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Bellah/02

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BELLAH.[1]

V.


Sire, ne chevauche plus avant ; retourne, car tu es trahi. (Ancienne chronique.


Ce terrible fardeau de la vie ne semble-t-il pas léger à porter, quand, au soleil du matin, sous un ciel profond et pur, on se met en marche, à pied ou à cheval, le long des haies fleuries ou en vue d’horizons bleuâtres, la poitrine pleine d’un air frais comme la rosée ?

Dans ce premier instant de rajeunissement et de bien-être, avec toute la vivacité des organes reposés, on éprouve comme une révélation lumineuse du bienfait de l’existence ; on s’étonne de l’avoir méconnu, en contemplant le cadre enchanteur dans lequel Dieu l’a placé ; on se réjouit d’être né. Passe un homme qui vous parle du cours de la rente ou des élections, le charme est rompu ; la création divine est gâtée.

La sérénité de ces sensations irréfléchies se peignait sur le visage de nos voyageurs. Hervé et le vieux garde-chasse avaient seuls le front soucieux. Hervé marchait quelques pas en avant, cherchant à mettre un peu d’ordre dans sa conscience émue et dans son esprit tourmenté. Après ce qui s’était passé, il ne pouvait plus lui rester de doute que sur la nature de la perfidie dont il était le jouet. Son droit, son devoir même était de refuser une plus longue protection à celles qui abusaient si clairement de sa bonne foi ; chaque pas qu’il faisait le rendait complice d’une trahison inconnue, mais certaine. D’un autre côté, interroger, avec la rigueur d’un juge et d’un ennemi, ces femmes envers qui le liaient des souvenirs si puissans, c’était une tâche pour laquelle il manquait de courage ; c’était d’ailleurs ouvrir les yeux aux soldats sur une duplicité dont un de leurs camarades avait péri victime, c’était abandonner sans réserve les émigrées à des lois effrayantes ; Andrée elle-même pouvait se trouver enveloppée dans des périls encourus à son insu ; c’était enfin livrer des femmes, livrer son propre sang, et Hervé, malgré la sévérité de ses principes, n’était pas assez stoïque pour charger sa mémoire d’un de ces traits que les exagérations passagères d’une politique peuvent vanter, mais que les lois éternelles gravées dans le cœur de l’homme réprouvent et jugent infâmes. Pour échapper à ces anxiétés, Hervé prit la résolution de continuer le voyage jusqu’à Kergant, espérant qu’une occasion se présenterait de réparer cet oubli momentané de son devoir absolu, et se promettant en tout cas de se mettre, aussitôt arrivé, à la disposition du général, en lui avouant franchement ses torts.

Plus libre alors, la pensée de Hervé se reporta sur un objet plus léger, mais à peine moins délicat, c’est-à-dire sur la plume blanche envolée de la fenêtre de Mlle de Kergant, et dont le sens précis était difficile à pénétrer. Et d’abord la plume était-elle bien ceUe de Bellah ? Un prompt regard de Hervé l’assura que le feutre élégant de la jeune fille n’était plus orné de son panache. Cela semblait décisif ; mais en même temps il put reconnaître, et ce fut avec ennui, que le chapeau de la petite Andrée avait également perdu sa flottante parure, ce qui remettait tout en question. Andrée, qui était aux aguets depuis le moment du départ, n’avait eu garde de laisser passer, sans le remarquer, le double regard de son frère. Elle donna aussitôt un coup de cravache à son cheval, qui vint toucher celui du jeune homme : — Eh bien ! mon frère, dit-elle, voilà une matinée délicieuse… Vous avez là un singulier chapeau, commandant ?

Au mot de chapeau, Hervé, qui se méfiait déjà passablement de sa petite sœur, sentit croître son trouble, et se mit à siffloter en gourmandant son cheval pour avoir un prétexte de ne pas répondre ; mais Andrée n’était point femme à se laisser dépister si aisément : — Commandant, reprit-elle, vous avez un singulier chapeau. Un singulier chapeau vous avez, commandant.

— Et en quoi singulier ? dit enfin Hervé, voyant qu’on ne pouvait l’éviter.

— En quoi ? mais il me paraît plat, ce chapeau… Pourquoi n’y mettez-vous pas un panache ?

Panache était de tous les mots de la langue celui qui était le mieux fait en cet instant pour importuner Hervé. — Panache ! répéta-t-il machinalement et à demi-voix.

— Panache, dit Andrée en dansant sur sa selle.

— Avez-vous bien dormi cette nuit ? demanda Hervé.

— Mais pas mal, pas mal, commandant, si ce n’est que j’ai eu un panacher je veux dire un rêve, de toutes couleurs, autrement dit panaché.

— Sur quel panache avez-vous marché ce matin, petite sœur’? Et, à propos, qu’avez-vous fait du vôtre ?

— Comment ! est-ce que je ne l’ai plus ? Ah ! mon Dieu ! j’oubliais que le vent l’avait emporté cette nuit.

— Et le vent, à ce qu’il paraît, n’a pas eu plus d’égards pour votre amie ?

— Ah ! ah ! s’écria en riant la jeune fille, nous y voilà ! Non, le vent n’en a emporté qu’un ; mais lequel ? C’est précisément, citoyen, ce que j’ai promis de ne pas vous dire, parce que si je vous le disais, vous seriez trop heureux, et c’est pourquoi, bref, je ne vous le dis pas. — En achevant ces mots, Andrée fit faire une volte à son cheval, et retourna au petit galop vers ses compagnes.

Pendant que le commandant Hervé oubliait dans des méditations plus heureuses les chagrins de son équivoque situation, le lieutenant Francis étudiait du coin de l’œil, avec une complaisance peu dissimulée, les traits et les façons de la charmante sœur de son ami. Le jeune garçon semblait trouver dans cette étude un intérêt si particulier, et s’y livrait d’ailleurs avec une telle assiduité, que Mlle de Pelven n’eût pu manquer d’y prendre garde, quand elle n’eût pas été douée d’une merveilleuse vivacité de perception. Il est rare qu’une femme se sache mauvais gré d’attirer l’attention d’un homme d’un maintien convenable, et tout aussi rare qu’elle sache mauvais gré à l’homme qui la juge digne de cette attention. On peut ajouter que si l’observateur se trouve classé, pour quelque raison de politique ou de coterie, parmi les ennemis de la dame, cette circonstance a pour effet ordinaire de prêter au régal une saveur plus piquante. La svelte tournure de Francis, sa mine turbulente, la coquetterie d’adolescent qui retroussait sa moustache naissante et plantait son chapeau de côté sur sa tête bouclée, lui composaient une vraie physionomie de page à la fois naïve, impudente et gracieuse. Mlle Andrée n’avait donc aucune bonne raison pour se formaliser outre mesure de ce qui lui arrivait. Seulement, comme toute jeune fille qui se sent observée avec une curiosité spéciale, tantôt elle demeurait plus silencieuse et plus calme que de coutume ; tantôt, fort au contraire, elle paraissait possédée d’un démon loquace et mobile, qui communiquait à sa langue et à toute sa personne une activité prodigieuse. Francis, qui croyait déjà être amoureux depuis plusieurs siècles, jugea qu’il passerait pour un sot, s’il ne se déclarait pas sans retard d’une manière significative. Il éperonna tout à coup son cheval, passa et repassa devant Hervé comme pour exercer sa monture, disparut une minute dans un fourré, et revint au galop, en cachant avec précaution un petit bouquet de primevères, de jonquilles et de fleurs de bruyères, sur lesquelles il avait entendu Andrée s’extasier un instant auparavant. Par bonheur, Andrée précédait alors la chanoinesse de quelques pas ; Francis s’arrêta brusquement devant elle : — Mademoiselle, lui dit-il en lui présentant son bouquet, c’est de la part de votre frère.

Le mensonge était flagrant. Si Andrée eût seulement eu le temps de prévoir l’événement et d’y réfléchir, le jeune homme était perdu ; mais l’ignorance du danger et la témérité admirable qu’elle donne aux amoureux de l’âge de Francis leur assurent le bénéfice souvent considérable de la surprise. Andrée, ne sachant trop ce qu’elle faisait, prit les fleurs et s’inclina en balbutiant un remercîment.

On pense bien qu’une telle scène n’était point de celles que la chanoinesse ; pouvait contempler d’un œil insoucieux. Elle prit aussitôt un trot saccadé qui sema l’air sur son passage d’un nuage de poudre parfumée, de sorte ; qu’on eût pu la suivre à la trace comme une déesse antique, et, fixant sur le visage ému d’Andrée des yeux où s’annonçait un orage : — Qu’est-ce ? dit-elle. Que vous chantait ce troubadour patriote ?

— Il me priait, madame, reprit Andrée, de vous offrir ce bouquet, n’osant le faire lui-même à cause du respect que lui inspire votre physionomie… Comment disait-il’?… altière… oui, altière… extraordinairement altière.

Pendant ce discours, les fleurs avaient passé de la main fine et rose d’Andrée dans la paume flétrie de la chanoinesse. Francis enfonça ses éperons avec force dans le ventre de son cheval, qui rua, se cabra et faillit le désarçonner.

— Hé ! m’sieu ! jeune homme ! dit la vieille dame : comment appelle-t-on ces gens-là ? mon ami ! lieutenant !

— Citoyen, madame, dit Andrée.

— M’sieu le citoyen ! cria la chanoinesse ; puis, voyant de plus près les traits agréables du jeune officier, qui s’était enfin rapproché : Mon enfant, reprit-elle, où avez-vous appris à avoir du respect pour les femmes ?

— Chez ma mère, madame, répondit sèchement Francis.

— C’est bien dit, répliqua la chanoinesse, et je garde votre bouquet. Vous êtes égaré de bonne heure dans une triste route, mon enfant.

— Triste, non, madame, dit le jeune garçon en souriant, puisque j’ai l’honneur de vous y rencontrer.

— Voilà du singulier ! reprit Mme de Kergant. Et comment se fait-il qu’on jeune homme bien né, comme vous paraissez l’être, se soit voué au service de ces malappris féroces, de ces rustauds sanguinaires…

— De la convention nationale ? interrompit Francis. Madame, j’aime naturellement la bataille, et naturellement aussi j’aime mieux batailler pour mon pays que pour l’étranger.

— Malheureux enfant ! s’écria la chanoinesse, on vous a faussé le jugement par de grands mots dont vous ne pouviez comprendre le sens ; mais comment votre mère, puisque vous en parliez… ?

— J’en parlais, mais n’en parlons plus, madame, je vous prie, dit vivement Francis. En même temps ses paupières, frangées de longs cils comme celles d’une femme, s’abaissèrent avec hâte comme pour arrêter deux larmes qui avaient jailli sur ses joues.

Un instant de silence suivit cette expression involontaire d’une douleur mystérieuse. Puis Andrée, reprenant tout à coup la parole avec une insouciance apparente que démentait l’humidité de ses yeux : — Voyons, ma tante, dit-elle, est-ce que cela sent quelque chose, ces jonquilles ? — Et tout en parlant la petite fille enlevait des mains de la chanoinesse deux ou trois fleurs, qu’elle eut soin de garder après les avoir respirées. Francis répondit à ce procédé par un regard dont la tendre reconnaissance couvrit de rougeur le front de sa délicate consolatrice. En cet endroit, une nouvelle disposition du terrain força le jeune officier à se séparer des deux dames, et Andrée n’en fut pas fâchée.

Le pays que traversait le détachement avait peu à peu changé d’aspect. La vue n’était plus attristée par l’âpre nudité des cimes ; l’horizon se rétrécissait ; les chemins se régularisaient entre des haies vives, exhaussées comme des retranchemens naturels et soutenues à des intervalles rapprochés par de gros arbres chargés de feuilles ; ces baies servaient de clôture à des champs ou à des prairies plantés de pommiers aux fleurs blanches et roses. Au bruit des chevaux, de grands bœufs avançaient à travers les taillis leurs têtes méditatives et contemplaient les voyageurs d’un air abstrait. Çà et là apparaissaient parmi les arbres de basses chaumières, revêtues d’une enveloppe de lichens et de mousse. Les chênes des haies et les pommiers des champs, se rapprochant et se massant à une certaine distance, semblaient couvrir toute la campagne d’une épaisse forêt, au milieu de laquelle la pointe frêle des clochers indiquait de temps en temps la place d’un village.

Mais les sentimens de paix et de bonheur qu’éveillait ce paysage champêtre cédaient aux souvenirs récens et désastreux marqués presque à chaque pas par des ruines, des débris incendiés, ou de longs tertres tumulaires. La vivace nature de ce sol s’empressait en vain, comme par une pudeur maternelle, de recouvrir de fleurs et de douces images les traces des crimes et des malheurs des hommes : les champs étaient en friche ; ceux qui auraient dû les cultiver engraissaient de leurs dépouilles les sillons inutiles. De temps à autre, les voyageurs entendaient un sanglot ou le sourd murmure d’une voix derrière un buisson ; ils apercevaient des femmes ou des enfans agenouillés et priant, effigies vivantes, sur des tombeaux ignorés. Des troncs d’arbres rompus, des branches hachées, des trouées sinistres dans les haies, les empreintes encore fraîches de piétine mens désespérés, la couleur étrange de la boue des fossés, dénonçaient de place en place le théâtre d’un de ces combats où la gloire du vainqueur, quel qu’il fût, se perdait dans la faute du fratricide.

— Il faut avouer, commandant, dit tout à coup Francis, rompant le silence sous lequel il avait dissimulé jusque-là, comme tout le reste de la troupe, les pensées que soulevaient les tristes vestiges, il faut avouer que la guerre civile est une détestable horreur.

— Dites la guerre, Francis, civile ou non. Pensez-vous que ce qui est un malheur ici n’en soit pas un là ? Le crime, s’il y a crime, s’arrête-t-il juste au poteau qui marque nos frontières ? Croyez-vous que les douleurs et les malédictions soient moins anières ou moins légitimes, parce qu’elles s’expriment dans une langue qui n’est pas la nôtre ? Il faut des siècles à l’esprit humain pour généraliser l’idée la plus simple ; il ne conçoit les vérités que peu à peu, et il n’en saisit d’abord que les détails qui le touchent de plus près. On commence à appeler le duel d’homme à homme un absurde préjugé, et le duel de peuple à peuple, qui n’est qu’une application en grand du même principe, est regardé comme raisonnable. Qu’appelons-nous guerre civile, nous, fils de cette philosophie chrétienne aux yeux de qui l’humanité n’est qu’une famille ? Si la terre n’est qu’une patrie commune, dont tous les hommes sont citoyens, toute guerre est une guerre civile, toute guerre est une barbare extravagance.

— Et vous êtes soldat ? dit Francis en regardant Hervé avec un peu de surprise.

— Le moment où une vérité se fait jour n’est pas celui où elle est applicable, répondit le jeune commandant. On peut penser autrement que son temps, mais il faut agir comme lui.

— Mais au moins, monsieur Hervé, cette épouvantable guerre intestine est finie ?

— Oui, pour quelques jours, pour quelques heures peut-être, répondit Hervé avec mélancolie.

Il n’est pas inutile de dire ici sur quelle apparence se fondait cette opinion du jeune commandant, qui était partagée secrètement par les chefs des deux partis, et que l’événement était si près de justifier. Les traités de La Jaunaye, de la Mabilaye et de Saint-Florent, signés successivement par Charette, par Cormatin et par Stofflet, semblaient, il est vrai, avoir embrassé dans la pacification tous les pays insurgés, l’Anjou, la Bretagne et la Haute-Vendée ; mais les représentans et les généraux républicains connaissaient trop bien les intrigues persévérantes des agences royalistes de Paris et de Londres, pour avoir eu, en proposant cet armistice, un autre but que d’augmenter les divisions dans les rangs des rebelles et de détacher les paysans de la guerre par l’habitude, reprise peu à peu, de leurs paisibles travaux. D’un autre côté, l’excès même des avantages faits aux royalistes dans les clauses patentes ou secrètes de ces traités aurait suffi à éveiller la méfiance des chefs de ce parti, quand même ils auraient apporté aux conférences une sincérité que les documens les moins cachés de l’histoire ne permettent pas de leur supposer. L’amnistie avait pu sans doute être proposée et acceptée avec une bonne foi réciproque ; mais il n’en pouvait être de même des articles qui, organisant en gardes territoriales, sous le commandement des généraux royalistes, les Vendéens et les chouans les mieux aguerris, laissaient subsister un état dans l’état, un foyer permanent de rébellion au sein de la république. Il n’en pouvait être de même surtout de ces concessions secrètes et inouies, parmi lesquelles on comptait l’engagement de rendre le jeune Louis XVII aux chefs armés en son nom, et dont l’authenticité n’a pu être accréditée que par un témoignage impérial. La crédulité des diplomates vendéens en face de ces invraisemblances politiques ne se concevrait pas, si l’on ne savait que, tout en feignant de les prendre au mot, ils prouvaient par leurs menées qu’ils en appréciaient exactement la valeur. Cette paix enfin n’était, au moins dans la conviction de ceux qui l’avaient conclue, qu’une suspension d’armes dans laquelle chacun des deux partis avait cru également trouver son intérêt. Toutefois il est permis de penser que quelques chefs royalistes avaient pu regarder comme sérieuses les obligations les plus incroyables de ces traités volontairement suspects.

Il était nécessaire de rappeler ce détail de l’histoire du temps pour faire comprendre la suite de ce récit ; mais on ne voudra pas conclure de cette digression superficielle que ce roman ait la moindre prétention historique : c’est un titre qu’il ne peut soutenir d’aucune façon, et qui nous engagerait bien au-delà de nos connaissances et de nos forces. Un conte doit s’efforcer sans doute de ne pas choquer d’une manière inconvenante les vraisemblances de l’époque et des mœurs dont il affiche les couleurs ; mais sa frivolité avouée nous paraît le dispenser d’un scrupule plus sérieux.

La caravane fit halte dans un village, et prit une heure de repos tout en dînant ; puis le voyage continua jusqu’au soir, sans autre incident que la rencontre de quelques cantonne mens républicains, avec lesquels on échangeait un mot d’ordre. Le crépuscule commençait à accuser plus nettement sur le ciel les contours des horizons, quand le timide Colibri adressa cette question au circonspect Bruidoux : — Suis-je dans mon tort, sergent, quand je me figure que l’Amérique est un pays où la plupart des hommes sont des singes ?

Le sergent haussa les épaules par un brusque mouvement dont le contre-coup fit tressaillir le petit captif à cheveux longs qu’il traînait à sa remorque. — Marche donc, jeune houspin ! dit Bruidoux. — Je te dirai d’abord, Colibri, et par forme de préambule, que ce petit fédéraliste commence à me scier le dos d’une façon bizarre. Quant à l’idée que tu te formes de l’Amérique et de ses habitans, que tu prends pour des singes, elle te ferait prendre toi-même pour un âne dans toute société… Marcheras-tu, moitié de coquin ! Avise-toi de tirer encore sur la corde, et tu vas connaître la configuration de mon pied… Il n’y a pas de singes, Colibri : c’est une bête inventée par les prêtres et par les tyrans pour humilier l’homme libre. L’Amérique, Colibri… — Tu tirés sur la corde, gamin ! apprête tes flûtes… je vais en jouer !… L’Amérique, mon garçon, est précisément faite comme je te le disais… Hu ! dia ! petit Cobourg… Et tu pourras en causer maintenant avec aisance et… Très bien, mon poulet ! tu ne pèses pas une plume à cette heure… Avec aisance et facilité, Colibri, mon ami… Hé ! vingt mille calottes ! où est le fils de chouan ? Mort du diable ! il a coupé la corde ! Arrêtez ! arrêtez le prisonnier !… Dans le champ, à droite !

L’enfant venait, en effet, de profiter des premières ombres du soir pour accomplir une évasion dont il avait sans donte trouvé les moyens à la halte du diner. Il courait alors à perte d’haleine dans un champ labouré, que l’étroite douve d’un fossé séparait du chemin. Bruidoux enjamba la douve et s’élança sur les pas du fugitif : les soldats le suivirent en poussant de grands cris ; mais ils n’étaient pas au milieu du champ, que déjà l’enfant avait escaladé la haie qui en barrait l’autre extrémité, et qui était contiguë à un bois épais. Il se retourna, quand il se vit maître de cette position, et fit un signe de la main, comme s’il voulait parler. Une dizaine de fusils s’abaissèrent dans la direction du petit gars. — Qu’est- « e que c’est ? s’écria Bruidoux d’une voix hale4ante, le premier qui fait feu, je le crosse ! Est-ce que nous avons des tueurs d’enfans ici ? Parle, mon bijou.

— Ayez bien soin de ma toupie, cria le captif envolé. Puis il sauta dans le bois et disparut.

— Eh bien ! dit Bruidoux en regagnant le chemin au milieu des rires mal contenus de ses camarades, ne vous gênez pas, mes enfans. Est-ce que personne ne viendra me chatouiller un peu le dessous du nez ?… Ta toupie, petit clampin ! ajouta le vieux sergent entre ses dents. Que je vive assez pour te retrouver avec de la barbe au menton, et si je ne te la fais pas avaler, ta toupie, avec la corde et le clou, et la chèvre et le chou…

— Eh bien ! sergent, interrompit Hervé, dissimulant à peine la satisfaction qu’il éprouvait du résultat de l’aventure, vous voilà donc passé aux royalistes ?

—Ma foi, citoyen commandant, répondit Bruidoux avec un peu d’humeur, si vous voulez dire qu’il fallait laisser fusiller le mioche, qu’on me loge cinq billes dans la tête et n’en parlons plus. Ce n’est pas ma manière de voir.

— Ni la mienne, vieux Bruidoux, dit Hervé. Je sais ce que vous valez en face d’un homme. Quant aux femmes et aux enfans, laissons les aux geôliers et aux bourreaux qui déshonorent la république.

Le brave sergent, complètement réhabilité aux yeux de ses inférieurs par les paroles du jeune commandant, détacha la courroie inutile qui ceignait ses reins, et s’en servit pour informer les plus rieurs de la troupe qu’il n’avait pas oublié leurs indiscrètes gaietés. Il fut interrompu dans cette récréation par le garde-chasse Kado, qui lui tendit sa gourde avec cordialité en lui disant :

— Nous ne pensons peut-être pas de même sur bien des choses, camarade ; mais tout ce que je possède est au service de l’homme qui a de la pitié dans le cœur pour les créatures faibles.

Le sergent parut surpris plus que fâché de cette ouverture ; il se recueillit un instant en accolant la gourde jusqu’à ce qu’il se sentît près d’être suffoqué. La rendant alors au Breton : — Tous les braves, dit-il gravement, ont les mêmes idées sur certains articles.

On avait repris la marche, et, sous l’influence de la fatigue et de la nuit, le silence se fut bientôt rétabli dans les rangs de la colonne. Hervé, ayant remarqué plus d’une fois qu’Andrée chancelait sur sa selle comme si elle ne résistait qu’avec peine au sommeil, s’était placé à ses côtés et s’y maintenait avec sollicitude. La jeune fille, sous cette protection, s’abandonna avec une confiance naïve à un assoupissement que berçait l’allure tranquille de son cheval. Elle ne se réveilla qu’aux sons distincts, quoique éloignés encore, d’une petite cloche qui tintait onze heures. Andrée l’écouta attentivement, et, poussant soudain un cri de joie : — À moi, Bel lai î ! dit-elle, c’est notre Kergant ! c’est la eloche de la chapelle ! Pardon, mon frère… je vais devant ; vous permettez ?… Et, sans attendre la réponse, la gracieuse enfant s’élança au galop dans une large et sombre avenue au bout de laquelle étincelaient entre les arbres des lumières pareilles à des vers luisans dans l’herbe.

Le manoir seigneurial de Kergant était une construction d’un aspect austère et presque claustral. Il présentait la forme d’un triangle à pu près régulier dont chaque côté était fermé par une haute tourelle à toit pointu. Les fondemens plongeaient dans des fossés pleins d’eau ; mais un pont permanent remplaçait le pont-levis et donnait accès sous la porte principale. La petite chapelle dont la cloche venait de retentir s’élevait, à droite du château, sur un monticule dont les pentes étaient tapissées de gazon. Plusieurs bâtimens, servant de fermes et d’écuries, contribuaient, avec la chapelle, à encadrer l’espace qui s’étendait devant la façade du manoir et qui tenait lieu de cour. Au milieu de cet espace, des domestiques portant des flambeaux écoutaient avec respect les ordres que leur donnait un homme dont l’âge avait blanchi les cheveux sans pouvoir fléchir sa haute taille, sans détendre les muscles de son mâle et rigide visage. Le marquis de Kergant était vêtu uniformément de noir ; il avait le bras enveloppé d’un crêpe, et un pareil symbole de deuil était attaché à la poignée du couteau de chasse qui pendait à son côté. Andrée et Bellah descendirent de cheval en même temps, et le marquis les serra toutes deux à la fois sur son cœur. La chanoinesse s’approcha ensuite et se jeta dans les bras de son frère, puis elle lui parla un moment à voix basse. Le vieux seigneur s’avança alors vers la soubrette écossaise et lui montra le château de la main en s’inclinant avec une politesse cérémonieuse. La fille des Mac-Grégor prit le bras de la chanoinesse et se dirigea vers l’entrée du château. — Suivez-les, mes filles, dit le marquis ; vous devez être mortes de fatigue.

— Pardon, mon père, interrompit Andrée d’un ton suppliant, mais nous ne sommes pas venues seules, il y a quelqu’un… mon Dieu.’… quelqu’un…

— Allez, mon enfant, reprit le marquis. La chambre de votre frère est prête.

Andrée porta vivement à ses lèvres la main de son père adoptif, h mouilla de ses larmes et se retira avec son amie. M. de Kergant suivit les jeunes filles jusqu’au pont qui était jeté sur les fossés. Là il s’arrêta, fit ranger ses gens derrière lui et attendit.

En ce moment, le détachement républicain entrait dans la cour du château. Hervé mit pied à terre et s’avança vers le marquis avec une émotion dont il avait peine à se rendre maître. Francis et les soldais l’accompagnaient à une petite distance. Arrivé devant la porte, il se découvrit et salua profondément le vieillard.

— Monsieur, dit le marquis de Kergant en lui rendant son salut. recevez mes remerciemens.

— Je souhaite, monsieur, répliqua Hervé, qu’ils me soient adressés d’aussi bon cœur que je voudrais les mériter.

— Soyez sûr, citoyen commandant, puisque c’est votre titre, reprit le marquis, que je ne suis pas de ceux dont la bouche dit oui quand le cœur dit non. Permettez-moi d’offrir au fils du comte de Pelven l’hospitalité pour la nuit.

Hervé fut surpris et offensé de l’accent amer et hautain qui marquait ces paroles.

— Monsieur, dit-il, j’ai à vous demander la même faveur pour mon lieutenant et pour mes soldats.

— Et ces messieurs sauront la prendre, n’est-ce pas, en cas de refus ?

— De grâce, monsieur…

— C’est au reste, interrompit le marquis en haussant le ton, ce que je suis curieux de voir. J’ai fait serment de ne jamais laisser pénétrer sous mon toit, moi vivant, aucun des égorgeurs de votre prétendue république, et c’est assez que je manque à mon serment pour le fils de votre père.

À cette déclamation provoquant, un murmure de colère éclata dans les rangs des grenadiers. Hervé leur imposa silence de la main, et se retournant vers le marquis :

— Et puis-je vous demander, monsieur, ditril, si vous avez fait ce serment le jour même où vous avez signé un traité avec nos représentans et accepté l’amnistie de notre prétendue république ?

— Non ! s’écria avec force M. de Kergant ; mais je l’avais fait le jour où vous avez teint vos drapeaux dans le sang de votre roi, et je l’ai renouvelé le jour où j’ai su l’état qu’on devait faire de votre parole, — hier même, en apprenant que vous aviez lâchement étouffé dans sa prison le fils du martyr ! Il n’y a plus de traités, il n’y a plus de paix. Assez. Entrez, citoyen Hervé, et ne craignez rien ; mais n’en demandez pas plus.

— Vous ne pouvez sérieusement me croire capable de subir une pareille hospitalité, dit Hervé avec un sourire dont la tranquille politesse fit monter la rougeur au front du vieux gentilhomme. Puisque je suis sur une terre ennemie, je sais comment un soldat y passe la nuit. Venez, mes enfans, nous bivouaquerons ensemble.

Les grenadiers répondirent par une acclamation et suivirent le jeune homme, qui s’éloignait du château à pas précipités.— Mon commandant, dit Bruidoux, il ne serait pas si fier s’il n’avait dans ses caves quelques douzaines de chouans. C’est égal, dites un mot, et nous verrons qui est-ce qui couchera dehors cette nuit.

— Non, répondit Hervé ; ]ils diraient encore que nous violons les traités. Je ne suis pas fâché d’ailleurs de la réception ; elle m’épargne… Mais qui donc nous suit là ? Ah ! c’est vous, Kado ? Eh bien ! mon ami, faites-moi un plaisir : prenez soin de nos chevaux. Je suppose que les pauvres bêtes ne sont pas comprises dans le serment.

— Cela sera fait, monsieur. Ne voulez-vous rien de plus ?

— Ces braves gens ont le ventre creux, mon bon Kado. Allez jusqu’au village, apportez-leur à souper. Vous nous retrouverez sur la lande aux Pierres. Voici ma bourse.

— Mais, monsieur Hervé…

— Prenez ma bourse, vous dis-je, et, sur votre vie, payez tout, quand vous devriez mettre de l’argent dans la main de ce vieillard.


VI.


Ta voix m’est agréable, enfant de la irait :
Car les fantômes n’effraient point mon ame.
Ta voix est charmante a mon cœur.
(Chants Ossianiques.)


Guidé par les souvenirs encore vivans de son enfance, le commandant Hervé entra avec sa troupe dans un dédale de sentiers qui les conduisit, après quelques minutes de marche, au pied d’une lande escarpée et déserte. À part quelques touffes d’ajoncs, l’unique végétation qui germât sur le sol ingrat de cette montagne était une herbe fine et rase comme de la mousse qui la recouvrait depuis la base jusqu’au sommet, et sur laquelle le pied avait peine à se fixer. Du reste, on n’apercevait ni un roc ni même le plus petit caillou qui pût justifier le nom de lande aux Pierres que lui avait donné Hervé. Les soldats s’arrêtèrent, hésitant à gravir cette aride pente tristement balayée par le vent de la nuit, et qui semblait, de tous les lieux du monde, le moins propre à leur prêter un abri.

— Patience, mes amis, dit le jeune homme, je vous ménage une surprise là-haut. Les soldats montèrent alors résolument par le premier chemin qui se présenta. Hervé les suivait, quand les sons d’une voix haletante qui l’appelait par son nom l’arrêtèrent soudain. — C’est votre sœur, dit Francis… — Oui, oui, cela devait être, murmura Hervé. Conduisez-les, mou ami, je vous rejoindrai bientôt. — Le jeune lieutenant s’éloigna, et, au même instant, Andrée tombait éperdue et hors d’haleine dans les bras de son frère.

— Voyons, mon enfant, voyons, dit Hervé, nous devions nous y attendre. Pas d’attendrissement, je vous en prie.

Andrée releva la tête pour répondre, mais une explosion de douleur la rejeta suffoquée et palpitante sur la poitrine du jeune homme. — Pauvre petite ! allons, un peu de courage, murmura Hervé. — Puis, dressant vers le ciel, par un geste subit de désespoir, son front contracté, tandis qu’Andrée continuait de sangloter comme si son cœur était près de se briser sur le cœur de son frère : — Ô Dieu ! dit-il, mon Dieu ! elle prie pour la paix ! Écoutez-la ! elle vous conjure pour la fin de nos discordes. Dieu de bonté, exaucez-la !

— Emmène-moi, emmène-moi d’ici ! s’écria Andrée.

Hervé la fit asseoir près de lui, et lui prit la main : — Temraener, chère enfant ? Où ? Dans un camp, dans une prison ?

— N’importe, mon frère ; je ne puis rester sous un toit d’où l’on vous a repoussé avec insulte.

— Mais vous vous trompez ; on m’a simplement traité en ennemi, comme je le suis en effet. Il est naturel que le bruit vrai ou faux de la mort du jeune prétendant ait exaspéré M. de Kergant jusqu’à lui faire oublier toute dignité.

— Vous ne voulez pas m’emmener, Hervé ? dit Andrée d’une voix tendre comme une caresse.

— Tant que je n’ai pas un asile sûr et honorable à vous offrir, mon enfant, je dois vous laisser dans celui que notre père vous a choisi, — Hervé se leva en achevant ces mots. — Il faut nous séparer, ajouta-t-il ; je ne veux pas laisser le temps à nos soldats de concevoir la pensée que je les abandonne.

—Nous séparer ! répéta Andrée… Ne nous sommes-nous revus que pour nous séparer si tôt et de cette manière ?…

— Je vous promets, Andrée, de ne point partir demain sans vous avoir revue.

Andrée lui fit répéter cette promesse, et Hervé, après l’avoir serrée sur son cœur, se détourna brusquement, et se mit à gravir la lande en courant.

La pente de la lande était trop raide, et l’herbe qui la recouvrait trop glissante pour qu’il fût prudent de l’escalader en ligne droite. Même dans les agiles excursions de son enfance, Hervé avait coutume de suivre, pour arriver sur le haut, un petit sentier, dont les détours couraient entre d’étroites gorges d’un plateau à un autre ; mais les obstacles et les périls qui arrêtent le promeneur de sang-froid sont ignorés ou dédaignés de celui qu’agitent de violens sentimens ou de fortes préoccupations d’esprit ; ils lui offrent même l’avantage d’une âpre distraction, qui, réveillant l’inquiétude des instincts naturels, donne à l’ame l’illusion momentanée du repos par la différence du tourment. Hervé, le cœur torturé, s’était élancé avec une sorte de frénésie sur la rampe la plus âpre de la colline ; vers le milieu de son ascension, ses pieds ne pouvant plus mordre sur l’herbe desséchée, il se mit à genoux, et continua de monter en rampant, contraint souvent, pour ne pas rouler au bas de la lande, de saisir des touffes d’ajoncs épineux qui ensanglantaient ses mains. Francis, attiré sur, le revers de la croupe par le bruit de l’escalade et par la respiration haletante d’Hervé, s’imagina que son ami était en butte à une poursuite acharnée : — Courage ! cria-t-il, vous êtes arrivé… Avons-nous encore des lavandières ? Au nom du ciel, qu’y a-t-il ? — Il n’y.a rien, si ce n’est que j’en perdrai l’esprit, je crois, dit Hervé en tombant épuisé, et le front ruisselant de sueur, aux pieds du lieutenant.

Le sommet de la lande formait un vaste plateau uni comme une pelouse, et dont les bords s’affaissaient doucement vers des pentes abruptes ; son aspect singulièrement sauvage n’avait d’autre borne qu’un ciel orageux où la lumière intermittente de la lune échancrait les nuages en bizarres déchirures. Vers le centre du plateau, un.large espace était semé de blocs de pierre, qui de loin ne présentaient à l’œil qu’un chaos confus pareil aux énormes éclats d’une carrière granitique ; mais, en s’approchant, on reconnaissait qu’un certain ordre mystérieux présidait à l’irrégularité de ces entasse mens. Ces pierres étaient de toutes formes et de toutes dimensions ; les unes se dressaient isolément comme des aiguilles colossales, ou s’alignaient symétriquement sur de longues lignes parallèles, comme des théories de fantômes pétrifiés dans leurs manteaux grisâtres ; d’autres étaient superposées, imitant grossièrement une table longue et étroite montée sur un pied unique ; un grand nombre reposaient horizontalement sur deux assises, par ce principe élémentaire d’architecture que les enfans mettent en pratique dans la base de leurs châteaux de cartes. Enfin, le même principe avait combiné des séries de blocs massifs et de pierres plates, de manière à former des galeries basses et couvertes qui étaient closes à l’une de leurs extrémités. Là semblait s’être arrêté, comme au point culminant de l’art, l’édificateur inconnu de ces informes monumens.

Les soldats s’étaient groupés avec curiosité autour des débris ; aucune pointe de rocher ne perçait la surface de la lande ; aucune excoriation du sol n’indiquait la place d’où avaient été tirés ces matériaux gigantesques. Il fallait donc qu’ils eussent été transportés sur cette cime du fond des vallées. Par quels moyens et dans quel but ? C’était une question contre laquelle venaient se briser la sagacité et l’expérience de Bruidoux lui-même. Toutefois un des axiomes favoris du sergent était qu’un chef militaire ne doit jamais se mettre dans le cas d’être taxé d’ignorance par ses subalternes. Aussi ne se fit-il aucun scrupule de certifier hautement à Colibri que, dans un temps assez reculé, le fils d’un certain aristocrate de géant s’était amusé à placer ces cailloux les uns sur les autres, au lieu d’aller tranquillement à l’école, comme c’était son devoir ; car, ajouta le sergent, on doit obéir à son père, quand ce père serait un ogre, et le fils de Pitt et Cobourg lui-même doit obéissance à Pitt et Cobourg, si étrange que cela puisse paraître.

Ces moralités furent interrompues par l’arrivée de Kado, qui chassait devant lui un petit cheval accablé sous une provision de vivres et de bois sec, à laquelle les soldats firent aussitôt leurs politesses. Le vieux garde-chasse leur offrit son aide pour allumer du feu, échangea une poignée de main avec le sergent, et se retira en promettant à Hervé et à Francis de leur amener leurs montures au bas de la lande, le lendemain dès la pointe du jour.

Après le souper, les grenadiers se choisirent leurs couches à l’abri des voûtes druidiques, et chacun s’endormit en paix sous ces pierres où la rouille des siècles recouvrait une rouille de sang humain. Francis lui-même céda tout doucement au sommeil à l’entrée d’une de ces grossières galeries dont nous avons parlé, pendant que Hervé lui contait qu’il avait vu autrefois des vieillards prier traditionnellement sur ces reliques du culte de leurs ancêtres. Le jeune commandant sourit en voyant qu’il avait perdu son public ; il arrangea avec un soin paternel les plis du manteau que Francis avait laissé ouvert dans la surprise de son sommeil, et s’éloigna en donnant un soupir de regret à l’âge où les paupières se ferment par ces enchante mens imprévus.

Après avoir fait quelques pas autour de l’enceinte autrefois sacrée, Hervé s’assit sur une des tables qui s’élevaient ça et là. Ce lieu gardait encore dans la mémoire des habitans du pays un vague reflet de son caractère antique. L’incertitude de la crainte ou du respect, tantôt les éloignait de la lande comme d’une place maudite, tantôt les prosternait, les douces prières de l’Évangile sur les lèvres, au pied de ces autels impitoyables. Ce sentiment de curiosité superstitieuse qui a tant de pouvoir sur l’enfance, et dont l’esprit de l’homme ne s’affranchit jamais tout-à-fait, avait marqué ce lieu parmi les souvenirs les plus vifs des premières années de Hervé. Tout enfant, l’esprit imbu des légendes du coin du feu, il avait été attiré sur la lande aux Pierres par cette volupté de la peur que nous recherchons comme les émanations enivrantes de certains poisons dont une trop forte dose nous devient mortelle. Il se souvenait de s’être engagé un soir sous la sombre voûte d’une galerie couverte ; comme la nuit était tombée sans qu’il fût rentré au château, on se mit en quête et on le trouva évanoui au milieu de la galerie, comme s’il eût rencontré tout à coup face à face l’horreur du dieu que les anciens prêtres allaient chercher en rampant au fond de ces temples, faits comme des repaires.

La jeune Bellah, dont le naturel songeur et le penchant d’esprit devaient être vivement sollicités par l’attrait de ce site romanesque, accompagnait souvent Hervé sur la montagne druidique. Quand la nuit venait peupler d’ombres douteuses cette morne cité de pierres, la jeune fille alarmée faisait appel à l’âge et à l’expérience de son frère adoptif, et ce charme de la protection donnée et reçue avait été pour eux comme le pressentiment d’une affection plus tendre et le premier anneau d’une chaîne plus étroite. C’était là que leurs jeunes imaginations aimaient à évoquer les traditions gracieuses ou terribles de la contrée natale, tantôt réveillant sur la mousse des cavernes les danseuses de minuit, tantôt recherchant dans les sinistres ouvertures des autels la trace de rites sanguinaires. C’était là enfin que les deux enfans avaient éprouvé les premières palpitations d’un danger partagé, les premières joies d’un échange de rêves et d’illusions. Ces souvenirs se pressaient dans la tête de Hervé : exténué de fatigue et ne pouvant dormir, il s’était à demi couché sur la table de pierre, dans l’attitude d’une statue penchée sur un tombeau, et il regardait passer ses jeunes années. Tout à coup il tressaillit : au milieu des quartiers de roc, la forme blanche d’une femme s’abaissant et s’élevant sans bruit semblait glisser d’une pierre à l’autre et s’avancer vers lui. Hervé se leva brusquement, en portant la main à son front, avec l’émotion violente d’un homme qui doute de sa raison ; mais déjà la blanche apparition le touchait, et il reconnut Bellah.

— Vous ! vous en ce moment ! vous, ma sœur ! s’écria-t-il en saisissant la main de la jeune fille.

M’e de Kergant retira sa main : — Le commandant Hervé, dit-elle d’un ton froid, peut-il m’accorder quelques minutes d’entretien ?

Hervé, rappelé à la réalité du présent, s’inclina et se découvrit. Puis, voyant que les yeux inquiets de BeUah cherchaient à percer les ténèbres autour d’eue : — Mademoiselle de Kergant peut parler sans crainte, dit-il ; mes hommes dorment là-bas, auprès de ces feux.

La jeune fille s’accouda sur la pierre près de laquelle Hervé se tenait debout, et se recueillit un instant en silence.

— Monsieur, dit-elle enfin, votre gouvernement a brisé, par un nouveau crime, les traités qui nous liaient à lui.

— C’est ce que j’ignore, mademoiselle, dit Hervé.

— Je vous le dis, reprit M’e de Kergant. — Hervé salua. — Monsieur, poursuivit-elle, vous faites-vous une telle idée du devoir que vous vous jugiez engagé d’honneur vis-à-vis d’un gouvernement parjure ? Étesvous résolu à vous charger des plus odieuses complicités qu’il plaira à votre république de vous imposer ?

— Mademoiselle de Kergant, répondit Hervé, me permettra de répudier la complicité dans laquelle elle m’enveloppe. Je ne réponds que de moi, mais j’en réponds. Je ne sers point des hommes, je sers des idées. Ces idées, je déplore les vertiges qu’elles donnent, je voudrais les punir ; je plains les martyrs qu’elles font et je voudrais les sauver, mais, jusque dans la poussière des ruines et dans le sang dont on les obscurcit, ces principes restent purs, ils restent dignes de la fidélité que je leur ai vouée. C’est un langage qu’il me coûte de.parler à une femme, mais j’y suis réduit. Quant à ce nouveau crime, mademoiselle de Kergant souffrira qu’avant de Je juger, j’aie appris à le connaître d’une bouche impartiale.

— Doutez-vous de ma parole, monsieur ? dit Bellah avec l’accent d’un amer dédain.

— Je doute de votre parole, oui ! s’écria Hervé dans un transport subit de colère qui touchait à la violence, je doute de votre parole ! je doute de votre voix même… je doute de ces lèvres glacées et des mots étranges qu’elles prononcent ! Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? qu’êtes-vous venue faire ici ? qui vous a envoyée ? Ici, à cette place même, avoir choisi cette place pour m’accabler ! Par le ciel ! c’est un courage inoui ! c’est une cruauté qui dépasse la pensée d’un homme ! Retirez-vous !

À l’éclat soudain de cet orage, la résolution de la jeune fille parut s’être brisée, et ce fut d’une voix faible et basse, comme celle d’un enfant soumis, qu’elle répondit : — Mon Dieu ! Hervé, je m’en vais. — Mais, au lieu de s’éloigner, elle s’appuya sur l’autel de pierre et posa ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les battemens.

— Bellah, reprit Hervé avec douceur, pardonnez-moi ; mais vous avez comblé la mesure de mes chagrins. Daignez vous retirer. Vous laissez ici un homme dont l’ame ne peut contenir une douleur de plus. Votre tâche est faite ; adieu.

— Oh ! pas encore, pas ainsi, Hervé ! Je suis venue… j’espérais… oui, j’espérais être protégée, en ce lieu au moins, par vos souvenirs. Quelles qu’aient été pour vous les deux longues années qui nous en séparent…

— Elles ont été telles, interrompit Hervé, que je les donnerais, et toutes celles qui suivront, pour une heure du temps passé.

— Oh ! que Dieu soit mille fois béni, s’il en est ainsi ! Ce temps peut revenir, Hervé. Vous pouvez rentrer dans cette famille qui est la nôtre à tous deux, retrouver un père, des sœurs, nous retrouver tous, mon frère ! Vous le pouvez. Le voulez-vous ?

— Si j’espérais seulement que cela devînt possible un jour ! dit le jeune homme en secouant tristement la tête.

— Ce jour est venu, reprit vivement Bellah. Écoutez, Hervé, la guerre va recommencer ; je pourrais vous dire,… j’aurais des raisons positives pour vous affirmer que notre cause triomphera… Mais peu vous importe, je le sais… Cette cause est celle de vos pères, des malheureux, c’est la cause de Dieu ! Vous avez pu vous y tromper, Hervé… mais maintenant vos yeux sont ouverts… Il est impossible qu’ils ne le soient pas… Oh ! comme nous vous aimerons, Hervé !… C’est notre rêve, à tous. Mon père a déjà ses projets ambitieux pour vous. Il veut que l’on rende justice à vos talens et à votre courage, et cette justice, vous l’obtiendrez, n’en doutez pas. S’il vous en faut des preuves, Hervé, tenez. — En prononçant ces mots, elle tira de son sein un pli qu’elle mit dans la main du jeune homme ; mais celui-ci, le jetant aussitôt à ses pieds : — La justice que je mériterais, dit-il, ce serait le mépris de mes amis, le mépris de mes ennemis et le vôtre, Bellah !

— Le mien ! Vous vous trompez ! Je ne mépriserai jamais l’homme qui répare noblement ses torts !

— Vous la première, Bellah, et vous feriez bien. Pas un mot déplus là-dessus, je vous en supplie.

— Oh ! Dieu !.. Et si je vous disais, Hervé, que vous ne pouvez retourner chez les républicains… que la mort vous y attend ?…

— C’est une chance familière dans le métier que je fais. Chaque instant de ma vie m’y rend plus résigné…

— Oui, reprit la jeune fille sur un ton de conviction incompréhensible, vous êtes prêt à mourir en soldat… mais le supplice, la mort ignominieuse, la mort d’un traître, en voulez-vous, dites ?

— D’un traître ? répéta Hervé ; c’est impossible.

— Vous serez accusé… vous le serez 1 Au nom du ciel, n’en doutez pas !

— Mais encore de quelle trahison ? puis-je le savoir ?

— Hélas ! quand il s’agirait de la vie de mon père, comme il s’agit de la vôtre, c’est ce que je ne pourrais vous dire.

— Soit. Mes juges me l’apprendront.

— Hervé ! votre cœur s’est endurci parmi ces hommes de sang… Vous sacrifiez votre vie, sans songer qu’elle n’appartient pas à vous seul. La pauvre Andrée…

— S’il m’arrivait malheur, dit Hervé en détournant la tête, je sais quel cœur je laisse près du sien.

Bellah saisit, par un mouvement brusque et violent, le bras du jeune homme, et, tendant vers lui ses grands yeux humides : — Et moi ? dit-elle.

Le geste désespéré de Bellah, son accent bas et confus, prêtaient à ce mot une telle expression, que Hervé se sentit pénétré jusqu’au fond du cœur, comme si les lèvres de celle qu’il aimait eussent touché les siennes. Il prit d’une main tremblante celle que Mlle de Kergant lui abandonnait, et, regardant avec passion la jeune fille, qui se tenait droite, les paupières abaissées et le sein haletant : — Bellah, dit-il, je vous aime ardemment. Ma vie, depuis deux ans, ne compte pas une seule minute où la trace de cet amour ne soit imprimée. Tout le reste ne sert que d’inutile distraction à cette pensée ; mais, que je m’abuse ou non, je ne vois pas d’honneur hors du devoir que je me suis fait, et je ne saurais vivre déshonoré… même près de vous… surtout près de vous.

Comme il achevait ces mots, Mlle de Kergant laissa tomber avec accablement sa tête sur son sein : — Mon Dieu ! murmura-t-elle, je n’ai pourtant rien de plus à lui dire, rien !… Hervé, poursuivit-elle d’une voix brisée, je comprends que cela est irrévocable ; c’est donc un adieu suprême, éternel, et c’est ici que vous me le faites !… Nous ne nous verrons plus nulle part… tout est fini… tout est fini ! Que Dieu me pardonne de vous avoir parlé en mon nom… J’ai mêlé l’intérêt d’un misérable cœur de femme… J’ai cru bien faire… malheureuse ! parce que rien au inonde ne m’eût autant coûté… J’ai cru bien faire… et ce n’est qu’une honte…

— Bellah ! chère Bellah ! vous me déchirez le cœur… Adieu !..

— Adieu donc ! s’écria la jeune fille en paraissant invoquer tout son courage. Adieu, homme sans mémoire, sans ame, sans pitié ! Mon devoir sera implacable comme le vôtre… Adieu !…

Et elle s’éloigna à la hâte, mais d’un pas si léger, que son départ, comme sa venue, semblait être la vision silencieuse d’un rêve.

Dès qu’elle eut disparu dans un des sentiers qui tournaient sur le flanc de la lande, Pelven se rapprocha avec empressement des bords du plateau, afin de recueillir les derniers murmures de ce bonheur qui lui échappait à jamais… Il crut entendre une voix d’homme se mêler à la voix de Bellah. L’idée que la tentative de MUE de Kergant avait eu un confident et qu’une sorte de concert diplomatique avait présidé à sa démarche se présenta aussitôt à l’esprit de Hervé sous les couleurs les plus vives et les plus fâcheuses. Prenant un sentier plus direct, il descendit quelques pas avec précaution, et il put apercevoir, à côté de Bellah, un homme à la taille élégante, au pas élastique, au geste vif et jeune. M’e de Kergant semblait interrompre de temps à autre, par de courtes objections, la parole animée de son compagnon, qui tantôt s’élevait jusqu’aux modulations les plus sonores, et tantôt s’abaissait au ton de la plus intime confidence. Quand ils furent arrivés au bas de la lande, Hervé, grâce à la connaissance minutieuse qu’il avait du pays, put continuer de les suivre à travers champs sans être découvert. Il essayait d’appliquer à la tournure gracieuse de l’inconnu, au timbre particulier de sa voix quelque souvenir de sa vie passée qui, du moins, fixât une partie de ses doutes, et livrât un nom à ses angoisses, un homme à sa haine : c’était en vain.

Comme ils n’étaient plus qu’à deux cents pas du château, l’inconnu s’arrêta brusquement, prononça quelques paroles véhémentes, et saisit avec vivacité le bras et la main de M’e de Kergant. Hervé, laissant échapper une sourde exclamation de rage, sauta en bas de la haie où il se tenait caché, et il se précipitait déjà vers la place où se passait cette scène suspecte, quand un incident inattendu le retint immobile : M1" de Kergant avait dégagé son bras ; elle prit à son tour la main de son hardi cavalier, et y posa ses lèvres en s’inclinant jusque dans la poussière du chemin. Après quoi elle se dirigea à grands pas vers le château, suivie lentement par celui qui venait d’être l’objet de cette faveur extraordinaire.

Hervé, quittant alors tout mystère et dominé par une colère irrésistible, s’avança rapidement : — Eh ! monsieur, s’il vous plaît ! criaf-il d’une voix contenue, mais très distincte.

L’inconnu se retourna : — Qui va là ? qui m’appelle ? dit-il.

— Moi, monsieur. Veuillez avoir patience deux secondes, je vous prie, répondit le jeune commandant en pressant le pas.

— Allons ! c’est ce diable d’officier, murmura l’inconnu. Là-dessus, il haussa les épaules avec humeur, et accéléra sa marche de telle sorte que Hervé, ne pouvant le suivre dans l’enceinte même du château, dut renoncer à un entretien plus satisfaisant.

— Non. se disait le jeune homme en regagnant la lande, jamais les fantaisies les plus inouies d’une nuit de délire ne m’ont fait passer devant l’esprit de telles images ! Bellah. la fière, la chaste fille, à genoux devant un homme, recevant… que di6-je ? prévenant ses caresses… et cela quand ses lèvres frémissaient encore de l’aveu fait à un autre ! Bellali essuyant des larmes de comédienne avec une main de courtisane ! Au moins, Dieu merci, me voilà tranquille… Et la main convulsive du jeune homme, fouillant sa poitrine, en retirait la plume blanche, souvenir importun d’un moment plu6 fortuné, la froissait avec fureur et en semait sur le sol les légers fragmens.

Après cette exécution en effigie, le commandant Hervé se rapprocha des feux à demi éteints du bivouac et se coucha à quelques pas de Francis. L’accablement de cette journée de fatigue et de soucis finit par dominer son agitation d’esprit, et il fallut, aux premières lueurs du jour, que la main du ponctuel Bruidoux l’arrachât à un profond sommeil.

Peu de momens après, la petite Andrée arrivait tout essoufflée sur le sommet de la lande ; elle parcourut te plateau d’un regard, et, le voyant désert, elle poussa un cri de douleur navrant ; puis, se laissant tomber sur le sol, elle sanglota long-temps, la tête dans ses mains.


VII.


La république, madame, ne le peut perdre, quelque négligente qu’elle soit à le conserver.
(lettres De Voiture.)


Le principal corps de l’armée républicaine avait alors ses quartiers à Vitré, sur la limite de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne. Le général en chef occupait, entre Rennes et Vitré, une habitation de modeste apparence. tenant Je milieu entre le manoir et la ferme, et qui n’avait d’autres titres à l’honneur d’un tel hôte que sa situation agreste et retirée. C’est dans la cour de cette résidence que nous prions le lecteur de se transporter, en le prévenant qu’il s’est écoulé quatre jours entre les dernières scènes de notre récit et celles qui vont suivie.

11 était une heure de l’après-midi : au milieu du terrain enclos de murs qui s’étendait devant le principal corps de logis, des soldats aux uniformes divers jouaient ou causaient avec une liberté mêlée d’une certaine réserve qui décelait la présence du maître ; les plus actifs s’occupaient de fourbir au soleil des armes ou des mors de chevaux ; les plus mélancoliques, couchés sur le sol dans des attitudes variées et souvent opposées, paraissaient les uns suivre les nuages dans leurs combinaisons mobiles, les autres se livrer à des études botaniques. Un coin caractéristique de ce tableau était formé par deux grenadiers à moustaches grisonnantes, qui, ayant posé une longue planche en équilibre sur un tronc d’arbre abattu, se balançaient avec une gravité silencieuse, comme si le salut de leur ame eût dépendu de cette affaire. Ce fut vers ce groupe que se dirigea un jeune officier qui traversait la cour en ce moment, des papiers à la main et une plume entre les dents :

— Eh bien ! Mayençais, dit-il, est-ce que le commandant Pelven n’est pas encore revenu ? —Pas encore, répondit Mayençais, qui était alors au plus haut degré de son ascension. — N’en a-t-ou aucune nouvelle ? — Aucune, dit Mayençais redescendant majestueusement vers l’abîme.

— Prends garde de choir, vieux porc-épic, reprit le jeune homme, un peu offensé du laconisme de son interlocuteur et poussant du pied le fragile théâtre des jeux de Mayençais. La planche, cédant à cette impulsion, pivota d’abord sur elle-même, et finit par glisser sur le gazon avec ses adhérens, à la vive satisfaction du public.

Pendant que les deux vieux jouteurs appliquaient tous leurs soins et leur sérieux imperturbable à replacer leur marotte sur son point d’équilibre, la sentinelle, postée extérieurement près d’une grande porte cintrée qui ouvrait sur la campagne, fit entendre un qui vive ! auquel répondit une voix rude et brève : la sentinelle présenta les armes ; l’instant d’après cinq cavaliers, les vêtemens en désordre et souillés de taches d’écume, entraient bruyamment dans la cour. Quatre d’entre eux avaient l’uniforme des hussards de la république ; le cinquième, celui qui était entré le premier, paraissait étranger à l’armée : il ne portait d’autres signes distinctifs qu’une ceinture et un panache tricolores. Le silence soudain qui succéda dans la cour du manoir au tumulte d’une récréation militaire, et l’espèce de timidité avec laquelle on se murmura le nom du nouveau venu, témoignèrent qu’il était pour le plus grand nombre des assistans une ancienne connaissance, et une connaissance qu’on revoyait avec plus de respect que de plaisir. Celui qui venait de recevoir l’hommage équivoque de cet accueil Je justifiait suffisamment, quelques droits qu’il pût y avoir d’ailleurs, par la sévérité ascétique de ses traits et l’expression de son regard, doué d’une fixité particulière et comme implacable. Laissant aux mains d’un soldat les rênes de son cheval, il franchit rapidement l’espace qui le séparait de l’entrée du manoir, monta l’escalier intérieur, et parvint bientôt dans une antichambre où veillaient deux sentinelles : écartant de la main, avec un geste d’extrême préoccupation, un des soldats qui, tout en lui faisant le salut militaire, semblait hésiter à lui livrer passage, il ouvrit une double porte, pénétra dans la pièce contiguë, et parut avoir trouvé enfin ce qu’il cherchait avec tant de hâte et si peu de cérémonie.

Deux personnes occupaient le salon où venait d’avoir lieu cette invasion discourtoise : au bruit que fit la porte en s’ouvrant, l’une d’elles. une jeune fille blonde, svelte et mignonne comme un enfant, avait quitté brusquement le coin d’un canapé sur lequel elle était assise ou plutôt blottie à la turque ; en apercevant le visage austère qui se présentait, elle poussa un cri, glissa deux ou trois pas sur le parquet, et disparut derrière la tapisserie d’une portière. Cette fuite rapide laissait l’indiscret visiteur en tête-à-tête avec un homme d’une taille élevée et élégante, et dont les traits rayonnaient d’une mâle beauté unie à tout l’éclat de la jeunesse. Ce personnage portait l’habit militaire, brodé de feuilles de chêne d’or au collet et aux paremens : devant lui, une écharpe tricolore et un sabre étaient posés sur l’angle d’une table, à quelques pas du canapé où une place venait de rester vide. En voyant le trouble singulier dont son arrivée était l’occasion, l’individu à mine peu prévenante, qui nous a fait pénétrer à sa suite dans cette scène intime, s’arrêta court, le sourcil froncé et la bouche plissée d’une ride dédaigneuse : une légère rougeur nuança les joues de celui à qui s’adressait ce reproche muet ; il se souleva à demi, puis, se rasseyant avec une nonchalance un peu hautaine : — Citoyen représentant, dit-il sèchement, tu me traités en ami.

— C’est une fâcheuse habitude que j’ai, citoyen général, de négliger, vis-à-vis des autres, des précautions d’étiquette dont je n’ai jamais senti le besoin pour moi-même. S’il le faut cependant, je m’en excuse ; je m’en excuse, dis-je, ne voulant pas invoquer pour si peu les droits illimités dont nous arment le pouvoir de la convention et l’intérêt de la république.

— Vos droits ! la république ! interrompit avec impétuosité le jeune général. Il n’y a qu’une république au monde, et c’est la république masquée de Venise, qui ait jamais conféré des droits pareils à ceux que ous vous arrogez ! Je dois te rappeler, citoyen commissaire, qu’il y a in point où la surveillance la plus légitime dépasse son but et change le nom.

— En sommes-nous déjà là ? dit le représentant d’une voix creuse ît lente : explique-toi, citoyen ; si tu n’as voulu que me faire une offense personnelle, je ne suis pas de ceux qu’elles peuvent détourner de Leur devoir public ; mais si c’est au pouvoir de la convention que tu prétends assigner des bornes, dis-le : si c’est à la convention que s’adressent l’insulte et la menace, encore une fois, dis-le ; il est bon que je le sache, avant d’ajouter une parole.

Le front contracté du général, le frémissement passager qui agita ses lèvres, indiquèrent qu’il ne subissait pas sans un effort pénible le joug qu’appesantissait sur sa tête victorieuse la lourde main du conventionnel. Il se leva enfin, et reprit avec un sourire contraint : — J’aimerais assez, je l’avoue, à être comme le charbonnier, maître dans ma maison. Au reste, si un premier mouvement, excusable peut-être. m’a fait oublier le respect que je dois à la convention et à tous ceux qui sont marqués de son caractère souverain, je le regrette. — Tu sembles avoir fait une longue route, citoyen ; m’apportes-tu des ordres ?

— Non, mais des nouvelles.

— Et de quelle nature ?

— Je dirais qu’elles sont bonnes, si je les jugeais au point de vue étroit de mon orgueil, car elles confirment toutes mes prévisions, elles justifient tous mes avertissemens mal écoutés. Tu as de grands talens, citoyen général ; mais tu es jeune. Les époques révolutionnaires ne sont pas celles des illusions chevaleresques. Les couronnes civiques ne sont point tressées par la main des femmes. Ton ame est grande, je le répète, mais elle est trop sensible aux flatteries d’une popularité trompeuse. Celui qui met la main à la besogne révolutionnaire doit se résigner à voir son nom maudit, pourvu que son œuvre soit bonne. Tu n’as pas voulu m’entendre ; tu as voulu traiter où il fallait combattre, guérir où il fallait couper ; je t’ai dit alors que toutes tes paroles de conciliation, toutes tes concessions et toutes tes grâces n’étaient que des semences d’ingratitude et de trahison : aujourd’hui je t’annonce que la moisson est levée.

— C’est-à-dire, je suppose, répondit le jeune général, qui avait paru réprimer avec peine son impatience pendant la tirade du sombre républicain, c’est-à-dire que la pacification est rompue.

— Ouvertement et audacieusement.

— Et est-ce moi qu’on en accuse, citoyen représentant ? Ose-t-on s’en prendre au système de modération et d’humanité que j’ai voulu introduire dans cette malheureuse guerre ? Ai-je été secondé ? ai-je été même obéi ? Est-ce moi qui ai fait assassiner, an mépris de mes traités, les ci-devant comtes de Geslm et de Tristan ? Est-ce moi qui ai fait promener la tête de Boishardy à travers les campagnes, pour leur montrer quels effets devaient suivre me9 paroles de paix ? Ces crimes, malgré mes instances, sont encore impunis. Eh bien ! les brigands, comme nous disons, ont du sang dans les veines, et ils le prouvent ! — Ainsi, nous avons des chouans en armes, disais-tu ?

— Le pays est en feu depuis le Bas-Maine jusqu’au fond de la Bretagne : Pluvigner est aux mains des brigands. Ils ont surpris et capturé dans les eaux de Vannes une de nos corvettes. Duhesme a été battu devant Plclan, Humbert à Camors. N09 magasins de Pont-deBuis. dans le Finistère, sont pris ; nos cantonne mens dans tout te Morbihan forcés et détruits.

— Est-ce tout ? dit le général, qui affectait d’écouter le récit de tous ces désastres avec autant d’indifférence que le représentant mettait de complaisance à les énumérer.

— Non. ce n’est pas tout : un Bourbon est à la tête des rebelles.

— Que dis-tu ? c’est impossible ! s’écria le jeune chef républicain, perdant tout à coup l’air d’insouciance dont il avait couvert jusque-là sa fierté blessée. Ce serait terrible !… ajouta-t-il d’une voix plus basse.

— Cela est certain. Duhesme et Humbert l’ont vu ; Humbert même lui a parlé pendant le combat. C’est, dit-on, le ci-devant comte d’Artois, un frère de Capet.

— Le comte d’Artois ! Impossible ! dit encore le général, dont les gestes animés trahissaient une profonde agitation d’esprit. Il n’y » qu’un instant, quand tu es entré justement, on m’apprenait l’arrivée de son aide-de-camp, le ci-devant marquis de Rivière, au quartier de Charetle ; mais du prince, rien ; il n’avait pas quitté le sol anglais… Et par où ? — comment ? — à quelle minute fatale aurait-il pu mettre le pied eu Bretagne ?

— C’est sur cette question précisément, citoyen général, que je désire prendre ton avis. La surveillance active pratiquée sur tous les points de la côte donne à l’apparition du ci-devant prince un tel caractère, qu’on ne peut l’expliquer sans de fâcheuses conjectures. Le mot de trahison a été prononcé.

Le général, sortant de son attitude pensive, se redressa avec vivacité, et croisant son regard de feu avec l’œil dur et froid du conventionnel, il répéta, d’une voix que l’émotion faisait trembler : —Le mot de trahison a été prononcé ? — Contre qui ?

— C’est te méprendre à plaisir sur la portée de mes paroles, citoyen général, personne ne songe à te soupçonner.

— Et pourquoi non ? répliqua le jeune homme avec amertume. N’ai-je pas dû m’y attendre du jour où j’ai voulu rendre cette guerre plus digne d’un siècle et d’une nation civilisés ? Il fallait, continua-t-il en faisant quelques pas précipités à travers la chambre, il fallait combattre, — couper, — détruire ! Est-ce donc une armée ou une ville que j’ai devant moi ? C’est un peuple. Jetez-le dans l’Océan, si vous le pouvez, et passez la charrue sur la moitié de la France ! Je ne tenterai pas, quant à moi, cette atroce folie. Si c’est là de la trahison, soit. Qu’on me soupçonne, qu’on me dénonce : peu m’importe. Je suis las aussi bien de cette guerre de sauvages où je dois périr ignominieusement un de ces matins, au coin de quelque huilier. comme un chef de bandits. Qu’on m’ôte cette épée, j’y consens ; je le demande ! Qu’on m’envoie regagner un à un tous mes grades sur de vrais champs de bataille, où l’on n’achève pas les blessés, où l’on ne mutile pas les morts !

— Tu perds ton calme, citoyen général, et tu en auras besoin cependant pour écouter ce qu’il me reste à rapprendre. Je t’ai dit qu’aucun soupçon ne s’élevait contre toi : cela est vrai ; mais on te reproche de placer ta confiance avec trop de facilité, de laisser ton amitié s’égarer sur des suspects. Je parle d’un de tes officiers, de celui à qui tu accordes la plus large part dans ton intimité, du ci-devant comte de Pelven.

— Le commandant Pelven, citoyen représentant, a fait à la république plus de sacrifices que toi et moi. En le laissant depuis deux ans dans l’humble grade qu’il occupe, on a commis une injustice criante que je ne tarderai pas à réparer.

— Hàte-toi donc, si tu ne veux pas être prévenu ; car le Bourbon, s’il n’est pas un ingrat, doit une haute récompense au pur patriote qui est allé le recevoir à son débarquement, et qui lui a fait cortège jusqu’au milieu de l’armée des brigands.

— As-tu des preuves de ce que tu avances, citoyen commissaire ?

— Voici, dit le conventionnel, tirant une lettre des plis de son portefeuille, voici ce que m’écrit un de nos agens d’Angleterre ; tu jugeras toi-même si ces renseignemens, rapprochés des faits que tu connais déjà, constituent des preuves suffisantes. Cette lettre par malheur m’est arrivée deux jours après l’événement qu’elle était destinée à parer. Écoute. « La frégate anglaise Loyally va jeter en Bretagne un Bourbon qu’on dit être le duc d’Enghien, fils de Coudé, ou le comte d’Artois : ce dernier est plus probable. Il voyage sous un déguisement de femme, à la suite de la sœur et de la fille du ci-devant Kergant, qui ont obtenu un permis de séjour par l’entremise du ci-devant Pelven, officier républicain, fort avant dans la faveur du général en chef. On compte sur la connivence de Pelven pour protéger le débarquement, qui s’effectuera un des jours de la prochaine décade sur la côte sud du Finistère ; l’ouest, y compris cette fois la Normandie, n’attend que ce chef tant de fois promis pour se soulever en masse. »

Le général, pendant cette lecture, était demeuré immobile, tous ses traits exprimant la stupeur. — Est-ce vrai ? est-ce clair ? ajouta le représentant en lui montrant la lettre. — Le jeune homme la parcourut rapidement ; une sorte de gémissement s’échappa de sa poitrine^ il se laissa tomber sur le canapé, et resta quelque temps le front dans sa main, absorbé dans de douloureuses pensées.

L’unique témoin de cette angoisse n’était pas d’un caractère qui pût l’aire espérer quelque sympathie pour une faiblesse humaine, si généreuse qu’en fût la source : on pouvait même soupçonner unsecretsentiment de triomphe dans le regard douteux avec lequel il contemplait l’accablement du jeune général républicain.

— Ce qui te surprendra, reprit-il, c’est le degré d’audace où s’aventure ton ci-devant ami. Au lieu de rester sagement près de celui qu’il a si bien sérvf, on m’assure qu’il revient près de toi pour continuer par l’espionnage ce qu’il a commencé par la trahison.

— Espion ! Pelven ! murmura le général, comme si l’accouplement de ces deux mots eût présenté à son esprit une énigme indéchiffrable.

— Il faut avant tout, citoyen général, continua le conventionnel, que justice soit faite.

Le général fit attendre quelques instans sa réponse ; puis enfin, relevant la tête, et comme sortant d’une profonde méditation, il dit : — C’est bien, citoyen représentant du peuple, elle le sera.

— Je vais attendre le retour de ce Pelven ; tu me donneras une escorte suffisante pour le conduire à Rennes, où je veux l’interroger devant mes collègues. — Après quoi, il sera jugé révolutionnairement.

— Je te dis, citoyen, que justice sera faite ; tu m’entends.

— Nullement, répondit le représentant avec l’air d’une vive surprise. Dois-je comprendre que tu refuses de livrer ce grand coupable à la vindicte de la nation ?

— Je tiens de la nation tout le pouvoir qu’il faut pour la servir et la venger ! je n’ai besoin d’en emprunter à personne.

Le général parlait avec un accent réfléchi et une décision tranquille qui réussirent à troubler le sang-froid du conventionnel.

— Jeune homme, s’écria-t-il avec violence, j’ai beaucoup souffert de toi, beaucoup plus que mon caractère et mon devoir ne pouvaient le faire attendre ; mais voilà qui dépasse toute mesure et toute patience ! Oublies-tu qui je suis ? oublies-tu que si j’ouvre cette fenêtre, si je prononce deux paroles, je te fais arracher tes épaulettes par tes propres soldats ?

— Essaie, dit le général, qui, ayant pris une fois sa résolution, paraissait se complaire dans sa récente et dangereuse indépendance.

— C’est de la démence ! murmura le représentant, tout près de voir, en effet, un acte dénué de toute raison dans ce défi jeté à son terrible pouvoir.

— C’est simplement, reprit le général sur le même ton de calme extraordinaire, c’est simplement une épreuve que je tente. L’un de nous deux, citoyen, est de trop dans la confiance de la nation. Il s’agit île savoir lequel. L’occasion s’en présente, et je la saisis. Puisque cette guerre immense, effrayante, s’allume de nouveau, ce n’est pas moi qui essaierai de l’éteindre, si l’on ne m’ôte du pied d’abord cette chaîne cie fer que vous y attachez, si je dois voir encore tous mes mouvemens contrôlés par une outrageante inquisition, mes intentions suspectées par le fanatisme, mes plans contrariés par l’ignorance.

— Est-co ainsi ? reprit le conventionnel. Eh bien donc ! malheur à toi, ou sinon, — sinon, malheur à la république !

— La république ! répondit le jeune homme, dont un éclair d’enthousiasme illumina le front superbe, elle est ma mère : je lui dois tout, je l’aime avec passion, je l’ai prouvé, et je le prouverai encore, s’il plaît à Dieu ; mais cette république n’est pas la vôtre. L’image que j’en porte gravée dans le cœur n’est pas celle que vous avez intronisée face à face avec l’échafaud sur nos places terrifiées ! Je voudrais, au prix de ma vie, arracher de l’histoire la page de deuil, la page de sang que vous y avez cousue sous ce titre sacré. Les générations futures ne vous pardonneront pas d’avoir rendu néfaste, dans la mémoire du monde, ce grand nom de république, le dernier mot de leurs espérances. Elles vous accuseront d’avoir légué, par vos fureurs, un éternel prétexte aux lâches, une excuse éternelle aux tyrans. — Laisse-moi achever. Aussi bien, tu n’as rien à m’apprendre ; je sais de quels argumens vous avez coutume de soutenir vos effrayans vertiges. Je ne prétends pas discuter avec toi. Interroge seulement mes soldats ; demande-leur s’ils avaient besoin pour vaincre d’entendre derrière eux les bruits sinistres dont vous emplissiez la patrie. Et quant aux ennemis de l’intérieur, avant que vos cruautés en eussent centuplé le nombre, le contre-coup de nos victoires eût suffi à leur courber la tête. L’inhumanité n’est point la force, la haine n’est point la justice, la république n’est pas la terreur ! J’ai confessé ma foi sous la hache de tes amis toutrpuissans ; j’ai été l’hôte de leurs cachots. Si je n’en suis sorti que pour subir la férule du dernier d’entre eux, il est temps de m’en rouvrir les portes. — Pars maintenant, va me dénoncer : le comité jugera entre nous ; mais, crois-moi, citoyen, pas d’épreuve imprudente de ton pouvoir ; tu peux comprendre que ma patience est à bout comme la tienne, et personne, sous mes yeux, ne provoquera impunément mon armée à l’indiscipline. Adieu.

Pendant cette explosion impétueuse d’un orage long-temps amassé et péniblement contenu dans lame du jeune général en chef, le visage du conventionnel s’était soudainement couvert d’une teinte de pourpre presque aussitôt remplacée par une pâleur livide. Ses lèvres agitées parurent se refuser à l’expression de la colère qui soulevait sa poitrine. Il ne put répondre que par une sourde exclamation à l’adieu menaçant de son rival, et quitta brusquement la chambre, en faisant de la main un geste d’implacable ressentiment.

Mais déjà le temps n’était plus où le signe d’une telle main pouvait imprimer la mort au front de toute gloire et de toute puissance, comme de toute beauté, et, dans la balance du comité de salut public, les talens et les services du vainqueur de Wissembourg devaient avoir plus de poids que le puritanisme farouche et les vertus barbares du survivant de thermidor.

Plus d’une fois, même avant cette période de l’époque révolutionnaire, la tente des généraux de la république avait été le théâtre de scènes analogues à celle que nous avons essayé de mettre sous les yeux du lecteur ; mais c’était plus fréquemment dans l’intimité de leur état major que lus chefs militaires donnaient un libre cours aux sentimens d’amer découragement qu’engendrait au fond de leur cœur la présence ombrageuse des représentans en mission. L’unité et la dignité du commandement compromises, la science de la guerre ou l’inspiration du champ de bataille discutées et entravées par les froides objections d’hommes étrangers au métier des armes, tels étaient les textes avoués de ces plaintes et de ces discordes souvent fatales, souvent mortelles ; il y fallait joindre la jalousie du pouvoir partagé, l’orgueil toujours exclusif de l’uniforme, et les effets sans nombre des passions mesquines qui trouvent à se loger même dans les aines héroïques. L’histoire a enregistré quelques-uns des faits d’ignorance et de présomption dont les généraux républicains s’armaient à bon droit contre leurs collègues civils ; mais, pour être juste, elle n’a pas dû oublier que, parmi ces avocats et ces législateurs à cheval, plus d’un releva fièrement notre drapeau sous les balles et ramena des vétérans à l’ennemi.

Après la réaction thermidorienne, la plupart des représentans en mission aux frontières ou dans l’ouest, ne se sentant plus soutenus au même degré par l’autorité centrale, avaient assoupli leur rôle aux circonstances, et laissé se détendre entre leurs mains les liens affaiblis de leur souveraineté. Quelques-uns seulement, soit par défaut de sagacité, soit par une résistance calculée au nouveau cours des choses, continuaient obstinément l’anachronisme de leurs allures proconsulaires. Parmi ces derniers figurait au premier rang l’homme que nous avons introduit dans cet épisode : il avait dû à sa réputation de courage et à sa moralité privée d’être respecté par les mesures d’épuration qui suivirent le triomphe du parti modéré ; mais l’aigreur de ses relations avec le jeune général en chef, que gênaient les traditions impérieuses, les préjugés impitoyables, et parfois même les vertus du sectaire, s’était envenimée de jour en jour jusqu’à la haine. Nous venons de voir dans quelle occasion et par quel éclat décisif le jeune général avait cru pouvoir enfin payer à son redoutable adversaire toute sa dette arriérée.


VIII.


Cette gloire était due aux mines d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome !
(Cinna.)


Nous devons nous excuser d’avoir placé dans le coin d’un tableau frivole une des figures les plus brillantes, et la plus pure peut-être, dont nos annales révolutionnaires aient gardé l’empreinte.—Lazare Hoche, alors général en chef de l’armée des côtes de Brest, et qui devait bientôt réunir sous son commandement toutes les forces de la république en Bretagne et en Vendée, n’avait pas encore atteint vingt-sept ans. La fleur de la jeunesse s’épanouissait sur la maturité de son génie. Sa haute stature, la beauté singulière de ses traits, sa physionomie ouverte et martiale, la gravité modeste de son maintien, tout en lui était marqué du cachet de la force, de l’intelligence et de la droiture : il imposait le respect et attirait la confiance. Aucune gloire et aucune fortune ne paraissaient déplacées sur ce front que la nature avait fait pour commander et pour séduire. Comme l’ambassadeur romain, le jeune héros de la nouvelle république portait à la fois dans son regard toutes les menaces de la guerre et toutes les clémentes promesses de la paix. Seul, par les rares qualités d’un génie flexible et complet, il fut capable de reconquérir à la nationalité française ces provinces braves et malheureuses qu’en séparaient de sanglans abîmes ; seul peut-être, à ce débordement de passions anarchiques et d’ambitions gigantesques où périt notre première république, il eût opposé avec succès la personnalité puissante et désintéressée d’un Washington. On lui a fait du moins l’honneur d’une rivalité posthume avec celui qui mit trop de gloire à la place de trop de liberté. Mais la Providence avait marqué d’étroites bornes à cette existence d’élite. L’illustre républicain écrivait à grands traits son nom dans l’histoire, comme si sa main eût été hâtée par un triste pressentiment. Sur ce fier visage et à travers ce sourire, on pouvait lire par instants ce caractère fatal de mélancolie, qui prête encore après des siècles une grâce touchante au souvenir de Germanicus et qui manquait à César.

C’est une des misères, sinon un des crimes du romancier, que de réduire aux proportions puériles de son cadre les géans de l’histoire. Il peut à la vérité invoquer pour excuse l’espèce d’intérêt particulier avec lequel on voit toujours ces demi-dieux descendre de leur piédestal sur le terrain commun de l’humanité ; mais les gens chagrins n’en ont pas moins le droit de le comparer à un enfant qui prétendrait utiliser dans ses jeux les formidables machines de la guerre et de l’industrie. Quoi qu’il en soit, convaincu que les torts avoués sont à moitié pardonnes, nous reprenons avec une conscience plus légère le fil de notre récit.

Le général, délivré de la présence du conventionnel, demeura quelques minutes à la même place, la tête penchée et l’œil rêveur. Puis. faisant tout à coup le geste d’un homme qui s’abandonne résolument à toutes les conséquences d’une action irréparable, et qui passe à un autre ordre d’idées, il se leva et s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur la cour ; il ne parut pas y voir ce qu’il y cherchait, et commença à travers la chambre une promenade impatiente qu’il interrompait souvent par de courtes stations près de la fenêtre ou vis-à-vis d’une pendule placée sur une console. Par intervalles, les pensées dont eon esprit était agité s’échappaient comme involontairement de sa bouche distraite. — Quelle déception ! murmurait-il. Ce sont les hommes ! Rude leçon, et inattendue… Sa dupe… c’est le mot… Son jouet… si long-temps…, si franchement. Et quels malheurs il va causer !… Que de sang ! Insulte à moi… Crime public… Tout… Misérable !…

Le bruit d’une main qui heurtait légèrement à la porte interrompit le général. Après qu’il eut dit qu’on pouvait entrer, la porte s’ouvrit, et la personne distinguée et délicate du commandant Hervé de Pelven se présenta aux yeux de Hoche.

Le général s’avança lentement vers celui qu’une heure auparavant il appelait son ami et se mit à le considérer avec une singulière curiosité, comme s’il cherchait à démêler dans ces traits bien connus quelque signe secret, quelque trace hideuse jusqu’alors inaperçue. Terminant tout à coup son examen par un mouvement d’épaules expressif, il s’assit à demi sur l’angle de la table où son sabre était posé, et, sans cesser d’étudier du regard le visage de Pelven :

— Où est Francis ? dit-il.

Cette question ne put faire sortir Hervé du muet étonnement où l’avait plongé l’accueil inexplicable du général en chef.

— Je vous demande où est Francis, répéta celui-ci en élevant la voix : qu’en avez-vous fait ?

— Mon général, dit le jeune commandant, Francis est en bas dans la cour. Nous arrivons ensemble.

— Ah ! — Eh bien, dites-moi. monsieur de Pelven, vous avez réussi selon vos souhaits, n’est-ce pas ?

— Oui, général, répondit sèchement Hervé, dont l’orgueil s’alarmait peu à peu de ces procédés et de ce langage si différens de la familiarité cordiale à laquelle il était habitué.

— C’est fort heureux pour vous comme pour moi, monsieur.

— J’ai le regret de ne pas vous comprendre, général.

— Ah !… Eh ! dites-moi, la graine de chouans pousse-t-elle dans le pays ?

— Tout ce que j’ai vu, citoyen général, est menaçant et annonce une levée d’armes prochaine. Nous avons même cru entendre le canon hier et cette nuit.

— Vraiment ! Vous avez fait là, en effet, une dangereuse campagne, et qui ne restera pas sans récompense, s’il y a encore quelque justice dans le monde ; mais il faut d’abord, je suppose, vous féliciter de votre merveilleux talent dans la spécialité que vous avez eu le bon goût de choisir, monsieur de Pelven : jamais masque d’infamie ne ressembla si bien, je l’avoue, à un visage d’honnête homme.

Une vive rougeur colora subitement les joues et le front du jeune commandant ; mais ce fut la seule marque d’émotion que son empire sur lui-même ne put parvenir à dissimuler.

— Je n’en suis pas à m’apercevoir, dit-il, que je me trouve ici sur un banc d’accusé : on me l’avait prédit ; mais je croyais pouvoir attendre du général Hoche que l’explication précéderait l’outrage.

Bien que l’hypocrisie qui se sent dévoilée trouve quelquefois dans l’inspiration du péril des attitudes et des accens d’une déplorable vérité, la contenance de Hervé, la fermeté de sa voix, ébranlèrent la conviction du général ; mais, avant qu’il eût pu lui répondre, son attention fut attirée du côté de la cour par un bruit de chevaux, suivi d’un tumulte de voix. Peu d’instans après, le lieutenant Francis entrait dans la chambre d’un air affairé, tenant à la main un paquet de lettres.

— Pardon, mon général, dit-il ; ce sont des dépêches qu’apportent deux dragons des divisions Humbert et Duhesme. Il parait que le four chauffe par là-bas.

Le général, qui avait touché amicalement l’épaule du petit lieutenant, ouvrit les dépêches avec vivacité, et en commença une lecture rapide qu’il interrompit fréquemment par des exclamations irritées ; puis, jetant tout à coup avec violence les lettres sur le parquet et s’adressant à Francis d’un ton qui indiquait une fureur difficilement maîtrisée : — Vous allez faire en une minute, mon enfant, lui dit-il, un grand pas dans l’expérience de la vie. Voici M. de Pelven, notre ami commun ; regardez-le bien, et souvenez-vous le reste de vos jours que sous cette physionomie, loyale entre toutes, se cachait l’ame d’un espion et d’un traître.

— On vous a menti, général, dit froidement Hervé, tandis qu’un cri de surprise et d’incrédulité sortait des lèvres du jeune lieutenant.

— Tant que la lumière ne m’a pas crevé les yeux, j’ai douté, reprit Hoche ; mais il y a véritablement une négligence impardonnable, monsieur de Pelven, quand il est connu que nous avons aussi nos espions, à laisser traîner derrière vous des pièces aussi capitales que celle-ci. — En même temps, il mettait sous les yeux des deux officiers un papier froissé et taché de boue, sur lequel était écrite cette ligne : « Sauf-conduit au comte Hervé de Pelven, maréchal-de-camp dans l’armée catholique et royale. — Signé : Charette. »

Hervé regarda le petit lieutenant, et murmura le nom de Bellah.

— Ce sauf-conduit, ajouta le général, a été trouvé par un de nos agens secrets sur la lande de Kergant, où vous avez passé une nuit, n ne manque pas d’autres preuves, mais celle-ci me suffit. Maintenant je dois vous demander, monsieur, si vous avez quelque chose à dire pour défendre votre vie, car je vous avertis qu’elle est en danger. Désarmez-vous, s’il vous platt.

Hervé détacha les agrafes de son sabre, et le remit à Francis, qui le prit d’une main tremblante.

— Général, dit alors le jeune commandant, devant Dieu et sur mon honneur, je ne suis pas coupable. Je succombe sous des apparences auxquelles je ne puis opposer que ma parole. Ce sauf-conduit est authentique, mais je ne l’ai jamais accepté. Je peux encore ajouter que ces hommes, qu’on fait mes amis, attentaient à ma vie il n’y a pas cinq jours.

— Vous ont-ils blessé ? demanda Hoche avec empressement. Pouvez-vous me montrer la trace d’une blessure ?

— Aucune, malheureusement.

— Mais, général, s’écria Francis, j’y étais, je l’ai vu : ils ont assommé le commandant !

— Avec égards, à ce qu’il paraît, dit le général, qui avait repris son calme inquiétant. Assez, Francis. Vous n’êtes pas un enfant, vous, monsieur de Pelven, et vous savez assez quelle peut être la conclusion d’Une pareille affaire. Désirez-vous que tout se termine ici entre nous deux, ou dois-je assembler un conseil ?

— Je ne souhaite aucun autre juge que vous, général

— Certes, vous n’en pouviez avoir un phis prévenu en votre faveur. Vous m’avez étrangement trompé. Pelven, cruellement, puis-je dire.

Après tout, il peut y avoir une espèce de grandeur dans ce rôle ; mais elle n’est pas de celles que j’aurais ambitionnées. Assurément, monsieur, continua-t-il avec une inflexion de voix plus douce et presque attendrie, j’étais loin de m’imaginer que nos relations d’estime, d’amitié, aboutiraient à un moment semblable : ce n’est pas sans une douleur profonde… Le général, distrait par le bruit des sanglots que le pauvre Francis n’avait plus la force d’étouffer, se tut subitement. Il ouvrit la porte, et appelant un des soldats qui veillaient dans l’antichambre : — Le citoyen Pelven, lui dit-il, est votre prisonnier ; vous m’en répondez. Lieutenant Francis, allez m’attendre, là.

Le jeune lieutenant jeta sur son protecteur un regard suppliant ; un nouveau signe impérieux lui répondit, et l’enfant se réfugia dans la pièce voisine avec une hâte désespérée.

— Monsieur Pelven, reprit alors le général, on voulait vous conduire dans les prisons, et de là vous savez où. J’ai cru que, malgré tout, vous aimeriez mieux avoir la fin d’un soldat.

— Merci, général, dit Hervé.

— Vous avez un quart d’heure, monsieur. — Hoche se détourna brusquement en achevant cette phrase, et, fermant la porte derrière lui, il rejoignit Francis dans l’antichambre. Un vieux sous-officier se tenait près d’eux, la main respectueusement ouverte à la hauteur du bonnet de police ; le général l’appela : — Tu vas prendre avec toi quinze grenadiers, lui dit-il ; conduis-les dans le champ qui est à gauche de la ferme, fais charger les armes et attends l’homme que je t’enverrai. — Puis, entraînant par le bras son jeune aide-de-camp tout éperdu, il le fit entrer à sa suite dans une chambre qui s’ouvrait sur l’autre face de l’escalier.

On a pu remarquer avec surprise qu’entre le juge et l’accusé il n’y avait eu aucune explication suffisante pour faire connaître à celui-ci la nature et l’étendue du crime qu’on lui imputait ; mais, d’une part, le général ne croyait rien avoir à lui apprendre sur ce point ; de l’autre, Pelven avait vu dans ce qui lui arrivait la conséquence logique des manœuvres qui avaient eu pour but de l’attacher à la cause royaliste en le rendant suspect à son parti. C’était plus qu’il n’en fallait, au temps où vivait Pelven, pour motiver une condamnation capitale. Ainsi se vérifiaient d’ailleurs et la prédiction que lui avait faite M"" de Kergant sur la lande aux Pierres et toutes les vagues appréhensions que les souvenirs de sa malheureuse expédition avaient laissées dans son esprit.

Cependant Hervé, demeuré seul sous la garde de la sentinelle, cherchait à se rendre maître des révoltes instinctives, du chaos d’idées et de senti mens que soulève dans tout être humain la perspective prochaine et réfléchie de sa dissolution. Ses regards se portèrent malgré lui sur l’aiguille de la pendule : quelque chose comme le souffle de la vision biblique sembla glisser devant sa face et la couvrir d’un nuage blanchâtre. Passant à plusieurs reprises la main sur son front, le jeune homme fit quelques pas rapides dans le salon, après quoi il s’arrêta, et respira longuement avec une sorte de satisfaction, comme se sentant vainqueur dans la lutte suprême qu’il venait de soutenir. Il s’assit alors devant la table, et traça précipitamment quelques lignes destinées à sa sœur. Dix minutes s’écoulèrent, et il était encore plongé dans l’amertume de cette dernière effusion, quand un léger bruit lui fit retourner la tête du côté de la porte. Son regard rencontra celui de Hoche.

— Pardon, monsieur, si je vous trouble, dit le général tenant attentivement ses yeux fixés sur ceux du jeune homme ; mais, dans l’état où sont les choses, il doit vous être indifférent de me dire, et moi, je désire connaître exactement le nom du Bourbon qui a débarqué sous un déguisement de femme, à la suite de vos parentes, et par vos bons soins ?

À cette question détaillée, une telle expression d’inintelligence pétrifia l’œil ordinairement pénétrant de Hervé, un hébétement si sincère se peignit sur ses lèvres entrouvertes, que le général ne put réprimer un faible sourire.

— J’en étais sûr, mon général ! j’aurais parié vingt fois ma tête !…

— À bas les jacobins et les dénonciateurs ! s’écria Francis en s’élançant follement dans la chambre.

— Allez-vous-en, vous, dit Hoche avec une impatience à laqueUe son petit aide-de-camp ne jugea pas nécessaire d’obéir. — À ce qu’il me paraît, monsieur Pelven, continua le général, vous ne me croyiez pas si bien instruit ?

— Il est innocent comme le bon Dieu, général I reprit Francis avec une exaltation croissante.

— Véritablement, général, balbutia Hervé, je ne sais pas du tout… Je ne comprends rien à ce que vous me dites.

Un nouveau sourire plus franc et plus distinct éclaira les beaux traits du jeune général en chef.

— Vive la république ! cria Francis en sautant au cou de Hervé dans un accès d’affectueux enthousiasme.

— Vous voyez, commandant, dit Hoche, que M. Francis vous a rendu son estime. Vous voudrez bien m’excuser de ne pas me montrer aussi prompt. À mes yeux, vous êtes toujours coupable, au moins d’une excessive imprudence. La vérité est que nous avons, grâce à vous, un Bourbon sur les épaules. Je n’ai pas besoin de vous énumérer les malheurs qu’une telle complication porte en soi ; mais comment puis-je concevoir que les incidens suspects de votre voyage n’aient pas éveillé plus sérieusement voire défiance ?

Un seul point mis en lumière dans une trame dont [nous avions été la dupe suffit souvent à nous en faire aussitôt saisir tous les fils. Ce fut ainsi que la mémoire de Hervé rassembla instantanément, de manière à en former un corps de délit complet, toutes les circonstances équivoques de sa campagne, la réserve extrême de l’Écossaise, les scènes du château de la Groac’h, le langage et l’insistance étrange de Bellah sur la lande aux Pierres, et enfin le caractère mystérieux de l’individu qui avait suivi Mlle de Kergant dans son excursion nocturne. Ce dernier souvenir pénétra plus profondément que tous les autres dans le cœur ulcéré du jeune homme.

— Mon général, dit-il, j’ai été joué et bafoué indignement. Ma sœur est une enfant qui a cru se prêter à une excellente plaisanterie. Quant aux autres…, le commandant Pelven acheva sa pensée par un signe de tête lent et prolongé qui indiquait un amer ressentiment.

Le général s’était approché d’une fenêtre:il demeura quelques instans les yeux fixes dans le vide et les sourcils contractés, comme en proie à une pénible irrésolution; puis, se retournant soudain:— Je suppose, reprit-il, que je prenne sur moi de vous rendre votre liberté, quel usage en feriez-vous ? car je ne puis songer à vous employer, quant à présent du moins. — Voyons, que feriez-vous ?

— J’irais droit aux chouans, droit au quartier du prince, puisque prince il y a.

— Êtes-vous fou ?

— Je reprendrais mon nom et mon titre, continua le jeune homme avec chaleur; car j’ai besoin du privilège qu’ils me donnent pour dire au héros de cette comédie jouée à mes dépens:Monsieur ou monseigneur, peu m’importe, voici un gentilhomme comme vous qui vous demande compte du péril où vous avez mis, par un calcul déloyal, non sa vie, mais son honneur.

— Et ses amours ! ajouta le général en riant et en levant le bras par un mouvement charmant de jeunesse. Par ma foi ! Hervé, si c’est une folie, elle me plaît. Je ne suis pas né gentilhomme, bien loin de là, comme vous savez ; mais j’ose dire que je le serais devenu dans le temps où il ne fallait pour cela que le goût des aventures et deux grains d’audace dans le cœur. Toutefois ce projet est absolument déraisonnable, et je ne puis rien dire à l’appui, si ce n’est que je ferais de même à votre place. Quoi qu’il en soit, s’il vous arrivait malheur, vous laissez ici des compagnons qui courront sus au malandrin pour vous délivrer ou vous venger. N’est-il pas vrai, Francis ?

— Je pars avec lui, moi, dit Francis, pour voiries dames de la cour.

— Vous voudrez bien m’attendre, monsieur. — Pelven, reprenez votre épée; mais je vous conseille de quitter l’uniforme. Il faut.aussi vous munir de ce malheureux sauf-conduit. Autrement il vous serait impossible de pénétrer chez ces messieurs, qui sont en force et sur le pied de guerre dans toute la contrée. — Et attendez, poursuivit le général, en écrivant deux lignes à la hâte sur un carré de papier, cacha cela dans la doublure de vos habits, afin d’être également en mesure vis-à-vis de la république.

— Mon général, votre bonté me rend confus.

— Je voudrais vous faireoublier ce mauvais quart d’heure, Pelven. Allez maintenant à la garde de Dieu. J’espère que vous me quittez sans rancune.

Hervé prit de ses deux mains la main que le général lui offrait, et la serra avec émotion. —Adieu, général, dit-il, je vais acheter le droit de vous revoir et de continuer à vous servir.

— Non pas moi, Pelven, jamais moi, mais la France, mais la république, la république forte, patiente et généreuse.

— C’est comme je l’entends, dit Hervé. Il s’inclina avec une courtoisie affectueuse, et sortit accompagné de Francis.

Quelques instans plus tard, Pelven et le petit lieutenant galopaient dans la direction de Rennes ; mais, au bout de deux lieues, Hervé dot prendre un chemin de traverse, afin d’éviter la ville, qui pouvait être dangereuse pour lui. Ce fut là que les deux jeunes amis se séparèrent, deux heures environ avant le coucher du soleil, l’un pour retourner près du général en chef, l’autre pour courir les nouveaux hasards où le poussaient, contre tous les conseils de la prudence, les sentimens fougueux de l’homme outragé et de l’amant jaloux.

Octave Feuillet.
  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er mars.