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Bas les cœurs !/25

La bibliothèque libre.
Albert Savine (p. 326-336).


XXV


En descendant dans la salle à manger, à huit heures, Louise et moi, pour le déjeuner du matin, nous trouvons notre père qui semble nous attendre en se promenant de long en large. Son chapeau et sa canne sont posés sur la table.

― Mes enfants, nous dit-il, j’ai une triste nouvelle à vous apprendre. Votre grand-père est mort.

― Grand-papa Toussaint ! s’écrie Louise. Ah ! mon Dieu ! quel malheur ! Quel épouvantable malheur !

Une foule d’exclamations qu’elle glapit, avec des gestes de désespoir. Mais l’accent est faux, le geste exagéré ; les inflexions brusques de l’intonation, les soupirs, les contorsions du visage, tout est contrefait, dissonant ; et l’agitation outrée qu’affecte ma sœur achève de défigurer le peu d’émotion qu’elle a pu ressentir. La voix de mon père était plus franche. L’effroi que la mort apporte avec elle en assombrissait le ton, mais il ne la mouillait pas, au moins, avec les larmes hypocrites d’un désespoir factice.

― J’ai appris cette nouvelle, continue mon père, hier au soir, vers dix heures, lorsque vous étiez déjà couchés. Je n’ai pas voulu vous en faire part sur-le-champ. Vous n’auriez sans doute pas pu dormir de la nuit…

― Oh ! non… oh ! non… murmure Louise en sanglotant.

― Votre grand-père est mort hier, subitement, d’un coup de sang, à sept heures et demie, après son dîner. Je vais aller à Moussy tout de suite…


Mais Mme de Folbert et son fils font leur entrée, et il faut recommencer pour eux le récit de la mort du grand-père. Ils paraissent profondément affectés. Mme de Folbert déclare que c’est un malheur irréparable.

― Pour les petits-enfants, voyez-vous, rien ne remplace les grands-parents.

C’est aussi l’avis de Louise, car elle continue, dans son coin, à pousser de longs soupirs entrecoupés de sanglots.

Tout d’un coup, je vois M. de Folbert, qui n’a rien dit jusqu’ici et qui s’est contenté de secouer la tête de droite à gauche, se lever avec précaution et s’approcher à petits pas de la chaise de ma sœur. Il bredouille, tout en avançant, des paroles inintelligibles. Pourtant, en prêtant l’oreille, on perçoit des bouts de phrases :

― C’est une grande… immense douleur, pour vous, mademoiselle… J’en prends ma part, veuillez me faire l’honneur de le croire… Et si je pouvais, si… j’osais espérer… s’il m’était permis… si j’étais assez heureux pour voir des liens plus sérieux… non, plus solides… non… oui, plus solides que ceux d’une simple amitié… unir nos deux familles en la… nos deux familles si honorables… mademoiselle…

Il tend la main, il l’avance, timidement, prudemment, d’un centimètre par seconde. Louise se lève, tamponne ses yeux une dernière fois et, avec un énorme soupir, les yeux au plafond, elle met sa main dans celle du chef de bureau.

Nous nous sommes levés, nous aussi. Et Mme de Folbert s’écrie en étendant les bras comme pour s’assurer qu’il ne pleut pas :

― Soyez heureux, mes enfants !

J’ai déjà vu quelque chose comme ça, dans le temps, avec Jules. Louise avait la même tête. Allons, elle sera dépu… Je ne sais toujours pas comment on féminise ce mot-là. Il faudra que je regarde dans un dictionnaire.


Comme si j’avais le temps de regarder dans les dictionnaires ! Il me faut, toute la journée, faire des courses qui n’en finissent pas : aller chez l’imprimeur pour commander des lettres de deuil, chez le chapelier pour commander des crêpes, chez celui-ci, chez celui-là. Ma sœur aussi se donne beaucoup de mal. Et c’est à peine si elle trouve une minute, le soir, lorsque mon père revient de Moussy, pour lui dire à l’oreille :

― Une bonne journée, hein ?

Oui, une bonne journée pour tous les deux. Mon père cache mal sa joie : ma sœur va faire un mariage magnifique, sa dot est toute trouvée, et le rêve qu’il a fait pendant dix ans est sur le point de se réaliser. Il va pouvoir acheter les Grands Hommes et fonder à Paris un établissement important.

Pourtant, brusquement, il devient soucieux. Il se souvient qu’il a trouvé dans les papiers du grand-père ― qui n’a pas laissé de testament ― une note datant de plusieurs années déjà. Dans cette note le vieux demandait que son corps fût inhumé à Versailles.

Mon père hésite à exaucer ce désir.

― Des tracas, des dérangements… Comme s’il ne serait pas aussi bien à Moussy… D’ailleurs, ce papier est vieux. S’il avait eu le temps de faire un testament, le père Toussaint aurait probablement changé d’avis…

Malheureusement, il a eu l’imprudence de divulguer ce détail devant nos locataires, et ma sœur le supplie d’exécuter les dernières volontés du vieux.

― Ce n’est pas pour lui que je te le demande ; c’est pour nous. Ça fera mieux, à tous les points de vue. Ça fera voir que nous n’avons pas de rancune.

― Pas de rancune… pas de rancune… gronde mon père.

Pourtant, il finit par se décider. Le grand-père sera enterré à Versailles.


Il sera enterré à Versailles, mais je n’aurai pas de vêtements de deuil. Il faudra que je mette mon costume marron que je n’aime pas, qui me va mal, qui me donne l’air d’un bonhomme en chocolat. J’ai vainement représenté à mon père que des habits noirs seraient bien plus convenables. Car, enfin, un costume marron…

― Ta, ta, ta. Tu le mettras tout de même. D’abord, le marron, c’est deuil. Et puis, c’est assez bon.


Et c’est habillé de marron que je suis le cercueil, depuis l’église de Moussy où l’on a dit une messe jusqu’à la porte des Chantiers où les employés de l’octroi visitent la voiture. Nous trouvons là la plus grande partie des invités à qui nous avons donné rendez-vous, pour leur épargner de trop grands dérangements, à l’entrée de la ville : M. et Mme Legros, M. Merlin, M. et Mme Arnal, M. Hoffner…

Le Luxembourgeois se place à côté de mon père, lorsque le convoi se remet en marche.

― J’ai trouvé la lettre de faire part, hier soir, en rentrant chez moi, et je me suis empressé…

― Trop aimable, vraiment… Mais je n’ai pas eu le plaisir de vous voir depuis quelque temps déjà…

M. Hoffner nous explique qu’en effet il avait momentanément quitté Versailles. Il est resté à Paris pendant la Commune. Il a même profité de la circonstance pour rendre quelques services au gouvernement. Il a fourni des renseignements ― des renseignements précieux ― à ses risques et périls. Le gouvernement, il convient de le dire, ne s’est point montré ingrat. M. Hoffner a été récompensé, il le déclare lui-même, bien au delà de ses mérites. Et, de plus, il va être l’objet d’une distinction des plus flatteuses : on va lui donner la croix d’honneur.

― En vérité ? fait mon père. Mes compliments, mes compliments… Et vos amis, à propos, vos amis… messieurs Hermann et Müller… que sont-ils devenus ? Ils ont enlevé leurs meubles de mes hangars, l’autre jour, mais j’étais absent, justement, et je n’ai pu leur parler. Sont-ils retournés à Saint-Cloud ? Reprennent-ils leur commerce ?

― Non, non. Ils avaient l’intention de s’établir à Versailles, mais on leur a offert un emploi, et, ma foi ! ils ont accepté. Ils ont vendu… rendu, c’est-à-dire, rendu ― je veux dire rendu ― tous les meubles qu’ils avaient apportés de Saint-Cloud. Ils les ont rendus à leurs propriétaires. Et maintenant, ils occupent une jolie position, à la Présidence.

― À la Présidence ! Ah ! bah ! Ah ! bah !…

― Oh ! on leur devait bien cela. Des Alsaciens ! Des enfants de ces malheureuses provinces sacrifiées… Les Alsaciens avant tout ! Voilà le mot d’ordre, aujourd’hui… Et c’est justice…

― Je crois bien !…


Nous arrivons au cimetière. L’inhumation a lieu rapidement. Et, de toutes les larmes qui se répandent sur la tombe du vieillard, ce sont peut-être celles que je verse qui sont encore les plus sincères…


La cérémonie est terminée ; les fossoyeurs achèvent de combler la fosse. On se sépare à la porte du cimetière. Ma sœur, les yeux tout rouges, rentre en voiture à la maison avec Mme de Folbert et son fils. Moi, je suis mon père qui se rend à pied chez l’imprimeur dont il veut acquitter la facture. Le père Merlin nous accompagne.

Mon père semble déchargé d’un grand poids. Les idées funèbres ne le tourmentent pas. Il parle de choses quelconques, de la pluie et du beau temps, et enfin, de politique.

― Oui, nous avions raison de ne pas désespérer, pendant la guerre. Nous avons été battus, c’est vrai, mais nous nous relevons dans la guerre civile. Non, la patrie n’est pas morte ! Elle est plus vivante que jamais ; et les Prussiens, à Saint-Germain et à Saint-Denis, assistent avec rage à son réveil. Est-ce qu’on a le droit de douter d’un peuple qui, pour vivre, n’hésite pas à couper le mal à sa racine, à s’amputer héroïquement ? Oui, nous avions raison. Il faut élever nos cœurs ! Debout ! Encore plus haut ! Sursum corda ! Il s’agit de prendre notre revanche aujourd’hui. La grande ! La définitive ! La patrie est forte, maintenant qu’elle vient de recevoir, dans sa victoire sur la Commune, le baptême de sang nécessaire. Ce sang lave toutes les hontes passées : nous n’avons plus de boue à essuyer, nous n’avons qu’une revanche à prendre. Haut les cœurs !…


Nous sommes arrivés sur la place d’Armes. Et je regarde les pièces d’artillerie prises à Paris, canons de bronze, canons d’acier, canons rayés et à âme lisse, obusiers et mitrailleuses, qu’on y a rangés symétriquement, ainsi que de glorieux trophées. À droite, l’Orangerie, où sont entassés les prisonniers ; à gauche, les Grandes Écuries, où siègent les conseils de guerre qui les jugent ; en face, le plateau de Satory, où on les fusille.


Mon père continue :

― La revanche ! La revanche terrible, sans pitié ! l’anéantissement de l’Allemagne ! Que tout Français tienne le fusil ! Tout pour la guerre ! Tout le monde soldat ! Haut les cœurs !… Voilà ce que je pense, moi ; et je vous le dis comme je le pense, tout crûment. Je ne sais pas faire de phrases, moi. Je suis un bon bourgeois…

Tout à coup, il s’arrête. Là-bas, débouchant de la cour du Château, passant dans l’allée ménagée entre les canons parqués sur la place, une voiture arrive au grand trot.


― C’est Thiers ! s’écrie mon père. Le vainqueur de la Commune ! Le grand patriote !

Et il ajoute :

― Il faut l’acclamer.

Le coupé approche rapidement. Par la portière, j’entrevois un toupet blanc, des lunettes, une redingote marron. Mon père m’empoigne par le bras et, levant son chapeau :

― Salue, mon enfant, c’est la Patrie qui passe !… Vive Thiers ! Vive Thiers !

Moi, je connais Thiers. Je sais ce qu’il a été. Je sais ce qu’il est. Je ne saluerai pas.

La voiture est déjà passée, et je n’ai pas salué, je n’ai pas mis le doigt à mon chapeau.


Mon père se tourne vers moi :

― Pourquoi n’as-tu pas salué ?

Je ne réponds pas. Il lève la main.

Qu’il frappe.

Mais le père Merlin a vu venir le coup. Il se place rapidement entre mon père et moi et, souriant :

― Décidément, Barbier, ― pour revenir à nos moutons ― je dois avouer que vous aviez raison tout à l’heure : vous êtes un bon bourgeois.


Villerville, août 1889.