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Betty petite fille/08

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 97-106).


CHAPITRE VIII


Joyeuse et pleine d’espoir, Léontine entraîna la fillette au dancing de la rue Caumartin. La veille, Jean le chlorotique l’avait priée de revenir et comme l’appétit grandit en mangeant, elle escomptait encore pour ce jour-là, un beau billet bleuté de la Banque de France.

La fillette de son côté, se disait que si la veille, en une minute d’aberration, elle avait laissé échapper l’occasion définitive, elle se montrerait plus décidée cette fois. Elle espérait donc retrouver également Louis.

Quand elles arrivèrent au dancing, il était encore de bonne heure et les consommateurs fort rares, quelques désœuvrés, des étrangers pour la plupart.

Néanmoins elles s’installèrent et prirent une consommation de choix.

Jean apparut bientôt, fringant et vainqueur. Aussitôt il annonça avec un sourire ironique à l’intention de la fillette, que son compagnon de la veille, ne serait plus de la fête. Betty pinça les lèvres et ne répliqua point, sincèrement vexée de cette abstention qui semblait mépriser ses charmes.

Pour la dédommager, l’homme proposa :

— On va prendre un taxi et faire un tour à la campagne.

Léontine fit la moue, elle se demandait si cette façon de procéder lui vaudrait quand même cent francs. La fillette en revanche approuva avec exubérance. Un instant plus tard, nerveuse, elle se levait :

— Alors on part ?

Déjà, avec son énergie habituelle, elle prenait le commandement de la troupe. Dehors, elle héla un taxi et au chauffeur, péremptoirement, elle ordonna :

— Au Bois de Vincennes… on vous garde l’après-midi entière… il y a vingt francs de pourboire.

Jean amusé ne se rebella point, au reste, il avait des projets, qui lui permettaient quelques débours.

Léontine se taisait, par prudence. On la plaça tout naturellement sur la banquette de devant, tandis que Betty se carrait à l’arrière auprès de Jean.

Aussitôt, ils bavardèrent gaiment, osant des obscénités ; des plaisanteries de corps de garde, fluaient de ses lèvres sans qu’elle eut un frémissement. N’ayant jamais appris la moralité, elle ignorait ce qu’était l’immoralité. Tout lui paraissait naturel, pourvu que cela servit au plaisir ou à l’intérêt.

L’exemple de sa mère lui était un vivant exemple de l’exactitude de cette opinion. Pourquoi celle sur laquelle évidemment elle devait se modeler, agissait-elle ainsi, sans vergogne, si telle n’était point la sagesse.

Le jeune homme doué d’une amoralité paisible, ne s’inquiétait point, il ne cherchait pas à se demander quel poison, infiltrait dans le cœur de l’enfant, ce rapprochement inattendu de leurs trois personnes.

La voiture traversa lentement le Bois de Vincennes aux larges allées baignées d’ombre tiède.

Betty quitta sa place et l’offrit à Léontine. Elle les encouragea :

— Faut pas que je vous empêche de vous bécoter !

La servante eut son placide sourire lorsque Jean l’étreignit à la taille. Elle lui jeta un doux regard de ruminant, tout en s’inquiétant si les cent francs viendraient ensuite.

Betty les épiait sournoisement, son cœur se serrait, une haine jalouse naissait en elle, contre la goton qui possédait enfin sur elle une supériorité. Pourtant si on lui avait offert de changer de rôle, elle se serait cabrée encore. Le désir, la passion restaient simplement cérébraux, sans volonté d’exécution. La virginité la défendait contre elle-même, mieux que toute protection extérieure.

Le taxi roulait toujours, au hasard semblait-il, mais se rapprochant peu à peu de Nogent.

Ils descendirent de voiture et s’en allèrent nonchalamment vers la Marne dont ils longèrent la berge. Léontine toujours gênée par les talons Louis XV, se pendait au bras du compagnon. Derrière eux, Betty musait, les laissant dans une demi-solitude, afin de les encourager aux audaces.

Un haut talus, tapissé d’herbe grasse les tenta, ils y croulèrent paresseusement. Un rideau d’arbres les entourait ; devant eux, une trouée dans la verdure leur permettait d’apercevoir la rivière et la route.

La fillette comprit que sa présence devenait inutile, elle s’éloigna donc et s’effondra un peu plus loin dans l’herbe où elle alluma une cigarette.

Certes Léontine n’avait point d’amour pour son compagnon, mais accoutumée aux garçons de ferme, elle était flattée d’avoir été distinguée par un gentleman aussi élégant. Sa vanité satisfaite, en l’occurrence lui tenait lieu d’affection.

De derrière le buisson où elle se trouvait, Betty les surveillait, s’ingéniant à surprendre les secrets de leur entente. Un émoi la serrait à la gorge, une salive épaisse montait à ses lèvres, son cœur battait avec violence.

Pourtant elle n’apprit rien susceptible de l’étonner, sa théorie était assez étendue pour qu’elle n’eût plus rien à apprendre.

Les deux autres qui la savaient proche, se moquaient de sa naïveté et surtout de sa curiosité inquiète. Jean par Léontine avait appris son âge exact mais cette précocité dans le vice ne l’effrayait point.

Cette surveillance finit par la lasser, elle se redressa et s’éloigna maussade, en haussant les épaules. Elle ne savait plus ce qu’elle souhaitait, continuellement balancée entre le désir et la peur, toujours la maturité morale était en lutte contre le physique encore insuffisamment mûri.

Une colère intérieure lui arrachait des grincements de dents, elle en voulait au couple, qui sur l’herbe ne s’était livré à une orgie sensuelle extravagante. Pour cela elle retardait son retour, sentant en elle un vague besoin d’injurier ces naïfs qui perdaient dans une demi-inaction des heures aussi précieuses.

Mais l’heure avançait, elle fut contrainte de revenir auprès des deux amants. Léontine la reçut assez mal, elle ne se jugeait plus très disposée à rentrer au logis et à reprendre la besogne coutumière.

Betty eut un rire sardonique :

— Tu sais, faut qu’on rentre !

Et comme l’autre rechignait, elle lui souffla à l’oreille :

— T’as une pelure à m’man su’ l’ dos et si tu rouspètes j’dis au monsieur qu’ t’es not’ boniche :

Léontine fut instantanément calmée, mais une lueur de haine passa dans ses yeux.

Nonchalante, elle se leva, et la petite troupe regagna le taxi :

Durant le retour tous furent silencieux, chacun remuait mentalement des projets nouveaux. Betty sentait que la servante lui échappait définitivement, sans bien pouvoir s’expliquer la cause de ce changement de situation.

Léontine, en effet, souriait parfois mystérieusement et fixait sa jeune maîtresse avec une moquerie évidente.

Seul Jean restait sérieux, détaché du drame qui se jouait. Auprès de la fille, il avait atteint le but astucieux qu’il avait souhaité dès la première minute de leur rencontre. Sans savoir absolument ce qu’était la goton, il avait très vite reconnu ne se trouver en présence de la demi-mondaine qu’elle voulait paraître. Durant leur court tête-à-tête, il lui avait parlé congruement afin de l’amener à accepter ses conditions. Comme les offres lui semblaient royales, Léontine avait accepté, certaine d’être enfin sur la chemin de la fortune.

Dès que le logis fut proche, Betty redevint la gamine prudente. Sans même s’inquiéter des volontés des autres, elle se pencha à la portière et ordonna au chauffeur de stopper.

La voiture arrêtée, elle sauta vivement sur le trottoir et tendit la main au jeune homme qui la serra amicalement.

Léontine plus mollement l’imita et elles s’en allèrent côte à côte d’un pas vif, sans un mot, séparées soudain par un secret.

Et tout en marchant, la fillette se moquait in-petto de cet homme assez sot pour s’enamourer du souillon qu’elle voyait chaque jour, débraillée, dépeignée, un tablier gras sur le ventre.

Derechef, elle se répéta que le mâle restait symbole de la crédulité niaise. C’était le dispensateur d’argent, de plaisir, mais nullement le compagnon.

Il lui tardait d’avoir ses dix-huit ans qui lui permettraient de donner libre essor aux talents qu’elle sentait en elle.

Arrivées au logis, elles se dévêtirent avec fébrilité et remirent tout en ordre pour le retour de Madame Cérisy. Mélancolique, Léontine reprit le tablier graisseux et le caraco de coutil.

Tout en épluchant les légumes pour la soupe vespérale, elle songea aux heures délicieuses de l’après-midi. Elle revit le dancing luxueux, les « Jazz-bandsmen » à la face bronzée.

Puis les propositions de Jean lui revinrent à l’esprit. Dans le calme de sa cuisine, elle les jugea extravagantes, irréalisables. Aussitôt elle eut besoin des conseils de Betty.

Sans bouger de sa chaise, elle appela la fillette qui accourut. En peu de mots, elle la mit au courant.

— Monsieur Jean, veut m’prendre avec lui… paraît qu’i’ m’donnera une chambre, et qu’j’aurais pus à travailler. Qu’est-ce que vous pensez d’ça, vous ?

Avec un superbe égoïsme, Betty réfléchit ; certes elle ne doutait point des intentions de l’homme ; s’il avait offert cette combinaison, il avait la volonté de la réaliser. Mais où se trouvait son intérêt à elle, personnellement.

Son instinct lui permit de comprendre que Léontine en acceptant, glissait sur la pente fatale. Au bout, il y avait la prostitution.

Elle se figura immédiatement ayant une amie dans la haute noce. Cela lui plut et tranquille, elle assura :

— Faut pas rater c’ t’ occase !

— Alors vous croyez que c’est vrai ?

— Bien sûr, grand navet !

— Vous lui direz pas qu’ j’ai été boniche ici ?

— Non, si tu m’fais pas d’crasse…

— Et des frusques ?…

— On te trouvera une liquette et tout le fourbi, dans les trucs que maman n’mets plus. Ensuite tu l’obligeras à casquer. C’ t’ une poire comme tous les hommes. T’as qu’à l’engueuler, i’crachera !

Entre les mains nerveuses de la petite Parisienne, la pauvre Léontine n’était que pâte molle. Elle acquiesça à tout, et il fut entendu que dès le lendemain, on placerait le monsieur au pied du mur.

Le timbre de l’entrée, interrompit cette importante conférence et Betty se précipita, pour ouvrir à sa mère. Celle-ci lui déposa dévotieusement un chaste baiser sur le front et posa son ordinaire question :

— Tu t’es bien amusée, chérie ?

— On a été s’asseoir sur l’herbe au bois de Boulogne…

— C’est parfait !

Et la bonne dame admira plus que jamais cette franchise délicieuse.

Léontine échevelée comme toujours apparut sur le pas de la porte. L’air ahuri, le tablier en bataille, elle salua la patronne. Celle-ci à voix basse remarqua :

— Quand donc cette fille se dégourdira-t-elle ?

Betty dissimula un sourire ironique : elle savait elle, que le souillon se dégourdissait assez rapidement. Bientôt on la verrait aux Folies-Bergère en robe de soie et sur des talons Louis XV, chic suprême.

Mais ces détails elle les conserva pour elle, craignant d’enlever trop vite à sa mère ses illusions naïves. Elle constata seulement que Madame Cérisy était vraiment aisée à duper.