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Betty petite fille/13

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 157-172).


CHAPITRE XIII


Betty apporta à sa toilette, un soin très particulier. Elle n’ignorait point que dans le commerce, la présentation fait tout.

Elle choisit donc son linge en conséquence et comme elle n’en possédait d’assez élégant, elle s’en fut fouiller en l’armoire de sa mère.

Madame Cérisy, avait divers trousseaux, chacun approprié aux circonstances. Elle avait la chemise courte et le pantalon volage pour le tapissier qui était sexagénaire.

Ce fut dans cette catégorie que Betty put trouver le nécessaire.

Ainsi sa chemise fut d’un mauve tendre et la culotte d’un vert smaragdin. Le mélange est quelquefois aussi un effet de l’art.

À un point de vue, il était préférable de se montrer en dessous disparates, plutôt que d’offrir une lingerie de pensionnaire nubile.

La robe, fut le fourreau glauque qu’elle n’avait point détérioré la veille par pur hasard.

Elle regretta que les mignons souliers Henri II ne fussent munis de talons Louis XV d’une désespérante hauteur.

Devant la glace maternelle, elle se confectionna un chignon prestigieux, se disant avec quelque raison qu’elle ne pouvait paraître une enfant si elle désirait subir les ultimes outrages.

Et cela elle l’espérait ardemment, tout le sang bouillonnant d’une juvénile impatience.

En face de la glace toujours, elle s’abandonnait à une répétition générale, afin de n’être point au moment propice, prise au dépourvu.

Elle préparait à l’avance les gestes qu’elle aurait à exécuter, les paroles qu’il lui faudrait prononcer.

Trop avertie pour ne pas s’y attendre, elle prévoyait une souffrance atroce, une mer rouge comme jamais bolcheviste convaincu n’en rêva.

Comme elle était en avance, elle s’attardait malgré la nervosité qui lentement montait en elle. Son pauvre cerveau ne cessait d’être harcelé par les pensées lubriques.

Ce jour-là devait à son avis être le plus beau de sa vie, quoiqu’elle eût fait sa première communion. Mais en cela elle différait de Napoléon.

Prête cependant, la frimousse fardée comme une vieille cabotine, la toque de satin enfoncée jusqu’aux oreilles inclusivement, elle ne put résister au besoin de gagner la rue, de se montrer aux passants curieux ou concupiscents.

En véritable Parisienne, elle ne vivait réellement que sur l’asphalte, au milieu du brouhaha des véhicules, dans la poussière qui se levait de terre en nuages opaques. Si elle n’avait eu ce rendez-vous, elle aurait joyeusement flâné par les rues, au milieu de la foule tourbillonnante.

Elle prit le métro cependant en notant qu’elle était déjà en retard. Mais à l’arrivée lorsqu’elle constata l’absence de tout blondin, elle eut une moue de dépit. Coquette, elle s’était figurée le trouver blême et troublé, se morfondant à l’attendre.

Tout en errant à pas comptés sur le terre-plein, elle baissait le nez, gênée par la présence de l’agent de service. Certaine de commettre une faute, elle n’aimait point à voir se dresser devant elle ce représentant d’une autorité quelconque.

Soudain elle pâlit, tout son sang lui reflua au cœur et une minute elle fut sur le point de fuir, de se sauver, comme pour échapper encore une fois, à la chute qu’elle s’assurait proche.

Elle regarda mieux et eut une grimace d’ennui en constatant que pour l’occasion le blondin s’était fait remplacer par le brun. Elle s’apaisa en se disant qu’ils étaient aussi beaux l’un que l’autre.

Alors elle songea à sa chemise et à sa culotte, se demandant avec une angoisse justifiée, si ces attributs de sa valeur n’étaient trop défraîchis.

Aimable et désintéressé, il la salua d’un geste de la main et affirma avec un sourire :

— Comme nous ne savions à qui s’adressait votre charmant billet, je suis venu…

Il parlait avec des mouvements de poupée articulée, il souriait en arrondissant la bouche, jouait de la paupière pour agrandir ses yeux déjà allongés par le koheul.

Tout cela plut à la fillette, cette mignardise lui parut le summum du bon goût et de la distinction. Elle se rapprocha et constata qu’il sentait l’œillet blanc et non point la pipe et l’alcool, comme par exemple le parrain.

Ce lui fut une nouvelle preuve de distinction.

Tout en se rapprochant, câline et audacieuse, elle demanda pourtant :

— Et votre ami ?

Il eut un bredouillement vague et un rire aigrelet. Elle ne comprit rien, mais en revanche s’appuya à son bras.

Il proposa :

— Vous voulez bien accepter une tasse de thé chez nous ?

Elle défaillit : elle savait que c’était ainsi que les choses se passaient d’ordinaire. On offre une tasse de thé et on prend le reste. Ce fut uniquement la crainte du ridicule qui l’empêcha de se dédire ; elle acquiesça d’un signe de tête et ils partirent sans hâte, d’un pas mesuré.

Tout en marchant, elle remarqua qu’il portait à l’index droit une jolie topaze, à l’index gauche une opale irisée. Elle ne s’étonna point, toutes les extravagances, lui paraissaient aussitôt une manifestation du beau, la simplicité n’avait sur elle aucune prise, elle la considérait comme méprisable.

Ils allèrent ainsi, jusqu’à la rue Roquépine où le couple avait un minuscule logement.

Assurément depuis sa rencontre avec l’éphèbe, elle passait d’un enchantement à un autre.

L’antichambre de l’appartement ressemblait au boudoir de sa mère, toute tendue de soie verte, dans un tout petit coin, un meuble informe, tenant du guéridon renversé, servait à poser les chapeaux.

Émue, le sang aux joues, elle pénétra au salon. Là, pas un morceau de bois n’était visible, ce n’était que satin scintillant et panne mousseuse. Le tout, de tons crus savamment juxtaposés.

Une jeune femme, en une pose alanguie, se tenait sur un divan bas. Les pieds étaient nus en des souliers de satin, un peignoir de soie rouille enveloppait le corps replet, se décolletant aux épaules, mais légèrement. Des grandes manches émergeaient des mains un peu fortes et surchargées de bagues. Sa chevelure était d’un blond doré, artistement échafaudée au-dessus du visage outrageusement fardé.

Betty eut un recul, il lui semblait que cette belle dame était le blondin de la veille. Elle s’expliqua :

— Ce doit être sa sœur !

L’autre la salua d’un ton charmant :

— Bonjour, chère amie, asseyez-vous donc près de moi.

Se tournant vers l’éphèbe :

— Max, mon amour, viens aussi près de moi…

Il se pencha l’embrassa aux lèvres :

— Ma chérie !

Betty fut dominée par ces expansions amoureuses, elle s’en moqua même un peu :

— Ce sont des jeunes mariés.

Elle sut aussitôt que la belle dame s’appelait Charlotte, cela aussi lui sembla ridicule, à notre époque d’électricité on ne s’appelle plus Charlotte.

Charlotte se fit mutine en prenant la fillette à la taille :

— Alors petite méchante, on envoie des billets doux aux hommes ?

La gamine rougit ; elle n’aimait guère qu’on l’aidât à se préciser ses extravagances. L’autre poursuivit :

— Il est incompréhensible que jolie comme vous êtes, ces monstres vous attirent…

Et avec un soupir désenchanté :

— Ah ! ils m’ont bien fait souffrir…

Alors elle entra dans les détails : le mâle n’avait aucun instinct de la délicatesse et sentait mauvais. Il ne brillait que par la grossièreté et la sauvagerie.

Cette fois, elle eut un rire égrillard pour répéter :

— Ah ! ils m’ont bien fait souffrir… surtout les premiers temps…

Elle se pencha derechef amoureusement vers Max.

— Pas toi, mon chéri…

Ils s’embrassèrent encore, avec une passion contenue. Betty sentait monter en elle une nervosité incoercible. Elle se demandait si ce couple l’avait attirée là, pour assister à l’expansion continue de leur affection mutuelle.

Languide, Charlotte se leva et roulant de la croupe, les reins cambrés, s’ingénia à préparer le thé sur un samovar de cuivre. Elle avait des gestes menus, gracieux, comme une petite fille ingénue. Son rire était perlé, sur un ton aigu, et montrait des dents laiteuses, piquées ça et là d’une tache d’or.

Max se dressa à son tour et prit l’amie à la taille, qui fléchit voluptueusement, tandis que les yeux se révulsaient comme ceux d’une personne qui se pâme.

La fillette trépidait, le sang lui battait les tempes, elle en arrivait à se persuader que tout cela n’était que préambules aphrodisiaques. Elle ne savait exactement si elle était heureuse ou mécontente d’être venue. La peur de la chute la lancinait toujours ; elle la désirait tout en la craignant. Le beau Max l’attirait à l’instar d’un joli bibelot et elle ne pensait point que l’existence de Charlotte fût un obstacle.

Tandis que la bouillotte chantait, la conversation reprit, sur un ton plus grivois. Les deux autres se complaisaient à jeter au visage de l’innocente, des idées neuves, des aperçus sur l’amour qu’elle ignorait encore.

Impudemment ils parlèrent de Morande qu’ils avaient vu la veille pour la première fois. Leur imagination détraquée leur permit de raconter sur son compte des histoires extravagantes, certifiant l’avoir rencontré dans le monde des invertis.

Betty en était bouleversée, elle ne comprenait exactement mais elle sentait que ces phrases habiles voilaient des choses monstrueuses.

À son tour avec son ingénuité ordinaire, elle se lança dans une description enthousiaste des tapissiers de sa mère. Aussi menteuse que les deux hystériques en sa compagnie, elle entoura la vérité de détails extravagants.

Ils ricanaient en l’écoutant, la poussaient astucieusement aux confidences.

Déjà plus unis, ils prirent le thé, serrés autour d’un guéridon minuscule, d’une instabilité décevante. Leurs genoux se touchaient, une chaleur communicative allait de l’un à l’autre.

Charlotte, en une seconde de chaleureux altruisme, serra contre sa poitrine la fillette émue et l’embrassa aux lèvres, savamment. Ses gestes étaient osés naturellement et Betty, enveloppée par l’ambiance équivoque, ne pensait pas à s’en choquer.

En revanche Max la laissait tranquille, renversé sur un fauteuil, il s’éventait de son mouchoir parfumé en faisant chatoyer au soleil, la topaze de son index.

Bientôt la fillette s’étonna, décidément, elle ne comprenait plus rien, et Charlotte se tordait de rire, amusée par l’ahurissement candide de la gamine. Max, avec plus de discrétion, daigna partager son hilarité.

Ils recommencèrent à boire du thé très sucré, ils grignotèrent quelques biscuits.

À Charlotte, Max disait :

— Ma chère !… Voyons ma chère ! Mais non ma chère !

Betty s’enfonçait de plus en plus dans le gouffre de l’incompréhension.

L’autre câline, la prit dans ses bras et la berça, avec toute la douceur d’une femme. Elle sut calmer son émoi, usant d’une diplomatie bien féminine.

Max ne parut point jaloux, il ricanait doucement, admirant la candeur de la fillette qui se laissait entraîner sans réaction dans les méandres du vice.

De son côté, elle oubliait cette présence importune, n’ayant pas accoutumé de discerner le bien du mal, et ne considérant que sa satisfaction momentanée.

De plus en plus, elle aspirait à la chute définitive, ses craintes, ses répugnances, s’évanouissaient lentement, auprès de ces hommes qui étaient si peu hommes.

Elle ne s’étonna bientôt plus de leur manège hétéroclite, acquérant subitement l’expérience de toutes les turpitudes humaines et les deux autres s’acharnaient à la dépraver peu à peu, par surprises successives.

Admirablement préparée, elle en arriva au même degré de sans-gêne, de mépris pour tout ce qui n’était point bizarre, sortant de l’ordinaire.

Certes, elle apprit de nombreuses choses, elle perfectionna en deux heures, sa science de l’amour, plus qu’elle l’avait fait en six mois.

Max qui s’était retiré dans la chambre à coucher, revint en pyjama de soie bleu pâle bordé d’écarlate. Ainsi, il lui parut suprêmement élégant. Il était pieds nus dans des babouches de peau souple.

Charlotte le considéra avec passion et l’attira dans ses bras pour l’embrasser follement.

De mauvaise humeur, il se dégagea :

— Ma chère, tu me décoiffes !

Et de ses deux mains blanches, il rabattit en arrière la toison brune qui était descendue sur ses yeux.

L’autre eut une larme au bord des cils :

— Comme tu es méchant aujourd’hui, mon chéri !

Il haussa les épaules, semblant dire : c’est ainsi, je n’y puis rien.

Elle lui lança un regard noir :

— C’est cette petite qui te rend si mauvais ?…

Une scène de jalousie allait éclater, Max ne souhaita point l’éviter.

— Ne m’agace pas !

Et il montra ses biceps qui étaient fermes malgré la finesse des attaches. Elle se dressa furibonde :

— Tu oserais me battre maintenant !

Sur sa tête la perruque vacillait, ses yeux flambaient non pas de réelle colère, mais d’une excitation morbide.

Effondrée sur le sopha, Betty les contemplait. Elle tenta de les calmer par une boutade :

— Vous n’allez pas vous boxer tous les deux.

Ils ne l’écoutèrent point et s’élancèrent l’un contre l’autre. Il y eut une minute de mêlée brutale, des ahanements confus, des étreintes violentes.

Ensemble ils croulèrent sur le tapis, évitant toujours de se blesser mutuellement. La perruque blonde avait roulé sous un fauteuil, le peignoir soyeux se froissait, les souliers de satin, les babouches de cuir, erraient au hasard.

Vaincue Charlotte ne bougea plus, Max ricaneur jouissait de sa victoire.

Betty haletait, les yeux exorbités, une angoisse affreuse au fond du cœur. Elle ressentit pour l’éphèbe une haine soudaine, de ce qu’il ne la prenait pas, ne la faisait point femme immédiatement, puisqu’elle avait la preuve qu’il le pouvait. Charlotte souriait doucement, fière de sa bassesse, de sa honte en face de cette étrangère. Son joli visage se tordait en une grimace hideuse, sa taille frêle se cambrait avec une souplesse digne d’un acrobate.

Ils se réinstallèrent autour du guéridon et cette fois dégustèrent l’apéritif, liqueur anodine plus sucrée qu’alcoolisée. Betty réclama une cigarette, les autres pincèrent les lèvres avec dégoût. Charlotte, daigna expliquer :

— Mais nous ne fumons pas, petite mignonne, c’est bon pour les hommes !

Elle fit ah ! et n’insista pas, mais son ahurissement trouvait à chaque minute à s’alimenter.

Enfin elle consulta sa montre et reconnut qu’il était temps de s’esquiver, si elle ne voulait être surprise en flagrant délit de vagabondage par Madame Cérisy.

Souriante, elle rajusta sa toilette ; avec des gestes adroits, Charlotte l’aida, faisant preuve d’une dextérité extraordinaire pour nouer un cordon, fermer une pression.

Ils la reconduisirent jusqu’à l’antichambre, et tous deux l’embrassèrent goulûment sur la bouche, avec la secrète pensée de laisser en elle un énervement difficile à apaiser.

Elle ne sut si elle devait dire Monsieur ou Madame et s’en tira en susurrant « Charlotte ».

Elle fut récompensée par un nouveau baiser savant et la belle dépouillée de perruque recommanda :

— Tu reviendras voir ta petite amie, ma chérie.

Sincèrement, elle promit, reconnaissant en elle-même qu’elle s’était complue en ce vice étrange, dans cette atmosphère empestée d’une perversion naïve.

Ce fut le cœur bondissant dans sa poitrine qu’elle descendit l’escalier et se retrouva dans la rue Roquépine. Très vite elle s’éloigna, n’osant regarder derrière elle. Mais de nouveau sur le boulevard, elle ralentit le pas et essaya de rassembler ses idées.

Elle n’arrivait qu’à la constatation des difficultés insurmontables qu’elle éprouvait à perdre une fleur virginale à laquelle assurément elle ne tenait plus. Un peu plus dépravée moralement, elle sortait de cette entrevue, physiquement pure, avec au fond d’elle-même, l’impatience de goûter aux caresses viriles.

Quand Madame Cérisy rentra, elle la trouva plus calme, plus puérile encore que de coutume. Ayant conscience d’avoir péché, elle outrait son hypocrisie par souci d’un juste équilibre.

Elle avait mis la table comme une sage petite femme de ménage. Le peignoir et les pantoufles maternelles étaient préparés dans la chambre à coucher.

La bonne mère fut touchée, émue. Protectrice elle demanda.

— Et qu’as-tu fait cet après-midi, ma pauvre enfant ?

Betty la regarda bien en face pour affirmer :

— Je me suis amusée ici… J’ai terminé mes devoirs et ai relu un livre de la bibliothèque rose…

Madame Cérisy l’étreignit avec fougue :

— Chérie, va !

Avec une enfant si dépourvue de malice, elle n’avait certes aucune inquiétude à conserver. Et puis sa fille lui disait tout, elle n’était pas menteuse, assurément elle n’aurait su garder un secret pour sa mère.

Quand on pense qu’il existe des parents dont la progéniture est composée de minuscules démons ! Grands dieux, Madame Cérisy pouvait remercier le ciel de lui avoir évité pareil malheur.

Ainsi l’absence d’une domestique n’était trop pénible, le ménage était suffisamment entretenu par l’officieuse qui venait chaque matin. Ma foi le soir on mangeait du veau froid aux cornichons ou de la charcuterie, mais elles avaient toutes deux un appétit d’oiselet.

Après le dîner frugal, Madame Cérisy se retira dans son boudoir et durant une bonne heure joua à la maman. Ce qui signifie qu’elle prit sa fille sur ses genoux, lui caressa les cheveux et l’abreuva d’enfantillages, comme on en raconte aux nouveau-nés.

Tendant ce temps Betty songeait qu’elle avait appris ce jour là le secret des amours invertis et souhaitait de recommencer.

C’était une bonne petite fille.