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Aux mânes de Joseph Delorme

La bibliothèque libre.
Alphonse Levavasseur, éditeur (p. 309-314).


AUX MÂNES DE JOSEPH DELORME.

 
J’ai beau me rappeler… Joseph Delorme… non ;
Nul écho dans mon cœur ne s’éveille à ce nom.
Joseph !… Lisons toujours. — Ah ! jeune aiglon sauvage,
Cygne plaintif, amour des eaux et du rivage,

Pour souffrir et chanter, sur la terre venu,
Tu meurs enfin… pourquoi ne t’ai-je pas connu ?
Car je les connais tous ceux qui seront célèbres ;
Leurs rayons fraternels éclairent mes ténèbres.
Je n’étais qu’un enfant (Paris, vers ce temps-là,
Pleurait avec Mathilde et riait d’Atala),
Que, du siècle où Voltaire égalait les couronnes,
Voyant encor debout les dernières colonnes,
Je fus conduit, tremblant, vers ces débris fameux,
Par mon père, vieillard, hélas ! tombé comme eux ;
C’était Lebrun, armé de sa strophe énergique,
Fougueux comme Pindare… et plus mythologique ;
Ducis, qu’on vit grandir à l’ombre d’un géant,
Brûlant imitateur, qui s’éteint, en criant ;
Chénier, poète sage, orateur téméraire,
Génie académique, immortel par son frère ;
Fontanes, qui veilla, flambeau pur et brillant,
Comme un autre Boileau près de Chateaubriand ;
Parny, qui, cinquante ans, des salons aux ruelles
Voltigeant, ne trouva ni censeurs ni cruelles ;
Delille, chef heureux d’un système tombé,
Malgré cent mille vers, plus poète qu’abbé ;

Bernardin, couronné des mains de Virginie ;
Et madame de Staël, — cet homme de génie ! —
Et moi, tout palpitant, j’écoutais, j’admirais,
Et, dans mon jeune cœur, d’impatients regrets,
De turbulents désirs d’une gloire impossible,
Roulaient, comme un orage au fond d’un lac paisible ;
Et, de ces noms vantés idolâtrant l’honneur,
Je ne séparais point la gloire du bonheur ;
Car le poète en vain meurt de ses rêves sombres ;
Le laurier de son front nous en cache les ombres.
Le temps vola, rapide, et, lambeau par lambeau,
Tout entier le vieux siècle entra dans le tombeau ;
Mais, des restes poudreux de ce cadavre immense,
Jaillit la fraîche fleur de l’âge qui commence.
Et, tel qu’un villageois qui tristement s’assied
Sur les grands arbres morts, et pousse de son pied
Les branches, qui longtemps ombragèrent sa tête,
S’il aperçoit, parés comme pour une fête,
De jeunes plants ouvrir leurs bourgeons au soleil,
Et de la vie aux champs annoncer le réveil,
Avec leurs fronts riants, leurs bras gonflés de sève,
Leur taille, qui déjà se courbe et se relève,

Leur verte chevelure, et l’espoir de leurs fruits,
Et des vents alentour les ineffables bruits ;
Il s’émeut, il sourit, il semble qu’il renaisse,
Devant tant de fraîcheur, de force et de jeunesse.
Ainsi je fus heureux, quand, je ne sais pourquoi,
Les poètes nouveaux vinrent tous jusqu’à moi ;
Oracles dédaignés, rois méconnus naguère,
Levant leur sceptre enfin et foulant le vulgaire ;
Chênes puissants, grandis sous les vents orageux,
J’ai suivi leurs combats et j’assiste à leurs jeux.
Leurs triomphes, leurs chants m’enivrent, je les aime
De tous ces dons du ciel, que je n’ai pas moi-même.
Poète ! c’est ainsi que je t’aurais aimé
Un front timide, avec un regard enflammé,
Un sourire, à bien voir, plus triste que les larmes,
Laissant tomber tes vers, comme un guerrier ses armes
Quand, sûr de la victoire, il s’endort triomphant ;
L’âme d’un philosophe et le cœur d’un enfant,
Enthousiaste et froid, amoureux et stoïque,
Faible athlète, pourvu d’un courage héroïque,
Offrant contre les sots, sans l’avoir consulté,
Le secours du génie au génie insulté ;

Et bien souvent, après une journée amère,
Rendant grâces à Dieu dans les bras de sa mère…
Tel tu serais, Joseph, tel je te rêve au moins !
Mais, n’avoir de ses maux que de muets témoins ;
Pour quelques pleurs amis, un sourire de femme,
Trouver partout la haine ou l’égoïsme infâme,
Dépenser le trésor de ses beaux ans virils
En calculs de vieillards, en travaux puérils ;
Marcher sans avancer, et gravir sans atteindre ;
Sentir au fond de soi l’amour même s’éteindre ;
Dire sur tous les siens la prière des morts ;
Passer incessamment des douleurs aux remords ;
Incessamment en proie à sa double nature,
Dans la lutte de l’âme et de la créature,
Se débattre, tantôt vaincu, tantôt vainqueur,
Et puis mourir longtemps dans les tourments du cœur.
Ah ! qu’il vaut mieux mourir en commençant de vivre !
Et n’aurais-tu pas vu se railler de ton livre
Fats et pédants, pareils sous des habits divers,
Qui ne comprendraient point tes peines ni tes vers,
Qui n’ont jamais pensé ni souffert de leur vie !
Car ce n’est pas chez eux l’injustice ou l’envie,

C’est un sincère amour du commun et du faux,
Un merveilleux instinct pour flairer les défauts,
Perdus dans les beautés dont un chef-d’œuvre abonde.
Au milieu d’un verger, ainsi le porc immonde
Passe devant les fleurs, ne voit point le duvet
Dont la pêche arrondie au soleil se revêt ;
Mais qu’on ait oublié, plus loin, un peu de fange,
Il y court, en grognant, se réjouit et mange.
Voilà, Joseph, voilà quel spectacle hideux
Tes égaux sur la terre ont sans cesse autour d’eux !
Ah ! qu’il vaut mieux mourir, et d’étoile en étoile
S’envoler, soulevant un coin du sombre voile
Que Dieu jeta lui-même et qui cache à nos yeux
Les grands germes du monde et le secret des cieux !
Pourtant, avant qu’un ange, à ta gloire éternelle,
Loin des viles clameurs l’emportât sur son aile,
J’aurais voulu marcher trois pas dans ton chemin,
T’appeler par ton nom et te serrer la main.