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Barzaz Breiz/1846/L’Enfant supposé

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L’ENFANT SUPPOSÉ.


______


ARGUMENT.


La tradition mentionnée dans ce chant, relatif encore aux fées, est une des plus populaires de la Bretagne. C’est, le plus souvent, un récit en prose mêlé de couplets, forme qui nous a semblé accuser une modification postérieure. Nous avons donc cru devoir rechercher s’il n’existait sur le même thème aucune œuvre complètement en vers, et nous avons été assez heureux pour découvrir le précieux fragment qu’on va lire.

Une mère perd son fils ; les fées l’ont dérobé en lui substituant un nain hideux. Ce nain passe pour muet, et il se garde bien, en parlant, de démentir cette opinion, car il trahirait sa voix qui est cassée comme celle des vieillards. Cependant il faut que la mère l’y contraigne pour ravoir son enfant. Elle feint donc de préparer à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs ; le nain étonné se récrie ; la jeune femme le fouette impitoyablement ; la fée l’entend ; elle accourt pour le délivrer, et l’enfant qu’elle a dérobé est rendu à sa mère.

IV


L’ENFANT SUPPOSÉ.


( Dialecte de Cornouaille.. )


Marie la belle est affligée; elle a perdu son cher petit Laoïk ; la Korrigan l’a emporté.

— En allant à la fontaine puiser de l’eau, je laissai mon Laoïk dans son berceau ; quand je revins à la maison, il était bien loin ;

Et à sa place on avait mis ce monstre ; sa face est aussi rousse que celle d’un crapaud ; il égratigne, il mord sans dire mot ;

Et toujours il demande à têter, et il a sept ans passés, et il n’est pas encore sevré.

— Vierge Marie, sur votre trône de neige, avec votre fils entre vos bras, vous êtes dans la joie, moi dans la tristesse.

Votre saint enfant, vous l’avez gardé ; moi, j’ai perdu le mien. Pitié pour moi, mère de la Pitié !

— Ma fille, ma fille, ne vous affligez pas ; votre Laoïk n’est pas perdu ; votre cher Laoïk sera retrouvé.

« Qui feint de préparer le repas dans une coque d’œuf pour dix laboureurs d’une maison, force le nain à parler.

« Quand il a parlé, fouettez-le, fouettez-le bien ; quand il a été bien fouetté, il crie ; quand il a été entendu, il est enlevé promptement. »

— Que faites-vous là, ma mère ? disait le nain avec étonnement ; que faites-vous là, ma mère ?

— Ce que je fais ici, mon fils ? Je prépare à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs de ma maison.

— Pour dix, chère mère, dans une coque !
J’ai vu l'œuf avant de voir la poule blanche ; j’ai vu le gland avant de voir l’arbre.

J’ai vu le gland et j’ai vu la gaule ; j’ai vu le chêne au bois de Brézal, et n’ai jamais vu pareille chose.

— Tu as vu trop de choses, mon fils ; clic ! clac ! clic ! clac !
Petit vieillard, ah ! je le tiens !

— Ne le frappe pas, rends-le-moi ; je ne fais aucun mal au tien ; il est notre roi dans notre pays —

Quand Marie s’en revint à la maison, elle vit son enfant endormi dans son berceau, bien doucement.

Et comme elle le regardait toute ravie, et comme elle allait le baiser, il ouvrit les yeux ;

Il se leva sur son séant, et lui tendant ses deux petits bras :
— Hé! mère, j’ai dormi bien longtemps ! —

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans une tradition galloise analogue, que nous ont racontée les paysans de Glamorgan, la pauvre mère, trouvant aussi un nain hideux et vorace à la place de son enfant, va consulter le sorcier, qui lui dit : « Prenez des coques d’œufs, faites semblant d’y préparer à dîner pour les moissonneurs : si le nain témoigne de l’étonnement, fouettez-le jusqu’au sang ; sa mère accourra à ses cris pour le délivrer, en vous ramenant votre enfant ; s’il n’en témoigne pas, ne lui faites aucun mal. »

La mère suit le conseil du sorcier, et tandis qu’elle remplit de soupe ses coques d’œufs, elle entend le nain se parler ainsi a lui-même d’une voix cassée : « J’ai vu le gland avant de voir le chêne ; j’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche : je n’ai jamais vu pareille chose[1]. »

Tercet curieux, unique débris de l’antique chanson, dont les vers, à trois mots près, cadrent exactement avec ceux de la ballade bretonne. Cela nous porte à croire que la composition de cette ballade remonte à une époque antérieure à la séparation définitive des Bretons insulaires et des Bretons armoricains au septième siècle, opinion que rien ne parait contredire, et que confirme, à notre avis, la forme ternaire des strophes, et l’allitération régulière qu’elle présente d’un bout à l’autre.

Par un hasard extraordinaire, Geoffroi de Monmouth, écrivain du douzième siècle, met les paroles que nous venons de citer dans la bouche de son barde sorcier.

« Il y a dans cette forêt, dit Merlin le Sauvage, un chêne chargé d’années; je l’ai vu lorsqu’il commençait de croître... J’ai vu le gland dont il est sorti, germer et s’élever en gaule... J’ai donc vécu longtemps[2]. »

Si cette remarquable coïncidence n’était pas l’effet du hasard, elle prouverait que le moine gallois connaissait le chant populaire, et serait pour notre ballade une nouvelle preuve d’antiquité.



Mélodie originale




  1. Gweliz mez ken gwelet derven
    Gweliz vi ken gwelet iar wenn
    Erioez ne weliz evellhenn.
  2. Vita Merlini Caledoniensis, p. 47.