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Bas les cœurs !/23

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Albert Savine (p. 306-313).


XXIII


Nous sommes redevenus Français. Les Allemands doivent demeurer encore quelque temps sur la rive droite de la Seine, mais Versailles est débarrassé de leur présence. Les communications sont rétablies. Mon père en a profité pour aller à Paris ― d’où il est revenu songeur.

Une conversation qu’il a eue, le soir, avec Louise, m’a mis au courant de ses perplexités. Il paraît que la situation de notre chantier de la rue Saint-Jacques n’est point bonne, mais que celle du chantier des Grands Hommes est déplorable.

― Ah ! dit mon père, il y aurait là une affaire magnifique… Le propriétaire des Grands Hommes est à bout de ressources… Il n’a pas gagné d’argent pendant la guerre, lui… Avec quelques billets de mille francs… Hein ? vois-tu ça d’ici, Louise ? acheter les Grands Hommes, ne faire des deux établissements qu’un seul… un seul, énorme, colossal… réserver une large place à la menuiserie ; et, qui sait ? peut-être entreprendre la fabrication des meubles… faire concurrence au Vieux Chêne. Vois-tu ça d’ici, hein ?…

Et il renfourche son dada, se laisse travailler sans relâche par son idée fixe. Oui, quelques billets de mille francs ! Ah ! si cette vieille canaille de père Toussaint n’avait pas mis la main sur le magot de la tante Moreau ! Si l’on avait pu prévoir !…

― Ah ! le vieux gredin ! la vieille crapule ! le vieux voleur ! Dépouiller ses petits enfants ! Les mettre sur la paille ! Leur enlever le pain de la bouche !… Et vous verrez qu’il ne crèvera pas, le vieux chenapan, qu’il ne nous débarrassera pas de sa carcasse !… Vous verrez ça… Crapule, va !…

Mon père ne dérage pas. Quelquefois il passe sa colère sur moi.

― C’est toi qui es cause de tout. Si tu avais été moins bête ! Ah ! je t’apprendrai à faire l’imbécile, idiot !

Pour éviter les discussions, je reste peu chez nous. Je vais voir Léon et Mlle Gâteclair qui viennent d’arriver à Versailles.


C’est drôle, Léon est convaincu que les Français ont été vainqueurs. Je ne sais pas comment il s’arrange, mais c’est comme ça. Il admet bien qu’en définitive nous sommes battus, mais battus sans l’être, battus avec le beau rôle, battus pour la forme. Il prétend qu’au fond, en poussant jusqu’au bout l’examen des faits, en approfondissant la question, il est impossible de douter de notre succès définitif. C’est un succès moral, ce succès-là ; mais enfin c’est un succès ― et le plus grand.

― Crois-tu, par exemple, me demande-t-il, que Paris en deuil, silencieux et digne, assistant avec une hauteur méprisante à l’entrée des Prussiens, n’a pas remporté sur l’ennemi une grande victoire morale ?

Je n’en sais rien.

― Et puis, vois-tu, continue Léon, dans cette guerre, nous nous sommes conduits autrement que les Prussiens. Ils ont agi en barbares, et nous en chevaliers. Ah ! si nous n’avions pas été trahis !… Tiens ! regarde ce morceau de pain noir que nous avons fait encadrer. Regarde-le et dis-moi si une population qui se résigne à en faire son unique nourriture pendant de longs mois, n’est pas une population héroïque. Trouve-moi beaucoup de villes capables de faire ce qu’a fait Paris !

Je crois qu’on en trouverait pas mal. Léon a évidemment une aptitude toute spéciale à expliquer et à justifier nos revers.

― C’est que je suis un bon Français, un patriote !

Je m’en doutais.

Là-dessus, il me fait voir une quantité de dessins et de gravures qu’il a rapportés de Paris, des chromolithographies représentant l’Alsace et la Lorraine en deuil, avec une fleur tricolore dans les cheveux, la France prise à la gorge par un Prussien ivre qui tient une torche à la main ; et, enfin, il déroule une grande image, enluminée de couleurs criardes, où l’on voit trois dames habillées, la première en bleu, la seconde en blanc, la troisième en rouge, qui passent, la tête haute, devant un groupe d’officiers allemands, verts de rage. C’est intitulé : « À Metz. Quand même ! »

― Jamais les Prussiens n’auront le cœur de l’Alsace, dit Léon.

Mais il se souvient qu’on vient de faire une chanson là-dessus. Et il ouvre de beaux livres, dorés sur tranche, à couvertures multicolores, qui tous parlent de la guerre. Tous, ils exaltent les actions héroïques des Français, ils célèbrent leur bravoure, ils chantent leur grandeur d’âme, et, comme intermède, ravalent les Allemands et les dénigrent sur tous les tons. Ils sont illustrés, ces livres-là ; et les gravures qu’ils renferment vous font assister à la défense de Belfort, de Bitche, à la bataille de Coulmiers, au combat de Bapaume, aux charges des dragons de Gravelotte, des cuirassiers de Reischoffen…

― Trouve-moi des faits pareils à l’actif des Prussiens, me dit Léon. Trouves-en et tu me les apporteras.

― Oui, je te les apporterai.


Je ne peux pas, malheureusement. Brusquement on me défend de continuer à fréquenter Léon. On prétend que sa société m’est nuisible, qu’il fume, qu’on l’a rencontré dans la rue la cigarette à la bouche : des prétextes qui n’en sont pas. La bonne, que j’interroge, m’apprend que Jules est venu à la maison dans la journée et qu’il a tenu avec mon père une longue conversation.

Il est parti avec une figure longue comme ça.

― Mon pauvre monsieur Jean, je crois que vous n’irez pas à la noce cette année.

Que s’est-il passé ? Je le demande au père Merlin qui se contente de hausser les épaules en esquissant le geste qu’on fait pour compter des pièces de cent sous.

― Pauvre Jules !

― Comment ! dit le vieux, tu le plains ? Je croyais que tu lui portais beaucoup d’intérêt, pourtant.

Je ris, pendant que le père Merlin me fait signe de m’asseoir.

― Mon enfant, je dois t’annoncer que mes démarches auprès de ton père ont abouti. Je suis parvenu à lui faire comprendre qu’il était dans ton intérêt d’aller passer quelque temps dans un établissement scolaire. Aussitôt que la tranquillité sera complètement rétablie, on t’enverra à Paris, dans un lycée, pour continuer tes études. Ce n’est pas gai, un collège. C’est, pour beaucoup, une prison. Ce ne sera pas gai pour toi non plus, sans doute ; mais tu m’as dit toi-même que tu aimais mieux vivre entre les quatre murs d’un bâtiment noir que dans un milieu que tu exècres… Tu travailleras. Le travail fait passer le temps… fait passer bien des choses. Tu grandiras vite ; et, plus tard, ma foi… plus tard, comme je n’ai pas d’enfant… comme j’ai eu le malheur de perdre mes enfants… eh ! bien, nous verrons… je serai toujours là, tu sais.

Très ému, je serre les mains du vieillard.

― Quand croyez-vous qu’on rouvrira les lycées, monsieur Merlin ?

― Bientôt, probablement.


C’est aussi l’opinion de M. Beaudrain. Nous venons de recevoir une lettre de lui. Il nous apprend qu’il va revenir « dans nos murs » très prochainement. Il nous explique aussi de quelle façon il a passé le temps, dans son exil. Il a fait des vers : une pièce de vers qu’il adresse à Gambetta, le coryphée de la guerre à outrance. M. Beaudrain nous laisse entendre que c’est peut-être un moyen très habile d’obtenir les palmes d’officier d’académie. Pourtant, il se trouve fort embarrassé ; il n’a pas tout à fait terminé sa pièce.

« Les derniers vers, dit-il, me donnent beaucoup de mal. Je me suis arrêté à ce distique :

Tu compris…


« (Je tutoie M. Gambetta, mais c’est une chose permise en poésie. Voyez notre maître Boileau.)


Tu compris qu’il fallait élever notre cœur
Et, si l’on succombait, tomber, non sans grandeur.


« C’est précisément ce : non sans grandeur qui cause mon tourment. Il me semble faible, point assez expressif. J’avais d’abord mis : avec honneur. Mais je crois avoir déjà lu cette fin d’alexandrin quelque part. J’ai dépouillé, il est vrai, sans la rencontrer, plusieurs recueils de poésies, mais je ne suis pas encore complètement rassuré. Un auteur qui se respecte doit redouter avant tout une accusation de plagiat. Réflexion faite, je laisserai peut-être : non sans grandeur. Et pourtant… »

Espérons qu’il se décidera.

― Si M. Beaudrain revient, dit mon père en fermant la lettre, c’est que nous n’avons plus rien à craindre.

Je le crois aussi.


Mais, tout à coup, le soir du 18 mars, le bruit se répand dans la ville qu’une insurrection terrible vient d’éclater à Paris.