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Aurora Floyd/17

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 218-231).

CHAPITRE XVII

Le messager de l’entraîneur.

James Conyers s’installa à Mellish Park comme s’il eût été dans sa propre maison. Le pauvre Langley, le vieux piqueur en retraite, qui était un enfant du comté, se sentait lui-même embarrassé de l’insolente aisance de son successeur. Celui-ci avait vraiment l’air trop beau et trop soigné pour son état, à tel point, que les garçons d’écurie et les grooms s’inclinaient devant lui, et lui témoignaient un respect qu’ils n’avaient jamais montré pour le simple et bon Langley, lequel, entre parenthèses, avait souvent été obligé de donner plus de force à ses ordres à l’aide d’un fouet ou d’une lanière de cuir d’une utilité incontestable. La belle figure de Conyers était un capital dont cet individu savait parfaitement tirer parti. Je regrette d’être forcé de dire que cet homme, qui avait posé pour Apollon et Antinoüs dans les ateliers d’artistes et dans les académies, était égoïste jusqu’à la moelle des os ; et du moment qu’il était bien nourri, bien vêtu, bien pourvu de tout, il ne se demandait jamais d’où venaient les vivres et les vêtements, ni à qui appartenait la maison qu’il habitait, ni qui remplissait la bourse qui sonnait dans les poches de son pantalon. Que le ciel me préserve d’être obligé de faire sa biographie ! Tout ce que je sais, c’est qu’il était sorti de la fange des rues, comme une sorte d’Aphrodite mâle prenant naissance dans la boue ; qu’à l’âge de quatre ans il se vautrait dans les ruisseaux ; qu’il gâchait du plâtre chez un marbrier avant d’avoir atteint son cinquième anniversaire. Déjà à cette époque, il recueillait les avantages d’une jolie figure ; car des matrones au cœur tendre qui fussent demeurées sourdes aux cris d’un pauvre enfant au nez camard, caressaient le bel enfant, et avaient pitié de lui.

Il avait donc appris, dès sa plus tendre enfance, à tirer parti de sa beauté, et à obtenir le plus qu’il pouvait de cette marchandise ; il avait grandi sans principes et apporté dans le monde sa belle figure, afin qu’elle aidât à sa fortune. Il était dépensier, paresseux luxurieux, et égoïste ; mais il avait cette gracieuse et nonchalante aisance de manières qui passe auprès des observateurs superficiels pour un bon naturel. Il n’eût pas fait trois pas en dehors de son chemin pour rendre service à son meilleur ami ; mais il montrait en souriant ses magnifiques dents blanches, avec une libéralité égale à tout le monde ; et ce sourire lui avait valu de passer pour un excellent camarade, pour un garçon plein de cœur. Il savait mettre en œuvre cette mousse dorée de générosité, qui passe si souvent pour de l’or franc. Il était habile dans le maniement de ces dés pipés, qui sonnent comme des dés honnêtes ; une tape sur le dos, une cordiale poignée de mains équivalaient souvent de sa part au prêt d’un souverain de la part d’un autre homme, et Conyers passait réellement parmi les gentlemen douteux qu’il fréquentait, pour un excellent garçon qui n’avait d’autre ennemi que lui-même. Il avait cette intelligence du Cockney qui passe généralement pour la connaissance du monde ; connaissance du vilain côté du monde, ignorance complète de tout ce qui est noble sur la terre ; c’est plutôt ainsi qu’on devrait la définir. Il avait étudié dans les rues de Londres, et pris ses degrés sur le champ de courses ; il n’avait jamais lu d’autre littérature que les journaux du dimanche et l’Almanach des Courses ; mais il était parvenu à faire paraître énorme le peu qu’il savait, et ceux qui l’employaient parlaient généralement de lui comme d’un jeune homme supérieur, bien au-dessus de sa condition.

Conyers se montra parfaitement satisfait du cottage rustique qu’on lui avait choisi pour logement ; il surveilla le transport, opéré par les garçons d’écurie, des meubles choisis pour lui par la gouvernante dans les chambres de domestiques inoccupées, et il assista à l’arrangement des petites chambres rustiques allant et venant en manches de chemise, et se montrant plein d’activité avec un petit marteau et un sac plein de clous. Il s’assit sur une table et but de la bière avec une affabilité si charmante, que les garçons d’écurie lui témoignèrent autant de reconnaissance que si c’était lui qui les eût régalés de ce breuvage. En vérité, en voyant la franche cordialité avec laquelle Conyers tapait sur l’épaule des jeunes gens et les priait de ne pas négliger le broc, il était assez difficile de se souvenir que ce n’était pas lui qui payait les frais de cette petite fête, mais bien que c’était à Mellish qu’on présenterait la facture du brasseur. Parmi toutes les vertus qui font l’ornement de cette terre, quelle chose peut être plus charmante que la générosité des premiers valets ! Avec quel joyeux entrain ils font circuler la bouteille ! avec quelle libéralité ils jettent dans la théière la poudre à canon à sept shillings la livre ! avec quelle prodigalité ils étendent sur les rôties de pain le beurre frais à dix pence ! et quel chaleureux accueil ils font à ceux que le hasard amène à l’office ! Et, ce qui est singulier, c’est que tout le monde semble oublier que c’est le maître de la maison qui devra payer les frais du banquet, et qui, à la fin du terme, jettera un œil courroucé sur le total des dépenses de la maison.

Il n’était pas à supposer qu’un homme aussi important que Conyers pût, comme tous les domestiques, se servir lui-même ; il lui fallait un jeune gars pour cirer ses bottes, faire son lit, allumer son feu, préparer son dîner, et tenir en ordre les deux petites chambres du cottage. Cherchant en lui-même à qui il pourrait bien confier ce soin tout particulier, il pensa à Hargraves. Il était assis sur l’appui d’une fenêtre ouverte du petit salon du cottage, fumant un cigare et buvant de la bière, quand cette idée lui vint à l’esprit. Cette idée le mit tellement en joie, qu’il ôta son cigare de sa bouche pour pouvoir rire à son aise.

— Cet homme est un type, — dit-il en riant toujours, — et je le prendrai pour me servir. On lui a interdit l’entrée du parc ! On l’a chassé comme un chien parce que madame l’avait frappé de sa cravache. Peu importe tout cela ; je lui permettrai de revenir, ne fût-ce que pour rire un peu.

Une demi-heure plus tard, il cheminait sur la grande route, et pénétrait dans le village, où il allait chercher Hargraves. Il n’eut guère de difficultés pour cela, car chacun connaissait l’idiot, et une troupe d’enfants s’offrirent à l’aller chercher à la maison du docteur qui l’employait à diverses courses. Cinq minutes après, il était en présence de Conyers ; il paraissait avoir très-chaud ; mais malgré la saleté étalée sur son visage, il était aussi pâle qu’à l’ordinaire.

Hargraves ne demanda pas mieux de quitter son occupation actuelle pour entrer au service de l’entraîneur, à raison de cinq shillings par semaine, la table et le logement ; mais ses traits se bouleversèrent quand il découvrit que ce Conyers était au service de Mellish, et habitait dans les limites du parc.

— Tu as peur de mettre le pied sur cette propriété, hein ? — dit l’entraîneur en riant. — N’importe, Steeve, je t’autorise à venir, et je voudrais voir celui, homme ou femme, qui, dans cette maison, oserait s’opposer à mes fantaisies. Je te permets de venir. Tu comprends.

L’idiot porta la main à sa casquette, et s’efforça de paraître comprendre ; mais il était bien évident qu’il ne comprenait pas, et Conyers eut quelque peine à lui persuader qu’il ne courait aucun danger en passant la grille de Mellish Park ; il finit par se résoudre à se risquer jusqu’à la porte du nord, et il promit de s’y présenter dans le courant de la soirée.

Conyers avait autant fait pour surmonter les lâches objections du paysan que si Hargraves eût été le plus accompli des valets. Peut-être cette préférence qu’il accordait à l’idiot provenait-elle d’un motif plus puissant que tout ce qui pouvait avoir rapport à l’homme lui-même : quelque malice qu’il préparait peut-être, ou quelque mystérieux dépit dont la cause était cachée dans son propre cœur. Si, tout en fumant dans la rue du village, en poursuivant l’idiot, à la grande surprise de tous, et en prenant toute cette peine pour s’assurer les services d’une brute aussi ignorante, si une ombre, si légère qu’elle fût, de l’avenir si proche, avait pu lui traverser l’esprit, assurément il eût instinctivement hésité à conclure un marché qui se présentait avec d’aussi noirs présages.

Mais Conyers n’était pas superstitieux ; il était même dégagé de cette faiblesse au point de ne croire absolument à rien dans le ciel ou sur la terre, si ce n’était pourtant à lui-même et à son mérite personnel. Il prit donc l’idiot à son service, pour la rareté du fait, disait-il, et il revint lentement à la grille du parc pour attendre le retour de M. et Mme Mellish, qu’on attendait cette après-dînée.

La femme de la loge lui sortit une chaise et le pria de s’asseoir sous le porche. Il la remercia d’un sourire aimable, s’assit parmi les roses et les chèvrefeuilles, puis il ralluma un cigare.

— Vous trouverez sans doute le cottage du nord bien triste, monsieur, — dit la femme à travers la fenêtre ouverte, où elle s’était rassise avec son ouvrage.

— Oui, ça n’est pas certainement pas très-gai, — répondit Conyers, — mais cela répond assez à mes idées. L’endroit est assez retiré pour qu’un homme y soit impunément assassiné ; mais comme je n’ai rien à perdre, cela ne me fait absolument rien.

Il aurait peut-être pu en dire beaucoup plus long sur le cottage qu’il allait habiter, mais en ce moment un bruit de roues sur la grand’route annonça le retour des voyageurs, et, deux ou trois minutes après, la voiture entrait dans le parc, et passait devant Conyers.

Quel que fût le pouvoir que cet homme pût avoir sur Aurora, quelle que fût la connaissance qu’il avait d’un secret compromettant qu’il aurait pu faire valoir, la courageuse nature de la jeune femme se montra alors comme toujours, et elle ne tressaillit pas en le voyant. S’il s’était placé sur son chemin dans le but de voir l’effet de sa présence, il dut être désappointé ; car, sans l’ombre d’un dédain glacé qui passa sur sa figure au moment où la voiture entrait dans le parc, il aurait pu croire qu’elle ne l’avait pas vu. Elle était pâle et soucieuse, et ses yeux semblaient s’être agrandis depuis son indisposition ; mais elle tenait la tête haute comme toujours, et elle n’avait rien perdu de cette hauteur impériale qui constituait un de ses principaux charmes.

— Ainsi c’est là M. Mellish, — dit Conyers quand la voiture eut disparu. — Il a l’air de beaucoup aimer sa femme.

— Oui, assurément, il l’aime beaucoup ! On dit qu’il n’y a pas deux couples pareils dans tout le comté. Et elle, elle l’aime beaucoup de son côté ; mais qui n’aimerait pas John ?

Conyers haussa les épaules ; ces mœurs patriarcales et ces vertus domestiques n’avaient aucun charme pour lui.

— Elle a beaucoup de fortune, n’est-ce pas ? — demanda-t-il, afin de ramener la conversation sur un terrain plus sérieux.

— Beaucoup de fortune ! Je le crois bien. On dit que son père lui a donné cinquante mille livres le jour de son mariage ; ce n’est pas à dire que notre maître ait besoin d’argent, il en a assez pour ne pas tout dépenser.

— Ah ! vraiment, — reprit Conyers ; — c’est toujours comme cela. Le banquier a donné cinquante mille livres à sa fille ? Mlle Floyd eût épousé un pauvre diable, je ne crois pas que son père lui eût donné cinquante pièces de six pence.

— Pour ça, non ; si elle avait agi contre ses désirs, je ne le suppose pas. Il était ici au printemps dernier ; c’est un beau vieillard à cheveux blancs, mais qui s’en va.

— Ah ! il s’en va. Et Mme Mellish aura à sa mort un quart de million sterling, n’est-ce pas ? Allons, au revoir, madame. Quel drôle de monde !

Conyers prit sa canne, et disparut en boitant sous les arbres, répétant plusieurs fois cette dernière exclamation. C’était une habitude chez cet individu d’attribuer la bonne fortune des autres à quelque excentricité dans la machine sociale, qui faisait que la seule personne réellement méritante du monde, avait été privée de ses droits naturels. Il gagna par le bois une prairie où plusieurs des chevaux confiés à ses soins broutaient l’herbe, il passa environ une heure assis sur la balustrade qui servait à clore le pré, fumant sa pipe, et regardant les animaux, ce qui paraissait être l’occupation la plus ardue de son état d’entraîneur.

— Ce n’est pas une vie bien dure, quand tout est réglé, — pensa-t-il en contemplant un groupe de juments et de poulains qui, dans leurs excentriques évolutions, semblaient exécuter une sorte de tournoi dans toute la longueur du pré. — Ce n’est pas une existence bien dure, car pourvu qu’on tempête bien fort et souvent après les garçons d’écurie, et qu’on consomme, d’une manière ou d’une autre, beaucoup d’avoine, ça va bien. Ces messieurs de la campagne apprécient toujours le mérite d’un homme selon la quantité de grain qu’ils ont à payer. Nourrissez leurs chevaux de façon à ce qu’ils engraissent comme des porcs, et ne les entraînez jamais qu’avec ces espèces de haridelles efflanquées qui semblaient avoir des clous plantés sur l’échine, et que battrait un porc un peu délié ; alors, ils ne jureront que par vous. Ils préfèrent remporter la grande coupe de Margate ou de Hampstead que d’arriver quatrième dans le Derby. Grand bien leur fasse ! Je crois assez que ceux qui ont beaucoup d’argent et peu de cervelle doivent avoir été inventés pour les bons diables qui ont beaucoup de cervelle et pas d’argent ; et c’est pourquoi nous nous efforçons de conserver l’équilibre dans la balance universelle.

Conyers, tout en laissant échapper de ses lèvres des nuages de fumée bleue et transparente et réfléchissant ainsi, avait l’air aussi sentimental que s’il eût pensé aux trois dernières pages de la Fiancée d’Abydos ou à la mort de Paul Dombey. Il possédait ce genre de beauté romanesque particulière aux yeux bleus et aux longs cils, et il ne pouvait pas songer à ce qu’il mangerait pour dîner sans que son visage prît une expression rêveuse et mélancolique. Il avait trouvé que la sentimentalité de sa beauté ne lui était pas d’un plus grand rapport que sa beauté même. C’était cette même sentimentalité qui le servait avec avantage auprès de ceux qui l’employaient. Il avait l’air d’un prince exilé que sa situation précaire obligeait à un service domestique et qui ressentait toute l’amertume de cette situation. On eût dit Lara rentré dans ses domaines pour dresser les chevaux d’un usurpateur. Il avait l’air, en un mot, de toute autre chose que ce qu’il était réellement : un misérable égoïste, bon à rien, et paresseux, qui avait étudié à fond l’art de faire le moins d’ouvrage possible contre le maximum des gages.

Il rentra lentement à son logement rustique, où il trouva l’idiot qui l’attendait. De l’eau bouillait sur une poignée de bois flambant, et une théière et une tasse étaient préparées sur la petite table ronde. Conyers jeta un regard méprisant sur ces humbles préparatifs.

— Je vous ai préparé du thé, — dit l’idiot ; — j’ai pensé qu’il vous plairait d’en prendre une tasse.

L’entraîneur haussa les épaules.

— Je n’y suis guère habitué, et je n’ai pas grand goût pour cette eau sale, — dit-il en riant ; — j’en ai trop bu quand j’étais dans l’entraînement, half-and-half, thé chaud, huile de foie de morue. Je t’enverrai demain à Doncastre, chercher des spiritueux, mon garçon ; ou peut-être ce soir, ajouta-t-il après réflexion, le coude appuyé sur la table et le menton dans le creux de sa main.

Il demeura quelques instants dans cette attitude. Hargraves l’examinait attentivement, avec cette demi-surprise, cette sorte d’admiration avec lesquelles une laide créature, assez laide pour avoir conscience de sa laideur, en regarde une autre douée d’une grande beauté.

Quand sa rêverie fut passée, Conyers prit une lourde montre en argent, et resta pendant quelques minutes à en contempler vaguement le cadran.

— Il est près de six heures, — fit-il enfin. — À quelle heure dîne-t-on au château, Steeve ?

— À sept heures, — répondit l’idiot.

— Sept heures. Alors tu auras le temps d’y courir avec une lettre, et tu y seras juste au moment où on se mettra à table.

L’idiot jeta sur son nouveau maître des regards d’épouvante.

— Un message… une lettre…… — répéta-t-il, — pour M. Mellish ?

— Non, pour madame.

— Mais je n’ose pas, — s’écria Hargraves, — je n’ose pas approcher de la maison, encore moins oserai-je lui parler. Je n’oublie pas le jour où elle m’a battu. Je ne l’ai jamais revue depuis, et je n’ai pas besoin de la revoir. Vous croyez que je suis un lâche, n’est-ce pas ? — dit-il, en s’arrêtant tout à coup et regardant l’entraîneur, sur les lèvres duquel on voyait un sourire de mépris ; vous croyez que je suis un lâche… n’est-ce pas… dites ? répéta-t-il.

— Dame ! je ne te crois pas d’une vaillance sans pareille, — répondit Conyers ; — avoir peur d’une femme, quand elle serait le diable en personne…

— Voulez-vous que je vous dise ce qui m’effraye tant ? — dit Hargraves en sifflant les mots à travers ses dents serrées, et de la voix désagréable qui lui était particulière. Ce n’est pas Mme Mellish que je crains, c’est moi-même, c’est ceci ; il serrait un objet caché dans la poche de son pantalon en parlant ainsi, c’est ceci… Je crains, en m’approchant d’elle, de n’être plus maître de moi, et de m’élancer sur elle pour lui couper la gorge. Je l’ai vue souvent dans mes rêves avec sa superbe gorge blanche, d’où s’échappaient des flots de sang ; malgré cela, elle tenait toujours la cravache dans sa main, et elle me raillait. J’ai bien souvent rêvé d’elle, mais je ne l’ai jamais vue immobile et morte ; et je ne l’ai jamais vue sans sa cravache à la main.

Le sourire méprisant disparut des lèvres de l’entraîneur pendant que Hargraves faisait cette révélation de ses sentiments, et fit place à une expression sombre et rêveuse, qui s’étendit sur tout son visage.

— Je n’ai pas moi-même une si grande affection pour Mme Mellish, dit-il, mais elle pourrait vivre aussi longtemps que Mathusalem, que cela me serait indifférent, si elle voulait…

Il murmura quelque chose entre ses dents, et, disparaissant dans le petit escalier qui conduisait à sa chambre à coucher, il se mit à siffler un air populaire.

Il redescendit tenant à la main un vieux buvard malpropre qu’il jeta insoucieusement sur la table. Il était bourré de papiers et de lettres entassées pêle-mêle : Conyers éprouva beaucoup de difficultés à trouver dans ce fouillis une feuille de papier à lettre qui ne fût pas trop souillée.

— Tu vas porter cette lettre à Mme Mellish, mon ami, — dit-il à Stephen en même temps qu’il se penchait sur la table pour écrire, — et tu voudras bien ne la remettre qu’à elle-même. Par cette chaleur accablante, les fenêtres seront toutes ouvertes, et tu pourras attendre jusqu’à ce que tu la voies au salon ; quand tu la verras, tu tâcheras de l’attirer dehors, et tu lui donneras ceci.

Il avait plié la feuille de papier, et l’avait scellée avec soin dans une enveloppe gommée.

— Il n’y a pas besoin d’adresse, — dit-il en remettant la lettre aux mains d’Hargraves ; — tu sais pour qui elle est, et tu ne la remettras à personne autre. Va, dépêche-toi. Elle ne te dira rien, quand elle verra de qui vient cette lettre.

L’idiot jeta sur son nouveau maître un regard indécis ; mais Conyers se piquait d’une qualité qu’il appelait de la détermination, mais qui serait mieux désignée par le mot entêtement, et il avait mis dans sa tête que personne autre que Hargraves ne porterait la lettre.

— Allons, — dit-il, — pas de niaiseries, Stephen. Rappelle-toi ceci : s’il me plaît de t’employer ou de te charger d’une commission, quelle qu’elle soit, personne dans cette maison n’osera mettre en doute mon droit de le faire. Allons, pars vite.

Il montrait en étendant le bras le toit gothique et les cheminées tapissées de lierre du vieux château.

— Dépêche-toi, Stephen, et apporte-moi la réponse à cette lettre, — ajouta-t-il en allumant sa pipe et en s’asseyant sur l’appui de la fenêtre, dans son attitude favorite, attitude qui, comme tout en lui, était d’une nonchalance et d’une aisance qui protestaient de sa supériorité sur sa position. — Tu n’auras pas besoin d’attendre une réponse écrite. Oui ou non suffira parfaitement, tu peux le dire à Mme Mellish.

L’idiot balbutia quelques paroles presque inintelligibles ; mais il prit la lettre, et, enfonçant sur ses yeux sa vieille casquette en peau de lapin, il s’éloigna lentement dans la direction que Conyers lui avait indiquée quelques instants auparavant avec un geste qui n’était pas exempt de mépris.

— Drôle d’oiseau, — murmura l’entraîneur, en suivant des yeux son serviteur. — Drôle d’oiseau ; mais c’est tout au plus si je puis en venir à bout. J’en ai fait cependant plier de plus forts que lui avec mes faibles doigts.

Conyers oubliait qu’il est des natures qui, bien qu’inférieures en toute chose, sont fortes par leur obstination, et ne se laissent duper en dehors de leur stupidité naturelle, ni par d’adroites combinaisons, ni par la force.

La soirée était brûlante, bien que le soleil eût disparu ; l’obscurité arrivait dans un ciel chargé, et un calme inaccoutumé dans l’atmosphère annonçait l’orage. Les éléments prenaient des forces pour la lutte, et attendaient en silence le moment de déchaîner leur fureur. Bientôt allait sonner le signal, un long roulement de tonnerre qui ferait trembler les coteaux lointains et chaque feuille du bois. L’entraîneur considérait d’un œil indifférent le terrible aspect des cieux.

— Je vais aller aux écuries et donner ordre de rentrer les chevaux, — dit-il ; — il va y avoir de l’orage.

Il prit sa canne et sortit du cottage toujours fumant. Il ne se passait guère d’heures dans le jour, ni même dans la nuit, où Conyers n’eût dans la bouche sa pipe ou un cigare.

Hargraves s’avançait lentement le long de l’étroit sentier qui conduisait à travers le parc au jardin et à la pelouse faisant face à la maison. Ce côté du parc était moins bien entretenu que le reste, et conséquemment présentait un aspect plus sauvage ; mais l’épais couvert fourmillait de gibier et les jeunes lièvres fuyaient à gauche et à droite du sentier, effrayés par le pas cauteleux de l’idiot ; tandis que çà et là les perdrix s’envolaient par couples de l’herbe épaisse et glissaient sous la voûte de feuillage.

— Si j’allais rencontrer ici le garde de M. Mellish, il me verrait plus noir que je ne le suis probablement, — se dit l’idiot, — quoique je n’en veuille pas au gibier. Que le diable l’emporte, il ne voit que des braconniers, et regarder un faisan est à ses yeux un crime de haute trahison.

Il enfonça ses mains au fond de ses poches, tant il avait de peine à résister à la tentation de tordre le cou d’un magnifique faisan qui se pavanait dans les hautes herbes, avec une sérénité d’allure qui prouvait qu’il n’ignorait pas les lois protectrices du gibier. Les arbres du parc formaient une sorte de muraille touffue qui encadrait la pelouse, de sorte qu’en arrivant de côté l’idiot passa tout d’un coup du couvert sur l’herbe unie qui bordait ce pré qu’une muraille invisible séparait du parc.

En approchant, Hargraves, encore abrité contre toute observation par les arbres, vit que sa course allait être abrégée, car Mme Mellish était accoudée sur une grille basse en fer ; elle était accompagnée du chien Bow-wow, le même qui avait valu à l’idiot son renvoi du château.

Il avait quitté l’étroit sentier et s’était réfugié sous le couvert afin de gagner les parterres, et en sortant de dessous les branchages qui formaient une voûte de feuillage autour de lui, il laissait sur ses pas une longue trace d’herbe foulée, comme celle que laisse après lui le tigre ou bien encore le serpent qui s’élance en rampant sur sa proie.

Aurora leva la tête au bruit des pas étouffés, et, pour la seconde fois depuis qu’elle l’avait battu, elle rencontra le regard de l’idiot. Elle était très-pâle, presque aussi pâle que sa robe blanche, qui n’était ornée d’aucun mélange de couleur, et qui tombait autour d’elle en amples plis qui lui donnaient l’apparence d’une statue. Elle était habillée avec si peu d’apprêt, que chacun des plis de mousseline semblait dire combien ses pensées erraient au loin quand elle avait fait cette toilette hâtive. Ses sourcils noirs se contractèrent à la vue de l’idiot.

— Je croyais que M. Mellish vous avait congédié, — dit-elle, — et qu’il vous avait défendu de revenir ici.

— Oui, madame, M. Mellish m’a chassé de la maison où j’avais vécu pendant près de quarante ans ; mais j’ai une autre place, maintenant, et mon nouveau maître m’a envoyé vers vous avec cette lettre.

Il épiait l’effet qu’allaient produire ses paroles, et il vit une teinte livide succéder à la pâleur de la jeune femme.

— Quel nouveau maître ? — dit-elle.

Hargraves, levant le bras, indiqua le chemin par lequel il était venu. Elle suivait le mouvement de la main de l’homme, et ses yeux semblèrent grandir quand elle vit quelle direction il indiquait.

— Votre nouveau maître est l’entraîneur James Conyers, l’homme qui occupe le cottage ? — dit-elle.

— Oui, madame.

— À quoi vous emploie-t-il ?

— Je lui tiens sa maison, madame ; je fais ses courses, et j’ai apporté une lettre.

— Une lettre ?… Ah ! oui, donnez-la-moi.

L’idiot lui tendit la lettre. Elle la prit lentement sans quitter des yeux le visage de l’homme, mais l’épiant avec une persistance qui semblait vouloir approfondir quelque chose sous les sinistres yeux rouges qui croisaient les siens. Son regard trahissait une terreur secrète et un vague désir de pénétrer le secret d’Hargraves.

Elle ne jeta pas les yeux sur la lettre, mais la tint à demi-froissée dans la main qui pendait à son côté.

— Vous pouvez vous retirer, — dit-elle.

— Je dois attendre la réponse.

Les noirs sourcils se contractèrent de nouveau, et cette fois la lueur d’une fureur qui s’allume brilla dans ses grands yeux noirs.

— Il n’y a pas de réponse, — dit-elle en jetant la lettre dans son sein ; puis se tournant pour s’éloigner, elle ajouta : — Il n’y a pas de réponse et il n’y en aura pas avant qu’il me convienne d’en faire une. Dites-le à votre maître.

— Ce n’était pas une réponse écrite que j’attendais, — persista l’idiot, — ce devait être oui ou non, mais il fallait que je la tienne de vous.

Le rusé Hargraves lut sur le visage d’Aurora un sentiment de haine, outre le mépris qu’elle avait pour lui, et il prit un sauvage plaisir à la tourmenter. Elle frappa violemment du pied sur le gazon, et reprenant la lettre où elle l’avait placée, elle déchira l’enveloppe, et lut les quelques lignes qu’elle contenait. Bien qu’elles fussent peu nombreuses, elle ne demeura pas moins de cinq minutes tenant la lettre ouverte dans sa main, séparée de l’idiot par la grille en fer, et perdue dans ses pensées. Le silence ne fut rompu pendant tout ce temps que par les grognements que faisait entendre par intervalles Bow-wow ; il soulevait sa lourde tête, et faisait voir ses dents, maintenant branlantes, à son vieil ennemi.

Elle déchira la lettre en mille morceaux qu’elle jeta aux vents, puis elle reprit la parole.

— Oui, — dit-elle enfin ; — dites cela à votre maître.

Hargraves porta la main à sa casquette, et reprit le chemin qu’il avait suivi en venant pour porter à l’entraîneur la réponse qu’il attendait.

— Elle me hait assez, — se dit-il en s’arrêtant pour regarder encore une fois la forme blanche qui se détachait sur la pelouse, — mais elle le hait bien davantage.