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Aux glaces polaires/Chapitre XVI

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Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 405-416).


Missionnaires en costume loucheux

CHAPITRE XVI



LES LOUCHEUX




Batailles et réconciliation. — Bas-Bretons de L’Extrême-Nord. — « Quels braves gens ! » — Les Pères Constant Giroux et Camille Lefebvre. — Du fort Mac-Pherson à la Petite Rivière Rouge Arctique. — Un poitrinaire sous la bise glaciale. — Le Père Lefebvre en détresse.La Mère des Loucheux.


Les Loucheux, ainsi dénommés par les Coureurs-des-bois, à cause d’un certain strabisme qui affectait, dit-on, la vue de plusieurs, sont les plus reculés de la nation Dénée, vers le Nord.

Les types à la vaste encolure, au front arqué, au regard assuré, que conserve la tribu jusque dans sa déchéance générale, disent assez combien redoutables durent être jadis ces Peaux-Rouges. Les Esquimaux, leurs voisins, en témoignent aussi, au souvenir des dépouilles sanglantes par lesquelles ils payèrent plus d’une fois leurs propres férocités, à l’égard des Loucheux. Peu de mois avant l’arrivée du missionnaire, pour ne mentionner que ce fait, comme les chasseurs Loucheux étaient partis, les Esquimaux s’introduisirent dans leur camp, massacrèrent les femmes et les enfants et brûlèrent le village. Les chasseurs se lancèrent à la poursuite des bandits. Rencontrant un groupe d’Esquimaux à la Pointe-Séparation, ils les tuèrent et étendirent leurs cadavres éventrés le long du rivage, sous un poteau où ils écrivirent : « Que les Esquimaux qui passeront apprennent ainsi le sort qui les attend. »

Les deux races étaient encore en guerre, lorsque le Père Grollier parut au milieu d’elles, armé de la Croix. Il leur présenta le signe divin de la réconciliation ; et depuis elles vécurent en paix.


Les Loucheux se distribuent sur les deux versants des montagnes Rocheuses, le grand nombre peuplant le territoire du Youkon, les autres le bas Mackenzie.

Nous savons les douloureuses déceptions trouvées au Youkon par les missionnaires de 1862, de 1870 et de 1872[1].


Les Loucheux du bas Mackenzie, les seuls qui nous occuperont, se réunissent, pour la traite de leurs fourrures, les uns au fort Mac-Pherson, les autres à la Petite Rivière Rouge Arctique.

Le fort Mac-Pherson, situé à 430 kilomètres de navigation du fort Good-Hope, et la Rivière Rouge Arctique à 332 kilomètres, sont perdus en pleine région polaire, sous la nuit sans midi de l’hiver, et sous le jour sans minuit de l’été. L’aquilon arrive intact à ces parages ; car ni une montagne, ni une forêt ne l’a brisé, depuis l’océan Glacial.

Le fort Mac-Pherson fut longtemps le seul à grouper nos Loucheux. Il est placé sur la rive gauche de la rivière Peel — vulgairement rivière Plumée, — à 48 kilomètres de la Pointe-Séparation, laquelle marque le confluent de la rivière Peel et du Mackenzie, à la tête même du delta du fleuve.

Quant à la Rivière Rouge Arctique, elle se jette sur la gauche du Mackenzie également, à 50 kilomètres en amont du delta. Aux crues très hautes, le fleuve la force à rebrousser chemin vers les montagnes Rocheuses. Presque en tous temps, ce confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie entretient une pêche suffisante, et invite les Indiens à établir sur ses bords leurs quartiers d’approvisionnement.


Cordialité dans l’accueil, gaieté retentissante, obstination en toute entreprise : ainsi pourrait-on caractériser les Loucheux. La foi de ces « Bas Bretons de l’Extrême-Nord » a triomphé de toutes les superstitions, et reste lumineuse, impulsive, indéracinable.

« — Quels braves gens, s’écriait Mgr Grouard, les rencontrant pour la première fois, en 1890 ! Je n’ai jamais vu tant de foi, de piété et d’entrain que chez eux ! »

Pendant la famine 1888-1889, qui épargna les régions polaires moins que le reste du vicariat d’Athabaska-Mackenzie, deux familles Loucheuses, jeûnant depuis des semaines, parvinrent à se traîner jusqu’à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance :

« — Hélas ! pauvres enfants, leur dirent les missionnaires, que venez-vous faire ici ? Vous savez bien que nous n’avons rien pour vous secourir !

« — C’est vrai, nous le savions, répliqua celui qui avait encore la force de parler ; mais nous n’avions rien non plus là-bas. Alors nous sommes venus pour entendre encore une messe. Après cela, nous pourrons mourir ; nous serons contents ».

Aux prises avec une autre famine, un camp de Loucheux se vit réduit par la vilenie des commis-traiteurs à choisir entre la mort et l’apostasie :

— Faites-vous protestants, leur disait-on, et vous aurez des vivres, du plomb, de la poudre, des vêtements.

— Gardez vos biens, répondirent les Indiens. Nous mourrons de faim, s’il le faut ; mais nous resterons catholiques !

Le missionnaire ne résidait pas encore parmi eux, à cette époque.

Telle qu’elle est aujourd’hui, la mission Loucheuse peut être proposée comme le modèle de la chrétienté, qui n’a de cœur que pour aimer le bon Dieu et ses prêtres.

Mais, sans parler de la langue, le plus (difficile des dialectes dénés, sans insister sur les rigueurs extrêmes du climat, combien il en coûta pour faire naître et pour sauvegarder la foi de ces Loucheux !


Le Père Grollier, arrivé au fort Mac-Pherson, en septembre 1860, le jour de la fête du Saint Nom de Marie, donne ce divin vocable, « gage de toutes les grâces », à sa nouvelle mission. Ayant baptisé soixante-cinq Loucheux et quatre Esquimaux, il retourne à Good-Hope, tout heureux ; mais pour revenir, l’année suivante, presque mourant, et ne trouver plus que les ruines accumulées par le ministre.


Au Père Seguin de reprendre le combat. De 1862 à 1890, chaque année, soit en canot d’écorce, soit à pied, il refait cette course de 200 lieues, de Good-Hope aux Loucheux et des Loucheux à Good-Hope[2]. En 1868, à sa septième tournée apostolique, il trouve sa mission du fort Mac-Pherson si accablée de nouveau sous les coups du ministre établi sur les lieux et de la femme Loucheuse du commis, qu’il décide de diviser le champ de bataille, et qu’il place une chapelle au confluent de la Rivière Rouge Arctique et du Mackenzie, où il espère retenir les Indiens de bonne volonté, loin de l’atmosphère néfaste de Mac-Pherson. Le missionnaire continua néanmoins ses visites aux Loucheux de la rivière Peel, jusqu’en 1873, date où ces malheureux eurent l’audace de lui représenter eux-mêmes que ses efforts pour gagner leurs âmes seraient désormais inutiles, attendu que leur nouveau ministre, M…, venait d’épouser une jeune Loucheuse qu’un naïf sauvage lui avait confiée, et que cette femme rusée, fougueuse, infatigable parleuse, de cœur généreux d’ailleurs, était la parente estimée de tous les Indiens de l’endroit. Le Père Séguin dut alors borner son ministère passager ail camp de la Rivière Rouge Arctique, tout en soupirant après un Oblat qui pût demeurer parmi tous les Loucheux et assurer leur salut.


Cet Oblat, ce missionnaire, fut enfin trouvé par Mgr Faraud. C’était le Père Constant Giroux. Débarqué au fort Good-Hope, en juillet 1888, le Père

Giroux prit contact avec les Loucheux au printemps 1889. Le 28 avril 1890, instruit de leur langue et rompu à la vie polaire, il arriva, pour y résider définitivement, au fort Mac-Pherson.


Il défricha aussitôt l’emplacement de la mission ; puis, assisté d’un sauvage, il se mit à équarrir le bois nécessaire pour une maison de six mètres sur cinq. À la débâcle, il amassa deux radeaux de troncs d’arbres ; et, le 21 juin, lorsque le Père Lefebvre, conduit par Mgr Grouard, toucha Mac-Pherson, en route pour la mission esquimaude qu’il venait explorer, les visiteurs trouvèrent les fondations de la maison déjà jetées.


Deux fois, le Père Camille Lefebvre repassa au fort Mac-Pherson, venant du fort Good-Hope afin d’évangéliser les Esquimaux. En 1892, il s’arrêta sous le toit du Père Giroux, et devint son socius, son compagnon de solitude.


De cette résidence, tous deux portèrent la vérité du salut jusque dans l’océan Glacial. C’est ainsi que deux fils de la Province de Québec eurent, et retiennent encore, l’honneur d’avoir annoncé l’Évangile à la latitude la plus septentrionale de l’apostolat catholique.


Les Pères Giroux et Lefebvre luttèrent ensemble, six années durant, contre le froid[3], contre la faim, contre la pauvreté, contre l’isolement, contre les agressions de l’hérésie, contre la corruption apportée par les Blancs, indignes de leur race.

Jusqu’en 1896, ils occupèrent le fort Mac-Pherson, espérant toujours ressaisir les brebis perdues. Alors survint une recrudescence d’opposition à leur zèle, qui leur fit prendre la détermination d’abandonner la rivière Peel et de transporter tout l’avoir de la mission du Saint Nom de Marie à la Rivière Rouge Arctique, parmi les Loucheux fidèles. Ils savaient d’ailleurs qu’ils seraient suivis par les quelques bons Indiens du fort Mac-Pherson.


Première Maison-chapelle du Fort Mac-Pherson
R. P. Lefebvrexxxxxxxxxxxxxx R. P. C. Giroux

Il nous est difficile de comprendre l’intensité du sacrifice que s’imposaient, par cette décision, les missionnaires. Il faudrait avoir assisté, jour par jour, aux travaux qu’ils avaient accomplis pour construire leur abri du fort Mac-Pherson et préparer une maison-chapelle plus digne de Dieu. Afin de monter une scierie, que le vent devait mouvoir, ils avaient peiné de la hache, de la scie et du marteau pendant des mois ; mais, au moment de fonctionner, la scierie elle-même avait fait défaut. Point découragés, ils avaient demandé à la rivière Peel sa force motrice : comme ils finissaient d’élever une digue, fruit d’un labeur de quatre mois, ils virent la rivière se gonfler soudain et défoncer aussitôt l’écluse. Quelques minutes plus tôt ou plus tard, l’inondation eut trouvé le Père Giroux sur la digue, et l’eût emporté avec les débris vers l’océan. Les deux missionnaires se mirent alors à scier de long ; et, malgré tous les déboires, les planches de la maison-chapelle étaient apprêtées, lorsqu’il fallut partir.

Par le chemin d’hiver, qui mesure environ 70 kilomètres, ils transportèrent tout ce qu’ils purent de leurs effets. Ils eurent même, dans ces trente à quarante voyages de halage, à se priver de toute aide étrangère, de peur de donner l’éveil au commerçant du fort, et de s’attirer de sa part des entraves peut-être insurmontables.

L’adieu ouvert fut donné au fort Mac-Pherson, le 7 avril 1896.

Aussitôt leur tente fixée à la Petite Rivière Rouge Arctique, les deux pionniers, sans négliger les nécessités du saint ministère, se dévouèrent à la tâche de construire la mission. Sans s’accorder d’autre repos que celui des dimanches, ils partaient de grand matin, après leur déjeuner, s’enfonçaient dans les maigres forêts, sapaient des arbres, les traînaient en s’y attelant, les équarrissaient, et ne rentraient qu’à la fin du jour, pour prendre à la fois leurs dîner et souper. Quelques lièvres trouvés dans les collets tendus et un pain gluant, fait avec des œufs de poisson, composaient l’ordinaire. De pain de froment, ils ne goûtèrent que deux fois cette année-là.

La maison-chapelle, à peu près finie, fut inaugurée par la messe de minuit du 25 décembre 1896 : « Ce ne sera pas plus beau dans la grande maison de Celui qui a fait la terre », s’écriaient tous les Loucheux.

Deux ans de vie commune et laborieuse suivirent encore ce Noël.

Le 21 avril 1898, le Père Lefebvre, sur l’ordre de Mgr Grouard, embrassait son cher compagnon et prenait la route de Dawson, viâ les montagnes Rocheuses, à titre de missionnaire des mineurs du Klondyke, au Youkon[4].

Le Père Giroux garda la mission du Saint Nom de Marie, en compagnie du Frère Louis Beaudet, jusqu’en 1902 ; et absolument seul, de 1902 à 1904[5].

Depuis 1905, le Père Lécuyer s’occupe de la tribu des Loucheux. À l’étonnement de ceux qui le virent partir du scolasticat de Liège pour si loin, tout pâle, n’ayant plus qu’un poumon, il pourrait répondre aujourd’hui (1920), en montrant la joyeuse couleur de ses joues, que l’ardeur apostolique et la bise de l’océan Glacial sont de fameuses gardiennes de la belle humeur et de la santé.


De la mission du Saint Nom de Marie, soit qu’elle fût au. fort Mac-Pherson, soit qu’elle fût à la Rivière Rouge Arctique, les missionnaires se sont élancés à la recherche des portions disséminées de leur bercail.

Le Père Lefebvre alla deux fois chez les Esquimaux de l’Île Richard, à l’extrême embouchure orientale du Mackenzie, et trois fois chez ceux de l’Île Herschell, à quatre jours de barque dans l’océan Glacial même. C’est comme par miracle qu’il revint du premier de ses voyages à l’Île Richard.

Les Esquimaux avaient promis de le reconduire au fort Mac-Pherson ; mais, le temps venu, personne ne voulut partir. Le père remonta 50 kilomètres du delta du Mackenzie, dans l’espoir de rencontrer un camp de pêcheurs Loucheux. Au lieu de ces bons Indiens, il ne trouva que quelques familles esquimaudes. L’une d’elles accepta de le transporter, moyennant une très forte rétribution. C’était le 19 août. Le 24 seulement il plut à l’Esquimau de commencer la route. En deux jours de rame, il fit une dizaine de lieues. Voyant alors le missionnaire à sa merci, il lui déclara, menaçant, qu’il n’irait pas plus loin, au prix convenu. Le père, incapable de se plier à ses exactions, et comprenant d’ailleurs qu’il avait tout à redouter de ce fourbe sauvage, se chargea du reste de ses provisions, et entreprit, à pied, sur l’horrible plage du delta un trajet de 240 kilomètres. Il ne pouvait compter, en cette saison et en ces lieux, sur aucun secours humain :


La grève, dit-il, était remplie de saules épais à travers lesquels je devais me frayer une route. Si je m’en éloignais, c’était pour monter des côtes à pic et élevées comme des montagnes et pour descendre aussitôt dans de larges et profonds ravins, ayant, en les traversant, de l’eau jusqu’à mi-jambes. Le soir arrivé, j’étais harassé. Mon paqueton qui pesait une trentaine de livres, semblait en peser plus de cent ! Mais la Providence veillait sur son missionnaire…


Chez-les Loucheux de la Rivière Rouge arctique
Au milieu : le R. P. Lécuyer

La Providence veillait en effet, car le lendemain il n’avait pas marché une demi-heure qu’il aperçut, dans une sapinière, deux tentes Loucheuses :

Je n’en croyais pas mes jeux, continue-t-il. Jugez de ma joie. Encore quelques minutes et j’y arrivai. Les chiens plus que moi donnèrent le signal du réveil. Quelle ne fut pas la surprise de ces braves gens en apercevant, au sortir de leurs tentes, un prêtre ! Leur joie était telle qu’ils ne cessaient de me dire merci.


Avec de tels amis, le reste du voyage fut un plaisir.


Le Père Giroux lui-même se rendit une fois jusqu’à l’Île Herschell ; mais ses campagnes ordinaires avaient pour rayons les 350 kilomètres à la ronde que fréquentaient les Loucheux. Ses raquettes et son canot croisèrent en tous sens le domaine errant de ses bons enfants. Regagna-t-il une seule fois sa cabane, sans rapporter de sa course un cœur brisé par des spectacles de souffrance ? Les consolations d’avoir vu la résignation sublime de ses chrétiens l’emportaient toutefois sur sa tristesse.

Son noviciat des horreurs du Nord commença de bonne heure. À peine avait-il atteint la terre de son apostolat, en 1889, qu’il écrivait :


… Nous apprenons qu’un chasseur jeûnait au lac d’Auray (non loin de Good-Hope). Nous n’aurions pu, malheureusement, rien faire pour lui. La mission épuisait ses dernières ressources. Dans le courant d’avril, le pauvre sauvage succomba, et sa femme vint s’installer, avec ses enfants, sur le bord d’un chemin, espérant que quelque traîneau passerait par là et lui porterait secours… Ses deux garçons moururent les premiers. On a pu s’en convaincre par la sépulture que les mains maternelles leur firent sous la neige, à l’extérieur de la loge. Les deux grandes filles succombèrent après eux, car la mère n’eut plus la force de sortir leurs cadavres et de leur rendre le même triste devoir. Elle dut prendre alors dans ses bras sa dernière petite fille, âgée seulement de quelques mois, et, la pressant sur son sein, la mettre à la source de la vie, si forte sit spes ! Mais non, il n’y avait plus d’espoir… Toutefois, cet être fragile et délicat survécut à toute la famille, car, par sa position, on reconnut que l’enfant avait fait des efforts pour s’arracher des bras de sa mère…


Parmi les morts qu’il eut à déplorer dans sa chrétienté Loucheuse, le Père Giroux n’en vit peut-être de plus tristement touchante que celle de la vieille Cécile, célèbre sauvagesse-apôtre, qui avait été le précurseur, puis l’auxiliaire du prêtre, dans sa tribu.,

Elle était digne de la qualification de Mère des Loucheux, qu’aimait à lui donner Madame Gaudet.[6]

Mère et grand’mère de beaucoup, Cécile le fut, au vrai, selon la nature ; elle devint la mère de tous dans la foi et dans l’abolition du paganisme.

Née on ne sait quand, instruite par Madame Gaudet, bien avant 1860, elle désirait depuis longtemps et travaillait à faire désirer l’arrivée du missionnaire, lorsque le Père Grollier la baptisa. Cheferesse reconnue, telle la bonne femme Houle du fort des Liards, elle eut pour sujets les Loucheux du Mackenzie — ainsi désignait-on les Indiens du confluent de la Rivière Rouge Arctique et du fleuve Mackenzie pour les distinguer de ceux de la rivière Peel (fort Mac-Pherson). Énorme de carrure, d’un port altier, franche de figure, orateur au verbe cinglant, elle entraînait à la conviction et à l’action, tant par la menace de son poing que par le procédé de l’affirmation, secret et force de l’éloquence, qu’elle maniait irrésistiblement. Tout pliait devant ses discours. Avant qu’elle eût enseigné la langue loucheuse au Père Séguin, elle traduisait à l’assemblée les sermons qu’il prononçait en peau-de-lièvre. Possédant par cœur le catéchisme que le missionnaire lui avait composé, et appuyée sur cette doctrine, elle prêchait d’elle-même ; elle tranchait les cas de conscience. « Cécile l’a dit ! » était le Roma locuta est de toutes les discussions et finissait toutes les causes. Très âgée, elle apprend qu’un de ses petits fils, gaillard superbe et chef du fort Mac-Pherson, incline à se laisser séduire par le ministre. Elle va à lui :

— Comment, toi, un de mes enfants, tu abandonnerais la foi catholique ! Entends-le bien : tant que Cécile sera, capable de tenir un bâton, pas un de ses Loucheux ne deviendra apostat !

En même temps, elle lui assène trois coups de gourdin sur la tête. Le chef crie grâce, et promet d’être sage.

À la fin, devenue aveugle de vieillesse et presque paralysée, il y avait une dizaine d’années qu’elle ne vivait plus que de charités lorsqu’une disette générale dispersa les Loucheux dans les bois. Il ne resta avec Cécile que Marguerite, sa sœur, aveugle elle-même, mais qui, pouvant encore marcher, allait à tâtons ramasser dés branches pour le foyer. Puis Marguerite mourut, et Cécile se trouva seule. Le Père Giroux lui portait souvent la sainte communion, et il lui envoyait tous les secours en son pouvoir. Un matin de septembre 1892, on la trouva morte dans sa loge. Son corps était roidi, dans des haillons qu’un Benoît Labre n’aurait pu porter. L’une des mains étreignait encore le chapelet que la pieuse centenaire avait usé, à force de l’égrener, jour et nuit, depuis toujours. La bonté envers tous, l’amour de Dieu résigné dans la souffrance avaient été les grandes vertus de Cécile, et l’empreinte en demeurait glacée sur ses traits, dans un demi-sourire. À côté de la défunte, remuait, grise de vermine, une chemise de flanelle, dont elle s’était débarrassée, n’en pouvant plus d’être dévorée. Cette chemisé était celle de Mgr Clut. L’évêque missionnaire, à son dernier passage, s’en était dépouillé lui-même pour la donner à Cécile, qu’il avait vue dénuée de tout.

« Ainsi mourut, dit le Père Giroux, cette chrétienne qui avait tant fait et tant souffert pour la foi, belle âme pure sur laquelle on ne pouvait trouver l’ombre d’une faute ».


Ravagés par les famines, les grippes, le typhus, les maux infects de Blancs immondes, les Loucheux du Mackenzie se comptent aujourd’hui à moins de 150. Mais ils finissent dans la ferveur de la foi.



  1. V. chap. VIII et XV.
  2. V. chap. XV.
  3. Il fait si froid, à la rivière Peel, qu’en tout janvier et décembre 1892, par exemple, le thermomètre centigrade se tint constamment entre 40° et 53° au-dessous de zéro. Plus loin que le fort Good-Hope, l’on ne songe plus à récolter un légume. Le sol y est à jamais gelé ; et la chaleur même de l’été, souvent torride (elle dépasse parfois, à l’ombre, la température du sang humain), n’y portera point remède. Cet été d’équateur, trop court pour amollir la terre et laisser mûrir les plantes, ne semble bon qu’à faire éclore ces peuplades incroyablement denses de maringouins, dont parlait le Père Giroux, au sujet du Père Séguin, son prédécesseur dans la région polaire.
  4. Il demeura à Dawson jusqu’en 1907. Depuis lors, il remplit les fonctions de procureur vicarial du Mackenzie. Chaque année, il refait le voyage de Montréal, où il achète les effets des missions, à la Petite Rivière Rouge Arctique, où il achève de les distribuer. À lui la perpétuelle inquiétude de « joindre les bouts ensemble ».
  5. Rentré à Good-Hope pour l’hiver, il retourna à la mission du Saint-Nom de Marie, en 1905, pour y installer le Père Lécuyer. De là, il s’en fut au fort Providence, comme supérieur de la mission, jusqu’en 1915. De la Providence, il retourna à Good-Hope. En 1919, réduit par la fatigue, il dut être rapatrié dans la province de Québec. Il a certes bien mérité du Mackenzie, en ses trente ans de missions polaires.
  6. Madame Gaudet, d’origine française, quoique née au Mackenzie. était la femme de M. Gaudet, Canadien-français de Montréal, venu très jeune dans le pays, et chargé pendant plus d’un demi-siècle du poste-de-traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, au fort Good-Hope. De ce gentilhomme, de sa compagne encore plus, de leurs enfants distingués aussi, les missionnaires du bas-Mackenzie reçurent un puissant appui. Mme Gaudet, l’insigne bienfaitrice, mourut en prédestinée, à Good-Hope, l’année 1914. D’avoir discerné et préparé Cécile pour l’apostolat, de l’avoir ensuite soutenue par ses exemples par ses conseils, par ses secours temporels, ne furent pas les moindres de ses bonnes œuvres.