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Bâle

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BÂLE.

§ i.
ASPECT DE BÂLE. — LE RHIN. — LE PONT DE BÂLE.

Nous longions depuis le matin l’ancien lit du Rhin, suivant cette belle chaussée romaine hardiment jetée sur le flanc de la vallée, comme un pont de vingt lieues, et nous dirigeant vers Bâle, qui forme la porte de la Suisse de ce côté. Nous avions déjà dépassé Saint-Louis, bourgade imperceptible il y a trente ans[1], et dont la contrebande a fait une ville depuis que les postes de douanes y sont établis ; nous nous étions arrêtés un instant devant le mausolée élevé à la mémoire du jeune Abatucci, Italien mort au service de la France, à une époque où tout ce qu’il y avait de sang généreux en Europe coulait pour elle ou par elle ; nous avions enfin rapidement traversé ces ruines couvertes de ronces auxquelles on a conservé le nom d’Huningue, lorsque Bâle nous apparut enfin avec les toits bariolés de sa cathédrale, ses maisons blanches nichées dans les feuilles, ses remparts verdoyans, et son grand fleuve grondant doucement à ses pieds, comme un lion assoupi. Quelques minutes après, le pont-levis tremblait sous notre léger voiturin, et la sentinelle se rangeait pour nous laisser passer ; car la république de Bâle a une armée composée de deux cent un hommes, qui, comme nos gardes nationaux, jouent au soldat et laissent pousser leurs moustaches.

La première chose qui frappe en entrant à Bâle, c’est l’expression de tristesse et de solitude empreinte partout. Qui a traversé nos joyeuses villes de France et ne se rappelle leurs faubourgs animés, leurs fontaines entourées de servantes causeuses, leurs balcons chargés de beaux enfans qui regardent, leurs fenêtres tapissées de jeunes brodeuses dont l’aiguille reste en l’air dès que le bruit d’un équipage fait frissonner les vitres ? Oh ! que de stores entr’ouverts, que de rideaux soulevés, que de coups d’œil, que de sourires ! comme tout vous accueille et vous regarde ! À Bâle, rien de tout cela. Au bruit de votre voiture, on tire les volets, on ferme les portes, et les femmes se cachent. Tout est mort, désert ; on dirait une ville à louer. Si, en traversant un quartier isolé, au détour d’une rue, il vous arrive de tomber au milieu d’un groupe de jeunes filles, qui se sont oubliées à causer sur les seuils, vous les voyez s’envoler, à votre aspect, comme un essaim de pigeons effrayés.

Il ne faudrait point croire cependant que l’emprisonnement volontaire des Bâloises dénote chez elles une absence complète de curiosité ; mais elles ont trouvé moyen de concilier celle-ci avec leur sauvagerie. Des miroirs fixés à des verges de fer, et habilement disposés aux fenêtres, leur permettent d’apercevoir, du fond de leurs appartemens, tout ce qui se passe au dehors, en leur évitant à elles-mêmes le désagrément d’être aperçues. De cette manière le monde passe devant leurs yeux sans les effaroucher, et sous forme de lanterne magique.

Mais si les rues de Bâle sont tristes à parcourir, en revanche on ne saurait donner idée de leur exquise propreté. Toutes les maisons ont l’air d’avoir été finies la veille et d’attendre leur premier locataire. Pas une lézarde, pas une égratignure, pas une tache sur tous ces murs peints à l’huile, pas une fêlure dans toutes ces grilles d’un travail merveilleux qui défendent les fenêtres les moins élevées. Les bancs d’été placés près du seuil sont soigneusement relevés et incrustés dans la muraille, à l’abri de la pluie et du soleil. Si la rue forme une pente trop raide, des mains courantes, fixées aux murs, aident les pas du vieillard ou du paysan chargé. Partout vous trouvez cette attention minutieuse, cette surveillance des besoins de la foule, cette sollicitude du propriétaire et du père de famille. On sent qu’à Bâle rien n’échappe à l’œil du gouvernement, et qu’il fait chaque soir le tour de ses états. À la vérité, la tâche des chefs est facile ; eux-mêmes peuvent descendre aux détails, et, en ouvrant les bras, ils touchent les deux bouts de la république ; mais quoique ce ne soit après tout qu’une grande maison à régir, l’aspect extérieur de Bâle prouve en faveur des femmes de ménage qui sont ses ministres.

Du reste, la propreté que l’on y remarque semble le résultat de vieilles habitudes ; elle est passée dans le caractère des habitans. Cet amour excessif pour tout ce qui est rangé, net et luisant, porte même beaucoup de Bâlois à n’habiter que quelques chambres sur le derrière de leurs vastes maisons, tandis que les appartemens du devant, où n’entrent que les frotteurs, restent éternellement vides. À la vérité les occasions d’ouvrir ces salons élégans seraient rares à Bâle. Soit austérité religieuse, soit réserve républicaine, soit manque de goût pour les associations improvisées que forme le plaisir, les Bâlois ne donnent guère de fêtes et se visitent peu. On reproche à leur caractère l’insociabilité silencieuse qui se retrouve plus ou moins dans toutes les républiques suisses, et qui tient à l’orgueil bourgeois, à l’isolement et surtout à l’espèce d’égoïsme étroit qui est peut-être l’inconvénient le plus grave des petits gouvernemens. Uniquement occupés de leurs affaires, dans lesquelles ils déploient la patience persistante et calculatrice dont l’expérience a fait un proverbe contre les Suisses, ils ne font point dépasser à leurs relations d’amitié les bornes du foyer domestique. C’est sans doute à ces habitudes casanières qu’il faut attribuer la tristesse de leur ville ; mais ils lui doivent aussi peut-être la régularité de leur commerce, la sûreté de leurs opérations, et l’accroissement lent, mais solide, de leurs fortunes[2].

On sait que l’ancien canton de Bâle s’est partagé depuis peu de temps, en deux cantons, qui, grace à cette division, fournissent maintenant chacun un demi-député à la diète. La cause de la désunion survenue entre Bâle-Ville et Bâle-Campagne existe dans la Suisse entière, et menace dans ce moment la plupart des cantons d’une séparation semblable. La jalousie des campagnes contre les villes, entretenue par les priviléges de ces dernières et leur orgueil aristocratique, amènera tôt ou tard le même résultat partout. La bourgeoisie campagnarde supporte avec trop d’impatience la supériorité de fortune, de position et d’intelligence, de la bourgeoisie urbaine, pour que ces vaniteuses rivalités n’entraînent pas de fâcheux débats. Quant aux classes inférieures, ce sont, en Suisse comme partout, des nombres abstraits et insignifians par eux-mêmes, auxquels les ambitieux donnent une valeur. Instrumens dociles, elles se laissent aller à la main qui les pousse, font et défont leurs libertés avec le même aveuglement et la même insouciance. Il est certain que lorsque les discussions commencèrent entre Bâle-Ville et Bâle-Campagne, aucun motif grave de discorde n’existait. Si les hommes de Bâle-Ville qui étaient au pouvoir gouvernaient avec une dignité un peu raide, du moins y avait-il chez eux bon vouloir et impartialité. Mais depuis long-temps la haine s’amassait dans certaines ames que l’on avait froissées à l’endroit de leur amour-propre. Une sourde agitation couvait dans les villages. L’orage éclata enfin : la loi électorale en fut le prétexte. D’après cette loi, le grand conseil se composait de députés choisis par Bâle-Ville et par Bâle-Campagne, en nombre inégal, mais non proportionnellement à leurs populations respectives. Bâle-Campagne ne se contenta pas de nommer la majorité des membres, elle demanda que cette majorité fût en rapport mathématique avec celle de ses électeurs. C’était réduire la ville à une minorité insignifiante ; elle résista, et la discussion en arriva bientôt à un point qui laissait peu de chances d’accommodement. Cependant quelques esprits concilians s’entremirent, et l’on convint de part d’autre d’en appeler à une constituante qui se chargerait de réviser le pacte cantonnal. Mais lorsqu’il s’agit d’élire les membres de cette constituante, une nouvelle difficulté se présenta. La ville et la campagne devaient-elles nommer des députés d’après la charte qui existait ou d’après le système que l’on voulait y substituer. La question primitive reparaissait dans toute sa force, et l’affaire se trouvait ramenée exactement à son point de départ. Ainsi enfermés dans un cercle vicieux, les députés de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne firent d’inutiles efforts pour s’entendre ; ils se séparèrent après de longues et amères discussions qui n’eurent pour résultat que d’affermir davantage chacun dans son opinion. Ce fut alors que parut le manifeste de la campagne par lequel elle déclarait rompre l’union et proclamait son indépendance. Les Bâlois considérèrent cet acte comme une déclaration de guerre ; et, résolus à maîtriser ce qu’ils appelaient une émeute de paysans, ils réunirent leurs troupes, s’armèrent eux-mêmes et marchèrent contre le bourg principal dont les révoltés avaient fait le siége de leur nouveau gouvernement. Le succès d’une telle expédition leur paraissait tellement certain, qu’ils annoncèrent, en partant, l’heure à laquelle le drapeau de Bâle-Ville flotterait sur le bourg conquis. Les habitans montèrent en conséquence sur les remparts et sur les clochers pour attendre le signal des vainqueurs ; mais au bout de quelques heures, ils aperçurent tout à coup, sur la route, une foule en désordre qui fuyait vers la ville, couverte de poussière et de sang. C’était l’armée bâloise qui avait rencontré les paysans embusqués des deux côtés du chemin et qui revenait en pleine déroute. À cette nouvelle, la consternation se répandit dans la cité : passant, comme il arrive toujours, de l’extrême confiance à l’extrême terreur, les habitans coururent aux armes ; ils croyaient voir déjà la population des campagnes aux portes, et chacun songea à défendre sa vie et son bien. On exhaussa les murs avec des fascines et des sacs de terre ; quelques bourgeois firent même transporter des pavés dans leurs greniers, résolus à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, et à faire de Bâle, en cas d’assaut, une nouvelle Saragosse. Heureusement, tous ces préparatifs furent inutiles. Les pourparlers recommencèrent, et la querelle se termina enfin par la séparation de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne. L’épargne que les paysans croyaient immense, et dont on leur avait annoncé le partage comme prime d’encouragement pour l’insurrection, se trouva contenir peu de chose et fut divisée entre les deux nouveaux cantons sans enrichir personne.

Du reste, la séparation a été plus avantageuse que nuisible à Bâle-Ville. Son gouvernement en a été simplifié et délivré de mille embarras, sans cesse renaissans ; elle a vu, par contre-coup, s’accroître sa prospérité matérielle. Il est remarquable que depuis cette séparation, son budget des recettes, au lieu de subir une forte réduction comme cela eût semblé naturel, s’est légèrement accru. Ce budget, du reste, ne monte guère à plus de 150,000 francs. Quelque minime que soit cette somme, elle suffit au petit conseil pour entretenir une bibliothèque, un musée, une université, et pour subvenir à toutes les dépenses relatives aux voies de communication, aux ponts, aux édifices publics, etc. Les recettes se composent presque uniquement d’un impôt personnel, égal au centième du revenu. Chaque citoyen constate lui-même, sous la foi du serment, la quotité de ce revenu. Les commerçans paient tant pour cent, non sur les bénéfices qu’ils ont réalisés, mais sur la valeur brute des affaires qu’ils ont faites dans l’année.

Mais si le gouvernement de Bâle-Ville fait preuve d’une grande habileté, en revanche celui de Bâle-Campagne montre aussi peu d’expérience que de tenue. Livré à des intelligences étroites, à des vanités rancuneuses et tracassières, il manque également de sens et de convenance. Depuis les démêlés survenus entre la France et lui, relativement à la capacité des juifs pour posséder, il n’a cessé d’exprimer son hostilité à notre gouvernement, de la manière la plus grossière. L’unique et ridicule journal qui se publie dans Bâle-Campagne, est habituellement rempli d’injures contre Louis-Philippe (qui pour eux est la France), injures telles qu’aucune presse parisienne ne voudrait en imprimer. On jugera du reste du bon goût qui préside à la rédaction de la feuille de Bâle-Campagne, et aux habitudes de son gouvernement, par l’article suivant qui s’y trouvait il y a peu de temps : « L’huissier soussigné a l’honneur de prier messieurs les membres du grand conseil de lui faire connaître l’estaminet où ils se tiennent d’habitude, afin qu’il puisse les trouver et les réunir, chose qui n’a pu encore avoir lieu. »

Notre première pensée, en arrivant à Bâle, fut de courir vers le Rhin. Chaque grande époque historique semble avoir eu un fleuve inséparablement lié à ses souvenirs. L’âge biblique a eu l’Euphrate, l’âge héroïque le Simoïs, Rome le Tibre ; mais le Rhin se rattache à l’histoire moderne tout entière. Le Rhin, ce n’est pas seulement un nom comme le Tage, le Volga, le Meschacébé ; le Rhin ! c’est le fleuve[3], c’est celui que les maîtres du monde ne nommaient jamais sans y joindre le titre de superbe ; c’est le Rubicon que les peuples ne passent qu’après avoir tiré l’épée et jeté le fourreau. L’Europe entière est venue boire à cette onde belliqueuse, et, depuis Charlemagne jusqu’à Napoléon, tous les grands hommes de guerre y ont mis leurs coursiers à la nage. Du reste, il faut le dire, le Rhin est digne de son nom et de ses souvenirs. Ce n’est point du tout un vieillard à barbe limoneuse, couché au milieu des roseaux, et le coude appuyé sur un vase étrusque, tel que nous l’ont représenté les poètes et les sculpteurs du grand siècle ; c’est un vrai fleuve, large, majestueux, rapide, et de ce beau vert d’océan pour lequel les anciens avaient inventé un mot. Quant à sa voix, elle est puissante sans doute, mais quelle voix de la nature peut émouvoir quand on connaît celle de la mer ? Qu’est-ce que ce murmure monotone lorsqu’on a écouté les mille accens des flots sur la grève, tous ces tonnerres, tous ces éclats, tous ces sanglots du flux et du reflux au pied des promontoires ? Puis, la voix des fleuves est une langue qu’il faut apprendre, et l’étranger ne la sait pas. Celui-là seul qui l’a entendue dès son enfance, et qui, pendant ses heures rêveuses, est venu se coucher dans les grandes herbes de la rive, interrogeant tous les murmures et toutes les brises, celui-là seul peut la connaître, et raconter le mystérieux entretien des génies de l’air et des génies de l’eau.

On donne le nom de Petit-Bâle à la partie de la ville bâtie au-delà du pont, sur le rivage allemand. Des rivalités survenues autrefois entre les habitans du Petit-Bâle et ceux du Grand-Bâle occasionnèrent une guerre de quolibets qui fut sur le point de dégénérer en guerre civile. On voit encore, comme souvenir de cette querelle, sur la tour qui forme l’entrée du pont, une tête grotesque adaptée à l’horloge, et qui tire la langue à la rive opposée. Pour se venger d’une pareille insulte, les habitans du Petit-Bâle élevèrent, dit-on, de leur côté, un poteau surmonté d’une statue insolente, qui affectait de tourner le dos à la rive ennemie avec le geste le plus effronté. Ce monument curieux de l’épigramme populaire et palpable a malheureusement disparu.

Une anecdote peu connue, quoique relative à notre histoire, se rattache au pont de Bâle. Vers le milieu de septembre 1681, M. de Louvois fit appeler M. Herard de Chamilly, fils du général de ce nom, et avec cette brusquerie que l’habile ministre avait adoptée en guise de franchise : — Monsieur, dit-il, je sais que vous devez vous marier ce soir secrètement, et contre l’avis de votre oncle, avec une demoiselle sans fortune. J’aurais pu vous envoyer à la Bastille pour avoir voulu tromper votre tuteur, mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous fournir les moyens de mériter votre pardon. Vous allez partir, tout de suite, dans une voiture fermée ; vous ne regarderez rien, vous ne parlerez à personne. Seulement, quand la voiture s’arrêtera, vous ouvrirez cette dépêche. Voici un costume de paysan syndgoyen dont vous allez vous revêtir. Je vous donne cinq minutes ; adieu.

Trois jours après, la mystérieuse chaise de poste s’arrêtait aux portes de Bâle, et Chamilly ouvrait ses dépêches. Elles ne contenaient que trois lignes.

« Tenez-vous sur le pont du Rhin, depuis neuf heures du matin, jusqu’à trois heures de l’après-midi ; prenez note exacte et détaillée de tout ce que vous verrez, et revenez sur-le-champ. »

Le jeune homme se conforme à ces bizarres instructions. L’heure venue, il remonte en voiture et arrive à Paris le surlendemain, au milieu de la nuit. On fait prévenir le ministre qui accourt. — Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous vu ? — Voici une note, excellence, mais je crains fort qu’il n’y ait rien de digne de votre attention. — Voyons toujours. — En vérité je ne sais si j’oserai… Ce sont des remarques si puériles. — Lisez, lisez, monsieur. Chamilly, honteux de l’insignifiance de son procès-verbal, commença en rougissant : — Neuf heures du matin : je vois sur le pont un âne borgne conduit par un enfant ; un gros Allemand qui s’appuie sur la balustrade et crache dans le Rhin. Un valet de la ville de Bâle avec son costume mi-partie. Un vieux paysan en veste jaune, qui s’arrête devant le parapet et frappe trois coups avec son bâton. — Un paysan en veste jaune ! s’écrie M. de Louvois, c’est assez ; il faut que le roi le sache, il faut que je fasse éveiller le roi ; et il sort précipitamment. — Il est clair que le ministre est fou ou se moque de moi, pensa Chamilly. Un quart heure après, Louvois rentre la figure rayonnante, et donnant à sa voix de sergent instructeur un accent presque aimable ; — Vous avez rendu un immense service au roi, monsieur ; le roi vous donne un régiment et signera votre contrat.

Ce fut seulement huit jours après que le mot de cette énigme fut connu de Chamilly. On apprit que Strasbourg, investi par l’armée française, venait de se rendre et était réuni au royaume. Les trois coups frappés sur le parapet annonçaient le succès d’une négociation secrète entamée entre le ministre de Louis XIV et les magistrats de Strasbourg.

§ ii.
LA CATHÉDRALE. — LA SALLE DU CONCILE.

Du Rhin nous nous dirigeâmes vers l’église Saint-Maurice, que décorent quelques sculptures plus bizarres que curieuses. Nous y remarquâmes surtout un saint George plongeant sa lance dans la gorge d’un dragon, qui ouvre la bouche avec tant de complaisance, qu’il semble se faire arracher une dent. Nous vîmes aussi, au-dessus du porche principal, une copie ridicule et incomplète de ce beau poème des vierges sages et des vierges folles que nous avions admiré à Strasbourg. L’église Saint-Maurice qui est livrée au culte protestant, et par conséquent sans ornemens, renferme quelques boiseries habilement ouvrées, une chaire d’un travail délicat et le tombeau d’Érasme. Mais ce qui mérite surtout d’être vu, c’est la salle où se tint le fameux concile ouvert à Bâle le 14 décembre 1431, et qui y siégea jusqu’au mois de mai 1447.

Tout le monde sait dans quelles circonstances ce concile s’assembla. Son but principal était de rétablir la paix et l’unité dans la chrétienté. Les cendres du bûcher de Jean Hus, dispersées dans la Bohème et la Hongrie, y avaient fait germer les schismes de toutes parts. Les scandales de la cour de Rome et le trafic des choses saintes, entrepris en grand par les papes, dont les légats étaient devenus de véritables commis voyageurs pour la vente des agnats avaient singulièrement favorisé la hardiesse des novateurs. Le pape Eugène IV, qui occupait alors la chaire apostolique, était moins propre que tout autre à tirer l’église de cette situation périlleuse. Il eût fallu, pour tenir d’une main ferme les clés de saint Pierre, ou un grand caractère ou une grande sainteté, et Eugène ne possédait ni l’un ni l’autre. C’était une de ces natures élastiques et désarticulées qui n’ont pas d’attitude propre et qui fléchissent en tous sens, se dérobant au poids du fardeau en pliant dessous ; une de ces ames changeantes qui flottent toujours à fleur des événemens, et diminuent ou augmentent, selon l’occasion, leur lest de vertu. Qu’attendre d’ailleurs d’un homme dont les ambitieuses tergiversations et les lâchetés calculées remettaient sans cesse en question ce qui avait été décidé la veille, et dont Platine a dit ingénuement dans un éloge flétrissant : qu’il était constant à garder ses promesses, à moins qu’il n’y eût plus d’inconvéniens à tenir sa parole qu’à la rétracter[4] ?

Le concile de Bâle se posa comme intermédiaire entre les hérétiques et le pape ; mais il se montra plus hostile peut-être à ce dernier qu’aux autres, et plus jaloux de réprimer les envahissemens du saint-siége au détriment des libertés de l’église, que de défendre contre les schismatiques la pureté de la foi. Du reste, cette opposition ecclésiastique à l’omnipotence papale était l’avant-coureur de la grande insurrection protestante ; les esprits mûrissaient pour la réforme, et les jours du grand Luther n’étaient pas loin.

L’acte le plus important du concile de Bâle fut l’essai de conciliation entre l’église orthodoxe et les Bohémiens hussites, calixtins et thaborites. Ce fut un curieux et grand spectacle pour la ville entière, que celui de ces trois cents députés de Bohème arrivant à Bâle pour défendre leurs fameuses propositions. « Tout le peuple, dit Æneas-Sylvius, se répandit dans la cité et hors la cité, pour les voir entrer. Il se trouvait même dans la foule plusieurs membres du concile, attirés par la réputation d’une nation si belliqueuse. Hommes, femmes, enfans, gens de tout âge et de toute condition, étaient dans les places publiques, ou aux portes, ou aux fenêtres, ou même sur les toits pour les attendre. On se montrait au doigt celui-ci, puis celui-là. On était émerveillé de voir des habits étrangers, des visages inconnus et menaçans ; car c’étaient des hommes noirs, tannés par la bise et le soleil, et nourris à la fumée des camps. Ils avaient l’aspect terrible, des yeux d’aigle, des cheveux hérissés, une barbe épaisse, des corps d’une hauteur prodigieuse, des membres tout velus et la peau si dure, qu’elle aurait résisté au fer comme, une cuirasse[5]. » À leur tête était Procope, auquel on avait donné le sobriquet de Raze, parce qu’un oncle l’avait fait ordonner prêtre autrefois ; mais depuis long-temps sa tonsure avait disparu sous le casque de guerre. Les spectateurs se montraient l’un à l’autre cet homme au nez recourbé comme un oiseau de proie, aux yeux ronds, à la moustache de tigre, et l’on se disait : « C’est celui-là qui tant de fois a mis en fuite les armées des fidèles, qui a renversé des villes, qui a massacré tant de milliers d’hommes, chef aussi redoutable aux siens qu’aux ennemis eux-mêmes[6]. »

Les quatre propositions des Bohémiens (la communion sous les deux espèces, la libre prédication de la parole de Dieu, la défense aux prêtres de posséder des biens séculiers et la punition publique des péchés mortels) furent soumises à la discussion devant le concile et donnèrent occasion à de longs discours qui laissèrent chacun dans son opinion, comme il arrive toujours. En outre, des discussions partielles avaient lieu dans l’intervalle de ces plaidoiries préparées pour ou contre chaque proposition, et elles aigrissaient de plus en plus les esprits. Partout où se rencontrait les Bohémiens et les membres du concile, la querelle se renouvelait.

— N’avez-vous pas osé prétendre, disait un jour le légat, que l’institution des ordres mendians était une invention du diable[7] ?

— Cela est vrai, répondait Procope ; car si les patriarches, Moïse, les prophètes, Jésus-Christ, ni les apôtres, n’ont institué les mendians, il est évident que c’est une invention du démon.

— Hérétiques, s’écriait Jean de Raguze, Bohémien lui-même mais resté catholique, vos quatre propositions ne contiennent pas toutes vos damnables croyances. Ne dites-vous pas, avec Jean Wiclef, que vous appelez le docteur évangélique bien qu’il brille en enfer, que la substance du pain et du vin demeure après la consécration ? et ne voyez-vous pas, malheureux ! que c’est là une inspiration du démon ? Nier la présence réelle de Jésus-Christ, c’est ôter l’amande et ne laisser que la coquille[8].

Puis venait la question capitale, la communion sous les deux espèces, véritable nœud gordien que l’épée apostolique avait en vain essayé de trancher.

— S’il est des hérétiques ici, vous êtes ces hérétiques, s’écriait à son tour Rokizane, évêque des thaborites ; car le Seigneur a dit à saint Jean : Si vous ne mangez la chair du fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Jésus-Christ aussi a dit lui-même en instituant ce sacrement : Buvez-en tous (saint Mathieu, cap. xxvi, 26, 28) ; et saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens, dit : Buvez aussi bien que mangez. La Grèce qui a reçu la tradition de plus près que nous, qui est la mère et la source des vraies doctrines, l’entend ainsi et communie sous les deux espèces. C’est donc hérésie au saint-siége de défendre au peuple le calice sans lequel on ne peut obtenir la vie éternelle, comme l’affirme Jésus-Christ, et vous fermez volontairement le paradis aux fidèles.

À cela Æneas Sylvius répondait :

— Saint Paul a dit que la lettre tue et que l’esprit vivifie. Vous vous arrêtez à la surface des mots. Dans le passage de saint Jean que vous citez, il ne s’agit pas de boire sacramentellement, mais de boire spirituellement. Jésus-Christ lui-même avertit ses disciples qu’il leur parle d’une manducation spirituelle quand il dit : Je suis le pain de vie, qui vient à moi n’aura jamais faim, et qui croit en moi n’aura jamais soif. Quiconque a une foi pure et fait des œuvres dignes de la foi, mange la chair et boit le sang de Jésus-Christ. Quant à ce que dit saint Paul, cela s’adresse aux prêtres seulement. D’ailleurs, réfléchissez-y ; vous devez vous soumettre à la décision des chefs apostoliques qui sont éclairés par le Saint-Esprit et ne peuvent errer.

— Même quand ils nomment Agnès pour pape[9] ?

— Ce fut là une erreur matérielle.

— Et comment se fait-il que les papes cassent une loi portée par leurs prédécesseurs, s’ils sont infaillibles ? La loi est bonne ou elle est mauvaise ; si elle est bonne, ils se trompent en la cassant ; si elle est mauvaise, leurs prédécesseurs se sont trompés.

— Ce qui est utile aujourd’hui peut ne pas l’être demain. Vous le voyez, du reste, l’église entière est contre vous ; si Jésus-Christ avait ordonné aux laïques de prendre le calice, cela aurait-il été seulement révélé aux Bohémiens et après tant de siècles ? Or, vous le savez, aucune école n’enseigne cette doctrine, aucune ville ne l’approuve. Ce serait, en vérité, une merveille si avec vos grands repas, vos vins mêlés de bière et vos longs sommes, vous entendiez mieux l’Écriture que les autres avec leurs jeûnes et leurs veilles[10].

À ces mots, de grands cris s’élevaient parmi les Bohémiens.

— C’est bien à vous de parler de jeûnes et de veilles, s’écriait l’énorme Ulric en se frayant difficilement un passage jusqu’à Æneas Sylvius, et agitant devant lui sa masse charnue et suante ! Ne savons-nous pas que vous êtes tous esclaves de l’avarice, gens impatiens, abîmés dans l’intempérance, ministres de toutes sortes de crimes, prêtres du diable et précurseurs de l’antichrist ; ne savons-nous pas que l’argent est votre ciel, et que vous avez votre ventre pour dieu ?

— Vous avez un dieu en bon état, répondait Æneas Sylvius en posant doucement la main sur l’abdomen tremblant du fougueux orphelin ; on voit que vous vous macérez fort par les jeûnes[11].

Des éclats de rire s’élevaient des deux parts et l’on oubliait un instant la discussion ; mais elle reprenait bientôt plus vive et plus amère. Étrange scène et plus étranges acteurs dont rien ne pourrait nous donner maintenant une idée si nous n’avions pas les hustings d’Irlande et les discours du grand agitateur !

La salle où se tint le concile de Bâle dépend, comme nous l’avons dit précédemment, de l’église Saint-Maurice. Sa grandeur est médiocre. Un banc de bois, scellé dans le mur et recouvert d’un grossier coussin, en fait le tour. Deux clepsydres, qui servirent d’horloge aux prélats du concile sont encore accrochés au mur près d’une copie de la fameuse danse macabre.

Je ne pus me défendre d’une certaine émotion en me trouvant dans cette salle qui avait retenti de tant de paroles solennelles, de tant d’anathèmes terribles, de tant d’arguties sanglantes. Je me représentais assis sur ce banc circulaire les prélats venus de tous les coins de l’Europe pour passer la foi au creuset ; vieillards graves et chauves dont les mains défaillantes tenaient un livre pour bouclier, une plume pour épée, et qui, avec ce livre et cette plume, brisaient les armées, ébranlaient les trônes et forçaient les portes des villes. Je les voyais tous avec leurs robes traînantes, leurs yeux penseurs, leurs attitudes humblement impérieuses. Ici, c’était Jean de Ségovie, savant hardi, venu d’Espagne, et qui étudiait déjà en secret le Coran qu’il devait un jour traduire ; là, Æneas Sylvius, encore caché dans la foule, et qui, à force de sourire à ses voisins et d’éviter les coudes de tout le monde, devait parvenir à la chaire de Saint-Pierre ; plus loin, je voyais Louis Aleman, le grand cardinal d’Arles, tout pâle de vertu et d’austérité, homme de bronze sur lequel ne prenait ni la calomnie ni la menace, qui bravait du même œil une peste et un pape, et auquel on avait déjà donné le surnom d’Hector du concile ; à côté de lui, se tenait le légat Julio Cesarino, politique vulgaire, habile seulement à rompre des traités, et qui devait payer ses deux plus grandes trahisons, l’une de son honneur, l’autre de sa tête ; puis, venait la foule moins célèbre : c’était Louis, patriarche d’Aquilée, destiné à mourir peu après la déposition d’Eugène IV, avec la consolation d’apporter cette nouvelle dans l’autre monde[12] ; c’était Gilles Charlier, esprit doux et humble cœur, qui avait osé dire que ce n’était pas avec les armes que l’on éclaircissait la vérité ; c’était le fougueux Jean de Raguze, entassant toujours ses syllogismes sous forme de bûcher, Philibert-Auguste, évêque de Coutance, et le poétique Jean de Polemar, dont les paroles semblaient un écho de la harpe de David.

Le souvenir et le lieu faisaient revivre à mes yeux tous ces hommes célèbres ; j’aurais presque pu marquer la place qu’ils avaient occupée sur ce banc. C’était entre ces murs, devant ces horloges de sable arrêtées depuis quatre cents ans, et à ce murmure majestueux et triste du Rhin, qu’ils avaient commencé à faire retentir le grand débat religieux qui devait transformer bientôt l’Europe en un champ de bataille. Quels souvenirs et quelles images !

Je fus arraché à mes méditations par mon guide, qui voulait tout me montrer en détail. La salle du concile de Bâle a eu le sort de tous les monumens historiques ; ce capitole temporaire du monde chrétien est devenu le garde-meuble du sacristain, qui, pour en égayer la nudité, a tapissé les murs de caricatures de Charlet et de Grandville. Une douzaine de vieilles toiles, enveloppées d’un nuage de poussière et accrochées dans un coin, attirèrent pourtant mon attention. Je ne doutais pas que ce ne fussent les images des prélats les plus illustres du concile, et je cherchais déjà le moyen de les examiner de plus près, lorsque mon guide m’avertit que c’étaient les portraits de famille du bedeau.

De l’église à la bibliothèque il n’y a que quelques pas.

§ iii.
HOLBEIN. — ÉLOGE DE LA FOLIE. — LA DANSE MACABRE.

Il y aurait peu de chose à dire de la bibliothèque de Bâle sans la collection précieuse des tableaux d’Holbein, que l’on y montre aux étrangers. Né à Bâle vers 1495, Jean Holbein fut, dans l’acception la plus large du mot, l’un des fondateurs de l’école allemande. Comme peintre et comme homme, il résume en effet dans sa personne les caractères principaux de cette école.

L’existence des grands artistes allemands aux xve et xvie siècles ne fut point ce qu’elle semble au premier aspect : mêlée en apparence à celle des nobles, des rois, des empereurs, elle en demeura pourtant toujours distincte. Ils habitèrent les cours plutôt qu’ils n’y vécurent, et conservèrent leurs entraînemens d’hommes du peuple en dépit de leur entourage. Vainement les banquets des princes les appelaient, vainement les échansons impériaux leur tendaient les hanaps d’or, une invincible pente les conduisait au cabaret. C’est au cabaret qu’ils transportèrent leurs chevalets et leurs pinceaux ; c’est là seulement qu’ils se sentirent à l’aise, qu’ils furent eux-mêmes. Il faut le dire, du reste, l’orgueil des protecteurs dut entretenir cette tendance un peu triviale. À cette époque, les artistes étaient pour les grands quelque chose de semblable à ces maîtresses de basse extraction qui nous plaisent, mais dont nous rougissons, et auxquelles, en tout cas, nous faisons payer durement notre capricieuse faiblesse. Quelle que fût l’indulgence des seigneurs, il arrivait une heure où la familiarité du génie, les traitant d’égal à égal, devenait trop blessante, et où il fallait recourir aux corrections, pour ramener au respect ces manans illustres. Ainsi placés perpétuellement entre la faveur et le dédain, on conçoit que ceux-ci durent se plaire médiocrement dans les palais et aspirer vivement à l’égalité de la taverne. Quant au foyer domestique, où ils auraient pu trouver un refuge contre les mépris des puissans, rien ne les y attirait. Leurs femmes, prises dans le peuple, d’où ils n’étaient eux-mêmes sortis que par le génie, n’étaient que des servantes sans gages avec lesquelles ils ne pouvaient rien échanger de leur intelligence ni de leur ame. Restait donc la vie extérieure, mouvante et déréglée, la seule qui pût convenir à des hommes moitié seigneurs moitié bourgeois, auxquels il était à la fois permis d’être, dans le vice, aussi hardis que des nobles et aussi bas que des vilains. C’est l’inconvénient de toutes les nouvelles classes qui se forment au milieu des sociétés, et qui n’y ont point encore leurs places reconnues, de rester en suspension entre les lois et la morale de toutes les conditions. Nées hors de l’ordre établi, jusqu’à ce qu’elles y soient entrées, elles ne reconnaissent pour règle que leur caprice. L’opinion publique, si puissante sur tous les membres de l’association humaine, ne peut atteindre des hommes qui n’en font point partie ; et démoralisés par leur isolement, ils en profitent pour se faire un monde excentrique plein de fantaisies licencieuses ou d’égoïstes folies. Ce fut là l’histoire des artistes pendant les xve et xvie siècles. N’ayant point encore pris rang dans la société comme classe spéciale, ils échappèrent à tous les freins, et vécurent au milieu de tous les désordres d’un individualisme ardent, mobile et insatiable.

Holbein se fit surtout remarquer à cet égard, et, comme nous l’avons déjà dit, il ne fut pas moins le chef de son école par ses mœurs que par son génie. La tradition conserve encore à Bâle le souvenir de ses débauches et de l’affreuse indigence dans laquelle il laissa sa famille. Ce fut sans doute au sortir d’une de ces longues orgies, dans lesquelles il s’oubliait avec l’imprimeur Amerbach, que, trouvant sa femme les yeux rouges et ses enfans pâles de faim, il fut frappé de la beauté expressive de leurs visages et voulut les peindre. Ce groupe sublime se trouve aujourd’hui à la bibliothèque de Bâle, et présente un des tableaux les plus navrans qu’ait jamais tracés la main d’un peintre. La femme d’Holbein, vêtue de noir, est assise dans une immobilité méditative ; ses yeux demi fermés, dont les pleurs ont rongé les cils, regardent devant eux sans pensée et sans espoir. Elle tient sur ses genoux un enfant dont le visage est gonflé par les larmes, tandis que plus bas un petit garçon de six ans regarde vers la porte avec une expression indicible d’attente, de prière et de souffrance retenue. Comme pour compléter l’effet de cette composition, le portrait d’Holbein lui-même se trouve vis-à-vis et semble contempler le groupe désolé d’un air de joyeuse insouciance.

À voir le soin religieux avec lequel tous les détails de cette étude déchirante ont été rendus, on se demande avec terreur si Holbein n’a pas trouvé un plaisir féroce à la faire, et si l’enthousiasme de l’artiste n’a pas réjoui le mari des pleurs de sa femme, le père de la faim de ses enfans ! Oui, Holbein ! si cette page poignante n’est pas l’expression d’un remords, c’est l’action la plus lâche de votre vie ! Plus on y trouve de beauté, plus on sent que l’on vous méprise et que l’on vous hait, car votre chef-d’œuvre est un crime.

La bibliothèque de Bâle possède aussi une Passion du même artiste, peinte sur bois dans les étroits compartimens d’un châssis doré. Les têtes de Juifs sont remarquables par leur vérité triviale ; mais le Christ est ignoble. L’ame d’Holbein n’était point assez élevée pour deviner la céleste figure du Rédempteur. Cette beauté d’une mort dévouée, cette tête rayonnante d’amour sous sa couronne d’épines, ce corps conservant encore l’empreinte de l’ame immortelle qui vient de le quitter, il n’a rien compris de tout cela. Le fils de Dieu, pour lui, c’est de la chair crucifiée et meurtrie. Cette grossièreté de conception se révèle surtout dans son Christ au linceul. Que l’on se figure un cadavre étendu sur un drap mortuaire dans une sorte de châsse vitrée : la barbe est hérissée et les cheveux sont raides de sang figé ; les clous qui ont percé les mains y ont laissé une rouille fétide ; les membres, maigres et noueux, se sont glacés dans la dernière convulsion ; les veines sont vides, les muscles crispés, la peau flasque, blafarde et gluante. Le modèle de cette affreuse composition fut, dit-on, un juif supplicié au Petit-Bâle, et dont Holbein obtint le corps. Il copia exactement toutes les meurtrissures, étudia les plaies, fit sourdre les vers de cette chair déjà pourrie, et quand son tableau lui parut assez fidèle pour que l’on crût sentir les émanations d’un cadavre, il s’imagina qu’il avait peint un Dieu au tombeau, et il écrivit au-dessous de ce corps fétide le grand nom du Christ.

Parmi plusieurs portraits, dus au même pinceau que la Passion, on remarque celui d’Érasme, dont la pose, quoique peu habituelle, semble choisie à dessein et appropriée au caractère du personnage. L’illustre pamphlétaire se montre de profil sur la toile comme il le fit toujours dans la vie. Il écrit les yeux baissés, laissant se dessiner sur un fond noir ce nez effilé et ces lèvres amincies dont Voltaire sembla hériter plus tard. Le portrait d’Amerbach, posé au-dessous de celui d’Érasme, rappelle le faire de Van Dyck par ses tons puissans et mystérieux. Vis-à-vis se trouve une gracieuse tête de femme, monument de la vengeance d’Holbein. Une grande dame, aussi célèbre par sa beauté que par ses fructueuses galanteries, ayant voulu se faire peindre par lui, demanda à être représentée appuyée sur une table, et jouant innocemment avec des fleurs. L’artiste fit ce qu’elle désirait ; mais, quand vint le moment de solder son œuvre, l’avaricieuse beauté se récria sur le prix, et refusa de prendre le portrait. Holbein, blessé au vif, remporta sa toile sans rien dire. Arrivé chez lui, il remplaça les fleurs par des pièces d’or, écrivit au bas : Laïs corinthiaca, et l’exposa à sa porte avec cette inscription : À VENDRE. La grande dame, honteuse et effrayée, fit porter chez le peintre la somme qu’elle lui avait refusée, en redemandant le portrait ; mais il n’était plus temps, un connaisseur l’avait déjà acheté.

Il ne faut point quitter la bibliothèque de Bâle sans voir ce fameux exemplaire de l’Éloge de la Folie, couvert, à la marge, de notes écrites par Érasme lui-même, et de charmans dessins à la plume par Holbein. Parmi ces derniers, on en remarque un qui est un vrai document historique sur le peintre. Il représente un homme assis, une bouteille au poing, et tenant sur ses genoux une prostituée. Au bas de ce portrait d’ivrogne libertin, Érasme a tracé, de son écriture minutée, spirituelle et nette comme celle d’une femme, le mot : Holbein !

Outre les peintures dont nous venons de parler, la ville de Bâle possède un grand nombre d’ouvrages moins célèbres, qui ne sont point cependant sans mérite. Nous avons surtout été frappé par un petit tableau de Grienwald, qui rappelle les danses macabres par sa composition. Une femme nue et la tête rejetée en arrière reçoit, sur la bouche, un baiser de la mort, qui la tient renversée dans ses bras livides. On ne lit aucune frayeur sur son visage pâmé ni dans ses yeux noyés d’ivresse. L’agonie vient confondue avec l’extase du plaisir, mais elle vient, et l’on sent que le baiser du squelette pompe la vie sur les lèvres de la jeune femme. Le haut du corps est encore inondé d’une moiteur voluptueuse, coloré et palpitant, tandis que les pieds ont perdu le mouvement et appartiennent déjà au cadavre. Il est clair que Grienwald a voulu reproduire ici cette vieille idée du plaisir conduisant à la mort ; mais il se l’est appropriée par l’expression saisissante qu’il a su lui donner. Sur sa toile, la moralité abstraite n’a rien d’énigmatique ; ce n’est même plus un symbole. La pensée est devenue chair, c’est quelque chose, qui respire, qui existe, un fait que l’on peut toucher de la main, et que l’on comprend avec les yeux.

Puisque nous avons prononcé plus haut le mot de danse macabre, nous parlerons, en passant, de celle que l’on voyait autrefois à Bâle, et dont il ne reste qu’une copie et deux têtes originales, conservées dans le vestibule de la bibliothèque. Il paraît résulter des recherches qui ont été faites, que l’usage de peindre sur les murs des cloîtres et des églises une suite d’images de la mort, entraînant, en dansant, des personnages de toutes les conditions, existait avant le xive siècle. Selon les uns, l’idée de ces peintures fut suggérée par des mascarades ; selon d’autres, par la grande dépopulation qu’occasionnèrent les différentes pestes qui ravagèrent l’Europe. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que le désolant spectacle de mortalité que présenta presque constamment le moyen-âge dut être directement ou indirectement l’origine de ces danses, et il importe peu de savoir si l’on commença par la pantomime ou par la peinture. D’après Fabricius[13], ces représentations prirent le nom de danse macabre, du poète Macaber, qui, le premier, traita ce sujet bizarre dans des vers allemands, traduits en latin, par P. Desrey, de Troyes, en 1460. À l’époque du concile de Bâle, et lorsque la peste désolait cette ville, les Pères du concile, voulant laisser un monument instructif de ces jours de deuil, firent peindre une Danse des morts sur le mur du cimetière de Saint-Jean, appartenant aux dominicains.. Le nom du peintre qui l’exécuta n’a point été conservé ; on sait seulement qu’en 1568, Jean-Hugues Klauber fut chargé de réparer cette fresque dont les couleurs commençaient à s’altérer. Cet artiste, trouvant trois places vides, ajouta trois tableaux à ceux qui existaient déjà. Dans le premier, il donna le portrait du réformateur Æcolompade, encore vivant, et qu’il montra prêchant sur le jugement dernier devant une assemblée de gens de toute condition ; dans le second, qu’il plaça à la fin du branle funèbre, il se représenta lui-même recevant la visite de la mort couronnée de lauriers ; enfin dans le troisième, il montra sa femme appelée à suivre son enfant, et descendant dans la tombe un berceau vide entre les bras.

Ce fut aussi en 1568 que l’on joignit des vers allemands à la Danse macabre de Bâle. Ces vers, dont l’audace frondeuse se ressent de la réforme, traduisent du reste fidèlement les poses et les gestes des différens personnages. Il est curieux de voir combien la pensée indépendante et républicaine perce dans tous les monumens élevés par les arts au moyen-âge. On sent que les artistes sortis du peuple impriment à leurs œuvres le cachet de leur origine ; c’est toujours l’égalité proclamée par le Christ, qu’ils font ressortir avec le plus de soin : on dirait qu’ils constatent l’idée en attendant son application. Dans la peinture, dans la poésie, dans la sculpture, la même préoccupation se reproduit sans cesse ; elle déborde de tous côtés ; c’est une éternelle protestation du faible contre le fort, un cri impérissable en faveur des saintes lois de la liberté. Vous voyez cette grande pensée parler tous les langages, emprunter toutes les formes, les plus graves comme les plus bouffonnes, les plus attendrissantes comme les plus satiriques. Rien n’est épargné dans les sanglantes épigrammes de l’art à cette époque. Au milieu de la Danse macabre dont nous nous occupons, on voit la Mort s’approcher d’une abbesse, soulever un coin de ses vêtemens, et montrer sa taille épaissie avec un geste dont la cynique ironie ne peut laisser aucun doute. Le poète allemand a écrit au bas quatre vers, dont voici la traduction :


Dites-nous, dame abbesse, honneur du monastère,
D’où vient cet embonpoint qui semble vous gêner ?
Je ne veux rien imaginer !…
Mais pour jamais je vais vous en défaire.


Dans la même danse, la Mort s’offre aux yeux d’un cardinal avec le chapeau rouge, la sainte clochette et un serpent au lieu de cœur.

Du reste, les rapprochemens burlesques, les idées touchantes, les images tendres ou philosophiques abondent dans ce curieux poème qui résume, pour ainsi dire, toutes les témérités et toutes les naïves finesses du siècle. La Mort y prend toutes les physionomies, y affiche toutes les allures. Vous la voyez tantôt jouant de la mandoline et chantant sa funèbre romance à une duchesse, tantôt semant de l’or pour attirer un juif sur ses pas, tantôt passant près d’une dame qui se regarde, et lui montrant dans le miroir un hideux squelette au lieu de sa gracieuse image. Ailleurs elle entraîne un aveugle près de sa fosse, et là lui dérobe son bâton et coupe la corde du chien qui le conduit ; ou bien elle se glisse derrière un marchand qui pèse ses doublons et leur donne une tête de mort pour contrepoids. Toutes les conditions entrent ainsi successivement dans la danse fatale avec leurs attributs, leurs vices et leurs caractères. On ne saurait imaginer, sans l’avoir vu, combien le peintre a dépensé d’imagination pour varier cette trame et donner à chaque scène de ce drame uniforme l’intérêt et l’imprévu de l’œuvre la plus variée. Quelque chose pourtant étonne devant cette étrange création. On s’explique avec peine comment le moyen-âge, si croyant au dire de nos historiens actuels, si orthodoxe, si pénétré des sublimités du catholicisme, a pu représenter la Mort sous l’aspect hideux qu’elle revêt dans ces tableaux. De pareilles créations paraîtraient annoncer les terreurs d’une superstition grossière ou les hardiesses d’un philosophisme précoce, plutôt que cette foi, cette espérance, cette charité, triangle mystérieux sur lequel le vrai chrétien doit offrir son ame en holocauste à Dieu. « Il semble, dit l’auteur d’une notice allemande sur la Danse des morts de Bâle, que les disciples d’une révélation qui ôte à la mort son aiguillon et au sépulcre sa victoire, pouvaient réaliser, sous des attributs nobles et touchans, cette grande dispensation du dieu des vivans, qui, terminant d’un coup l’épreuve importante et décisive de sa créature, la fait passer subitement du lieu de son exil aux splendeurs de l’éternité. Un ange d’une figure sérieuse et pleine de compassion tenant d’une main un flambeau éteint, et de l’autre un flambeau qu’il rallume dans le ciel, figurerait la mort avec plus de vérité pour un chrétien que ces affreux simulacres, qui, d’ailleurs, représentent un cadavre et non la mort ! »

§ iv.
LES BERNOUILLI. — LA BATAILLE DE SAINT-JACQUES.

En sortant de la bibliothèque, nous passâmes devant l’hôtel-de-ville, peint à fresque comme tous ceux de la Suisse, et dont les décorations, sans être d’un goût fort pur, ne manquent pas de caractère. Je remarquai, au haut du grand escalier, un tableau représentant une scène du jugement dernier. Les damnés sont presque tous des moines, des nonnes ou des chevaliers. Sur le devant, on aperçoit le démon de la luxure, reconnaissable à sa tête de coq, à son corps de femme et à ses pieds de crapaud, qui entraîne un prêtre dans la gehenne.

On nous montra dans la cour la statue en bronze de Munatius Plancus, que Bâle honore comme son fondateur. Ce Romain, dont on voit encore le tombeau entre Rome et Tivoli, n’établit point pourtant de colonie au lieu où se trouve la ville actuelle ; mais il bâtit, à peu de distance, la ville d’Augusta Rauracorum (aujourd’hui Basel Augst), et cette fondation devint plus tard l’origine de Bâle.

Nous retournions à l’auberge lorsque le nom de Bernouilli, inscrit sur une boutique d’apothicaire, arrêta nos regards. Nous nous rappelâmes alors que nous étions en effet dans la patrie de ces hommes fameux qui, pendant plus d’un siècle, se transmirent la gloire par droit d’héritage, et qui partagèrent l’honneur de toutes les découvertes qu’ils ne firent pas eux-mêmes.

On ne compte pas moins de sept Bernouilli illustrés par leurs travaux scientifiques ; mais trois surtout, Jacques Bernouilli, Jean Bernouilli, son frère, et Daniel Bernouilli, fils de Jean, ont laissé des monumens impérissables. Il faut dire aussi que rien ne leur manqua de ce qui ouvre la carrière aux grands génies. Jacques et Jean eurent à souffrir les persécutions de leurs parens, qui espéraient avoir pour fils des ministres ou des négocians, et qui s’indignèrent de n’avoir que deux grands hommes. Ce fut même en souvenir de ces premiers obstacles que Jacques Bernouilli prit pour devise le magnifique emblème de Phaéton conduisant le char du soleil avec ces mots : Invito patre sidera verso. Quant à Daniel, ses commencemens furent encore plus pénibles. Son père ayant consenti à lui donner quelques leçons, il pénétra dans les études mathématiques avec une intelligence qui semblait lui venir du cœur. Le désir de satisfaire son maître lui rendait tout facile ; mais loin que celui-ci lui tint compte de ses efforts, il se montrait plus sombre, plus brusque, plus mécontent, à mesure que l’élève approchait du but. Désespéré, et voulant à tout prix reconquérir une affection dont il avait besoin, Daniel s’empara secrètement d’un problème que son père avait essayé vainement, et sa volonté vertueuse faisant un miracle, il le résolut. Tout tremblant d’émotion et de joie, il vint porter son travail à son père ; mais à peine celui-ci y eut-il jeté les yeux qu’il pâlit ; il regarda long-temps les calculs de son fils et sortit sans rien dire. Depuis ce jour il n’adressa à Daniel ni un mot tendre ni un regard affectueux ; la science avait vaincu la nature, et Jean Bernouilli n’avait plus de fils, il n’avait qu’un rival. La chose n’apparut que trop clairement peu après. En 1734, l’Académie des sciences ayant proposé pour prix la théorie des inclinaisons des planètes, deux mémoires se trouvèrent d’un mérite égal : on décacheta les lettres closes qui contenaient les noms des auteurs, c’étaient Jean et Daniel Bernouilli. On déclara donc que le prix serait partagé entre le père et le fils. À cette nouvelle, Jean furieux fait venir Daniel, et lui montrant la lettre du secrétaire de l’Académie : — Monsieur, lui dit-il, vous m’avez manqué de respect en osant concourir avec moi ; vous êtes un ingrat, et tout est fini entre nous. Le jeune homme voulut en vain se défendre, il eut en vain recours aux supplications les plus tendres, la jalousie avait soudé les portes de ce cœur orgueilleux, et les prières n’y entraient plus.

Bâle est aussi la patrie d’Euler, ce Voltaire mathématicien qui toucha à tout, essaya tout, réussit en tout, et dont les travaux suffirent pour entretenir seuls pendant quinze ans le Journal de l’Académie, dont il était président. L’université de Bâle, sur laquelle les découvertes d’Euler et celles des Bernouilli jetèrent pendant long-temps un si grand éclat, n’a point su conserver le glorieux héritage qui lui avait été laissé, et sa réputation semble décroître chaque jour. Le seul de ses professeurs dont le nom ait dépassé les frontières de la république, est le pasteur Vinet, qui, à son corps défendant et malgré les réserves d’une modestie poussée à l’excès, s’est fait un nom dans l’église protestante, et occupe sans contredit le premier rang parmi les écrivains de la Suisse française. On doit à M. Vinet une Chrestomathie en trois volumes pleine de critiques ingénieuses ou profondes, un ouvrage sur la liberté des cultes couronné à Paris, et un volume de sermons dans lesquels l’élégance onctueuse de Fénelon se mêle heureusement à l’analyse tendre, fine et précise, de Massillon. Le caractère du talent de M. Vinet est la pureté ; non pas cette pureté fade et pâle qui ne paraît sans tache que parce qu’elle manque de couleur, mais la pureté de Racine, vive, colorée, transparente comme le ciel, cette pureté qui, dégageant la pensée de toute son écume, la pose devant l’esprit, vivante, délicate et achevée.

Les campagnes qui environnent Bâle sont belles, mais n’ont point de caractère particulier. Ce sont des paysages agrestes qui rappellent les vertes vallées de l’autre côté du Rhin, au pied de la Forêt-Noire. Cependant il est une plaine que l’étranger ne peut s’abstenir de visiter, non pour le site, mais pour les souvenirs historiques ; c’est la plaine de Saint-Jacques, où quinze cents Suisses attaquèrent, le 26 août 1444, les trente mille Armagnacs commandés par le dauphin, depuis Louis XI. Ils rencontrèrent d’abord, près du village de Prattelen, quatre mille ennemis qu’ils repoussèrent de la plaine dans les fortifications de Moutteng, des fortifications dans la vallée, et de la vallée dans la Birs où ils les noyèrent. Les Bâlois, qui avaient vu le combat du haut de leurs tours, sortirent de la ville au nombre de trois mille, et vinrent au-devant des confédérés, les conjurant d’entrer dans leurs murs pour prendre du repos. — Nous nous reposerons de l’autre côté, dirent-ils ; à la mort les braves ! — Et encore tout couverts de la sueur du premier combat, ils se jettent dans la Birs, la traversent à la nage sous le feu de l’ennemi, et abordent au milieu des vingt-six mille hommes qui les attendent. « Ils pénétrèrent, dit Zschokke, dans ces hordes innombrables semblables à des anges exterminateurs. » Séparés bientôt, ils continuèrent à lutter avec le même courage. Cinq cents étaient dans la plaine, les autres derrière un mur du jardin de l’hôpital Saint-Jacques. Ceux de la plaine se battirent jusqu’à ce qu’ils fussent tous tombés ; ceux qui étaient derrière le mur repoussèrent trois assauts et firent deux sorties. On mit le feu à la chapelle, puis à l’hôpital : resserrés entre une mer d’ennemis et une mer de feu, ils continuèrent à se battre sans vouloir recevoir merci. Enfin, le mur croula, et quand la poussière et la fumée se furent dissipées, on put voir tous les Suisses morts à leur poste, et aussi serrés sur la terre qu’ils l’avaient été pendant le combat.

Celui-ci avait duré dix heures ! Lorsqu’il eut cessé, et que les chefs purent relever leurs visières, ils parcoururent au petit pas de leurs coursiers haletans le champ de bataille si long-temps disputé. Tous étaient silencieux et mornes, car tous voyaient ce que la victoire avait coûté. Un seul ne semblait point partager la consternation générale : c’était le chevalier Bourkard Munch, seigneur d’Auenstein et de Landskron. Ivre d’une joie haineuse, il lançait son cheval sur les cadavres suisses étendus çà et là, et, le faisant piétiner dans leur sang, il s’écriait avec délire : « Je me baigne dans les roses ! je me baigne dans les roses ! » Alors le capitaine Arnold Schik d’Uri, se relevant du milieu des morts : — Sens encore cette rose, lui cria-t-il, et il lui lança au front une pierre sanglante dont il l’abattit.

Cependant le dauphin faisait le tour de la plaine, épouvanté du spectacle qu’il avait sous les yeux. En voyant la terre couverte de cadavres aussi loin qu’il pouvait regarder, et quatre Armagnacs sans vie près de chaque Suisse mort, il joignit involontairement les mains et s’écria : — Vierge Marie ! si quelques centaines nous ont fait ainsi nager dans notre sang, que ne feraient pas des milliers ?

Peu de jours après il signa la paix avec les confédérés et ramena ses troupes en France.

Un monument gothique élevé à la mémoire de ceux qui sont morts en défendant le sol de la patrie, s’élève de nos jours sur la butte Saint-Jacques, et le vin qui se récolte aux environs s’appelle encore sang suisse. Ah ! je l’avouerai, en passant devant ce clocheton funèbre, je me suis senti saisi d’un respect muet. J’avais en effet sous les yeux les Thermopyles d’une autre Grèce. Ceux qui dormaient sous mes pieds n’avaient pas seulement sauvé par leur mort l’indépendance de leur patrie, ils avaient donné au monde un exemple qui devait être imité. Si les ennemis qu’ils combattirent étaient nos aïeux par le sang, ils furent, eux, nos frères par la pensée, car ils moururent pour la cause que nous défendons depuis un demi-siècle. Pâtres glorieux ! votre sacrifice ne profita pas seulement à la Suisse, mais à nous tous ! Le sang qui coule pour une grande idée, en quelque lieu que ce soit, est comme celui du Christ ; il arrose et féconde toute la terre. Ce fut le principe populaire, le droit de se faire libre et d’être maître chez soi que les Suisses défendirent à Saint-Jacques : les Suisses moururent, mais le principe vainquit. Les peuples apprirent ainsi que la volonté pouvait tenir lieu de tout le reste ; que l’important n’était ni de vivre ni même de vaincre, mais de combattre tandis qu’on était debout, de combattre blessé, de combattre encore à terre, afin de conquérir son droit, même en succombant. Ils apprirent surtout quelle était la force de la concorde et du dévouement, ces deux bases de toute liberté. De telles leçons ne sauraient être trop souvent rappelées à ceux qui les reçurent et à ceux qui les donnèrent. « Les liens de la servitude des Suisses, dit Henri Zschokke, ne furent rompus ni par la flèche de Guillaume Tell ni par l’épée d’Adamnne de Camogask ; ni la bataille de Saint-Jacques, ni le combat de la Malserhaide ne conquirent l’indépendance des confédérés. Les hommes assemblés dans la prairie du Grutli et sous l’érable de Trouns donnèrent seulement le mot d’ordre pour le combat sacré ; mais nous le continuons encore, mais vous, nos neveux, vous le continuerez sur nos tombeaux. Veillez donc, de peur que vous ne tombiez dans la tentation ; confiez-vous en Dieu ! et n’oubliez jamais la devise sacrée : Tous pour chacun, chacun pour tous. »


Émile Souvestre.


  1. L’ancienne église de Saint-Louis (qui, du reste, est encore la seule) donne une idée du peu d’importance de cet endroit avant l’établissement des postes de douanes ; elle peut à peine contenir vingt personnes.
  2. Les capitaux des Bâlois sont immenses, et l’Alsace doit à leur emploi une partie de sa prospérité. Dans un article de la Revue de Paris (17 juillet) sur Mulhouse, il a été dit que les Bâlois prêtaient à des conditions onéreuses et à des taux fort élevés ; c’est une erreur. De nouveaux renseignemens ont mis l’auteur à même de connaître que les fonds bâlois étaient au contraire généralement empruntés à un taux inférieur à l’intérêt légal de la France.
  3. Ren en celtique signifie le fluide.
  4. Platine. Vie d’Eugène, pag. 290.
  5. Æneas Sylvius, cap. xlix.
  6. Æneas Sylvius, ubi suprâ.
  7. Toute cette discussion est textuellement traduite des auteurs du temps.
  8. Nucleum eripiunt relicto putamine, dit Luther au colloque de Marpourg, à propos de cette croyance des partisans de Wiclef.
  9. La papesse Jeanne s’appelait aussi Agnès.
  10. Mirabile dictu est si multa fercula et mixta cerevisiæ vina et longissimi somni, melius vobis scripturam exponunt quam cæteris abstinentiæ atque vigiliæ. (Lettre d’Æneas Sylvius au cardinal Carvajal.)
  11. Voyez Hist. de la guerre des Hussites, par Lenfant, p. 169 à 201, et la lettre d’Æneas Sylvius au cardinal Carvajal.
  12. Æneas Sylvius.
  13. Bibl. lat. Med.