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Betty petite fille/06

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 65-82).


CHAPITRE VI


Madame Cérisy, sans doute parce qu’elle gagnait l’argent sans trop d’efforts, ignorait l’ordre ; Betty sans vergogne lui chipa vingt francs dans son sac.

La possession de cette fortune inespérée lui permit d’entrevoir des agapes fantastiques.

Léontine devenue sa confidente, passa pour cette fois au rang de chaperon.

Grâce à la complicité de la gamine, elle fit de la toilette. Modestement elle se glissa dans une robe de Madame Cérisy, se chaussa de bottes smaragdines sur des bas de soie impalpable, se coiffa d’une toque vernie et enfouit ses mains gercées en des gants de chamois. Elle fut incontinent transformée en grande mondaine, ce qui prouve amplement que le plus parfait souillon, si elle n’ouvre la bouche, peut passer au dehors pour une princesse balkanique.

Il est vrai que Betty au préalable lui avait enduit le visage d’une crème neigeuse et saupoudré ensuite le tout d’un brin de poudre. Aux pommettes il fallut un peu de rouge et sur les lèvres un vermillon éclatant.

Ainsi, Léontine avec son air bonasse, semblait une douce prostituée, moitié bœuf de labour, moitié poupée intoxiquée.

Betty admira et dansa autour d’elle un pas nègre accompagné de hurlements aigus.

À son tour, elle se fit la figure : ombra ses grands yeux noirs d’un large trait de crayon, aviva sa bouche charnue d’une couche d’écarlate et se jugea parfaite, tout à fait modern-style.

Elle formèrent un couple bizarre : l’une paraissait frappée d’idiotie congénitale, l’autre vicieuse. Pourtant on ne pouvait s’étonner de les voir ensemble, elles s’appareillaient à merveille.

Quand elles sortirent, deux heures sonnaient ; Betty avait pris le commandement de l’expédition. Son premier ordre fut qu’on ne s’offrirait pas de taxi : il faisait meilleur à marcher en sentant peser sur soi les regards lubriques des mâles étonnés.

Léontine ahanait, boitillait, la cheville à chaque pas tordue par le talon Louis XV. Elle riait cependant, de son air bête habituel, tandis qu’auprès d’elle, la fillette s’en allait effrontément, le nez au vent, l’œil moqueur.

Connaissant son Paris par ouï-dire, elle augurait beaucoup de cet après-midi, s’apprêtant aux plus folles débauches, sans appesantir son esprit cependant sur ce qui pourrait se passer.

Léontine qui se fatiguait, réclama de prendre l’autobus : elle s’y refusa, entraînant l’autre domptée par cette énergie juvénile.

Elles tournèrent rue Caumartin et là Betty hésita. Assurément elle avait le choix, autour d’elle ce n’étaient que dancing-rooms, mais la plupart avaient une telle réputation de haut luxe qu’elle craignait l’insuffisance de sa modeste fortune.

Ce fut la servante qui la décida ; rompue de fatigue, elle gronda :

— Entrons quèque part ou j’m’assois su’ l’ bord du trottoir…

Cette menace effraya la gamine, se voyant déjà auprès d’une dame élégante le derrière vautré dans la poussière et les pieds barbotant l’eau du ruisseau.

Elle lui prit le bras et l’entraîna. Un chasseur rouge et or leur ouvrit une porte et elles pénétrèrent dans une salle surchauffée où la fumée des cigares stagnait en nuages épais. De la foule massée là montait une odeur violente de transpiration, de poudre de riz et de parfums chimiques. Léontine le reconnut candidement :

— Ce que ça pue !

Betty au contraire aspirait voluptueusement cette atmosphère viciée qui instinctivement plaisait à son odorat de petite Parisienne, et qui aussi agissait violemment, comme un coup de fouet, sur sa sensibilité.

Tous les regards braqués sur elles, à leur arrivée ne l’intimidèrent point ; un sourire railleur flottait sur ses lèvres rouges. Elle avait foi en sa supériorité.

Des yeux, elle chercha une table libre et en aperçut plusieurs à l’autre bout de la pièce.

Elle fit son choix et sans plus s’inquiéter de Léontine, marcha droit vers son but, indifférente aux consommateurs qu’elle dérangeait.

L’autre venait dans son sillage, peureusement, gênée par la vue de tant de monde réuni en si faible espace.

Le guéridon où s’installa Betty était voisin d’un autre où trois hommes étaient attablés. En s’asseyant, elle leur décocha un coup d’œil rieur, pour ensuite marquer la plus hautaine froideur. Cependant elle nota aussitôt qu’ils rapprochaient leurs chaises et son cœur battit avec violence. Incontinent elle espéra des choses extraordinaires.

Pourtant lorsque le garçon parut, ce fut d’un timbre calme qu’elle commanda deux thés.

Léontine absolument abasourdie contemplait cette salle, les toilettes, les bijoux des femmes. Tout cela soulevait en elle une rancœur jalouse ; elle pensait à son existence difficile de souillon méprisée auprès d’une dame méprisable mais élégante. Elle se demandait si vraiment le bidet ne valait mieux que l’eau de vaisselle et l’encaustique.

Immédiatement elle ressentit plus de haine pour Betty et sa mère, surtout pour la première qui brusquement avait arraché le voile qui avait jusque-là conservé la paix à son cœur.

Elle goûta le thé et avec sa bonne jugeotte de campagnarde le reconnut exécrable ; elle s’étonna même qu’au milieu de tout ce luxe on put consommer pareil liquide insipide.

Alors elle éprouva un profond mépris pour tous ces snobs et se crut subitement supérieure à eux. L’enchaînement des idées l’amena à souhaiter les duper, à profiter de cette énorme bêtise qu’elle voyait étalée avec tant de complaisance.

Betty possédait plus de netteté dans ses pensées ; pour l’instant elle nourrissait des projets malicieux. À la dérobée, elle avait examiné les trois voisins et les jugeait acceptables pour Léontine. À elle, instinctivement ils déplaisaient, chacun d’eux avait au physique un mince détail qui répugnait à sa délicatesse inexperte aux jeux charnels. Pour que cette répugnance n’existât point, il aurait fallu un individu parfait, selon ses rêves. Un rien en effet suffisait à la détourner de l’homme, les lèvres de l’un étaient trop sèches, le second portait la barbe, le troisième qui avait le visage émacié par la chlorose lui produisait une réelle impression de dégoût.

Cependant, que ces trois personnes ne l’attirassent pas, ce n’était à son avis raison suffisante pour qu’elle ne s’amusât point.

Naïve comme toujours, elle tenta une œillade rieuse ; l’homme à la barbe lui répondit par un sourire complaisant et fat.

Elle éclata de rire, amusée soudain par cette vanité ; raisonnant du particulier au général, elle en conclut immédiatement que tous les représentants du sexe fort, étaient des imbéciles. Cette opinion acquise en son jeune âge, devait lui rester sa vie entière.

Son rire qui avait retenti argentin et jeune excita les autres qui se rapprochèrent encore. Le personnage à la pâle figure étudiait surtout Léontine.

Moqueuse, la fillette toucha le souillon du coude :

— On va faire marcher ces trois types, hein ?

La servante osa examiner les soupirants et les trouva très bien, très chics. Elle eut pour eux un bon regard de vache grasse qui les enhardit.

L’homme à la barbe interpella Betty, qui décidément l’intéressait :

— Vous êtes venue pour danser, mademoiselle ?

Il hésitait, ne parvenant à mettre un âge sur cette face menue et fardée de petite vieille.

Persuadée que l’insolence demeurait le meilleur hameçon elle demanda :

— Avec vous ?

— Pourquoi pas ? fit-il amusé.

Son haussement d’épaules fut dédaigneux :

— Vous ou un autre ?

Cependant, elle se décida immédiatement, une pudeur la retenait, laissant au fond de son cœur, un effroi de l’inconnu.

À l’extrémité de la salle, l’orchestre préluda, puis ce fut aussitôt une musique aigre, avec roulements furieux de tambour, résonnances assourdissantes d’une grosse caisse maltraitée.

Comme elle avait refusé cette première danse, les trois voisins carrément, vinrent s’installer à leur table. Pratique, elle pensa aussitôt :

— Ils paieront les consommations.

Cette supposition lui plut, elle devint plus aimable, s’abandonnant un peu plus librement à sa gaîté naturelle.

Le monsieur chlorotique décidément, était attiré par l’opulence charnue de Léontine ; ce fut près d’elle qu’il s’assit.

Betty craignit sur le champ une gaffe de la servante et lui chuchota à l’oreille :

— S’il te demande ton nom, tu diras Lucie des Roses !

L’autre inclina la tête en signe d’assentiment. Puis elles se turent, étonnées soudain par la musique qui agissait sur leurs nerfs, éveillant lentement toutes les sensualités endormies.

Autour d’elles, il n’y avait que des faces tordues, des bouches crispées. La cadence endiablée, ces résonnances tumultueuses et incompréhensibles, mettaient en l’être de chacune les besoins immédiats et indéfinissables d’un érotisme compliqué. Le rut se levait dans l’assistance et les couples qui dansaient avaient des alanguissements prolongés, des cambrures insolites et des frissons brusques.

Betty une des premières avait été touchée par le charme aphrodisiaque de cette musique semi-nègre. Elle sentait à ses reins comme une douleur, ses yeux devenaient fixes, son cœur se crispait.

Elle aussi percevait en elle, cette soif subite des caresses, des voluptés profondes, malheureusement elle ignorait lesquelles exactement.

En des visions fugitives, elle revoyait sa mère en compagnie des divers tapissiers et elle souhaitait de pouvoir l’imiter, se jurant que c’était là le bonheur.

La musique cessa soudain et elle eut comme un sursaut qui la rejeta brutalement sur la terre. Alors elle regarda mieux les hommes qui l’entouraient, se demandant si cette fois, ce n’était l’occasion tant espérée.

Mais elle les vit livides, hideux, les lippes baveuses, les yeux troubles. Un dégoût insurmontable lui monta aux lèvres et elle se recula comme épouvantée.

Léontine aveulie sur sa chaise, attendait quelque chose d’imprécis et d’agréable. Elle se sentait bien au milieu de cette atmosphère tiède de luxure, qui glissait en elle une béatitude voluptueuse.

Les hommes se taisaient, gênés par l’exaspération intime qu’ils ne savaient exprimer en termes congrus.

Le monsieur chlorotique reprit le premier son sang-froid, il se pencha vers le souillon et la bouche fleurie d’un sourire amène, s’enquit :

— Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ?

Elle le considéra, l’air ahuri, tout le sang reflué au cœur ; elle ne se rappelait plus le nom indiqué par la fillette. Elle se raidit, cherchant à ranimer la mémoire, mais tout se brouillait dans son cerveau.

Des secondes d’angoisse passèrent, puis soudain, elle se souvint, un bon rire s’épanouit sur sa face ronde et elle jeta, très haut, très vite :

— Lucie des Ronces, m’sieu !

Betty haussa les épaules, mais elle se calma aussitôt, après tout cela n’était pas plus mal. Les trois hommes en revanche eurent un rire moqueur.

Rendu osé par ce pseudonyme gracieux, le monsieur chlorotique, d’une main curieuse pinça le souillon à la cuisse. Elle sourit, très flattée qu’un personnage aussi chic, daignât s’intéresser à son anatomie.

Ce début aimable encouragea le tiers barbu qui se tourna vers Betty et de deux doigts légers, lui caressa le bout des seins, en demandant avec infiniment d’à-propos :

— C’est à vous tout ça ?

Ce contact lui avait plu, lui arrachant un frisson rapide, mais son hypocrisie habituelle l’empêcha de l’avouer. Encore une fois, elle fut insolente :

— Probable,… mais c’est pas pour vous !

Cette défense enflamma l’adversaire et de nouveau, elle fut contrainte de conclure que les hommes ne désiraient qu’autant qu’ils étaient méprisés.

Il se pencha de nouveau et lui chuchota à l’oreille une belle obscénité.

Elle se recula un peu étonnée ; elle regardait l’appendice nasal de l’interlocuteur. Décidément, elle ne comprenait pas : c’était dommage.

Son silence parut un encouragement, l’homme ne se gêna plus, il parla comme un portefaix ivre et la fillette écoutait tout, retenant beaucoup.

Tout cela se gravait dans sa mémoire et le soir, dans la solitude de sa chambrette, elle se souviendrait, accroissant son exaltation intime par l’espoir de plaisirs irréalisables.

Le troisième larron ne disait rien, comme il n’y avait pas de femme pour lui, il se désintéressait, lorgnant par la salle.

Le monsieur chlorotique posa à Léontine la question de confiance.

Elle sourit béatement, très flattée :

— J’veux bien, m’sieu !

Et puis, elle se dit qu’à se trouver avec ce quidam sous les mêmes couvertures, elle gagnerait peut-être une pièce de dix francs.

Mais Betty veillait, encore elle craignit une bêtise du souillon, capable assurément de disloquer ses meilleures combinaisons. Elle la pinça au bras et lui souffla à l’oreille :

— D’mande cent francs,… seulement pas pour aujourd’hui, il est trop tard !

La fille balbutia, rougit, pâlit… Vraiment elle en perdait la raison. Cent francs, c’était une somme exorbitante pour octroyer la bagatelle à un monsieur qui avait de beaux habits. Jadis au village, elle donnait ça pour rien, même pas pour le plaisir, parce que souvent le jeu l’ennuyait.

Ce fut encore Betty qui dut sauver la situation. Elle prétexta l’heure tardive pour remettre la réunion au lendemain et dédaigneuse laissa tomber le chiffre de cinq louis.

Le monsieur accepta avec un sourire en coin et Léontine sentit la folie envahir son cerveau lorsqu’elle eut la certitude que l’aubaine allait lui échoir. Elle considéra le séducteur avec une admiration voisine de l’extase.

En vérité, la crainte du juste courroux de Madame Cérisy n’eût-elle modéré ses sentiments, qu’elle aurait fui sur l’heure au bras du chevalier. Mais elle ne pouvait pas : elle devait préparer la soupe familiale.

Les premières mesures d’un shimmy authentique résonnèrent ; l’homme à la barbe s’inclina vers Betty :

— Cette fois, j’espère, que vous ne me refuserez pas ?

Elle acquiesça en effet, curieuse de connaître des sensations nouvelles.

Déjà tout son être était tendu par l’énervement graduel, un trouble mystérieux lui faisait souhaiter des extravagances. Bientôt elle fut contre le compagnon, parmi les couples qui tournaient.

Ce fut alors pour son ignorance, le commencement d’une véritable pâmoison. L’odeur de l’homme la grisait, son contact mettait en son cœur une espérance infinie. Les premières répugnances semblaient s’évanouir lentement.

Lui hésitait toujours : était-elle femme ? ou bien, malgré l’audace du geste, l’abandon lascif, avait-elle conservé la candeur du jeune âge ? Avec cette poupée fardée et audacieuse, il était impossible de savoir.

Mais, en attendant, il profitait de la cadence pour chercher les formes naissantes et grasses.

En même temps, il la fixait dans les yeux, souhaitant par une sorte de sadisme cérébral, la pervertir.

Et tandis que la fillette exacerbait sa sensualité profonde en frôlant le vice, Madame Cérisy insoucieuse, traînait en une garçonnière ou le long des étalages d’un grand magasin.

Dans un dernier coup de cymbales, le shimmy s’arrêta. Betty eut un bref frisson au bras de l’homme, puis, les jambes flageolantes, elle regagna sa chaise.

Mais bientôt le calme revenait et en même temps la répugnance instinctive. Comme son compagnon tentait de lui prendre la main, elle se recula, épouvantée presque, ramenée à la défensive par un réflexe naturel de sa virginité.

Ces sautes d’humeur l’étonnèrent un peu et à demi conscient de la réalité, il se montra plus discret.

Momentanément elle échappa encore une fois au danger, l’imagination était vaincue par l’instinct. Elle s’expliquait aisément ses dégoûts par les tares qu’elle découvrait au soupirant, mais s’affirmait que si l’adonis rêvé se présentait, elle tomberait aussitôt dans ses bras. Il est fort probable que, même auprès de ce prince charmant, elle aurait également résisté jusqu’à l’extrême limite.

Le monsieur chlorotique bavardait toujours avec Léontine ; celle-ci se sentant en état d’infériorité lorsqu’elle était privée des conseils de Betty, se tenait sur une prudente réserve. L’autre ne put ainsi deviner le souillon sous la demi-mondaine d’occasion, toutefois il avait l’absolue certitude de ne point se trouver en face d’une habituée de l’asphalte. Ce détail surtout l’intéressait, car il avait des projets.

La fillette toujours de sang-froid aux instants décisifs consulta sa montre et donna le signal du départ. Ces escapades lui semblaient trop précieuses pour qu’elle pût risquer de les perdre par une imprudence.

Avec une hautaine tranquillité, elle abandonna les consommations aux hommes qui n’en furent pas surpris. Elle fut heureuse de ce bénéfice inattendu qui laissait les vingt francs intacts. Elle se dit même qu’il devait toujours en être ainsi : dans la vie, une femme intelligente rencontre des hommes qui règlent ses dépenses.

Elle eut un petit « au revoir » protecteur à l’instar d’une grande mondaine et entraîna Léontine en promettant de revenir le lendemain.

Dans la rue, les deux femmes furent saisies par un besoin incoercible de rire. Ce n’était point de la gaîté, mais une sorte de nervosité qui se détendait subitement.

Elles marchèrent vite, craintives à l’idée d’être en retard ; pourtant elles avaient bien des choses à se dire.

Grâce au métro, en quelques minutes elles furent au logis, où avec une fébrilité peureuse, elles se dévêtirent, effaçant prudemment tous les vestiges de cette escapade. Les vêtements de Madame Cérisy furent avec soin replacés en leur armoire, les maquillages disparurent sous un lavage abondant. Au milieu de la cuisine, elles étaient nues et se débarbouillaient en hâte.

Betty redevint la fillette à l’allure innocente et Léontine le souillon dépeigné.

Il était temps, Madame Cérisy rentrait bientôt, froufroutante et distinguée comme toujours. Mais elle trouva son home calme, une servante maussade et une fille sérieuse.

Ayant passé une excellente après-midi, elle songea à ses devoirs maternels et entraîna Betty dans sa chambre.

Assise avec grâce sur la chaise longue, vêtue d’un peignoir à ramages éclatants, elle prit la gamine sur ses genoux et naïvement joua à la poupée. Ça la rajeunissait.

Ses mains manucurées, lissaient d’un geste doux les cheveux de la fillette. Elle l’interrogeait avec puérilité, ne se décidant à voir en elle une petite femme déjà mûrie.

Naturellement, elle admira la franchise enfantine de sa progéniture qui ignorait le mensonge et ne lui cachait jamais rien.

Avec un légitime orgueil, elle répétait in-petto :

— Cette enfant est pure comme le cristal.

Malgré sa vie désordonnée, ou peut-être à cause d’elle, ingénuement elle croyait à l’honnêteté chez ceux qui l’entouraient. Avec un égoïsme serein, elle se refusait à réfléchir, jugeant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Si elle avait dû penser que sa conduite pût influencer sa fille, elle en aurait sans doute eu des remords. Elle préférait ne pas en avoir.

À l’heure du dîner, lorsque Léontine le tablier graisseux sur le ventre vint annoncer que la soupe était servie, elle embrassa une dernière fois sa fille avec une tendresse fébrile et l’entraîna gaîment vers la salle à manger. Tout au fond d’elle-même, elle était reconnaissante à la gamine de ne point lui donner de soucis. En outre ces quelques minutes d’intimité, avaient apporté à sa conscience indulgente, un renouveau de calme : certainement ses devoirs maternels étaient accomplis.

Betty par contre l’admira un peu plus, ayant mieux noté le charme féminin de ses gestes étudiés, le parfum capiteux qui flottait dans ses vêtements. Plus nettement elle rêva de lui ressembler, de gagner par son habileté, toutes ces jolies choses qui flattent la vanité, attirent les hommes dont on obtient de l’argent.

Il ne lui venait point à l’idée qu’un autre genre de vie existât. Sa jugeote pratique lui indiquait que c’était là l’unique possibilité d’oisiveté dans le luxe et l’indépendance.

Son cynisme puéril la poussait à se moquer de celles qui travaillent ou se marient, quand il était si facile de jouir dans la liberté et sans efforts.

Après le dîner, elle tint quelques minutes compagnie à sa mère. Mais une nervosité la poignait, il lui fallut se sauver dans sa chambrette.

Allongée nue sur le lit, elle fuma une cigarette de tabac turc, tout en suçant lentement de la bénédictine. En même temps son imagination endiablée voletait au hasard de la rêverie.