselle Floyd ? — demanda-t-il en observant l’effet de son profil à la lumière du soleil.

Ce n’était pas certainement un très-bon profil, sans les longs cils noirs et le rayonnement qui les traversait et que leurs ombres les plus épaisses ne pouvaient jamais cacher.

— Quel favori ? — dit-elle.

— Le cheval dont vous m’avez parlé l’autre jour, — Thunderbolt ; a-t-il gagné ?

— Non.

— J’en suis bien fâché.

Aurora leva les yeux sur lui en rougissant de colère.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Parce que je vous croyais intéressée à son succès.

Au moment où Talbot dit ces paroles, il s’aperçut pour la première fois qu’Archibald était assez près d’eux pour entendre leur conversation, et, de plus, qu’il surveillait sa fille avec une vigilance encore plus scrupuleuse que d’ordinaire.

— Ne me parlez pas de courses ; cela ennuie papa, dit Aurora au capitaine en baissant la voix.

Talbot s’inclina.

— J’avais donc raison, — pensa-t-il ; — le turf est le cauchemar de cette maison. Je parierais que Mlle Floyd a fait de son mieux pour traîner le nom de son père dans la Gazette, et cependant il est évident qu’il l’aime à la folie, tandis que je…

Arrivé à ce point, son monologue prit une tournure si pharisaïque, que Bulstrode ne l’acheva même pas mentalement. Voici ce qu’il pensait :

— Cette jeune fille, qui peut-être a été cause de nuits d’insomnie et d’anxiété, et de jours troublés par des soucis dévorants, est tendrement aimée de son père ; tandis que moi, qui suis le modèle de tous les fils aînés de l’Angleterre, je n’ai jamais été aimé de ma vie.

À six heures et demie, la grosse cloche de Felden Woods sonna un carillon bruyant dont l’écho se répandit en frémissant au-dessus des arbres, pour apprendre à la campagne d’alentour que la famille allait faire sa toilette pour dîner, et, à sept heures, un autre carillon annonça aux villageois des environs de Beckenham et de West Wickham que Floyd et sa maison allaient dîner ; mais ce double carillon n’était pas sans but et n’avait pas non plus un son discordant, car il prévenait les pauvres affamés qu’ils pouvaient, en prenant la peine de les demander à l’office des domestiques, se procurer des restes de viandes succulentes et délicates et autres vivres : tranches de fricandeaux, débris de conserves friandes, quartiers de poulets et carcasses de faisans qui auraient servi à engraisser les cochons pour la Noël, sans les ordres rigoureux de Floyd, qui avait recommandé qu’on les donnât aux gens qui voudraient bien venir les chercher.

Floyd et ses hôtes ne quittèrent les jardins que quand les dames se furent retirées pour aller faire leur toilette. Le dîner fut très-animé, car Alexandre Floyd arriva, de la ville pour rejoindre sa femme et sa fille, amenant avec lui son bruyant fils, qui venait d’être admis à Eton, et qui était passionnément attaché à sa cousine Aurora ; et Bulstrode ne put découvrir si cela était dû à l’influence de ce jeune homme ou à cette mobilité qui faisait partie de sa nature, mais ce qu’il y eut de certain, c’est que le sombre nuage qui enveloppait le visage de Mlle Floyd se dissipa, et qu’elle s’abandonna à la joie du moment avec une grâce radieuse, qui rappela à son père la soirée où Éliza Percival avait joué lady Teazle pour la dernière fois, et avait fait ses adieux à la scène sur le petit théâtre du comté de Lancastre.

Il ne fallait que ce changement chez sa fille pour rendre Archibald parfaitement heureux. Les sourires d’Aurora semblèrent répandre une influence régénératrice sur toute la société. La glace fondit, car le soleil s’était montré et l’hiver avait enfin disparu. Bulstrode se mit le cerveau à l’envers pour tâcher de découvrir comment il se faisait que cette femme fût une créature si incomparable et si séduisante ; comment il se faisait que, il avait beau dire, il se laissait lui-même ensorceler par cette sirène aux yeux noirs ; il buvait abondamment à la coupe de bang qu’elle lui présentait et y puisait promptement l’ivresse.

— Je pourrais presque devenir amoureux de mon idéal aux cheveux blonds, — pensa-t-il, — mais je ne puis m’empêcher d’admirer cette jeune fille extraordinaire. Elle ressemble à Mlle Nisbett à l’apogée de sa réputation et de sa beauté ; elle ressemble à Cléopâtre descendant le Cydnus ; elle ressemble à Nell Gwynne vendant des oranges ; elle ressemble à Lola Montés livrant bataille aux étudiants bavarois ; elle ressemble à Charlotte Corday, le couteau à la main, debout derrière le hideux Marat plongé dans son bain ; elle ressemble à tout ce qui est beau, étrange, mauvais, indigne d’une femme, ensorcelant ; et c’est précisément l’espèce de créature dont plus d’un fou tomberait amoureux.

Il mit la longueur de la salle entre lui et l’enchanteresse, et s’assit près du grand piano, sur lequel Lucy était en train de jouer les lentes et harmonieuses symphonies de Beethoven. Le salon de Felden était si long, que, assis près de ce piano, Bulstrode paraissait regarder en arrière pour voir le groupe joyeux qui entourait l’héritière, comme il eût pu regarder une scène jouée sur un théâtre du fond d’une loge. Il aurait presque désiré avoir une lorgnette pour observer les gestes gracieux d’Aurora et le jeu de ses yeux étincelants ; puis, se tournant du côté du piano, il écouta l’endormante musique et contempla le visage de Lucy, d’un blond merveilleux à la lumière de cette pleine lune dont Archibald avait parlé, et dont les rayons, pénétrant comme un torrent par une fenêtre ouverte, éclipsaient la pâle lueur des bougies qui éclairaient le piano.

Lucy était richement douée de tout ce dont était surtout dépourvue la beauté d’Aurora. Délicatesse de contours, perfection des traits, pureté de teint, elle possédait tous ces charmes-là ; mais, tandis que l’un de ces deux visages vous éblouissait par l’éclat de sa magnificence, l’autre ne vous inspirait qu’un faible sentiment, sentiment lent à se produire et prompt à se dissiper. Il y a tant de Lucys et si peu d’Auroras. Vous ne pourriez jamais critiquer l’une, et, par contre, vous êtes impitoyable dans l’examen auquel vous soumettez l’autre. Bulstrode était attiré vers Lucy par une vague idée que c’était précisément la créature bonne et timide qui était destinée à le rendre heureux ; mais il la regardait avec autant de calme que si c’eût été une statue, et il connaissait ses défauts aussi complétement qu’un sculpteur qui critique l’œuvre d’un rival.

Mais c’était bien la femme propre à faire une bonne épouse. C’était dans ce but qu’elle avait été élevée par sa prudente mère. La pureté et la bonté avaient veillé sur elle, et ne l’avaient pas quittée depuis son berceau. Elle n’avait jamais rien vu ni entendu qu’il ne convenait pas qu’elle vît ou entendît. Elle était aussi étrangère qu’un enfant à tous les vices et à toutes les horreurs dont le monde est rempli. Elle était digne, accomplie, instruite ; et s’il existait un grand nombre d’autres femmes représentant précisément le même type de grâce féminine, c’était certainement le type le meilleur, le plus sain et le plus élevé.

Plus tard, dans la soirée, lorsque le phaéton du Capitaine fut amené au bas des marches en face de la grande porte, la petite société se réunit sur la terrasse pour voir partir les deux officiers, et le banquier dit à ses hôtes qu’il espérait que cette visite à Felden serait le commencement de relations durables.

— Je vais emmener Aurora et ma nièce à Brighton pour un mois ou à peu près, — dit-il, en donnant une poignée de main au Capitaine ; — mais, à notre retour, il faut que nous nous voyions aussi souvent que possible.

Talbot s’inclina et remercia en balbutiant le banquier de sa cordialité. Aurora et son cousin Percy Floyd, le jeune écolier d’Eton, avaient descendu les marches et admiraient les chevaux bais pur sang de Bulstrode, et le Capitaine n’était pas peu distrait par le tableau que ce groupe formait au clair de la lune.

Il n’oublia jamais ce tableau. Aurora, avec sa couronne de bandeaux d’un noir mat que faisait ressortir l’atmosphère empourprée, sa robe de soie brillant à la lueur d’une lumière incertaine, la tête délicate du cheval bai qu’on apercevait au-dessus de son épaule, et ses mains blanches, ornées de bagues, caressant les oreilles effilées de l’animal, tandis que le vieux chien, presque aveugle, animé par une vague jalousie, grognait d’un ton plaintif à son côté.

Quelle merveilleuse sympathie existe entre certaines gens et les bêtes ! Je crois que les chevaux et les chiens comprenaient tout ce qu’Aurora leur disait ; qu’ils l’adoraient du fond de leur âme, privés de la voix pour exprimer ce qu’ils ressentaient, et qu’ils auraient volontiers affronté la mort pour lui rendre service. Talbot observa tout cela avec un pénible sentiment de ravissement.

— Je serais curieux de savoir si ces êtres sont plus sages que nous, — pensa-t-il ; — reconnaissent-ils chez cette jeune fille quelques attributs plus élevés que ceux que nous pouvons discerner, et en adorent-ils la sublime présence ? Si cette terrible femme, avec ses goûts peu féminins et ses penchants mystérieux, était vile, lâche, fausse ou impure, je ne crois pas que ce gros chien l’aimerait comme il l’aime ; je ne crois pas que mes chevaux la laisseraient jouer avec leurs brides ; le chien grognerait et les chevaux la mordraient, comme ces animaux avaient coutume de faire dans ces temps anciens où ils reconnaissaient l’influence des sortilèges et des mauvais génies et étaient mis en convulsion par la présence des imprudents. J’ose dire que Mlle Floyd est une créature bonne, douée d’un cœur généreux, une de ces personnes que les viveurs qualifieraient de superbe fille ; mais capable de lire aussi bien l’Almanach des Courses et le Guide de Ruff, que les autres femmes les romans de George-Alfred Lawrence. J’en suis vraiment fâché pour elle.