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Balzac, sa méthode de travail/II

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A. Patay (p. 27-31).
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II


La nouvelle, Un Début dans la vie, compte à peine dans l’œuvre du romancier : si on excepte quelques détails où apparaît la touche du maître, ce récit est médiocre d’invention, et la trame en est des plus minces. À cet enfant chétif Balzac prodigua ses caresses de plume.

Il jugeait le fond sans importance ; il essaya de le recouvrir de spirituelles broderies. De là des milliers de corrections, des intercalations de feuillets manuscrits, un dénoûment entièrement nouveau, tous les pétards que ce Ruggieri tirait sur ses épreuves, toutes les bombes que l’homme, sans cesse en état de défense, lançait sur les marges pour protéger une œuvre qu’il ne jugeait pas suffisamment défendue.

Sur les épreuves l’écriture s’accentue : plus accusée que dans le manuscrit, elle suit le bouillonnement de la pensée. Il ne m’est possible que de donner une page des moins chargées de ces épreuves. D’autres feuillets pourraient représenter, avec plus de réalité que certaines toiles du musée de Versailles, le siége de Sébastopol. La pensée éclate en paraboles qui se projetant en tous sens, font penser à des batteries vomissant des obus et des grenades. Sur un tel champ de bataille, ce qui tombe de phrases noyées dans l’encre est incalculable. De côté et d’autre, se pressent des troupes de pensées pour remplacer les pelotons décimés par les biffures ; il en vient par bandes serrées, par petits groupes résolus : le recto ne suffit plus ; derrière, au verso, s’avancent de gros bataillons.

Balzac ne put terminer ses Scènes de la vie militaire ; chaque jour, il en donnait des fragments dans ses épreuves.

Quel général, mais quelles fatigues il fit supporter à ses soldats, les compositeurs ! Il fallait toujours être sur la brèche, toujours vaincre.

Je songe aux calligraphies de maître d’écriture qu’Alexandre Dumas envoyait aux journaux, du vivant de son contemporain si tourmenté. L’œuvre du père des Mousquetaires n’est pas moins complétement enterrée, malgré ses beaux paraphes. Qui verrait aujourd’hui, dans une vente d’autographes, le prix d’un manuscrit complet de l’auteur de la Tour de Nesle comparé à une simple page semblable à celle ci-dessus, se rendrait compte que les récompenses de la postérité sont en sens inverse de la fortune des écrivains pendant leur vie.

— Toi, dit la postérité à Dumas, tu as été gâté par tes concitoyens ; ils t’ont payé comme un ténor. Cela suffit. Je te ferme ma porte… Mais toi, pauvre grand homme qui as usé tes genoux à poursuivre l’art, prends place au milieu des penseurs et couvre-toi de cette couronne glorieuse.



FIN