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Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/XV

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TROISIÈME PARTIE


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XV. LE RETOUR




Le lendemain matin, quand nos barons furent levés :

— Qu’allons-nous devenir ? dit Huon à ses hommes. Le navire qui vous avait amenés est reparti ; nous sommes ici enfermés ; nous serons pris tôt ou tard.

— Il faut toujours espérer en Dieu, dit le vieux Géreaume.

Comme ils devisaient ainsi en se promenant sur le rivage de la mer, Huon vit de loin s’approcher un grand vaisseau. À la proue se dressait une croix d’or.

— Géreaume, dit-il, regarde : je vois venir un vaisseau par la mer ; ce sont des Français.

— Oui, dit Géreaume, je vois une croix. Voilà le secours envoyé par Dieu.

Bientôt les mariniers abordèrent au pied de la tour.

— Hélas ! disaient-ils, nous voilà mal arrivés ! C’est ici la ville de l’amiral Galafre ; il va nous faire tuer.

En les entendant, Huon et Géreaume s’approchèrent.

— Seigneurs, dit Géreaume, de quel pays êtes-vous ?

— Comment ? répondirent-ils, vous parlez le français ? Nous vous le dirons si vous nous donnez sûreté.

— Ne craignez rien ; nous sommes tous Français.

— Eh bien ! sire, nous aussi nous sommes de France. Il y en a de Paris et d’autres terres encore.

— Amis, dit Huon, n’y en a-t-il pas de Bordeaux ?

— Oui, il y en a un, à la grande barbe blanche ; il a plus de cent ans, il s’appelle Guirré ; nous lui avions promis de le ramener en France pour l’amour de Dieu, mais nous avons perdu notre chemin.

— Voulez-vous me le faire voir ? dit Huon.

— Où est le vieux de Bordeaux ? cria le marinier.

— Me voici, dit le vieux Guirré.

Il se leva et s’approcha du bord ; Huon le regarda et le reconnut bien.

— D’où es-tu, ami ? lui demanda-t-il.

— De la cité de Bordeaux, sire.

— Et comment t’appelles-tu ?

— On m’appelle Guirré.

— Et qui t’a amené ici ? d’où viens-tu ? où vas-tu ?

— Sire, je vais vous en dire toute la vérité. J’avais un seigneur qui s’appelait Huon, que Dieu ait pitié de lui ! L’empereur Charlemagne l’a dépouillé de son fief parce qu’il lui avait tué son fils Charlot, et il l’a envoyé porter un message à l’amiral de Babylone. Sa mère est morte il y a bien deux ans, et son frère Gérard s’est mis en possession de tout le domaine. Il n’y fait que du mal ; il opprime tous ses vassaux ; il déshérite les orphelins. Il a épousé la fille du traître Gibouard, et tous s’entendent pour faire le pis qu’ils peuvent. Moi-même il m’a chassé de ma terre parce que je défendais les droits de mon seigneur. Un jour tous les barons se sont réunis et m’ont chargé d’aller à la recherche de Huon. Voilà deux ans que j’ai passé la mer ; il n’y a ni pays ni royaume jusqu’à l’Arbre Sec où je n’aie demandé de ses nouvelles ; mais nulle part on n’a pu m’en donner. J’ai dépensé tout ce que j’avais emporté, et je m’en retourne le cœur dolent. Ces marchands avaient bien voulu me prendre dans leur vaisseau pour l’amour de Dieu ; mais ils ont perdu le bon chemin.

Quand Huon l’entendit parler, il se mit à crier :

— Géreaume, viens ici, si tu veux embrasser ton frère.

Géreaume accourut.

— Est-ce toi, frère ? dit-il. Sois le bien trouvé !

Tous deux s’embrassèrent. Huon embrassa aussi le bon prévôt.

— Guirré, dit-il, me reconnaissez-vous ?

— Oui, sire : vous êtes Huon, mon seigneur.

— Ah ! dit Huon, ce que vous m’avez dit est-il vrai ? Mon frère s’est-il si mal conduit, et ma mère est-elle morte ?

— Hélas ! sire, tout n’est que trop vrai. On vous désire bien à Bordeaux ; y viendrez-vous, ou voulez-vous rester ici ?

— Je ne désire que le retour, dit Huon.

Il s’écarte et pleure en pensant à sa mère qu’il ne reverra pas.

Pendant ce temps, Géreaume et Guirré se racontent leur histoire : ils ne s’étaient pas vus depuis soixante ans.

Cependant Huon s’adresse aux mariniers :

— Seigneurs, dit-il, nous sommes ici treize Français avec une belle dame. Les Sarrasins nous assiègent : prenez-nous dans votre navire, et emmenez-nous en France. Je vous donnerai tant d’or et d’argent, d’étoffes précieuses et de fourrures que vous en serez riche toute votre vie.

— Sire, répondent-ils, nous ne prendrons rien de vous ; le navire est à vos ordres : mettez-y tout ce que vous voudrez.

— Que Dieu vous récompense ! dit Huon.

Toute la nuit, ils ne cessèrent de porter dans le navire l’or et l’argent et les riches étoffes et les fourrures, et pour le voyage du pain et du vin et des viandes. Au matin, ils entrèrent tous dans la nef, emmenant avec eux Esclarmonde, et ils n’oublièrent pas le bon ménestrel. Souvent, plus tard il fit retentir sa harpe dans le palais de Bordeaux. Dieu leur donna bon vent, et bientôt ils ne virent plus la terre.


Le lendemain de bonne heure les païens vinrent attaquer la ville ; mais ils eurent beau crier, lancer des traits et des flèches, ils ne virent paraître personne. Tout étonnés, ils abandonnèrent l’assaut et vinrent trouver Ivorin.

— Sire, dirent-ils, vous ne savez pas ?

Il n’y a personne dans la ville !

L’amiral fit alors entrer trente païens dans un bateau et les envoya à la poterne qui était du côté de la mer. Quand ils y furent arrivés, ils la trouvèrent ouverte ; ils entrèrent dans la ville : personne ; ils ouvrirent les portes, et les deux armées païennes pénétrèrent dans la cité. Les deux amiraux montèrent au palais, ayant tous deux le cœur plein de rage de voir que leurs ennemis leur avaient ainsi échappé. Puis ils se séparèrent. Ivorin retourna à Monbranc et Galafre resta dans Aufalerne.

Nos barons naviguèrent par le haute mer et, poussés par le vent, arrivèrent bientôt au port de Brindes. Ils descendirent du vaisseau et se logèrent dans la ville. Huon se rendit aussitôt à la maison de Garin de Saint-Omer. Il trouva la dame et lui dit en pleurant :

— Dame, priez pour l’âme de votre mari ! Vous ne le verrez jamais en monde.

— Quoi, sire ? s’écria la dame, est-il mort ?

— Oui, dame, et j’en ai Je cœur plein de douleur.

La dame tomba sans connaissance sur le pavé. Huon la releva et la prit dans ses bras :

— Ne vous désespérez pas, dame ; cela ne vous le rendra pas. Priez Dieu pour son âme.

Ils se reposèrent là pendant huit jours, ils se firent faire de riches vêtements de soie et des manteaux fourrés ; ils achetèrent des chevaux et des mulets pour charger toutes leurs richesses.

Huon récompensa largement les mariniers qui l’avaient amené ; puis tous, Huon et Géreaume et le prévôt Guirré et le bon ménestrel et Esclarmonde prirent la route de Rome. Ils traversèrent la Pouille et la Calabre, et un beau matin ils entrèrent dans Rome et allèrent droit au palais du pape. Ils entrèrent dans la grande salle, Huon tenant Esclarmonde par la main. Dès que le pape le vit, il le reconnut, et, se levant de son trône :

— C’est vous, Huon ? dit-il. Soyez le bienvenu ! Vous voilà revenu sain et sauf ?

— Saint Père, dit Huon, j’ai bien souffert et j’ai passé par de mauvais moments ; mais, grâce à Dieu, j’ai bien réussi, car j’ai les moustaches de l’amiral Gaudise et ses quatre dents mâchelières, et par-dessus le marché je vous amène sa fille, qui est fort belle, comme vous le voyez. Je vous demande de lui donner le baptême et ensuite de nous marier.

— De grand cœur, dit le pape ; mais cette nuit vous resterez avec moi.

Le lendemain on mena la demoiselle dans l’église Saint-Pierre ; on la baptisa, mais on ne lui changea pas son nom : elle s’appela toujours Esclarmonde. Puis Huon confessa au pape tous ses péchés, dont il reçut l’absolution. Le pape chanta lui-même la messe et fit le mariage. On rentra ensuite dans le palais, où il y eut une grande fête. Les ménestrels y firent merveille ; mais, par-dessus tous, celui qui avait été le maître de Huon reçut des louanges. Quand vint la nuit, on conduisit Huon et sa femme dans leur appartement ; ils n’avaient plus à craindre de mécontenter Auberon.

Le lendemain de bonne heure Huon fit apprêter ses hommes et fit demander congé au pape ; il avait grande hâte de rentrer chez lui. Je ne vous raconterai pas leur voyage. Ils firent tant qu’un beau jour ils aperçurent de loin les murs et les tours de Bordeaux. Quand Huon les vit, il eut grande joie ; il montra la ville à sa femme.

— Amie, lui dit-il, voilà votre domaine, voilà la ville dont je ferai votre douaire ; ce n’est aujourd’hui qu’un duché, mais, avec l’aide de Dieu, j’en ferai quelque jour un royaume.

— Ne vous vantez pas tant, dit Géreaume : vous ne savez pas comment les choses tourneront. En attendant, rappelez-vous que vous n’avez pas le droit d’y entrer, dans votre ville. Savez-vous ce qu’il vous faut faire ? Allez à l’abbaye de Saint-Maurice des Prés, tout près d’ici ; elle relève de l’empereur : vous pouvez y séjourner hardiment.

— Bien, dit Huon.

Et appelant un de ses hommes :

— Va-t’en, lui dit-il, trouver l’abbé de Saint-Maurice ; porte-lui saluts et amitiés, et dis-lui que Huon de Bordeaux, qui revient d’outre la mer Rouge, lui demande à dîner, qu’il fasse préparer un bon repas, et qu’il ne regarde pas à dépense : je ne lui coûterai rien.

Quand l’abbé reçut le message, il fut rempli de joie. Il appela tous ses moines.

— Revêtez-vous, dit-il, et suivez-moi. Tous se revêtirent, prirent leurs croix, leurs livres, leurs encensoirs, et s’en allèrent en chantant à la rencontre de Huon.

Quand Huon les vit venir, il descendit de cheval ; ainsi firent tous les autres barons et dame Esclarmonde elle-même. L’abbé embrassa Huon en pleurant, ainsi que le bon prévôt Guirré ; mais quant à Géreaume, il ne le reconnut pas. Après le dîner, qui fut plantureux :

— Eh bien ! Huon, dit l’abbé, comment avez-vous accompli votre message ?

— Mais très bien, dit Huon. J’ai les moustaches et les dents, et je ramène la fille de l’amiral Gaudise, que j’ai épousée à Rome. Demain de bonne heure, je partirai pour la France, et j’irai montrer tout cela à Charlemagne.

— Sire, dit l’abbé, si vous le vouliez, je ferais dire à votre frère Gérard de venir vous trouver.

— Volontiers, dit Huon.

L’abbé appela son écuyer.

— Va-t’en, dit-il, à Bordeaux et dis au duc Gérard de venir à Saint-Maurice des Prés ; il y trouvera son frère Huon, qui revient d’outre-mer.

L’écuyer partit aussitôt. Hélas ! ce fut un triste message !