Aller au contenu

Aux sources de l’histoire manitobaine/10

La bibliothèque libre.
Imprimerie de la Compagnie de l’Événement (p. 114-120).

X. — Conclusion.


Nous avons constaté au cours de notre petite étude que l’Ouest canadien avait été découvert par des explorateurs de race française, qui y avaient bâti les premières habitations fixes, fondé les premiers forts de traite, et semé les premières notions de christianisme parmi les aborigènes qu’ils avaient les premiers réconciliés avec notre civilisation. Puis, après que les fleurs de lis eurent quitté la vallée du Saint-Laurent pour retourner


Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,


et que les roses de l’Angleterre eurent essayé de s’acclimater sur les bords de la rivière Rouge, nous avons vu l’élément canadien-français jouant partout le rôle de pionnier. Traiteurs et voyageurs se réclamaient de notre nationalité, et même parmi ceux qui ne partageaient pas notre sang, les premiers qui furent constitués en autorité, civile ou religieuse, étaient nos frères en catholicisme. Enfin, à côté des Canadiens proprement dits, nous avons vu naître cette race vigoureuse qui devait populariser le drapeau de ses pères sur les grandes plaines du Canada central. Nous avons assisté à sa croissance, et nous avons admiré son prodigieux développement jusqu’au jour où elle eut entre les mains les destinées de ces immenses régions. En 1849, elle affirma ses droits qu’une corporation qui récoltait là où d’autres avaient semé voulait méconnaître ; en 1871, elle conserva à la Couronne britannique les trois quarts du Canada actuel par son inviolable fidélité dans la plus imméritée des persécutions.

Ce glorieux passé ne suppose-t-il pas des droits acquis ? Oui, sans doute ; mais il suggère en même temps des devoirs à remplir. De fait, les premiers ne pourront s’affirmer avec quelque chance de succès qu’autant que les seconds ne seront point oubliés par les successeurs de ceux dont j’ai rappelé les hauts faits. Noblesse oblige : le Canadien de l’Ouest ne peut pas forfaire à l’honneur, et il doit tenir haut le drapeau que lui ont légué ses ancêtres. Pour remplir la mission que la Providence semble lui avoir confiée, il doit avant tout rester non seulement canadien, mais canadien-français. Dans ce but, il est de son devoir de tenir à sa langue comme à la prunelle de ses yeux. L’anglais peut sans doute lui être utile, peut-être même nécessaire, surtout dans certains centres ; mais à la campagne et, en toutes circonstances, au foyer domestique, je voudrais voir la langue maternelle jouir d’un monopole incontesté. Car, inutile de se le dissimuler, la langue c’est la nationalité, et, dans le cas présent, la nationalité est la meilleure sauvegarde de la religion. C’est là une vérité qui a pour moi acquis la force d’un axiome, et que je voudrais voir comprise de tous ceux qui sont en état d’influer sur les masses pour lesquelles l’Ouest est devenu une seconde patrie, ou plutôt qui travaillent à faire de ces superbes plaines comme une annexe du pays qui les vit naître.

Et qu’on ne m’accuse pas d’exagération : l’expérience est là pour me donner raison. Le Canadien qui perd sa langue va généralement plus loin. Non seulement il se déclasse, mais à part d’honorables exceptions, il va même assez souvent jusqu’à renier son origine. Mêlé aux Anglais, il tient à honneur d’imiter leurs manières, et il voudrait les suivre en tout. Il renie son berceau en s’abaissant jusqu’à changer son nom, recherche la compagnie de ceux qu’il est assez petit pour considérer comme appartenant à une race supérieure, et, dans beaucoup de cas, cette fréquentation et les propos journaliers qui en résument affaiblissent sa foi. Il commence par adopter le principe protestant de n’assister aux offices du dimanche que lorsque le cœur lui en dit ; puis il oublie le chemin de l’église pour celui qui mène au temple.

C’en est fait. Notre Canadien, dont peut-être les pères versèrent la dernière goutte de leur sang pour la cause catholique et française, sur les plaines d’Abraham et ailleurs, est devenu transfuge. Traître d’abord à la cause de sa race, il a fini par devenir apostat. Affublé des noms ridicules de Bean ou de Greenwood, il devient un des piliers du temple méthodiste ou anglican. Quelle chute honteuse pour un petit-fils de la nation très chrétienne, et comme cette pitoyable défection a été logiquement amenée par l’abandon de la langue maternelle !

Cette humiliante métamorphose, je l’ai remarquée plus d’une fois dans les vallées de la Colombie anglaise, et, au moment même où j’écris ces lignes, j’ai présent à l’esprit le cas de deux jeunes gens d’une des meilleures familles de la province de Québec, dont la chute lamentable au double point de vue national et religieux est due à un pareil engouement pour une langue qui, sans précisément représenter l’ennemi, devrait pourtant toujours paraître plus ou moins étrangère au Canadien bien né.

Mais comment conserver sa langue, c’est-à-dire sa nationalité ? D’abord, l’essentiel est de se grouper : l’union fait la force. Le clocher paroissial doit, dans l’ouest comme partout ailleurs, être le point de ralliement pour quiconque veut rester fidèle au passé de sa race. Sans groupement, le sens national s’émousse et périclite. Autour de l’église, les traditions de la patrie lointaine se conservent, les relations sociales entretiennent l’esprit de corps et, tout en contribuant au bonheur de l’individu, elles ont bientôt pour résultat de multiplier les foyers et d’assurer l’avenir de la nation. On se voit et l’on se compte, et parce qu’on se croit fort on reste français.

Pour cette raison je me permettrai de remarquer qu’un trop grand éparpillement des forces est excessivement préjudiciable à la cause française dans l’Ouest. Nos pères eurent surtout pour champ d’action les magnifiques plaines qui s’appellent aujourd’hui le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta. Pourquoi ne pas s’en contenter ? Des millions de Canadiens pourraient s’y mouvoir à l’aise. Quiconque franchit les montagnes Rocheuses est perdu pour notre nationalité. La Colombie britannique est un pays exclusivement anglais ; le Canadien n’a aucune chance d’y faire souche et d’y perpétuer son individualité raciale. Trop souvent méprisé comme un inférieur par les fils de la fière Albion, une assimilation peu honorable devient son unique ressource.

Une autre sauvegarde de la nationalité canadienne que j’aurais peut-être dû mettre au premier rang se trouve dans les écoles françaises. Là où la langue maternelle disparaît, ne serait-ce que pendant les heures de classe, on peut s’attendre à une atrophie, nationale qui manque rarement de dégénérer en une disparition complète de cette langue même au foyer domestique. Dans la vallée où ces lignes sont écrites végètent quelques familles canadiennes dont les parents chérissent encore le doux parler de Finance ; mais les enfants, tout en le comprenant, préfèrent celui qu’ils entendent à l’école. Vous leur adressez la parole en français, et ils vous répondent infailliblement en anglais ; en sorte que la génération qui grandit n’aura plus de canadien que le nom. Pourquoi ? Parce que dans ce pays le français n’a aucun droit à l’école et que l’instruction se donne exclusivement en anglais.

Je sais que sous ce rapport la situation n’est pas ce qu’elle devrait être au Nord-Ouest. Mais les pasteurs que Dieu y a préposés à la garde du troupeau sont vigilants, et il est permis d’espérer qu’avec une immigration plus forte de Québec et des pays français, ajoutée à l’augmentation naturelle de la population actuelle, l’influence des nôtres pourra avant peu s’exercer en faveur d’une amélioration sensible, sinon d’une solution tout à fait satisfaisante, de la question scolaire.

Je viens de mentionner l’immigration de gens de notre langue. C’est là, ce me semble, un troisième appoint à notre cause qui mérite l’attention de ceux qui ont à cœur l’avenir de la race française au Canada central. Qu’on considère un instant les efforts désespérés que font les sociétés de colonisation anglaises et même les gouvernements des différentes provinces de l’Ouest. Qu’on observe les éléments étrangers qui, tout disparates qu’ils paraissent aujourd’hui, n’en seront pas moins uniformément anglais demain, et l’on verra s’il n’est pas temps de se remuer et d’essayer de réparer le temps perdu en s’efforçant de diriger vers les plaines du Manitoba et des nouvelles provinces canadiennes tous les éléments sains, qu’ils soient français, belges ou suisses, qu’on pourra détacher des vieux pays d’Europe.

Et, à ce propos, me sera-t-il permis de solliciter au nom de ces étrangers qui briguent l’honneur d’être nos frères, l’aumône d’un peu d’indulgence pour les petits travers qu’on pourrait remarquer en eux ? J’ai souvent lu que le Français est de tous les peuples le moins bien reçu dans la province de Québec. C’est là une anomalie à laquelle j’ai toujours peine à croire. À tout cœur bien né la patrie absente est chère, et tout ce qui la rappelle, mœurs et coutumes, pratiques journalières, et jusqu’aux différentes particularités qui se rattachent au travail des champs, ne saurait s’oublier par le fait même qu’on a foulé le sol d’un nouveau pays. Qu’on veuille bien prendre patience : le Français et le Belge du Nord-Ouest peuvent avoir des préférences qui paraissent étranges, sinon ridicules, dans ces contrées si différentes de leur patrie respective ; le souvenir de celle-ci peut faire battre leur cœur plus fortement que la pensée de leur pays adoptif, mais leurs enfants seront canadiens, et les petits travers d’aujourd’hui disparaîtront avec la nouvelle génération qui sera étroitement unie par les tiens de la langue et formera une population parfaitement homogène en dépit des divergences de nos ancêtres.

À moins pourtant que la grande plaie des Canadiens modernes, les divisions politiques poussées à outrance, l’esprit de parti qui fait souvent des nôtres le jouet des étrangers qui tirent profit de nos dissensions, ne se substitue au sentiment religieux et national et n’aigrisse les caractères en leur faisant oublier des intérêts qui devraient primer toute préférence sur le terrain politique. Car c’est là un des principaux écueils contre lesquels viennent se briser les aspirations les plus légitimes, écueil contre lequel les Canadiens de l’Ouest et d’ailleurs ne sauraient trop être mis en garde.

Et maintenant que je suis sur le point de céder ma place à d’autres collaborateurs de la Nouvelle-France, ne pourrais-je pas terminer par là où j’ai commencé ? En avril dernier je déplorais l’émigration des Canadiens aux États-Unis comme « un désastre pour la race, une déperdition de forces qui auraient été un appoint si précieux au point de vue national, si elles s’étaient déployées dans un milieu favorable à leur développement au lieu d’aller se perdre dans le grand tout américain ». Un bienveillant critique a relevé cette remarque et essayé de me trouver en faute. Il admet que l’émigration dont je parle a été une déperdition de forces pour le Canada, mais croit que ces forces ne sont plus comme autrefois noyées dans l’océan américain, et il voudrait nous rassurer sur l’avenir de notre langue et de notre religion qui se sont, dit-il, maintenues intactes dans l’est de la grande république « par un clergé dévoué, des écoles et des journaux »[1].

Je ne doute pas de la sincérité de mon critique. Écrivant dans un centre d’émigrés canadiens pour des lecteurs qui ont comme lui quitté la mère-patrie, il est tout naturel qu’il cherche à pallier les résultats de leur commune migration. Je souhaite vivement que son optimisme soit justifié par les faits. Mais comme il est possible que ces lignes aient la bonne fortune de tomber sous ses yeux, je lui demanderai en toute candeur : alors même qu’il aurait raison en ce qui regarde la situation actuelle, peut-il raisonnablement supposer que la race française, en tant que race et au point de vue national, ait un avenir aussi rassurant aux États-Unis que dans les grandes plaines de l’Ouest canadien ? Ici il suffit de se grouper et l’on est chez soi, sans danger d’assimilation ; aux États-Unis tout groupe de cette nature n’est-il pas après tout un rassemblement d’étrangers sans espoir national, un îlot dans l’océan, battu par la tempête des antipathies raciales et condamné à disparaître sous la pression de forces qui sont irrésistibles parce qu’elles disposent du pouvoir souverain ?

L’auteur de la critique en question regrette lui-même qu’une « propagande néfaste [empêche] les nôtres de se faire naturaliser. » C’est-à-dire qu’il préconise ni plus ni moins le suicide national pour les émigrés des États-Unis, circonstance qui se passe de tout commentaire.

Quant à la langue, je ne crois pas me tromper beaucoup en affirmant que sa préservation et son influence dans ce pays subissent aujourd’hui un mouvement de recul dont on peut facilement prévoir l’issue. « Nous avons ici, en ville, une forte colonie de Canadiens-Français, » écrit une émigrée à un journal de Montréal : « mais ils ne font que baragouiner leur langue. Ils ne parlent le français que le moins possible et affectent de parler l’anglais. Ils vont jusqu’à changer leur nom pour un nom anglais »[2]. La correspondante ajoute que, dans le centre d’où elle écrit, Oswego, État de New-York, « le travail d’américanisation se fait rapidement », et elle prédit l’abolition du français à courte échéance.

Un autre individu écrit peu après dans le même périodique pour faire parade de son apostasie nationale. Sa lettre n’est qu’une tirade contre le Canada et un panégyrique des États-Unis. S’adressant à ses compatriotes restés fidèles à la patrie canadienne, il a le courage de s’écrier : « Voyez-vous, le meilleur pour vous autres c’est de devenir américains, car vous êtes incapables de vous gouverner et de faire fructifier les ressources de vos richesses naturelles »[3].

Qu’en pensent les apologistes de l’émigration au sud de la frontière internationale ? Ils partageront sans doute mon opinion qu’il faut rester chez nous, et que si les circonstances rendent nécessaire un déplacement de la famille ou de l’individu, c’est vers l’Ouest canadien, vers ces superbes prairies qui n’attendent que l’attaque de la charrue pour produire, qu’il faut se diriger et porter ceux dont l’émigration est déjà résolue en principe. Là pourra revivre la patrie canadienne, avec les us et coutumes basés sur la langue et la foi qu’y introduisirent les pionniers de l’Ouest.



  1. Le Canadien Américain ; Worcester, 24 avril, 1907.
  2. L’Argus, 17 septembre 1907.
  3. Ibid., 3 octobre 1907.

    Ce qui précède était écrit et allait prendre le chemin de Québec, quand m’est arrivé un journal de l’Ouest d’où j’extrais ce qui suit : « Plusieurs des familles canadiennes-françaises de Saint-Émile de Legal viennent des États-Unis. À leur arrivée dans l’Alberta, un grand nombre des enfants, des États-Unis, parlaient à peine le français. Aujourd’hui M. le Curé nous dit que tous parlent parfaitement le français. Cet événement seul prouve bien que nos compatriotes ne perdent pas leur nationalité dans les provinces de l’Ouest, mais au contraire ceux qui l’ont perdue aux États-Unis la retrouveront dans l’Alberta ». Le Courrier de l’Ouest, 16 janvier 1908.