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Avant la Conférence de Washington/01

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Avant la Conférence de Washington
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 84-117).
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AVANT LA CONFÉRENCE DE WASHINGTON

I
UNE PHASE NOUVELLE DE LA LUTTE
POUR LE PACIFIQUE

Au moment où, en Europe, les difficultés inhérentes à la liquidation de la Grande Guerre se prolongent et s’enveniment, et retardent la consolidation d’un ordre continental, voici que, tout à coup, le 11 juillet dernier, une invitation du Président des États-Unis venait rappeler aux États épuisés par cinq ans de lutte que l’Europe n’est pas le globe, et que, sur d’autres points, de grands intérêts s’agitent et s’opposent. A l’heure où le Conseil suprême, dans sa tragique impuissance, travaille au raffermissement de la paix, voici que, brusquement, le spectre de la guerre se dresse sur ces lointains horizons qui sont, pour nous, l’Extrême-Orient et, pour les Américains, l’Extrême-Occident ; car parler de désarmement, n’est-ce pas déjà constater que la guerre est possible et qu’on en redoute l’explosion ?

La Conférence à laquelle le Président Harding convie la Grande-Bretagne, la Chine, la France, l’Italie et le Japon va se tenir le 11 novembre à Washington ; elle se propose de régler les questions délicates qui, sur les rives de l’Océan Pacifique, mettent en opposition les intérêts des États-Unis et ceux du Japon ; elle annonce aussi le dessein d’aboutir à une limitation générale des armements. Les deux questions sont distinctes, mais qui ne voit qu’elles sont connexes ? Il n’y aura limitation des armements que si les difficultés qui surgissent dans le Pacifique ne risquent pas de dégénérer en une grande guerre. Ainsi, au troisième anniversaire du jour où l’armistice sépara, en Europe, les armées combattantes, l’intérêt capital du jeu de ce monde va passer des pays baignés par l’Atlantique et la Méditerranée aux lointaines contrées que bordent les mers chinoises. Trois ans ! Court espace dont la brièveté même souligne l’importance des intérêts en litige vers nos antipodes.

De 1894 à 1905, la guerre sino-japonaise, qui révèle soudainement la puissance militaire du Japon, — la conquête des Philippines, qui installe la puissance des États-Unis dans les mers chinoises (1898), — l’établissement des Allemands à Kiao-Tcheou, puis la révolte des Boxers et le siège des légations de Pékin, — enfin, la guerre russo-japonaise, attirent vers la Chine et les régions voisines l’attention et les forces des grands États, pour qui le commerce et l’expansion sont la loi de la vie économique. Après le traité de Portsmouth (5 septembre 1905), l’Europe, meurtrie, désabusée des lointaines entreprises, rentre chez elle pour se trouver en face des complications balkaniques et des menaces du germanisme ; survient alors la série des incidents marocains, alternant avec les crises de la question d’Orient, jusqu’au cataclysme final que l’Allemagne déchaîne en 1914. L’invitation du Président Harding nous met en présence d’une phase nouvelle de la lutte pour le Pacifique.

L’Amérique du Nord est une île. Les États-Unis ont deux façades sur l’Océan, l’une Atlantique, l’autre Pacifique ; par l’une ils regardent vers l’Europe, par l’autre vers l’Asie et les peuples jaunes. De là une double politique que l’ouverture du canal de Panama a permis aux Américains de conduire de front. L’œuvre grandiose conçue par le génie audacieux de Ferdinand de Lesseps, sauvegardée, sinon pour la France, du moins pour l’Amérique et l’humanité, par la ténacité clairvoyante de M. Philippe Bunau-Varilla, a donné à la politique américaine plus de jeu et d’élasticité ; ayant la faculté de concentrer ses escadres dans l’un ou l’autre Océan, elle peut rapidement faire front tantôt vers l’Europe, tantôt vers la Chine. A peine les États-Unis viennent-ils d’achever sur notre sol français une grande, noble et pénible guerre, nous les voyons avec surprise se retourner vers le Pacifique, et, quand nous les souhaiterions préoccupes du Rhin, de la Pologne ou de Constantinople, voici qu’ils nous parlent de la Chine et de la Sibérie. A l’origine de telles possibilités, il est juste de placer la grande œuvre franco-américaine, trop longtemps méconnue, le canal de Panama. La première période de la lutte pour le Pacifique a eu comme conséquence l’achèvement du canal à écluses tel qu’il existe aujourd’hui ; de la phase nouvelle qui s’ouvre sortira le canal à niveau, la jonction définitive, complète et sans obstacle des deux Océans.

Pour comprendre dès maintenant la portée de l’initiative du nouveau Président des États-Unis, il faut en discerner tous les aspects. Elle est à la fois une manœuvre de politique intérieure et un acte de politique extérieure. L’expansion dans le Pacifique fait partie du programme des républicains ; c’est Roosevelt qui, en mai 1903, a déclaré, dans son discours de Watsonville, que la domination du grand Océan est réservée aux Etats-Unis. De la politique du Président Wilson, son adversaire heureux prend ce qui a gardé quelque crédit auprès du peuple américain : l’essai de pacification universelle ; il ne se rallie pas à la Société des Nations, œuvre du Président démocrate, pour laquelle la campagne électorale a montré l’aversion de l’opinion publique ; mais il tend par d’autres voies vers des fins du même ordre et travaille à refaire, autour des problèmes du Pacifique, l’union avec les Puissances auxquelles, pour triompher de l’Allemagne, s’associèrent les États-Unis. Cette entente salutaire, il la prétend refaire à propos de questions qui touchent de plus près aux intérêts les plus importants des États de l’Union américaine et particulièrement des États de l’Ouest, dont le suffrage fait souvent pencher la balance dans les élections : l’avenir de la Chine, la maîtrise du Pacifique, l’exclusion des Jaunes. Voilà pour la politique intérieure.

Au point de vue extérieur, le Président Harding porte au Japon, si impopulaire aux États-Unis, un coup droit, en le plaçant dans l’alternative de renoncer à sa politique d’expansion en Asie ou de rompre en visière aux États-Unis, à l’Europe et aux principes dont lui-même se réclame. Par ricochet, le Cabinet de Washington met dans l’embarras la politique britannique. Va-t-elle renouveler son alliance avec le Japon, et si elle la renouvelle, ne se trouvera-t-elle pas obligée de choisir entre le Japon et les États-Unis, dont l’amitié lui est précieuse et dont l’hostilité lui serait redoutable ? Et si l’Angleterre reste. liée au Japon, son autorité morale sera-t-elle assez forte pour entraîner les Dominions qui ont façade sur le Pacifique, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, et qui, eux aussi, croient au péril japonais ? Les États-Unis ne réussiraient-ils pas, à la faveur de telles divergences, à prendre la direction du « consortium » anglo-saxon, du moins dans le Pacifique ? Ne deviendraient-ils pas ainsi, par la force des circonstances, aux lieu et place de la vieille Angleterre, la vraie métropole des Dominions émancipés ? Et du coup, voilà que le Foreign Office s’avise que le traité avec le Japon, qui, disait-on il y a peu de mois, devenait caduc à l’expiration des dix années pour lesquelles il avait été conclu en 1911, n’a pas besoin d’être renouvelé et se proroge d’année en année par tacite reconduction, tant que l’une des parties ne l’aura pas dénoncé un an à l’avance. Enfin, si nous n’oublions pas que l’industrie et le commerce américains sont intéressés au premier chef au maintien de la « porte ouverte » en Chine, nous aurons donné un aperçu général des motifs qui ont déterminé l’initiative du Président Harding.

Cette initiative n’a été une surprise que pour les chancelleries d’Europe auxquelles les péripéties de la guerre et de la paix ont voilé, depuis 1914, ce qui se passait aux antipodes. Au Congrès américain, un mouvement d’opinion important s’est dessiné, soit sous la magistrature du Président Wilson, soit depuis l’arrivée au pouvoir de M. Harding, en faveur d’un désarmement général ; c’est un sujet que les Américains, qui se croient assurés de n’être jamais envahis et qui se plaisent à s’attribuer un rôle humanitaire, abordent volontiers. La résolution Rogers, déposée à la Commission des affaires étrangères de la Chambre (printemps 1921), se déclare en faveur d’un programme naval qui ne soit inférieur à celui d’aucune autre nation jusqu’à ce qu’un accord international soit conclu, et prévoit la réunion à Washington d’une conférence où seraient représentés la Grande-Bretagne, le Japon, la France et l’Italie. C’est presque, trait pour trait, l’invitation du Président Harding. De son côté, la presse japonaise, dès janvier dernier, parle avec faveur d’un projet de conférence des trois grandes Puissances du Pacifique : Empire britannique, États-Unis, Japon, pour la limitation des armements navals. Le Tokyo Asahi du 12 janvier, écrit : « Qui ne désire une conférence des trois pays ? En tout cas, si l’Amérique prend l’initiative de cette conférence, il sera nécessaire que chacun renonce à son égoïsme. Elle pourra ainsi, pour la première fois, dissiper les craintes des Anglais et des Japonais et elle donnera l’exemple aux autres Puissances. M. Harding, qu’en pensez-vous ? » L’éditorial du Jiji, du 30 mars, insiste dans le même sens : la conférence est urgente, « la personne la plus qualifiée pour la présider n’est autre que le Président des États-Unis. Nous prions M. Harding d’ouvrir cette conférence. » Le Japon a confiance dans la valeur de ses officiers et de ses marins, mais il est moins certain que ses finances lui permettraient de tenir longtemps sa flotte numériquement égale à celle des Américains, s’il plaisait à ceux-ci d’intensifier leurs armements. La presse japonaise a accueilli avec plus de réserve la proposition Harding, quand elle a compris que le désarmement naval était lié, dans l’esprit du Président, à un règlement général des problèmes du Pacifique.

Quoi qu’il en soit, il est certain que l’invitation du Président Harding est l’aboutissement de deux mouvements d’opinion aux États-Unis et au Japon ; le premier est commun aux deux pays, le second au contraire les oppose en un antagonisme déjà ancien. L’invitation du Président nous rappelle que la lutte pour le Pacifique est toujours ouverte et entre dans une phase aiguë. Nous voudrions en préciser les origines et le caractère.


I. — LA LUTTE POUR LE PACIFIQUE DE 1894 A 1921

La Revue a été des premières à attirer l’attention du grand public sur l’importance de la Lutte pour le Pacifique[1] et à montrer, autour du plus grand des Océans, les ambitions rivales et les armements menaçants. La lutte pour le Pacifique était en réalité, et est restée, une lutte pour la Chine. L’Océan n’est qu’un chemin et ses îles des points de relâche ou des bases d’opération : l’objectif, c’est l’immense Empire qui ne sait ni défendre ni mettre en valeur les incalculables richesses endormies sur sa terre féconde ou dans les entrailles de son sol.

Vers lui, depuis le XVIIIe siècle, tend l’effort continu de l’Empire des Tsars ; les Russes sont les seuls qui aient l’avantage de s’approcher de la Chine par les routes terrestres de la Sibérie et de l’Asie centrale et de lui paraître moins étrangers que les « diables de la mer, » Portugais jadis, Anglais, Français, Américains et autres au XIXe siècle. Jusqu’à 1894, il s’agit tout simplement d’engager ou d’obliger l’Empire chinois à s’ouvrir au commerce et à la pénétration des Européens ; on emploie la diplomatie et, quand elle ne suffit pas, le canon (prise de Pékin par les Anglo-Français, 1860). Les commerçants d’Europe s’accrochent aux lianes de la Chine ; ils obtiennent des concessions (Chang-haï, Tien-tsin, etc.) où ils jouissent des privilèges de l’exterritorialité. Les missionnaires, catholiques et protestants, pénètrent dans les provinces ; les premiers sont placés, par les traités internationaux, et en vertu des instructions du Saint-Siège, sous la haute protection de la France.

Mais, à partir de 1894, le drame se complique par l’entrée en scène d’un personnage nouveau qui devient du premier coup un protagoniste. Le Japon, depuis le commencement de l’ère de Meiji (1868), a complètement renouvelé les formes extérieures de sa vie politique, économique et morale ; il s’est européanisé ; il a créé la grande industrie et ouvert ses portes au commerce étranger. Il a adopté les outils et les armes de la civilisation occidentale, sans pour cela modifier les caractères profonds de son âme nationale. Il a une population nombreuse, prolifique et pauvre, qui vit de riz et de poisson et qui a besoin des pêcheries de la mer d’Okhotsk, des riz de Corée et de Chine. En 1894, une querelle éclate entre le Gouvernement de Pékin et celui de Tokyo à propos de la Corée qui faisait partie de l’Empire chinois comme État tributaire. La petite escadre japonaise de l’amiral Ito détruit les bâtiments cuirassés de la flotte chinoise au grand scandale des Anglais qui donnaient aux Chinois un appui moral à peine déguisé (bataille du Yalou, 25 juillet 1894) ; l’armée du maréchal Yamagata, débarquée en Mandchourie, bouscule les forces chinoises et marche sur Pékin. La Chine vaincue signe la paix. Par le traité de Shimonosaki (17 avril 1895), le Japon annexe la grande île de Formose et les Pescadores, obtient le protectorat de la Corée et la cession de la péninsule du Liao-Toung avec Port-Arthur et Talien-wan ; plus une indemnité de trois cents millions de yens.

Par la révélation de la force du Japon et de la faiblesse de la Chine, la question du Pacifique, d’asiatique qu’elle était, devenait tout à coup européenne et entrait dans la grande politique mondiale. La tradition diplomatique du Gouvernement russe était toute d’amitié à l’égard de la Chine et de protection contre les prétentions d’autres Puissances ; il engagea la France à se joindre à lui pour affirmer et sauvegarder le double principe de l’intégrité de l’Empire du Milieu et de la « porte ouverte » au commerce étranger. L’Allemagne se joignit à la Russie et à la France avec l’arrière-pensée de tirer bénéfice de son intervention. Les trois Puissances donnèrent, le 20 avril 1895, au gouvernement du Mikado le « conseil amical » de renoncer à l’annexion du Liao-Toung. Le Japon eut la sagesse d’obtempérer à la sommation. Le principe de l’intégrité de l’Empire chinois, proclamé en 1895, était l’expression même de la sagesse et de la prudence ; la Chine, avec ses quatre cents millions d’habitants et sa vénérable civilisation originale, n’est pas une tribu sauvage ; entamer son territoire aurait constitué un dangereux précédent ; il était plus juste de l’aider à emprunter peu à peu à la civilisation européenne les moyens indispensables pour se moderniser ; la dépecer, l’amputer, c’eût été l’obliger à s’armer, à se militariser, et, quand il s’agit d’un État dont les ressources en hommes sont illimitées, le danger saute aux yeux. Pour avoir violé le principe qu’elles-mêmes venaient de définir et d’imposer au respect du Japon, les Puissances européennes vont se trouver entraînées dans une série de difficultés, de conflits, de guerres, de catastrophes.

Ce fut l’Allemagne qui donna le mauvais exemple et qui ensuite tenta la Russie. Elle saisit le prétexte de l’assassinat de deux missionnaires allemands au Chan-Toung pour envoyer à grand fracas une expédition en Extrême-Orient et obtenir la cession à bail de la baie de Kiao-Tchéou avec un large arrière-pays et des avantages économiques (6 mars 1898). En même temps, la diplomatie allemande et Guillaume II lui-même incitaient le Gouvernement russe et le faible Nicolas II à profiter de l’occasion pour achever l’œuvre séculaire de la politique russe et s’installer sur le Pacifique, aux portes de Tien-Tsin, dans un port que ni les glaces ni les traités ne viendraient lui fermer. Le cabinet de Pétersbourg se laissa séduire ; il obtint à bail et occupa militairement cette même péninsule du Liao-Toung que sa diplomatie avait, trois ans auparavant, obligé les Japonais à abandonner. De cette faute capitale découlent toutes les difficultés et tous les malheurs qui ont suivi jusqu’à la guerre de 1914. Le sentiment national chinois, légitimement blessé, s’insurge ; un cri de haine contre les étrangers ébranle le vaste Empire : et c’est l’insurrection des Boxers qui rend nécessaire l’expédition internationale de 1900. Le Japon, lésé dans ses intérêts et dans sa fierté, se prépare énergiquement à, affronter la lutte qu’il sent nécessaire à son développement économique et à son expansion nationale : et c’est la guerre russo-japonaise de 1904-1905, la Russie paralysée en Europe par ses défaites asiatiques et la tentative révolutionnaire de 1905, l’Allemagne encouragée dans sa politique insolente d’expansion et d’impérialisme, les incidents du Maroc. L’occupation de Kiao-Tchéou par l’Allemagne, tolérée, puis imitée, par les autres Puissances, est le point de départ d’une série d’événements tragiques. Tout s’enchaîne et se tient ; tout découle comme d’une source empoisonnée de l’erreur initiale, — erreur voulue de la part de l’Allemagne, — de ne pas respecter les droits territoriaux et la dignité nationale du peuple chinois.

L’Empire britannique ne prend point part à la guerre russo-japonaise, mais sa politique a largement contribué à la rendre possible par l’alliance qu’il a conclue le 30 janvier 1902 avec le Japon Le Japon a pris conscience de sa valeur et de sa force et est entré, sous les auspices de l’Angleterre, dans le cercle des grandes Puissances civilisées ; il a été admis comme un égal dans le droit public européen. Briser la puissance de la Russie, arrêter son expansion vers Constantinople, vers la Chine, a toujours été un axiome de la politique britannique. En 1904, elle s’est servie du Japon pour abattre la Russie.

La défaite de la Russie n’élimine pas d’Extrême-Orient son influence ; le traité signé à Portsmouth (New-Hampshire), grâce à l’officieuse médiation du Président Roosevelt, établit le Japon à la place de la Russie à Port-Arthur et dans la partie méridionale de la Mandchourie et attribue au Japon la moitié de l’île de Sakhaline et des droits de pêche sur les côtes de la mer d’Okhotsk. Le Japon gagne beaucoup, mais la Russie perd peu ; elle subsiste comme grande Puissance, voisine de la Chine ; sa politique plus prudente revient aux maximes qu’au Japon comme en Russie, les hommes d’Etat avisés avaient depuis longtemps préconisées : entente entre les deux pays, intégrité de l’Empire du Milieu, du moins des « dix-huit provinces » qui constituent la Chine proprement dite, partage équitable d’influence. Un habile travail diplomatique dans lequel le marquis Ito, M. Motono, M. Isvolsky, M. Gérard, ambassadeur de France à Tokyo[2], eurent la part prépondérante, rapproche la Russie et le Japon, et peu à peu les associe jusqu’à transformer, par le traité secret du 3 juillet 1916, les ennemis de 1905 en amis, associés et alliés. La Grande Guerre les trouvera dans le même camp.

Jusqu’ici, dans la lutte pour le Pacifique, partenaires ou adversaires sont restés les mêmes : Russie et Japon, Américains aux Philippines et dans les entreprises économiques en Chine, Allemands à Kiao-Tcheou, Anglais à Hong-Kong, à Singapore, et dans les Dominions d’Australie, de Nouvelle-Zélande et du Canada ; France par son empire d’Indo-Chine et ses archipels, Hollande dans les îles de la Sonde, Belgique par son activité économique. Mais la guerre élimine deux concurrents. L’Allemagne vaincue perd Kiao-Tchéou et toutes ses possessions du Pacifique ; elle disparait des mers chinoises comme Puissance territoriale. La Russie, en proie à la révolution, se disloque, s’émiette ; la Sibérie se sépare de la Russie bolchevisée ; des pouvoirs éphémères s’y élèvent pour disparaître rapidement. Le champ est libre en Chine pour une grande politique japonaise d’influence et d’expansion. La Chine elle-même, depuis que la révolution a jeté bas le vieil empire millénaire dont l’autorité venait d’En-Haut, n’a pas réussi à retrouver son aplomb ni à se donner un gouvernement stable et vraiment national ; divisée contre elle-même, ses provinces en lutte les unes contre les autres, le Sud plus démocratique dressé contre le Nord plus militaire, elle n’offre à l’emprise étrangère qu’une résistance passive et intermittente. Aucun obstacle sérieux n’arrêterait l’essor de l’influence japonaise, si les intérêts américains ne s’en alarmaient et n’en prenaient ombrage. Etats-Unis contre Japon, c’est la forme actuelle de la lutte pour le Pacifique.


II. — CHINE ET JAPON PENDANT ET DEPUIS LA GUERRE

Des victoires éclatantes sur terre et sur mer dans deux guerres successives, une alliance défensive avec la Grande-Bretagne, une entente cordiale avec la Russie, un magnifique essor économique, tout invitait le Japon, quand s’est déchaînée la guerre de 1914, à y jouer son rôle. L’objectif était à sa portée : c’était le Chan-Toung et les îles allemandes du Pacifique. Les raisons de haute moralité politique, la violation de la neutralité belge, ont pu avoir quelque part dans la détermination du Gouvernement impérial ; elles n’auraient pas suffi à émouvoir des politiques aussi expérimentés, aussi réalistes que les « Genro » ou les ministres du Mikado. L’alliance avec l’Angleterre ne les obligeait nullement à entrer dans une lutte où les intérêts anglais en Asie n’étaient point menacés. Le 14 août 1914, le Japon adressait au Gouvernement de Berlin un ultimatum dont les termes indiquent clairement ses raisons et son but : l’Allemagne cédera au Japon ses droits sur le Chan-Toung ou bien le Japon lui fera la guerre. C’est donc bien de la Chine qu’il s’agit et non de l’Europe ; le Japon, avec son esprit de décision, saisit l’occasion d’éliminer l’Allemagne des mers du Pacifique et d’occuper, en face du Liao-Toiing qu’il tient déjà, le Chan-Toung qui lui fait face sur la rive Sud du golfe du Pet-chi-li ; il tiendrait ainsi les deux bastions avancés qui commandent les avenues maritimes de Pékin. Tsing-Tao, centre fortifié de la colonie allemande, capitule le 7 novembre 1914 ; les Japonais occupent le chemin de fer ; tous les établissements allemands sont entre leurs mains. Dès lors, la guerre est finie pour le Japon ; il n’a pas fait la guerre, mais sa guerre.

Devant Tsing-Tao ses pertes ont été de 12 officiers et 324 hommes tués, 40 officiers et 1 140 hommes blessés ; en outre, un petit croiseur a été coulé avec les 280 hommes de son équipage. La Chine et le Pacifique une fois nettoyés des colonies et des navires de guerre allemands, la participation militaire effective du Japon à la guerre est terminée ; les efforts de la diplomatie des Alliés ne réussissent pas à obtenir l’envoi de troupes en Occident ; des munitions sont fournies à la Russie, quelques croiseurs légers viennent participer, dans la Méditerranée, à la chasse aux sous-marins. Si nous donnons ces précisions, ce n’est nullement afin de rabaisser la valeur de la participation du Japon à la guerre contre l’Allemagne ; nous en apprécions hautement la portée morale. Il était naturel que le Japon ne prêtât à l’Entente qu’un concours limité, puisque ses intérêts étaient limités au Pacifique ; mais alors, on se demande pourquoi, lors des négociations de paix, la Belgique et la Roumanie furent réputées Puissances à intérêts limités et le Japon Puissance à intérêts généraux ?

Durant la guerre et pendant les négociations, toute l’habileté diplomatique du Gouvernement de Tokyo a pour objet de rester au Chan-Toung, de s’y établir définitivement. En 1915, le despote de la Chine, le fameux Yuan-Che-Kaï, souhaitait que son pays participât à la guerre aux côtés des Alliés ; à deux reprises il en fit la proposition que le Japon s’arrangea pour faire échouer, aux instances des ambassadeurs alliés le vicomte Ishii répondit nettement que « le Japon ne pouvait considérer sans anxiété l’organisation d’une forte armée chinoise telle que l’exigerait toute participation à la guerre, ni voir sans inquiétude la libération des activités économiques d’une nation de quatre cents millions d’habitants[3]. » Lorsque plus tard, en août 1917, la Chine pourra enfin déclarer la guerre à l’Allemagne, son entrée parmi les belligérants prendra les proportions d’un succès de la diplomatie des États-Unis sur celle du Japon. Il s’agit, pour les Japonais, d’éviter de faire droit aux réclamations de la Chine qui, invoquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, demandait que Kiao-Tchéou lui fût immédiatement rendu : l’occupation de ce morceau important du territoire chinois par les Allemands avait engendré déjà, disaient-ils, d’assez grands malheurs ; il était temps de revenir au sain principe, consacré par la diplomatie, de l’intégrité de l’Empire du Milieu. Les Japonais avaient d’abord laissé une partie de leur presse annoncer, sans précisions, que Kiao-Tchéou serait remis a la Chine après la guerre ; mais le ministère des Affaires étrangères déclarait n’avoir pris aucun engagement à ce sujet. Le Gouvernement de Tokyo alla plus loin. Le 18 janvier 1915, il adressait au Gouvernement chinois une série de demandes, qu’il présentait de nouveau, sous forme d’ultimatum, le 7 mai, par lesquelles la Chine aurait reconnu que le Japon n’avait aucune obligation de lui rendre Kiao-Tchéou et aurait pris des engagements équivalant à l’établissement d’un protectorat japonais sur toute la Chine : conseillers japonais pour la politique, les finances, l’armée, contrôle de la police et des emprunts à l’étranger ; arsenal et munitions japonaises, etc. : la japonisation de la Chine eût été un fait accompli. Le strict secret était une des conventions stipulées. Le Gouvernement de Pékin rejeta les clauses attentatoires à sa souveraineté, mais se vit contraint d’admettre les stipulations concernant Kiao-Tchéou. Il est ainsi avéré que le Japon a cherché à ce moment à profiter de la guerre pour parvenir à ses fins et mettre la main sur la Chine.

A la fin de l’hiver 1917, au moment même où les États-Unis entraient en guerre, la diplomatie japonaise obtint de ses alliées, Russie, France, Angleterre, Italie, des conventions secrètes par lesquelles ces Puissances, sans doute dans l’espoir d’obtenir de l’armée du Mikado un concours effectif, s’engageaient à reconnaître au Japon tous les droits de l’Allemagne sur le Chan-Toung. Le traité de paix général se trouvait ainsi préjugé. Il restait à la diplomatie mikadonale à obtenir l’assentiment des États-Unis ou du moins quelque chose qui y ressemblât : ce fut l’objet principal de la mission confiée, à l’automne 1917, au vicomte Ishii, l’un des plus fins diplomates de ce pays où tout le monde est diplomate. La négociation poursuivie aux États-Unis entre lui et M. Lansing aboutit à une de ces formules ambiguës qui, par elles-mêmes, sont à peu près dénuées de sens et qui ne prennent une valeur que par l’interprétation qu’on leur donne et surtout par l’avenir qui ajoute à l’une des thèses antagonistes le poids des succès ou de la force. Le texte Ishii-Lansing rappelle les plus fâcheux documents franco-allemands relatifs au Maroc. Les États-Unis obtiennent une double garantie : souveraineté intangible de la Chine ; respect du principe de l’open door (porte ouverte) : ils estiment par-là avoir garanti l’essentiel et sauvegardé l’avenir au moins jusqu’à la fin de la guerre. Mais le Japon obtient la reconnaissance de ses « intérêts spéciaux en Chine, particulièrement en ce qui concerne les parties qui touchent à ses possessions ; » les Japonais pensaient, eux aussi, avoir réservé l’avenir et espéraient bien, sous le couvert de leurs « intérêts spéciaux, » faire passer dans la pratique toutes leurs ambitions et obtenir que les autres Puissances n’agissent en Chine qu’avec l’assentiment préalable du Japon. Le 1er novembre, veille de la signature de la convention Ishii-Lansing, M. Krupenski, ambassadeur de Russie à Tokyo, écrit à M. Sazonoff : « J’ai l’impression, à la suite de mon entretien avec le vicomte Motono, qu’il se rend bien compte de la possibilité de malentendus futurs, mais est d’avis qu’alors le Japon aurait à sa disposition des moyens plus efficaces que les États-Unis pour faire prévaloir son interprétation. » Si ce texte n’a pas été altéré par les bolchévistes qui ont publié toute cette correspondance, il a la valeur d’un aveu ; et l’on s’étonne moins qu’il ait pu échapper à la prudence du grand homme d’État qu’était M. Motono, si l’on se souvient que la Russie et le Japon s’étaient alliés par le traité secret du 3 juillet 1916 pour un partage exclusif d’influence en Chine.

Le Traité de Versailles, conformément aux accords secrets de février-mars 1917, donne toute satisfaction aux Japonais. L’article 156 s’exprime ainsi : « L’Allemagne renonce, en faveur du Japon, à tous ses droits, titres et privilèges, concernant notamment le territoire de Kiao-Tchéou, les chemins de fer, les mines et les câbles sous-marins, — qu’elle a acquis en vertu du traité passé par elle avec la Chine, le 6 mars 1898, et de tous autres actes concernant la province du Chan-Toung. »

C’est un cadeau splendide que les Alliés ont fait au Japon, car le Chan-Toung a plus de trente millions d’habitants ; c’est l’une des régions les plus riches de la Chine ; les Allemands y avaient fait de larges dépenses de mise en valeur économique, construit plus de 400 kilomètres de chemins de fer (de Tsing-tao à Tsinan-fou) et obtenu la concession de deux autres lignes. Le Chan-Toung est aussi la province énergique et virile où se recrutent les bons soldats et ces merveilleux colons qui peu à peu chinoisent la Mandchourie.

Les alliances se payent ; les Alliés ont largement récompensé la modeste participation du Japon à la lutte contre l’Allemagne. Mais la Chine a refusé de signer le traité de Versailles, les États-Unis ne l’ont pas ratifié, la Russie en est absente. Les Alliés ne pouvaient se dispenser de tenir leurs engagements à l’égard du Japon, mais ils peuvent déjà constater qu’en Extrême-Orient ils ont semé pour l’avenir des difficultés et des conflits ; leur diplomatie ne manquera pas de conseiller au Japon de n’user des droits que lui transfère le traité que pour obtenir, de la bonne volonté du Gouvernement chinois, des avantages purement économiques et profitables aux deux pays. Il serait scandaleux que les Chinois fussent fondés à dire qu’après la Grande Guerre à laquelle, ils ont pris juridiquement part, la vieille injustice créée par l’Allemagne en 1898 n’a pas été réparée, que seulement le bénéficiaire en a été changé. L’histoire prouve qu’on ne touche pas impunément aux principes salutaires de l’intégrité, de l’indépendance et de l’égalité économique en Chine. La diplomatie et la presse pourront épiloguer sur la prochaine Conférence de Washington ; on pourra même peut-être exclure des discussions officielles les difficultés réglées par le Traité de Versailles : malgré tout, la question du Chan-Toung continuera à dominer les débats ; elle occupera tous les esprits, car il n’y aura de sécurité dans les mers de Chine et de certitude de paix entre le Japon et les États-Unis que quand elle sera réglée conformément au droit et à la justice.


III. — LES JAPONAIS EN CHINE

Toute politique, en Extrême-Orient, a deux faces : l’une officielle, l’autre secrète ; elles sont, l’une et l’autre, selon les circonstances, mises en avant ; mais la seconde, en définitive, est seule réelle. Le Chan-Toung sera rendu à la Chine ; les Japonais ne souhaitent que de vivre en bonne intelligence avec ce grand pays, d’y développer leur commerce et de l’aider à marcher, comme il lui en a donné l’exemple, dans les voies de la civilisation européenne. Telle est la thèse officielle. Lisez, par exemple, le discours du vicomte Uchida, ministre des Affaires étrangères, en janvier 1920 : le Japon ne demande qu’à mettre en pratique les principes définis dans les négociations de Paris et à remettre à la Chine Kiao-Tchéou. Le président du Conseil M. Hara a développé, à plusieurs reprises, le même point de vue : le Japon n’a pas d’ambitions territoriales en Chine et ne demande qu’à entretenir avec sa voisine des relations cordiales d’amitié. Seulement, le moyen de faire du commerce et des affaires avec un pays travaillé par l’anarchie, disloqué entre plusieurs gouvernements impuissants à se faire obéir ? Ce sont, allèguent les Japonais, les intrigues des Américains qui empêchent les Chinois de s’entendre directement avec eux, de se laisser, pour leur plus grand avantage, conduire par le Japon vers un régime d’ordre, de liberté, de prospérité : que la Chine redevienne un pays tranquille, laborieux, policé, et le Japon se fera un devoir de lui rendre les droits effectifs de souveraineté sur Kiao-Tchéou[4].

Malheureusement, ripostent les Américains, il est avéré que les agents japonais ont soin d’entretenir en Chine le désordre et la division ; il est avéré que c’est eux qui, au Yun-nan, fournissaient des subsides à la dictature du général Tsaï. La république de Canton existerait-elle si les Japonais ne la soutenaient pas ? En réalité, le Japon profite de la situation troublée de la république pour s’assurer partout des avantages et des garanties pour l’avenir. D’abord il prête de l’argent aux divers gouvernements qui achèvent de s’endetter et qui, pour s’acquitter des intérêts et du principal, cèdent des concessions de chemins de fer, de mines, d’exploitations de toute nature ou bien hypothèquent les uns après les autres les revenus des diverses branches de l’administration fiscale. En 1918, les emprunts chinois au Japon dépassaient 200 millions de dollars et se sont, depuis, multipliés. Sans l’administration anglo-française des douanes, tous les revenus de l’ancien Empire seraient déjà passés aux mains du créancier japonais. Les banques du Japon, qui, avec beaucoup plus de discipline que la plupart des nôtres, sont une arme puissante aux mains du Gouvernement, un instrument de sa politique, et n’agissent que d’après ses directions, multiplient ces prêts patriotiques à la Chine et aux Chinois. Le « groupe coréen » de M. Nishihara est particulièrement actif. Le 20 juillet 1918, le Japan advertiser of Tokyo a publié l’analyse d’un rapport officiel sur l’activité financière des Japonais en Chine[5]. On y lit que « le travail des banquiers japonais en Chine est entièrement dirigé par le Gouvernement, même si leurs prêts ont un caractère ostensiblement économique ; » on y voit aussi que certaines banques chinoises, telles que la Communication bank in China, ont des conseillers japonais. Depuis cette époque, l’emprise japonaise n’a fait que se resserrer ; le Gouvernement du Nord a mené longtemps contre le Sud une guerre qui lui coûtait 14 millions de dollars par mois. Partout des yeux et des oreilles japonais sont ouverts ; voyageurs de commerce, officiers, ingénieurs, agents de toute nature, tous travaillant pour la patrie japonaise, dénombrant les richesses de la Chine, évaluant aussi son incapacité radicale à les défendre et à les mettre en valeur. Si un fonctionnaire a besoin d’argent, il trouve prêteur ; si une entreprise cherche à se monter, elle trouve bailleur de fonds. Les Japonais en 1910 étaient 3 361 sur la concession internationale de Chang-Haï ; ils étaient 7 169 en 1915 ; et pendant la guerre ils se sont partout multipliés. Leur propagande écrite et orale excite l’opinion chinoise contre les blancs au nom de la solidarité de la race jaune dont ils se présentent comme les défenseurs et les éducateurs. Ils cherchent aussi à faire la conquête morale de la Chine et utilisent à leurs fins jusqu’aux missionnaires bouddhistes qu’une école spéciale prépare à un apostolat plus patriotique que religieux. Ainsi le petit Japonais, peu à peu, chemine, chemine et étend sur tout l’immense pays le réseau de ses intérêts et de ses intrigues. La japonisation de la Chine se poursuit par tous les moyens.

La guerre a été, pour le Japon, une époque de prospérité économique extraordinaire. N’ayant presque plus de concurrence à redouter, les Japonais ont inondé la Chine des produits de leur industrie et ont accaparé les marchés ; ils ont été jusqu’à créer au Japon des cultures de pavot pour vendre aux Chinois l’opium sévèrement interdit chez eux ; ce commerce ne s’est ralenti qu’à la suite des protestations de la presse américaine et même de certains journaux nippons. Ils s’arrangent, grâce aux agents et aux complices qu’ils ont partout, pour organiser à leur profit de véritables monopoles de fait. Le principe de la « porte ouverte » toujours affirmé, respecté en apparence, est constamment tourné. « Les marchandises japonaises trouvent toujours les navires, les facilités d’entrée, les wagons qui sont refusés aux étrangers sous prétexte de formalités mal remplies, de congestion ou d’insuffisance des moyens de transport. Si bien qu’un témoin oculaire a pu écrire : « Mes investigations me permettent d’affirmer qu’il existe un système voilé de droits préférentiels dirigé exclusivement contre les étrangers[6]. » Gros grief pour les Américains qui ont besoin du marché chinois.

Les Japonais usent aussi de l’intimidation. La convention Lansing-Ishii leur a servi à faire croire que les Américains reconnaissaient au Japon, sous couleur d’intérêts spéciaux, un droit de protectorat sur la Chine. Au Chan-Toung, pendant la guerre et aussitôt après le Traité de Versailles, les Japonais, par toute sorte de « trucs, » — qu’on nous passe ce mot qui dit bien ce qu’il veut dire, — sont parvenus à acheter à très bas prix les mines et usines de cette province, notamment les importantes verreries et houillères de Po-Chan. Enfin, par des procédés du même genre, les Japonais étaient parvenus à conclure avec la Chine, le 30 mai 1918, une convention qui, sous prétexte d’intervention commune en Sibérie, leur confiait l’organisation et l’utilisation des éléments chinois qui coopéreraient à l’expédition. Les circonstances firent que la convention resta lettre morte : elle n’est pas moins significative. Les Japonais cherchent à s’imposer comme intermédiaires entre la Chine et le reste du monde civilisé ; ils traitent la Chine comme un pays de protectorat. Le comte Okuma ne disait-il pas récemment : « Nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi la Chine, elle aussi, a été convoquée à Washington. » Un tel état d’esprit est caractéristique.

Dans le filet qui l’enserre la Chine se débat ; l’esprit national réagit contre la japonisation. Ce sont les étudiants qui reviennent des universités et des écoles du Japon qui mènent la propagande antijaponaise la plus acharnée ; les moyens matériels dont ils ont appris au Japon l’usage, ils prétendent s’en servir pour libérer leur pays de la suprématie japonaise qui détruirait son âme et supprimerait sa personnalité nationale. La guerre économique est l’arme des peuples désarmés. Les corporations admirablement disciplinées de travailleurs chinois ont commencé, aussitôt après l’issue défavorable donnée par la Conférence de Paris aux revendications chinoises dans la question de Kiao-Tchéou, un boycottage des marchandises japonaises qui éprouva sérieusement l’exportation (été 1919). L’hostilité s’étendait, quoique avec moins de violence, à tous les étrangers. La xénophobie est une maladie chronique de l’esprit chinois et l’une des causes de l’impuissance politique dont souffre ce grand et glorieux pays. Des troubles éclatèrent dans les ports, notamment à Fou-Tchéou, où les Japonais durent envoyer des croiseurs qui restèrent devant la rade jusqu’au 31 décembre 1919. Peu à peu les efforts du Gouvernement et des vice-rois calmèrent l’agitation sans apaiser les esprits. Le peuple chinois regimbe sous l’aiguillon japonais ; mais la Chine n’a ni gouvernement, ni armée, ni marine, ni finances ; elle se tient debout par sa masse et continue, malgré les révolutions, sa vie traditionnelle, grâce à la force de son organisation familiale, corporative et municipale. Mais la faiblesse du pouvoir central, le particularisme des provinces, les rivalités de personnes, savamment entretenues par les intrigues et l’argent de l’étranger, sont pour ses voisins un perpétuel objet de tentation. Dangereux mirage ! On ne conquiert pas la Chine ; on ne la domine pas ; c’est elle qui finalement a toujours absorbé et assimilé ceux qui prétendaient la gouverner à leur profit et la conduire hors de ses voies antiques et nationales.

Le Japon, par ses affinités de race, d’écriture, par ses relations incessantes d’échanges commerciaux et intellectuels, est en mesure d’exercer, sur le développement matériel de la Chine, une influence également profitable aux deux pays ; mais il fait fausse route chaque fois qu’il prétend lui imposer, ouvertement ou par des voies détournées, sa direction politique, militaire et morale. Alors il trouve, et il trouvera toujours, devant lui non seulement l’Amérique et toutes les Puissances qui font commerce avec la Chine et qui respectent en elle l’antiquité de sa civilisation, mais la Chine elle-même, redoutable, encore qu’inorganisée, par l’étendue de ses territoires et la multitude de ses habitants. Des imprudences, telles que la publication, par un journal populaire, d’une carte du « nouveau Japon » englobant le Chan-Toung, Fou-Tchéou, le Kirin, le Fong-tien, la Mongolie et la Sibérie, font plus de tort aux Japonais en Chine et en Amérique que toute la souplesse de leur diplomatie et l’habileté de leurs agents ne favorisent leur influence.


IV. — L’EXPANSION ÉCONOMIQUE DU JAPON

Mais le problème se complique ; car l’expansion commerciale et la colonisation, l’exportation des hommes, qui naissent toujours en excédent, et des produits fabriqués, que l’industrialisation croissante du Japon accumule toujours plus abondamment, n’est pas, pour le Japon, un luxe, un surcroit de prospérité : c’est une nécessité vitale. La politique du Japon ne fait que servir et suivre, — parfois à regret, car elle a conscience des dangers qui peuvent surgir, — les besoins économiques de sa population.

Dans l’archipel nippon la population s’entasse, surtout dans les îles du Sud et dans Nippon ; mais le Hokkaido (Yeso) est presque vide. Le Japonais n’émigre pas volontiers ; il préfère vivre misérablement sur ce sol natal qu’il aime et loin duquel il dépérit plutôt, que d’aller travailler sous d’autres cieux où le climat ne lui est pas favorable. Mais il y a une limite à la surpopulation. L’Empire nippon compte, en 1921, 77 millions de sujets dont 55 961000 pour le Japon ancien, 17 millions de Coréens, 3 600 000 à Formose, 100 000 à Sakhaline, plus les habitants des îles, les colonies éloignées, celles de Changhaï, de Singapore, des îles du Pacifique, enfin des États-Unis. L’accroissement par excédent des naissances va jusqu’à dépasser 14 pour 100. En Corée, la population indigène est dense, il y a peu de place pour l’émigrant japonais qui n’y vient pas volontiers, ne s’y sentant pas chez lui. Formose est vaste, à peine peuplée, mais le climat trop chaud déplaît au Nippon. Il faut donc nourrir sur place la population, lui procurer le riz et le poisson dont elle fait sa subsistance, et surtout la faire travailler. Sous l’impulsion de l’État et des banques, le Japon devient de plus en plus un pays industriel ; la fumée des usines obscurcit la limpidité du ciel.

Pendant la guerre, l’industrie et le commerce nippon ont largement profité de circonstances particulières et exceptionnelles ; le Japon devint un grand centre de production et de redistribution. À Singapore, les Japonais arrivèrent à éliminer presque complètement le commerce anglais. Aux Indes, ils n’étaient que 32 en 1911 dans toute la péninsule ; ils pullulèrent durant les hostilités ; leurs importations en 1918-1919 atteignirent 22 millions de livres sterling ; leurs exportations par mer, qui étaient de 30 000 tonnes en 1912-1913, atteignirent 530 000 en 1918-1919. Firmes, bateaux, banques, tout devint japonais : ce fut une véritable conquête économique qui ne pouvait manquer d’exercer une influence morale et politique et de précipiter l’évolution du mouvement autonomiste que, d’autre part, l’exemple et la propagande des bolchévistes encourageaient. Dans le Pacifique, aux îles de la Sonde, le Japon bénéficie d’un véritable monopole de fait. En Chine, le commerce du Japon triple de 1913 à 1919. L’Europe elle-même, où la guerre arrête la fabrication, tout en accroissant les besoins, s’adresse au Japon et l’on voit les Roumains, pour refaire leur outillage, commander des machines au Japon. On a bu, en Angleterre, de la bière japonaise. Les États-Unis sont parmi les meilleurs clients du Japon qui leur vend du thé et de la soie ; un droit ad valorem de 45 p. 100 n’empêche pas les soies tissées au Japon d’entrer en abondance dans les Etais de l’Union. Les Japonais se préoccupent de conquérir les marchés de l’Amérique latine et leur activité inquiète les Yankees. Au Mexique surtout, les Nippons invoquent une plus ou moins authentique parenté de sang avec les anciens Aztèques pour se présenter en cousins forts et riches, capables d’aider les Mexicains dans leur résistance à l’influence économique et politique de leurs puissants voisins. Un accord a été conclu par lequel les chantiers du Japon devaient fournir au Mexique quatre grands vapeurs et quatre caboteurs ; les équipages seront mexicains, mais instruits par des Japonais. Il est question d’installation d’usines japonaises au Mexique, d’achats de terres en Californie mexicaine. Déjà, dans la haute Amazonie péruvienne, des Japonais ont acheté de vastes étendues inexploitées. La grande compagnie de navigation Nippon-Yusen-Kaisha pousse ses constructions navales, multiplie ses lignes ; aussitôt après l’armistice, elle a prolongé jusqu’à Hambourg ses services bimensuels ; les autres compagnies rivalisent avec elle. L’essor de la navigation commerciale au Japon a donc largement profité de la guerre. A tous points de vue, l’expansion économique de l’Empire du Soleil Levant a fait un bond formidable en avant.

Mais la paix troubla la fête. La concurrence reparut. L’Angleterre, pressée par la nécessité de reconquérir ses marchés, y appliqua toute son énergie. Le 24 novembre 1919, aux Communes, sir F. Hall et quelques-uns de ses collègues se firent l’écho des inquiétudes des Chambres de commerce. La visite à Manchester du baron Goto, suivi d’une délégation japonaise, ses paroles rassurantes, ne parvinrent pas à effacer l’impression des faits ; il fallait lutter pour rendre à l’Angleterre les facultés d’exportation indispensables à sa vie. — En Chine, le boycottage des produits japonais fit éprouver de grosses perles aux négociants. Enfin, au Japon même, les conditions du travail se modifient par la hausse des salaires et l’abaissement de la durée du travail. Il s’en faut d’ailleurs que l’égalité avec les grands pays industriels soit atteinte. A la fin de 1919, le salaire d’un ouvrier américain représentait environ vingt fois celui d’un ouvrier japonais ; mais les salaires tendent à hausser, tandis que la capacité de production de l’ouvrier ne s’accroît pas ; on calcule que, malgré la journée de douze heures, le rendement d’un ouvrier nippon n’est que la moitié de celui d’un Européen. Un mouvement ouvrier se dessine au Japon. Jusqu’ici, toute propagande socialiste avait été rigoureusement interdite et réprimée ; mais on n’arrête les idées qu’en leur opposant l’antidote de principes plus justes ou en donnant satisfaction à ce qu’elles peuvent contenir de vérité. Les doctrines marxistes ont franchi les douanes intellectuelles dont le gouvernement aristocratique du Japon entoure le pays ; soutenues par la propagande bolchéviste, elles ont pénétré dans les usines et jusque dans les chaires des Universités. Une agitation ouvrière pour la journée de huit heures commence.

D’autre part, les chrétiens, catholiques et protestants, qui deviennent, au Japon, une élite généreuse et réformatrice, réclament pour les travailleurs de toute catégorie l’affranchissement économique et intellectuel ; l’un d’eux, M. Kagawa, formé aux États-Unis, montre, à l’instar des chrétiens-sociaux de tous pays, que plus d’idéalisme et de justice sociale n’est pas incompatible avec la bonne organisation du travail[7]. La misère, au Japon, dans les basses classes, est atroce ; la population grouille et pullule dans les faubourgs des villes, dans les villages de pêcheurs, sur les champs trop étroits ; elle commence à prendre conscience de cette misère et à réagir. Dans l’été de 1918, de graves émeutes ont éclaté à Kobé, Osaka, Kyoto, Tokyo à cause du renchérissement du riz que la foule, comme toujours, attribuait aux manœuvres des spéculateurs. Il y eut des morts, des incendies, des magasins pillés ; le Mikado donna trois millions de yens sur sa cassette particulière : goutte d’eau dans cet Océan de misère. Pour soulager tant de besoins qui prennent conscience d’eux-mêmes, il faut au Japon des usines, des terres où diriger ses émigrants, des mers et des côtes poissonneuses où les pêcheurs puissent remplir leurs filets.

Mais, pendant la guerre, les usines se sont trop multipliées, ont embauché trop de personnel, fabriqué trop de machines et d’articles de tout genre qui, la guerre finie, ne trouvent plus assez de débouchés, car les concurrences reparaissent, même celle de l’Allemagne[8], les besoins diminuent et le change, s’il avantage la monnaie japonaise, lui ferme aussi bien des marchés. La situation très brillante du commerce japonais pendant la guerre n’a pas pu se maintenir ; après la trop subite et trop grande prospérité, la crise est venue. Si le pays s’est enrichi, la dette publique s’est accrue de 260 millions de yens depuis 1914, et l’émission de papier monnaie s’est enflée de plus de un milliard. Le budget de 1921, le plus gros qu’on ait jamais vu, atteint 1 360 000 000 de yens. Les dépenses militaires n’ont jamais été plus fortes, tandis que l’essor du commerce est arrêté ; de jour en jour le Japon trouve moins de facilités pour l’écoulement de ses produits fabriqués ; les États-Unis ne lui achètent presque plus ses soies grèges et le nationalisme chinois cherche, avec l’aide des Américains et des Européens, à créer, en Chine, les industries indispensables à un grand pays. Ainsi l’avenir du commerce nippon apparaît précaire. Pour un grand développement industriel, le charbon manque ; la main-d’œuvre est abondante, mais de qualité médiocre. On se demande avec angoisse comment subvenir aux besoins grandissants d’une population toujours plus nombreuse et toujours plus affamée. La prospérité de l’Empire nippon inquiétait les Américains, les Australiens, les Canadiens, les Chinois surtout ; ils redoutaient que l’expansion se muât en conquête, comme il est arrivé en Corée ; mais la crise économique qui ferme les débouchés sans atténuer les besoins apparaît plus alarmante encore ; un État fortement armé et, jusqu’ici, toujours victorieux, peut être tenté d’ouvrir par la force les portes qui se ferment et de recourir à la guerre préventive L’Allemagne a, surtout parmi les militaires japonais, un petit clan très remuant d’admirateurs. L’armée et la marine sont en bonne condition ; l’alliance avec l’Angleterre subsiste. Les hommes d’Etat japonais sont prudents et expérimentés ; ils savent où mènent les témérités de la méthode allemande ; ils sont résolument pacifiques et connaissent le prix de bonnes relations avec les Américains. Mais l’ancien Japon disparait ; le Genro ne sera bientôt plus qu’un souvenir et, le voyage en Occident du prince impérial marque l’avènement d’un esprit nouveau ; les hommes politiques démocrates sont moins patients que les chefs d’une oligarchie historique. Et d’ailleurs il faut vivre ; les prophètes de mauvais augure annoncent que le conflit pour la suprématie en Chine est inévitable ; et il y a encore la question de Sibérie, où les intérêts américains se heurtent à ceux des Nippons, celle des îles du Pacifique, et enfin le conflit moral pour l’égalité des races aux États-Unis.


V. — LES JAPONAIS EN SIBÉRIE

Les Japonais vont-ils trouver dans la Sibérie orientale cette terre d’expansion et de colonisation dont ils ont besoin ? Durant la guerre, ils l’y ont cherchée avec ténacité ; par-là s’explique leur politique à l’égard de la Russie.

Les Japonais ont pris pied sur le continent lorsque le traité de Portsmouth leur a donné le protectorat d’un Empire de 17 millions d’âmes, jusque-là vassal de la Chine, la Corée. Un décret du 22 août 1910 transforma le protectorat en annexion, sans que l’Europe fit écho à la protestation des Coréens. Dès lors, la mainmise de l’Empire nippon sur la Corée devient de plus en plus étroite, à mesure que l’hostilité russo-japonaise de 1904 se transforme en entente, puis en alliance. Les Coréens ont profité de la Grande Guerre et de la Conférence de Paris pour renouveler, au nom du droit des peuples, leurs protestations ; ils reconnaissent les bienfaits de la civilisation que leur apporte le Japon, mais ils se plaignent que son administration travaille à dénationaliser leur peuple. En mars 1919, des troubles éclatèrent ; les funérailles de l’ancien empereur furent l’occasion de manifestations nationalistes, de grèves des bras croisés. Les agents bolchévistes n’ont pas manqué de profiter des circonstances pour entretenir en Corée un foyer de résistance et de troubles. Dans l’été 1920, une mission composée de membres du Congrès des États-Unis visita la Chine et les pays voisins ; elle put voir de près en Corée les procédés de la police nippone et recueillir les doléances des habitants. La propagande nationale est entretenue par des sociétés secrètes : le 20 février 1921, un Coréen assassinait à Tokyo son compatriote Min-won-sik, accusé de s’être rallié au régime japonais et convaincu d’avoir fait de la propagande publique en faveur de ceux que le parti national regarde comme des oppresseurs. La Corée est solidement occupée et ligotée, mais les Japonais ne s’y sentent pas chez eux ; ils n’ont pas gagné les cœurs et, s’ils se trouvaient engagés dans quelque guerre, leurs adversaires pourraient trouver en Corée des complicités qui, en cas de revers, deviendraient dangereuses.

L’alliance du 3 juillet 1916, entre les Russes et les Japonais, consacre et consolide l’état territorial créé par le traité de Portsmouth, établit un partage d’influence dans les régions tributaires de l’Empire chinois. C’est une sorte de condominium qui implique l’exclusion de tout autre concurrent et l’annulation de fait du régime de la porte ouverte. La Russie, même vaincue, reste une force à laquelle il faut faire sa part : le Japon compte sur le temps et sur sa puissance d’expansion pour la refouler peu à peu. Mais tout à coup la Russie s’effondre et se disloque : c’est un champ nouveau qui s’offre aux ambitions du Japon ; c’est cette Sibérie orientale, ces riches vallées de l’Amour, de l’Oussouri, de la Tchita, cette île de Sakhaline, sur lesquelles il regrette d’avoir, aux temps antérieurs à l’ère de Meiji, trop facilement laissé les Russes mettre la main. Mais la Russie, dans cet Extrême-Orient, n’est pas chez elle ; ses steppes et ses plaines s’étendent jusqu’au lac Baïkal ; au-delà commence un pays d’une tout autre nature dont les eaux vont au Pacifique et où vivent des tribus mongoles ; c’est le domaine des peuples jaunes et le Japon civilisé rêve de s’y établir, car le maître de Pékin a toujours été le peuple qui domine en Mandchourie, en Mongolie, en Sibérie orientale. Après la révolution bolchéviste, la politique du Japon apparaît clairement ? il favorise le morcellement de la Russie, l’établissement, en Sibérie orientale, de petits États dont il s’assurera le contrôle. A la fin de 1917, l’Entente demande au Japon, son allié, d’intervenir en Sibérie où plus de 200 000 prisonniers austro-allemands ont pris les armes, menacent Vladivostock, la ligne du Transsibérien et les immenses approvisionnements accumulés dans la Province Maritime ; ils font cause commune avec les bolchévistes. La France et l’Angleterre insistent pour que l’armée japonaise intervienne ; elles acceptent les conditions du Japon qu’il faut rappeler ici parce qu’elles sont caractéristiques : l’armée japonaise agira seule ; tous les alliés, y compris les Américains, reconnaîtront les intérêts particuliers et les droits souverain du Japon en Chine (par suite la question de Kiao-Tchéou ne sera plus posée) ; le Japon seul pourra obtenir en Sibérie orientale des concessions de mines, pêcheries, forêts. Le veto absolu des Américains arrêta tout. L’occasion était manquée.

Les Japonais crurent la retrouver en 1918. Les Puissances s’étaient mises enfin d’accord pour seconder l’effort des Tchécoslovaques et soutenir l’amiral Koltchak ; chacun des alliés devait envoyer 7 500 hommes ; les Japonais auraient le commandement. Ils débarquèrent plus de 100 000 hommes et s’installèrent en Sibérie orientale comme chez eux ; il fallut, pour les déloger partiellement, une mise en demeure formelle de M. Lansing au vicomte Ishii (2 novembre 1918) ; ils ne montraient d’ailleurs aucun désir d’aider Koltchak ; loin de là, ils soutenaient contre lui, de leur argent, les révoltes d’aventuriers russes tels que Semenoff, Kolmikoff ; visiblement ils craignaient la reconstitution d’une Russie forte et unitaire. Ils considéraient déjà la Sibérie orientale comme un héritage destiné à leur échoir ; leur expansion économique y marchait de pair avec l’occupation militaire ; elle l’avait même précédée. Avant la révolution russe, les richesses de la Sibérie orientale avaient été inventoriées, étudiées par des ingénieurs japonais. La guerre permit aux négociants nippons, avec l’appui du Gouvernement, d’inonder la Sibérie de leurs produits. Les trains de munitions ou ceux de la Croix-Rouge qui partaient de Vladivostock pour la Sibérie et la Russie étaient souvent chargés de marchandises commerciales ; « lors d’un accident de chemin de fer, en 1918, on découvrit que, sur vingt-neuf wagons éventrés, vingt et un étaient remplis de ces marchandises à la place des munitions indiquées[9]. » Ainsi, par tous les moyens, les Japonais s’établissaient en Sibérie orientale avec l’intention d’y rester. Mais la retraite des Tchéco-Slovaques entraînant la ruine et la mort de l’amiral Koltchak que les Japonais n’avaient pas soutenu, mit les soldats du Mikado en contact direct avec les bolchévistes dont les agents soulevaient les populations contre ces nouveaux maîtres. Il fallut reculer et borner l’occupation aux ports. En mai 1920, alors que Nicolaïevsk était encore bloqué par les glaces, les bolchévistes massacrèrent horriblement la garnison japonaise, plus de trois cents soldats et officiers, une quarantaine de marins, un consul et plus de quatre cents civils japonais. Les Japonais ont encore une garnison à Vladivostock, où ils sont en contact avec l’armée rouge, et gardent la partie Nord de l’île de Sakhaline[10] où ils annoncent l’intention de s’établir à demeure.

De loin, le butin peut nous paraître maigre après de si vastes rêves ; mais Sakhaline est une grande île qui ferme la mer du Japon et achève d’en faire un lac nippon ; elle a du charbon et du pétrole et ses côtes sont très poissonneuses. Et c’en est assez pour émouvoir les Américains. Déjà avant la guerre, les Japonais ont évincé leur commerce de Mandchourie où il dominait avant 1903 ; les Yankees tiennent absolument à ce qu’en Sibérie, comme en Chine, la porte ouverte ne soit pas une fiction, car les intérêts et les visées d’avenir de leur commerce en Sibérie orientale sont beaucoup plus importants qu’on ne le croit généralement. Quand ils rachetèrent, en 1867, l’Alaska à la Russie, les Américains crurent avoir fait une médiocre affaire ; mais l’or du Klondyke a « payé » au centuple. Les Américains savent que, géologiquement, la péninsule des Tchouktches continue, en Asie, l’Alaska américain ; l’or y abonde, presque inexploitable, tant le froid gèle profondément le sol ; mais on y a découvert d’autres richesses : pêcheries, fourrures, forêts, minerais, charbon, naphte. Les Américains voudraient être maîtres de deux rives du détroit de Behring ; ils n’oublient pas le projet de chemin de fer de la compagnie franco-américaine « Transalaskan-Railway » qui relierait l’Ancien et le Nouveau-Monde. La presse japonaise dénonce sans cesse les ambitions des Américains dans le Nord de l’Asie : elle a accusé un Américain, M. Washington Vanderlip, d’avoir voulu acheter aux Russes le Kamtchatka et la presqu’île des Tchouktches (octobre 1920). La politique des bolchévistes paraît être précisément de neutraliser l’un par l’autre leurs concurrents ; ils encouragent les Américains pour refréner l’appétit des Japonais : la diplomatie et la propagande sont des armes qu’ils manient dangereusement. Lénine, selon sa méthode, a mis les pieds dans le plat : « Il est venu, a-t-il dit, un milliardaire américain qui a expliqué franchement les motifs de l’accord.. C’est à savoir que l’Amérique veut avoir une base asiatique en cas de guerre avec le Japon. » Et il précise que le gouvernement des Soviets se propose de louer le Kamtchatka à l’Américain qui le demande : « Nous allons encore accentuer par ce traité le désaccord entre les adversaires. » Ainsi Lénine explique sa politique de « concessions » aux capitalistes étrangers. M. Washington Vanderlip représente un très puissant syndicat qui groupe les grandes firmes et banques de l’Ouest ; il prendrait à bail pour soixante ans tout le Nord-Est Sibérien jusqu’au 160e méridien. On y a, parait-il, découvert deux vastes gisements de pétrole. Pétrole ! Comme autrefois l’or, c’est aujourd’hui le pétrole qui attire l’expansion des grandes Puissances. La politique, c’est le pétrole. Il faut du pétrole dans la paix et il en faut pour la guerre. Il y a du pétrole à Sakhaline et les Américains n’admettent pas que les Japonais s’y établissent. Il y en a au Kamtchatka et ils prétendent s’y établir eux-mêmes, mais les Japonais protestent. Le gouvernement indépendant de Tchila a cédé, par un traité en bonne et due forme, le Kamtchatka au gouvernement de Moscou (30 décembre 1920) qui a pu le louer au syndicat Vanderlip. Krassine affirme que c’était, pour le gouvernement bolchéviste, la meilleure manière de sauvegarder la souveraineté et les droits de l’Etat russe. Les bolchévistes cherchent ainsi à entraîner les États-Unis à une reprise des relations économiques ; ils n’y ont pas réussi jusqu’à présent ; le gouvernement de l’Union n’a donné aucun appui officiel au syndicat Vanderlip. Le Cabinet de Tokyo n’en a pas moins fait toutes ses réserves sur « un acte qui empiète sur les droits reconnus au Japon par traité à l’égard de la Russie, ou qui contrecarre ses intérêts vitaux, tels qu’ils résultent de sa situation géographique et d’autres raisons. »

Si le gouvernement des Soviets a voulu envenimer les relations entre Américains et Japonais, il y a réussi ; il a jeté du pétrole sur le feu. Le meurtre, par une sentinelle nippone, du lieutenant de vaisseau américain Langdon à Vladivostock (8 janvier 1921) provoqua, sur ces entrefaites, une violente émotion aux États-Unis ; mais le Gouvernement japonais, ayant reconnu que le soldat nippon était dans son tort, eut la sagesse d’accorder, de bon gré et largement, toutes les satisfactions que pouvait demander le Cabinet de Washington, si bien que de l’incident sortit une démonstration par le fait de la volonté conciliante et pacifique du Gouvernement japonais.

Les entreprises sibériennes, — on commence à s’en convaincre au Japon, — sont sans profit, mais non sans péril pour l’Empire du Mikado ; il n’y a recueilli que des déboires ; les troupes qu’il a envoyées dans ces expéditions impopulaires sont revenues contaminées par le bolchévisme ; le nationalisme russe a été blessé par les ambitions et les intrigues de l’allié d’hier ; les susceptibilités américaines, déjà éveillées à propos de la Chine, se sont accrues à propos de la Sibérie. La vie intérieure du Japon en a été troublée et la violence des partis s’est emparée d’incidents douloureux comme le massacre de Nicolaïevsk pour dénoncer la politique nationaliste et militariste de la vieille aristocratie et des généraux.

Comme en Chine et en Sibérie, les intérêts du Japon et des États-Unis, — et surtout peut-être l’amour-propre national des deux peuples, — se heurtent sur tous les rivages que baignent le Pacifique et les mers qui en dépendent. Aux îles Philippines, les sympathies de la population indigène vont vers les Japonais. Ils ont pris la place des maisons allemandes liquidées en 1916 et leurs importations viennent au second rang, aussitôt après celles des États-Unis, avant celles de la Cochinchine qui importait 140 000 tonnes de riz en 1917. La Chambre des Philippines, « pour exprimer aux sujets de l’Empire voisin notre désir d’intensifier les bonnes relations entre eux et nous, » a réformé la loi d’après laquelle une compagnie, pour être admise à acheter ou louer un domaine de l’État, devait avoir 61 pour 100 de ses actions appartenant à des Philippins ou à des Américains ; la colonisation japonaise se développe librement dans l’archipel, auquel les démocrates et beaucoup de républicains des États-Unis sont à peu près d’accord pour accorder l’autonomie politique qu’il souhaite. L’enquête récente du général Léonard Wood et de M. Cameron Forbes conclut qu’en tout cas, les Philippines, même autonomes, devront demeurer dans le système économique et politique des États-Unis, car les Philippines indépendantes ne seraient-elles pas, à bref délai, en fait d’abord, plus tard en droit, japonaises ?

Les archipels allemands annexés par le Japon en vertu du traité de Versailles, les îles Marshall, les Carolines, les Mariannes, sont déjà colonisés et commercialement conquis. Aux Marshall le commerce australien dominait avant 1914 ; il est évincé ; il en est de même dans les archipels britanniques des Ellice et des Gilbert. M. Daniels, secrétaire d’État à la marine des États-Unis, a dénoncé, en septembre 1920, les travaux militaires japonais aux Carolines et aux Mariannes. Aux Sandwich, terre américaine depuis 1898, il y avait, en 1920, 109 000 Japonais sur 253 000 habitants, et les Japonais se plaignaient que les autorités américaines cherchassent, par des mesures indirectes, à supprimer leurs écoles. Aux Nouvelles-Hébrides, les Japonais viennent remplacer la main-d’œuvre indigène qui disparaît et la main-d’œuvre annamite qu’éloigne le cours de la piastre d’Indo-Chine. Les Australiens expriment souvent la crainte que la France ne vende l’archipel aux Japonais et c’est pourquoi ils demandent à Londres que la question, depuis si longtemps pendante entre la France et l’Empire britannique, soit enfin réglée… au profit des Australiens naturellement. Les inquiétudes qui grandissent dans les esprits américains en présence de ce pullulement et de cette expansion des Japonais se sont pour ainsi dire concrétisées dans la question de l’ile de Yap. L’ile de Yap est l’une des Carolines ; elle n’a d’importance qu’à cause des câbles allemands du Pacifique qui s’y croisent[11]. Qui possédera l’ile contrôlera les câbles : en cas de guerre, c’est un avantage capital. L’administration du Président Harding se hâta de soulever la question et d’accuser le Président Wilson d’avoir mal défendu les intérêts des États-Unis, puisqu’il avait admis à Paris que les Japonais obtinssent le mandat sur l’ile de Yap ; l’ancien Président alléguait des réserves orales dont les Anglais et les Japonais déclaraient ne pas se souvenir. L’opinion publique s’est passionnée de part et d’autre. Sur la question des câbles, les Japonais admettent une transaction, mais ils entendent garder le bénéfice du Traité de Versailles qui leur attribue l’ile. C’est le principe de l’accord intervenu entre les parties et dont le texte, à l’heure où nous écrivons, n’a pas été publié. La question est singulièrement caractéristique des intérêts et des rivalités qui, dans le Pacifique, mettent aux prises Japonais et Américains.


VI. — AMÉRICAINS ET JAPONAIS

Nous avons montré, autour du Grand Océan, et surtout en Chine et en Sibérie, le conflit aigu d’intérêts matériels très précis. En Amérique, à propos de la pénétration des Jaunes dans les États de l’Union, c’est plutôt d’un conflit psychologique qu’il s’agit. C’est le problème de l’égalité des races humaines qui est en jeu, mais chacun le résout selon ses intérêts et ses passions. En elle-même, la difficulté est très claire : les Japonais et, en général, les Jaunes, pourront-ils entrer aux États-Unis aux mêmes conditions que les autres immigrants, s’y établir, y travailler, y ouvrir des écoles, y jouir des droits de citoyens américains ? Non, répondent les Américains et particulièrement ceux de l’Ouest, car ils formeraient dans l’Union un élément inassimilable ; c’est déjà trop des Noirs qu’il faut bien tolérer comme un châtiment du crime de les avoir autrefois importés comme esclaves ; mais la race jaune est trop prolifique ; le travailleur jaune n’a pas le même standard of life que l’ouvrier blanc ; il travaille à meilleur marché et, s’il vient à réclamer salaire égal, ce sera duperie, car son rendement est beaucoup moindre. Le jaune n’a pas non plus la même morale ; il n’est pas chrétien. Ainsi sous le problème politique et ethnique apparaît une question sociale et morale : « L’avenir confondra peut-être toutes les teintes en une seule couleur, mais ce temps n’est pas encore venu[12]. » Mieux vaut donc restreindre le plus possible l’immigration des Japonais et empêcher, par des lois spéciales, ceux qui sont déjà aux États-Unis d’y constituer une sorte d’Etat dans l’Etat. Les grandes agglomérations blanches du Pacifique, les Dominions du Canada, d’Australie et de Nouvelle-Zélande sont du même avis que leurs frères anglo-saxons des États-Unis ; ils cherchent à exclure de leur territoire ces mêmes Japonais dont le gouvernement est l’allié de celui de l’Empire britannique ! « L’accord de gentlemen, » signé en 1908enlre M. Elihu Root et M. Takahira, fait appel à la bonne foi réciproque des deux pays : le territoire des États-Unis est ouvert en principe aux Japonais, mais le gouvernement du Japon s’engage à empêcher ses citoyens de s’y rendre pour s’y établir. L’accord a été à peu près respecté : les Japonais ont satisfaction morale, les Américains obtiennent le résultat souhaité. Mais les gens de l’Ouest se plaignent ; les Japonais, disent-ils, parviennent à s’infiltrer par le Mexique ; ceux qui sont établis font venir des femmes ; et voilà fondé un foyer jaune qui va pulluler. Pendant toute la guerre, on négocie un nouvel « gentlemen’s agreement ; » M. Roland H. Morris, ambassadeur à Tokyo, parvient à conclure, mais la nouvelle administration de M. Harding rejette sa convention et accepte sa démission. Le Président républicain veut discuter en bloc toutes les difficultés avec le Japon. Le conflit, atténué pendant la guerre par la diplomatie des Alliés, prend une acuité nouvelle, quand le Japon demande l’introduction, dans le Pacte de la Société des nations, d’une clause consacrant l’égalité des races : acte politique de haute portée qui fait du Japon le porte-parole et le champion de toutes ces humanités « non-évoluées » que les remous de la grande guerre ont éveillées et qui accusent les Blancs, maîtres de la terre, de leur refuser justice et égalité. Les affaires de Chine et surtout les décisions du traité de Versailles relatives à Kiao-Tchéou et aux possessions allemandes du Pacifique ont d’autant plus surexcité l’opinion aux États-Unis qu’elles tombaient en pleine période électorale. Les Japonais accusent la presse de Hearst d’alarmer sans motif l’opinion. Le baron Kaneko, un Japonais élevé aux États-Unis, déclare qu’il comprend le point de vue des Américains, mais que les alarmes des Californiens sont exagérées ; il rapporte que Roosevelt lui a dit, en 1905 : « Il serait avantageux de placer les affaires concernant les droits des étrangers en Amérique sous le contrôle direct du gouvernement fédéral et non des législatures d’État. » En attendant, les sénateurs de onze États de l’Ouest se réunissent en une conférence pour étudier les moyens de remédier au péril jaune. M. Lodge s’est déjà prononcé (27 novembre 1920) pour un accord avec le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande réglant la question de l’immigration jaune.

A entendre la presse et les politiciens américains, il semble que, si les barrières étaient levées, un flot de jaunes submergerait tout l’Ouest. Il n’en est rien ; la question est d’ordre psychologique et moral : elle n’en est que plus insoluble. Les Japonais sont les premiers à souhaiter que leurs émigrants se dirigent non vers les États-Unis, mais vers la Corée, Formose et les possessions nippones ; mais il y a là pour eux une question d’amour-propre national. Dans l’hiver 1920-1921, la presse des deux pays devient de plus en plus alarmante. Le Chicago Tribune du 18 novembre défend la législation de l’Etat de Californie et parle de « la guerre qu’on ne pourra peut-être pas éviter. » Le New-York American du 3 décembre affirme que la paix avec le Japon ne peut être assurée que par la préparation militaire. Les armements japonais, le programme naval 8-8 (c’est-à-dire, pour 1928, 8 grands cuirassés, 8 croiseurs de bataille, n’ayant pas plus de 8 ans) sont commentés avec inquiétude. La Chambre américaine vote pour 1921-1922 (de juillet à juillet) un budget naval de 396 millions de dollars. « La guerre est inévitable, si les Japonais ne baissent pas le ton. » (New-York Tribune, 18 février.)

Les difficultés avec le Mexique accroissent les inquiétudes des Yankees. Le Mexique ne pourrait-il pas devenir, en cas de guerre, un allié tout au moins passif du Japon, qui débarquerait des troupes sur ses côtes ? On n’oublie pas l’effet qu’a produit, pendant la guerre, la révélation des intrigues du secrétaire d’Etat allemand Zimmermann, qui invitait le Japon à s’allier au Mexique contre les États-Unis.

Le Président Harding a voulu marquer son entrée en fonctions par un grand acte qui mette fin aux difficultés américano-japonaises et qui sauvegarde définitivement les intérêts américains en Chine. Du même coup, par le chemin détourné de l’Asie, l’Amérique rentrerait dans le concert européen avec ses anciens alliés. Telle est l’origine et telle est la portée de la conférence de Washington qui va s’ouvrir le 11 novembre.

Réussira-t-elle à empêcher une guerre que d’aucuns appellent depuis longtemps la guerre fatale ? S’il fallait en croire les voyageurs qui reviennent de Chine, le conflit serait inévitable et prochain ; la dernière phase de la lutte pour le Pacifique s’ouvrirait par une gigantesque guerre navale dont l’enjeu serait la suprématie en Chine et l’exploitation de quatre cents millions de Chinois par un État militaire mieux armé. Étudiant cet angoissant problème dès 1916, la « Société japonaise » de New-York découvrait onze raisons pour la guerre et onze pour la paix, que d’ailleurs elle jugeait plus fortes. Depuis lors, les motifs d’être pessimiste se sont accrus ; les affaires de Kiao-Tchéou, de Sibérie, de l’île de Yap ont envenimé les défiances et surexcité l’opinion. Il n’y a guère d’exemples, dans l’histoire, de conflits aussi graves qui se soient résolus sans combat. Nous voulons croire néanmoins à la paix. Les hommes d’Etat qui, des deux côtés, ont la responsabilité du pouvoir, sont résolument pacifiques ; ils savent que les deux pays auraient, à se battre, beaucoup à perdre et bien peu à gagner. Et comment se battraient-ils à travers les immensités désertes du Pacifique, à 4 500 milles marins de leur base d’opérations ? Mais la paix ne sera assurée que si l’intégrité et l’indépendance de la Chine sont effectivement et loyalement respectées. La limitation des armements, préconisée par le Président Harding, ne sera efficace que si les passions aussi désarment.

A la Conférence de Washington, deux influences s’emploieront de toute leur bonne volonté en faveur d’un règlement juste et pacifique des questions d’Extrême-Orient : celle de la Grande-Bretagne et celle de la France. Un conflit entre l’Amérique et le Japon mettrait la politique britannique dans le plus cruel embarras ; elle est l’alliée du Japon, et l’alliance, qui devait expirer le 13 juillet 1921, a été prorogée, d’année en année, jusqu’à dénonciation. Mais les Dominions, qui sont riverains du Pacifique, attachent plus de prix à l’amitié américaine qu’à l’alliance d’un Japon à l’égard duquel ils partagent les appréhensions et les défiances des Yankees. C’est l’insistance des représentants des Dominions à la Conférence impériale de Londres qui a empêché, en juillet dernier, le renouvellement pour dix ans de l’alliance avec le Japon. Une guerre entre les Etats-Unis et le Japon aurait pour premier effet de disloquer la cohésion morale, peut-être même l’unité juridique, de l’Empire britannique. L’Angleterre elle-même se trouverait acculée à l’angoissante nécessité d’opter entre l’alliance du Japon et l’amitié des Etats-Unis. Beaucoup de Yankees ne verraient pas sans une secrète satisfaction l’Angleterre obligée de résoudre une telle énigme, car l’opinion, en Amérique, n’est pas toujours bienveillante à l’égard de l’ancienne métropole.

S’il était dans le caractère français de rendre à l’Angleterre quelques-uns des procédés dont elle abuse envers nous, il nous serait loisible de pousser au conflit ; nous y trouverions beau jeu ; nous n’ignorons pas quelle serait, dans une telle éventualité, la valeur des bases navales de nos côtes et de celles de nos colonies. La diplomatie française aidera de toute son influence le gouvernement du Président Harding dans son effort pour assurer la paix et préparer la limitation des armements. L’Italie appuiera naturellement l’action pacificatrice de la France et de l’Angleterre. Le Président Harding s’est heureusement résolu à inviter à la conférence deux nouveaux États : la Belgique, qui a des intérêts considérables en Chine, et la Hollande, qui possède un Empire dans les mers d’Extrême-Orient. Sera-t-il permis d’émettre un vœu ? Ce serait que les chefs de gouvernement ne siégeassent pas personnellement à la conférence comme ils en ont pris la dangereuse habitude, car il n’y a ni négociations, ni combinaisons diplomatiques possibles sans la faculté, pour le plénipotentiaire, de se retrancher derrière une autorité supérieure de qui il tient ses pouvoirs et à qui, dans les cas imprévus, il puisse en référer.

Quelle que soit l’issue de la Conférence qui va s’ouvrir, elle sera un événement de haute importance. On ne saurait parler de limitation des armements dans les mers du Pacifique sans que, du même coup, la question se pose pour l’Europe. L’Amérique, en appelant l’Europe à participer au règlement des difficultés qui surgissent dans le Pacifique, s’oblige, par-là même, à participer au règlement des questions européennes. La France s’en félicite ; elle n’a jamais cessé de compter sur les sympathies actives des États-Unis. Par le détour du Pacifique, ils reprennent, dans les affaires de l’Europe, la place qu’ils ont si glorieusement tenue pendant la guerre : une phase nouvelle s’ouvre dans la consolidation de la paix générale.


RENE PINON.

  1. Voyez mon article : La lutte pour le Pacifique, 15 février 1904. — Voyez aussi mon volume : La lutte pour le Pacifique. Origines et résultats de la guerre russo-japonaise (1905, 1 vol. in-8, Perrin).
  2. Voyez mon article dans la Revue du 15 juin 1914. Voyez aussi les beaux livres de M. Gérard : Ma Mission en Chine ; Ma Mission au Japon (Plon).
  3. E. Hovelaque, le Japon, p. 307 (1 vol. in-16, 1921, Flammarion). — Du même auteur, dans la même collection, la Chine.
  4. Cf. Discours du vicomte Ishii à la Société des Nations (septembre 1921.)
  5. Voyez l’Asie française, n° 174. Nous citons ici une fois pour toutes cet excellent Bulletin du comité de l’Asie française. Voir aussi les correspondances de Chine publiées dans le Temps par M. André Duboscq.
  6. Hovelaque, ouvrage cité, p. 315.
  7. M. Kagawa a publié récemment : Principes d’une économie idéaliste, analysé dans une lettre de M. Maybon (le Temps du 4 septembre 1921).
  8. Importations d’Allemagne au Japon pendant le 1er trimestre de 1921 : 437 500 livres sterling, plus ce qui passe par les ports et les bateaux hollandais, Les Hollandais ont ouvert, en 1918, un service bimensuel de paquebots entre Java et San-Francisco par Singapore, Hong-Kong, Nagasaki, Yokohama, Honolulu Deux cents instituteurs allemands ont été envoyés récemment dans l’nsulinde. Par le gouvernement de La Haye.
  9. Hovelaque, ouvrage cité, p. 319.
  10. La partie Sud leur appartient en vertu du traité de Portsmouth.
  11. Câble de Java à Yap par Bornéo et Célèbes ; câble de Yap à Chang-Haï, de Yap à San-Francisco par Guam et Hawaï, avec embranchement de Guam (iles Mariannes, aujourd’hui japonaises) à Yokohama.
  12. New-York Tribune, 11 décembre 1920. — Voir sur ces questions de races et de couleurs le livre, qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis, de M. Lothrop Sloddard : The rising tide of color (New-York, Scribner’s sons, 1 vol. in-8o