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Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre X

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 137-187).

CHAPITRE X.


Guerre contre Jugurtha. — Défaite des Cimbres et des Teutons. — Guerres de Mithridate. — Expédition de Crassus contre les Parthes.


Portons un instant nos regards sur ce souverain d’un peuple peu nombreux, plus qu’à demi barbare, que l’exemple des Carthaginois n’effraie pas, et qui ose encore braver Rome et sa puissance.

Le successeur de Massinissa venait de mourir, ayant partagé la Numidie entre ses deux fils et son neveu, déjà célèbre par ses talens militaires. On avait pu supposer qu’on allait enchaîner l’ambition par la reconnaissance ; mais ce n’était pas assez du tiers d’un royaume pour Jugurtha. Le plus jeune des deux princes tomba dans ses embûches ; l’autre fut battu, chassé de ses états, et contraint de chercher un asile sur les terres de Rome.

Jugurtha qui savait que cette république, sous le titre de médiatrice, réglait en souveraine les querelles des autres peuples, crut devoir lui envoyer des députés, afin de répondre aux accusations de son rival. Il leur enjoignit de ne point épargner l’or, d’acheter, à quelque prix que ce fût, tous ceux qui jouaient un rôle dans la république, et de graduer les présens, suivant la dignité et l’influence des personnes. On voit que Rome n’était déjà plus la patrie des Fabricius et des Cincinnatus.

Mais si l’on pouvait corrompre beaucoup de Romains, il n’y avait point de trésor suffisant pour acheter la république ; et Jugurtha, malgré tant de sagacité, ne vit pas qu’à mesure qu’il augmenterait ses prétentions, les Romains hausseraient le prix de leurs services ; que plus il donnerait, plus on lui demanderait ; enfin que dans un état en proie aux factions, si l’on en gagne une, on excite contre soi toutes les autres. Lorsque Jugurtha eut inutilement prodigué ses richesses, il fut contraint de recourir aux armes.

Il avait à Rome de nombreux partisans. Mais sa cause était tellement injuste, et l’on parlait si haut de la vénalité de ceux qui lui paraissaient favorables, qu’à peine ils osaient ouvertement le défendre. Ils s’efforcèrent toutefois de faire suspendre les résolutions que l’on prenait contre lui, et l’on nomma des commissaires déjà corrompus par l’or de Jugurtha, ou qui devaient en subir l’influence ; de sorte que ce prince s’empara de la Numidie entière, après sept années d’intrigues couronnées par l’assassinat de son rival.

La plupart des sénateurs, gagnés par les présens de Jugurtha, recevaient avec indifférence les plaintes formées contre lui ; mais l’assemblée du peuple poussait des cris de rage, et bien qu’une guerre avec ce prince africain présentât de grandes difficultés ; bien que Rome eût à craindre une invasion terrible du côté de la Gaule et de l’Illyrie, personne n’osa dire qu’il fût de l’intérêt de la république de ménager cet assassin couronné.

Le consul Pison prit le commandement de l’Afrique, et conduisit d’abord la guerre avec beaucoup d’ardeur et de succès. Bientôt Jugurtha vint à bout de le séduire, et les négociations commencèrent. Le traité inspirant des soupçons, le préteur Cassius Longinus partit avec l’ordre d’amener à Rome le prince rebelle. Jugurtha y vint en effet, muni d’un sauf-conduit du sénat.

Il parut avec toute la modestie d’un accusé. Mais sachant qu’on manifestait l’intention de mettre sur le trône de Numidie un des descendans de Massinissa qui s’était aussi réfugié à Rome, le roi n’hésita pas à soudoyer des assassins, et le fit massacrer. Le sénat ressentit vivement l’offense ; il n’osa cependant violer un sauf-conduit, et fit sortir le meurtrier de l’Italie. C’est en parlant que Jugurtha dit ces paroles mémorables : « Rome est à vendre ; elle n’attend que des acheteurs. »

Le consul Albinus le suivit de près, et reconnut bientôt que les desseins de ce prince étaient impénétrables. Lorsqu’il avait résolu d’éviter une bataille, il s’avançait pour engager l’action ; ou bien il paraissait fuir, quand il préparait une attaque. Ses offres de soumission et ses menaces étaient également fausses. Il violait les traités les plus solennels, regardant un manque de foi comme un stratagème permis à la guerre, et se moquait de ceux qui se laissaient ainsi tromper.

Ces artifices devaient prolonger la lutte. Le temps des élections approchait, et Albinus revint à Rome pour présider au choix d’un successeur. Il y avait beaucoup de fermentation dans la ville. La corruption que l’on reprochait à plusieurs nobles, à cause de leur correspondance vraie ou fausse avec Jugurtha, donnait de l’avantage au parti populaire. L’élection des consuls fut suspendue ; la république se trouva, une année entière, dans une anarchie absolue.

Aulus Albinus, frère du dernier consul, qui commandait par intérim l’armée d’Afrique, espéra faire servir ce trouble à sa gloire. Il poussa fort avant dans la Numidie, comptant se rendre maître, par force ou par surprise, des magasins et des trésors du monarque africain.

Toujours fidèle à son plan de conduite, le prince paraît effrayé ; c’est avec précipitation qu’il se retire partout où les Romains se montrent ; et afin d’augmenter leur confiance, il implore même souvent la pitié. Cependant il s’occupait de gagner les Thraces et les autres étrangers qui servaient avec les légions romaines, et lorsqu’il eut attiré Aulus dans une position dangereuse, il revint la nuit sur ses pas.

Les Thraces et les Ligures qui gardaient les avenues du camp, favorisèrent Jugurtha qui surprit les légions. Elles se réfugièrent en désordre sur une hauteur voisine ; leur fuite fut si précipitée, que la plupart des soldats ne purent emporter leurs armes. Les Numides passèrent la nuit à piller le camp. Au point du jour, Jugurtha demanda une conférence au préteur. Il lui dit que les Romains, manquant de provisions, n’ayant pas même les moyens de se défendre, étaient au pouvoir des Numides. Il ajouta qu’il n’abuserait pas de ses avantages, et leur tiendrait la vie sauve, si l’armée voulait évacuer son royaume en dix jours.

Le général romain accepta la capitulation ; mais elle fut déclarée infâme à Rome, et le sénat refusa de la ratifier. Albinus, afin de rétablir l’honneur de sa famille, s’empressa de lever des troupes avec lesquelles il se proposait de recommencer la guerre. La république ne voulant pas lui permettre de les embarquer, il retourna seul en Afrique, rejoignit ses légions, et se tint sur la défensive en attendant un successeur.

La honte de ce désastre ; la frayeur inspirée par un nouvel ennemi qui venait de traverser l’Espagne et les Gaules, et semblait tourner ses pas vers l’Italie, calmèrent un temps l’animosité des factions. Q. Cæcilius Metellus, nommé consul de l’armée de Numidie, partit avec un renfort considérable, et alla chercher l’ennemi.

Pendant sa route, Métellus reçut plusieurs messages de Jugurtha, qui demandait la paix ; et, lorsque l’armée romaine entra sur le territoire de Numidie, elle y fut accueillie par les habitans d’une manière amicale. Le peuple était tranquille, les villes ouvraient leurs portes, on trouvait des approvisionnens en abondance dans les marchés.

Métellus se défiait de ces apparences. Il se tint sur ses gardes, bien convaincu que le roi tramait quelque perfidie ; et Jugurtha en effet comptait beaucoup sur cette nouvelle ruse pour affaiblir la vigilance des légions, les pousser dans quelque faute, et les tailler en pièces.

Il est informé que le consul se dispose à traverser la rivière du Muthul. Aussitôt il parvient à lui dérober plusieurs marches, et se met en embuscade sur son passage. Les Romains avaient une haute montagne à franchir ; ensuite, pour arriver au fleuve, régnait une plaine de six lieues, bordée d’un côté par des collines, couvertes de myrthes et d’oliviers. Ces collines n’offraient aucun chemin praticable, il fallait donc passer par la plaine.

Ayant divisé son armée en deux parties, Jugurtha se saisit de la plus considérable des collines qui avoisinaient la grande montagne, se cacha autant que possible entre les bosquets et les vallées, et fit occuper à ses troupes une grande étendue de terrain. Bomilcar, un des généraux en qui le roi avait le plus de confiance, alla s’embusquer plus près de la rivière avec le reste des troupes.

Jugurtha voulait attendre que l’ennemi fût descendu de la montagne, et la faire occuper ensuite, pendant que Bomilcar, qui avait ordre de s’emparer des bords de la rivière, allait barrer le chemin de ce côté. Lui-même épiait le moment favorable pour fondre sur les légions en marche. C’était une autre journée du Trasymène qu’il se flattait de préparer aux Romains.

Métellus ignora ce qui se passait. Toutefois il se défiait de son ennemi, et pour ne pas tomber dans ses ruses, il fit ses dispositions comme un général habile qui sait se préparer à tout événement.

Son ordre de marche fut exactement celui que nous avons décrit d’après Polybe, lorsque l’armée formait trois colonnes de manipules. Ces corps s’étaient augmentés à proportion du nombre d’hommes dont on avait grossi les légions.

Les extraordinaires s’avançaient à l’avant-garde avec des archers et des frondeurs levés pour cette guerre, et Metellus s’y porta en personne. Marius commandait l’arrière-garde avec la cavalerie romaine. Celle des alliés était répartie sur les deux flancs. Les troupes légères se tenaient en dehors des deux colonnes extérieures, à côté des intervalles que les manipules gardaient entre eux, et ils marchaient ici par leur front. Metellus conduisit son armée dans cet ordre jusque vers la grande montagne qui se présentait, suivant Salluste, entièrement stérile et découverte.

À peine en eut-il atteint le sommet, qu’un examen attentif des lieux lui fit apercevoir des cavaliers de Jugurtha cachés entre les broussailles qui couvraient les collines, et il jugea d’abord par l’assiette des lieux du piége que l’ennemi avait tendu.

Metellus ne songea point à rebrousser chemin, car il se reposait entièrement sur la bonté de ses dispositions et la bravoure de ses troupes ; cependant, comme il devenait assez manifeste qu’en poursuivant sa marche dans la plaine, son flanc droit, exposé aux collines, essuierait les plus grands efforts, Métellus ordonna de faire une halte, et commanda les mouvemens nécessaires pour tourner le front vers le point où le danger allait devenir plus éminent.

C’était un quart de conversion moyennant lequel les rangs de chaque manipule faisaient face du côté où leur flanc se trouvait auparavant[1]. Cette évolution exécutée par tous les manipules dans les trois colonnes, l’armée se forme en bataille sur trois lignes, ayant le front tourné vers le flanc menacé, qui était ici le flanc droit. Après cette manœuvre la cavalerie de l’avant et de l’arrière-garde occupa les ailes, et les troupes légères furent réparties dans les intervalles entre les manipules.

Salluste ne fait pas mention des bagages ; mais on sait, par Polybe, qu’ils se plaçaient dans les colonnes mêmes. La longue marche que Métellus entreprit sur le pays ennemi, et ses campemens, font assez voir que l’armée n’en était pas dépourvue. Après que les manipules s’en furent débarrassés, on les rassembla dans un endroit sûr, suivant la coutume. Peut-être les fît-on porter avec le détachement que Rutilius conduisit avant la bataille aux bords du fleuve Muthul.

Ayant achevé sa nouvelle disposition, Metellus adressa quelques paroles à ses soldats, et descendit dans la plaine. Les auteurs latins nomment ordinairement principia, le front des lignes d’une armée rangée en bataille, ainsi que les soldats qui s’y trouvent placés ; or comme après le changement de Métellus, les trois lignes, au lieu de marcher de front, s’avançaient par leur flanc, on conçoit aisément pourquoi Salluste dit que l’armée se porta en avant transversis principiis, « le front en travers. »

Si l’on voit dans la suite que Métellus se trouva sur la gauche de l’armée, avec les troupes qui avaient formé l’avant-garde, on en saisit la raison dans ce changement de front ; on reconnaît aussi la place de Marius indiquée par les mots post principia (après le front), qui ne peuvent désigner que la droite de l’armée, et non pas la seconde ligne composée des princes, comme on le suppose.

Metellus s’avança donc dans la plaine à pas lents, faisant bonne contenance, et surpris que l’ennemi retardât si longtemps l’attaque. La réflexion lui fit craindre ensuite que s’il ralentissait trop sa marche, il ne pût gagner le même jour la rivière ; il prit le parti de détacher d’avance son lieutenant Rutilius avec un corps de cavalerie, et plusieurs manipules, lui ordonnant de s’emparer des bords du fleuve, et d’y préparer le campement.

Jugurtha suivait des yeux l’armée romaine ; mais il ne voulait paraître qu’après avoir préparé toutes ses pièces, et fit occuper, par deux mille hommes, la montagne que Metellus venait de quitter. Aussitôt, donnant un signal convenu, ses troupes fondirent si rapidement sur les légions et engagèrent un combat tellement furieux et opiniâtre, que Metellus eut difficilement gagné la rivière sans la bonté de ses dispositions. Cette action fut sanglante, et parut terminer la guerre.

Les batailles nombreuses données sur le continent de l’Afrique, et les révolutions fréquentes dans ce pays, avaient familiarisé les Numides avec l’usage des chevaux et des armes. Mais ils étaient mal disciplinés, respectaient peu les ordres des généraux et du prince, et l’on ne pouvait guère livrer deux combats avec la même armée. Victorieux, le Numide quittait ses drapeaux pour emporter le butin ; battu, il supposait avoir terminé son service. Dans l’un et l’autre cas chacun s’enfuyait de son côté.

Metellus ne voyant plus d’ennemis après cette bataille, ne sut ce qu’était devenu le roi de Numidie. Il apprit enfin que ce prince assemblait une armée plus nombreuse que les autres ; mais lassé de poursuivre un adversaire qu’il ne pouvait saisir, Metellus se porta vers les parties du royaume les plus riches et les mieux cultivées.

Il voulait se dédommager de ses travaux par le pillage. Le roi pénétra ce dessein, marcha du même côté, et se montra bientôt sur les derrières de l’armée romaine. Tandis qu’elle essayait de forcer la ville de Zama, Jugurtha fondit à l’improviste sur le camp de Metellus. Ce prince fut repoussé, mais il prit un poste favorable, et les Romains, enfermés entre la ville et l’armée numide, furent contraints de lever le siége.

Le commandement de l’armée d’Afrique fut conservé à Metellus avec la dignité de proconsul. Il suivit Jugurtha, le battit dans plusieurs rencontres, le força de sortir de la Numidie, et de se réfugier à la cour de Bocchus, roi de Mauritanie, dont il avait épousé la fille.

Jugurtha ayant déterminé Bocchus à lever des troupes, entra en campagne avec son nouvel allié, se dirigeant vers Cirta. Metellus se plaça de manière à couvrir cette place ; et tandis qu’il employait les menaces ou la séduction pour gagner le roi de Mauritanie, il apprit que le sénat lui ôtait le commandement de l’armée.

Marius que nous avons vu en Afrique, était retourné à Rome pour y solliciter le consulat. Il promit de finir promptement la guerre de Numidie ; et comme il avait montré jusque là du courage et du talent, on pouvait croire à sa parole. Le peuple, qu’il sut gagner, le nomma consul, malgré l’opposition des nobles et des principaux sénateurs.

On n’admettait encore dans les légions que les classes les plus riches ; mais elles commençaient à se soucier peu d’aller faire au loin la guerre. Marius qui n’ignorait pas cette dégénération des mœurs républicaines, voulut en tirer avantage ; il enrôla les citoyens pauvres, malgré la loi qui les excluait du service des légions. Les dernières classes du peuple, flattées de cette faveur insigne, entrevoyant d’ailleurs une carrière qui leur offrait l’opulence et les honneurs, se rendirent en foule sous ses étendarts ; et les riches n’éprouvèrent pas moins de satisfaction de voir diminuer pour eux cette partie des charges publiques.

Cette innovation de Marius fut très remarquable ; on doit la compter parmi celles qui hâtèrent la ruine de l’état. Au lieu de former des armées de citoyens qui devaient maintenir la constitution et respecter les fortunes particulières, on leva des troupes prêtes à combattre, suivant leur intérêt, pour ou contre les lois de la patrie, et l’on vit terminer par des batailles, des divisions domestiques calmées jusque là sans répandre de sang.

Le nouveau consul, plus chéri du peuple que ne l’avaient été les Gracques, s’embarqua pour l’Afrique avec un renfort considérable, et porta la guerre dans les provinces les plus riches de la Numidie, où l’espoir du butin attirait ses soldats. Bocchus et Jugurtha se séparent à son approche.

Marius suivit les Numides, prit possession des villes abandonnées, et s’étendit au loin dans le pays. Afin de rivaliser de gloire avec Metellus qui avait réduit la ville de Thala après des difficultés innombrables, il réussit à s’emparer de Capsa, place entourée de déserts, où les ressources nécessaires manquaient à une armée. Marius attaqua ensuite une autre forteresse qu’on regardait comme imprenable, et où l’on avait déposé les trésors du roi.

Elle était située sur un roc inaccessible ; et Marius avait donné inutilement plusieurs assauts. Un soldat ligurien, cherchant des escargots sur le flanc de la montagne, trouva le chemin plus facile à mesure qu’il montait, et parvint jusqu’à la plate-forme de la forteresse. Elle était abandonnée, les troupes s’étant portées sur le point d’attaque.

Informé de cette découverte, Marius détacha de suite quatre centuries et six trompettes sous la conduite du Ligure ; et afin de distraire les assiégés, et d’être prêt à un assaut vigoureux au moment du signal, il s’avança vers la portion du rempart située en face de la tranchée.

Après bien des difficultés et des périls, les quatre centuries étaient arrivées au pied de la muraille, et les trompettes sonnèrent. Les assiégés qui occupaient la partie de la forteresse que menaçait Marius, furent d’abord étonnés du bruit qu’ils entendaient sur leurs derrières, et bientôt effrayés par les cris des femmes et des enfans. Sur ces entrefaites, Marius attaque les postes, les force, et se rend maître de la citadelle.

Ce fut pendant que Marius formait le siége de Thapsa, que sa cavalerie vint d’Italie, commandée par le questeur Sylla, jeune homme issu d’une famille patricienne distinguée par des services éminens. Sylla fréquentait les Grecs qui répandaient alors le goût de la littérature et des sciences dans sa patrie. Quoique l’armée le crut encore novice dans l’art de la guerre, il montra bientôt son génie, et parvint à inspirer un tel respect aux troupes, qu’il excita la jalousie de son général. On vit éclore les premiers germes de cette rivalité qui devint si fatale à la république.

Le roi de Numidie, sensible aux pertes qu’il avait faites, résolut de livrer bataille aux Romains. Il réunit de nouveau ses troupes à celles de Bocchus, et tous deux ayant voulu attaquer le consul, furent encore mis en déroute.

L’armée romaine, triomphante sur tous les points où elle rencontrait l’ennemi, marchait avec trop de sécurité, et fut sur le point de se laisser surprendre, une heure avant le coucher du soleil. Jugurtha espérait jeter de la confusion dans ses rangs à l’entrée de la nuit, et continuer l’action à la faveur des ténèbres. Les Romains, qui ne connaissaient pas le pays, se seraient alors trouvés hors d’état d’effectuer une retraite.

Les Numides harassèrent les légions sur tous les points. Afin d’engager les Romains à rompre leurs rangs, ils feignaient quelquefois de ralentir l’attaque ou de prendre la fuite. Marius ne se laissa point tromper ; il continua sa marche en bon ordre, et avant la nuit, s’empara de quelques hauteurs où son armée fût hors de danger.

Afin d’ôter à Jugurtha la connaissance de cette position, Marius défendit d’allumer des feux et de sonner les veilles de la nuit, selon l’usage. Les Numides s’étaient arrêtés dans une plaine sur le déclin du jour ; et au lever de l’aurore, on les vit dans leur camp, livrés au sommeil, ne craignant rien d’un ennemi en fuite, et qui avait été sur le point de tomber entre leurs mains.

Marius résolut de les attaquer. Il donna ordre à ses troupes de courir aux armes, au moment où les trompettes sonneraient la charge, de pousser de grands cris, d’augmenter le tumulte en frappant sur leurs boucliers, et de se jeter avec impétuosité sur les Numides. Ce plan eut tout le succès qu’en attendait Marius ; l’ennemi éprouva encore une déroute complète.

Cette victoire ne diminua pas la vigilance du consul, qui marcha vers les villes situées sur la côte, où il voulait établir ses quartiers d’hiver. Il fit avancer son armée dans le même ordre que Metellus ; et Salluste se sert encore des termes quadrato agmine incedere, dont nous avons donné ailleurs la signification.

Il approchait de la ville de Cirta, en longeant une chaîne de hauteurs qui se présentaient sur sa gauche. Les archers et les frondeurs, renforcés des cohortes auxiliaires de Ligurie, furent jetés de ce côté, sous les ordres de Manlius. Sylla marchait, avec toute sa cavalerie, sur la droite. Les extraordinaires formaient la tête et la queue des trois colonnes.

Le quatrième jour, les éclaireurs vinrent annoncer l’apparition de l’ennemi sur plusieurs endroits, ce qui fit juger à Marius qu’il allait être enveloppé. Ce général avait tout prévu, et ne changea rien à son ordre de marche.

Sylla fut attaqué le premier, et se soutint avec beaucoup de vigueur ; bientôt les Numides tombèrent aussi sur l’avant et l’arrière-garde. Après un combat très vif, les troupes de la queue commençaient à plier, lorsque Sylla s’étant défait de la cavalerie maure qu’il avait en tête, vint prendre en flanc celle de Bocchus, et en délivra les légions romaines. Marius, qui combattait à l’avant-garde, ayant aussi repoussé l’ennemi de son côté, ce ne fut plus qu’une déroute dans laquelle chacun prit la fuite.

Cette disposition était, quant au fond, la même que celle de Metellus ; mais ici, les manipules des légionnaires qui marchaient, comme de coutume, par leur front, demeurèrent en colonne, avec leurs équipages dans les intervalles, et ne firent pas le quart de conversion afin de se mettre en ligne. Marius se contenta des mesures qu’il avait prises, pour garantir la tête, la queue et les deux flancs.

On voit que ce n’est pas sans raison que cet ordre de marche se désignait par agmen quadratum, puisque les trois colonnes pouvaient se mettre en bataille sur l’un et l’autre flanc par des mouvemens prompts et très simples. D’ailleurs on faisait face en même temps des deux côtés, les hastaires et les triaires s’avançant hors de leurs équipages pour se mettre en front ; les princes, qui occupaient le milieu, formaient une réserve. Les troupes de l’avant et de l’arrière-garde devaient aussi s’étendre en bataille et couvrir la tête et la queue.

Ces dispositions prises, il résultait un véritable carré plus ou moins long, selon l’étendue des colonnes légionnaires. Cette figure n’était pas dans l’esprit du plesion ou du plinthion des Grecs, qui dessinaient quatre côtés pleins avec un vide au milieu, à peu près comme nous formons les bataillons carrés dans la tactique moderne ; mais on y trouve encore assez d’analogie avec la forme purement carrée, pour justifier l’expression latine qui a tant embarrassé les commentateurs.

Bocchus prévoyant que Jugurtha ne se relèverait point de ses pertes multipliées, résolut de cesser la guerre. Il obtint de Marius une suspension d’armes, et envoya des ambassadeurs. Le sénat lui fit répondre : « que Rome n’oubliait ni les services ni les injures ; que s’il se repentait, on consentait à lui accorder le pardon de sa faute ; mais que la paix et l’alliance sollicitées, seraient le prix de sa conduite à venir, et des services qu’il pouvait rendre à la république. »

Sylla se chargea d’interpréter cette réponse, et fit comprendre à Bocchus que Rome entendait qu’il livrât le roi de Numidie. Bocchus feignit d’abord d’être choqué de cette proposition. Trahir son ami, son allié, son parent ! Violer le droit sacré d’asile ! Il ne pouvait, disait-il, se faire à cette idée, et deux jours après le malheureux Jugurtha était entre les mains du questeur. Marius en fit le plus bel ornement de son triomphe.

Ainsi finit la guerre de Numidie (ans 650 de Rome ; 104 avant notre ère) ; elle avait duré cinq ans. Rome ne pouvait rien tirer de cette guerre qui dut augmenter sa puissance ; elle prouva au contraire combien les mœurs y étaient dépravées, et fit voir à quelles prévarications honteuses l’avidité des richesses peut porter les magistrats.

Les Romains ayant soumis toutes les contrées méridionales de l’Europe, les frontières de leur empire formaient une barrière qui s’étendait de la Propontide à l’Océan des Gaules, et retenait les barbares du Nord, que l’amour du pillage ou un instinct secret entraînait vers le Midi.

Une quantité prodigieuse de hordes errantes se trouva rassemblée, sous les noms de Cimbres et de Teutons, sur les bords du Danube et de la Drave, non loin des sources de la Sarre et de l’Adige.

Leur nombre les engagea de passer les Alpes Noriques. Il y avait bien longtemps qu’aucune peuplade barbare n’avait eu cette audace ; et depuis Annibal, c’est-à-dire depuis cent quinze années, personne n’avait franchi ces monts avec quelque succès. Pendant cet espace de temps, les hordes nomades s’étaient multipliées et entassées derrière les montagnes.

À peine les Cimbres et les Teutons eurent traversé les Alpes Noriques, voisines de la mer Adriatique, qu’ils trouvèrent le consul C. Papirius Carbon, prêt à les arrêter. Peut-être fut-il battu d’abord, comme l’ont dit quelques historiens ; mais enfin il les contraignit à chercher une autre route.

Cette irruption causait une grande frayeur dans Rome. On disait que ces barbares étaient au nombre de trois cent mille, sans compter les enfans et les femmes ; et jamais on n’avait entendu parler, dans cette capitale du monde, des Cimbres et des Teutons.

Les uns faisaient sortir ces peuples des pays situés au-delà des Palus-Méotides ; d’autres, du fond de la Germanie, des contrées que nous appelons aujourd’hui la Saxe ; plusieurs portaient leur origine sur les bords de l’Océan septentrional, où les Danois habitent maintenant.

On débita des fables. On dit que l’Océan, débordé sur leurs terres, les avait obligés à se jeter vers le midi. Florus rapporte sérieusement cette cause de leur invasion, et Strabon la tourne en ridicule.

Festus dit que le nom de Cimbre veut dire Latro, « brigand ». Cette idée, beaucoup plus simple, est peut-être aussi plus juste. Les Arabes, les Tartares, les Gaulois, les anciens peuples de l’Italie et de la Grèce, n’étaient pas plus honteux de vivre de brigandage, que les habitans de Tunis et d’Alger ne rougissent d’exercer le métier de pirates ; ni les hordes des Arabes Bédoins, de piller des Caravanes. La dénomination de brigand ne devint injurieuse que chez les peuples agricoles ; pour les nomades, ce sera toujours un titre de gloire.

Nos modernes ont fait bien plus de recherches que les anciens, afin de savoir d’où venaient ces Barbares, et n’ont pas mieux réussi ; car d’écrire Kimris au lieu de Cimbres, ne résout certainement pas le problème. On peut croire qu’ils ne sortaient pas tous du même pays.

Depuis plus d’un siècle, la crainte des armes romaines forçait toutes les hordes du Nord, de l’Orient et de l’Occident à s’arrêter sur les frontières de l’Italie. Mais cette multitude les franchit, toutes les fois qu’elle se crut assez nombreuse pour renverser les obstacles qu’on lui opposait. C’est encore un de ces faits qui expliquent plusieurs phénomènes historiques, et que les écrivains n’ont pas remarqués, faute de comparer entre eux les siècles et les événemens.

Les hordes cimbriques et teutoniques ne pouvant forcer les légions romaines, marchèrent vers l’Occident, et se recrutèrent des Ambrons et des Tigurins, sauvages qui habitaient les montagnes des Alpes et du Dauphiné. Ces Barbares se jetèrent ensemble sur la Gaule Transalpine.

On dit qu’ils eurent alors cinq cent mille combattans. Les femmes et les enfans les suivaient. Ce nombre suppose deux millions de personnes, prenant toujours le quart de la population pour les hommes en âge de combattre. Chez les Barbares, où l’on commence plus tôt, où l’on cesse plus tard de porter les armes, le nombre des guerriers pourrait peut-être se supputer au tiers. Ainsi, ces hordes auraient composé une population de quinze cent mille individus.

Je ne veux pas démentir les anciens ; cependant j’ai toujours soupçonné les généraux de Rome d’avoir exagéré les forces de l’ennemi, en parlant au sénat et au peuple dont ils attendaient le triomphe.

Les écrivains nous disent au reste si peu de chose, nous parlent avec tant d’obscurité et de contradictions, qu’ils vont souvent jusqu’à confondre les noms, et employer indifféremment celui de Cimbres ou de Gaulois. Il résulte de là, que nous ne savons ni par quelle route les Barbares passèrent dans la Gaule Transalpine, ni comment ils pénétrèrent de ce pays dans l’Espagne. On peut conjecturer seulement qu’ils avaient quelque frayeur des Romains, puisque avant de les attaquer, ils demandent des terres au sénat. Ce corps, toujours ferme dans ses principes, refuse de les admettre en Italie.

Le sénat envoie le consul M. Junius Silanus les chercher dans la Gaule Transalpine ; son armée est mise en déroute. Les Cimbres ne tournent pourtant point encore leurs armes contre l’Italie. Un autre consul, Aurelius Scaurus, accourt dans ces mêmes contrées ; il y est battu.

Les Barbares passent les Pyrénées et vont en Espagne, d’où les Celtibères les forcent bientôt de sortir. Sur ces entre faites, le consul L. Cassius Longinus se portait chez les Helvétiens pour les empêcher de se joindre aux Cimbres et aux Teutons ; les légions ne peuvent résister au nombre, et le consul lui-même reste sur le champ de bataille.

Ces trois défaites n’empêchèrent pas le consul Q. Servilius Cœpion de pénétrer jusque sur les bords de la Garonne, d’y remporter un avantage sur les Tectosages qui s’étaient révoltés en voyant passer les Cimbres, et avaient pris quelques soldats romains à Toulouse. Cœpion força leur enceinte de bois et de terre, la livra au pillage, et fit un butin considérable. Il y trouva, dit-on, beaucoup d’or.

Diodore de Sicile fait observer que plusieurs rivières de ce pays en charriaient ; et Strabon rapporte qu’il existait des mines d’or dans les montagnes. Les Grecs ne sachant d’où provenait ce métal, imaginèrent une fable qui a beaucoup fait discourir les historiens. Ils disent que les Tectosages ayant pillé le temple de Delphe, Apollon irrité les en punit, et que ne pouvant rapporter l’or sur l’autel, ils le jetèrent au fond d’un lac sacré, situé au milieu de la ville.

Cependant il demeure bien prouvé qu’on ne vit de lac à aucune époque dans Toulouse, ni dans ses environs ; qu’Apollon n’a jamais puni personne ; et que le temple de Delphe ne fût point pillé par les Tectosages. Cette fable prouve seulement que les Romains ne s’attendaient pas à trouver de l’or dans une ville des Gaules.

Strabon cite ce fait d’après un passage de Possidonius qu’il rapporte, et réfute en grande partie. Des savans modernes changent le lac en marais ou en étang, et disent que ces richesses y furent déposées par les Tectosages qui n’en avaient aucun besoin, méprisant le luxe des peuples de la Grèce et de l’Italie.

Il eût été plus raisonnable de supposer que les Tectosages en vendant aux Marseillais, aux Phéniciens et aux Carthaginois, des cuirs, des esclaves, des troupes et des bestiaux, en reçurent de l’or et de l’argent, tirés des mines de la Bétique, au pied des Pyrénées ; qu’ils avaient enfoui ces métaux, soit à l’apparition d’Annibal dans leur pays, soit à l’arrivée des Cimbres, ou enfin en voyant les légions elles-mêmes, ainsi que le font tous les jours les peuples au moment d’une grande invasion. Il ne serait plus surprenant alors que l’avidité romaine eut découvert ces trésors jetés dans des puits ou dans des endroits fangeux et faciles à creuser. Par tous les pays, on retrouve des métaux qui sont restés ensevelis pendant plusieurs siècles.

Le merveilleux étant détruit, il paraît évident que Possidonius et Justin exagérèrent la quantité d’or trouvée à Toulouse ; et que le prêtre Orose, écrivant quatre cents ans plus tard, eut tort de répéter cette fable, et de la rapporter dans son histoire qu’il commence à l’origine du monde, comme s’il connaissait cette époque.

On peut donc douter que les Romains aient trouvé à Toulouse, dans un lac sacré qui n’a jamais existé, cent dix mille livres pesant d’or, et quinze cent mille livres pesant d’argent.

Si j’ai parlé de cette fable, c’est qu’on la répète encore. J’en omets beaucoup d’autres, telles que le mariage d’Hercule dans la Gaule, le prétendu voyage qu’y fit Pythagore, la venue d’un petit-fils de Priam, et plusieurs contes trop méprisables pour qu’un homme raisonnable s’en occupe ; car il ne faut ni perdre son temps, ni le faire perdre à son lecteur.

Après avoir pillé Toulouse, et terminé l’année de son consulat, Cœpion se brouille avec son successeur le consul Manlius, Mallius, ou Manilius (divers auteurs lui donnent ces noms). Au lieu de réunir leurs forces, ces deux romains se séparèrent. Aurelius Scaurus, autrefois consul, et alors simple lieutenant de Mallius, ose attaquer les Cimbres qui l’avaient déjà défait lorsqu’il était à la tête de forces bien plus considérables. Ils le battent une seconde fois, et le font prisonnier.

Voulant tirer quelques éclaircissemens pour l’irruption qu’ils projetaient en Italie, les Barbares l’interrogèrent. Scaurus leur répondit hardiment qu’ils périraient jusqu’au dernier avant de pénétrer dans Rome. Il les en assura si fortement, que Boïorix, un de leurs chefs, le poignarda, et le mit ainsi au rang de ces Romains fameux qui ont péri victimes de leur amour pour la patrie.

Les Cimbres attaquèrent alors le consul Mallius, dispersèrent son armée, prirent son camp, tuèrent ses deux fils, et lui-même périt sans doute dans cette bataille, puisqu’on n’a jamais su ce qu’il était devenu.

Aussitôt après, les Cimbres se retournent sur Cœpion, l’accablent, le mettent en fuite, et s’emparent de son camp qu’il avait posé dans l’endroit où est aujourd’hui la ville d’Orange. Sertorius, qui devint si célèbre dans la suite, faisait ses premières armes ; il eut son cheval tué sous lui, et se sauva en traversant le Rhône à la nage.

Ce fut la sixième victoire que les Cimbres ou les Teutons remportèrent sur les Romains dans les Gaules. Je dis les Cimbres ou les Teutons, à cause de l’obscurité que le récit des historiens répand sur la marche de ces barbares. On serait tenté de croire que les Cimbres avaient déjà passé les Pyrénées, et que les Teutons et les Ambrons étaient restés dans les Gaules. Il est certain que par leur multitude, ils occupaient plusieurs provinces à-la-fois.

Les Gaulois s’enfuirent de toutes parts à l’apparition des cinq cent mille combattans qui se jetaient sur leur pays. Ils s’enfermèrent avec leurs femmes, leurs enfans, leurs troupeaux, dans les lieux susceptibles de défense ; tels que les rochers, les îles, les angles formés par les confluens des rivières, et les bois où quelques abattis suffisent pour fortifier une enceinte. Les troupeaux avaient disparu en grande partie par la famine et le pillage des vainqueurs. Il fallait donc demander à la terre des productions pour subsister ; car elle seule pouvait réparer promptement les pertes occasionnées par d’horribles dévastations.

Ce fut sans doute depuis cette époque, qu’instruits par les Massiliens, les colons romains et surtout par la nécessité, les Gaulois commencèrent à préférer les villes qu’on peut défendre, aux campagnes ouvertes ; les demeures fixes, aux habitations ambulantes ; l’agriculture qui fait subsister beaucoup de familles sur un terrain resserré, à la vie nomade qui n’en peut entretenir qu’un petit nombre sur un immense territoire. Cette conjecture semble d’autant plus vraisemblable, que les Cimbres ne traversèrent pas la Gaule comme un torrent ; ils y restèrent douze années, et battirent cinq consuls.

Ces défaites, dans un coin presque inconnu du monde, étonnèrent beaucoup les Romains dont les armes, partout ailleurs, étaient triomphantes. Pour la seconde fois, ils nommèrent consul, Marius, et chargèrent de veiller au salut de l’Italie, ce conquérant de la Numidie, qui avait pris Jugurtha, et venait de le traîner en triomphe à leurs yeux.

Le péril n’était pas si pressant, puisque l’année entière du consulat de Marius s’écoula sans qu’il fût nécessaire de marcher contre les barbares. Il fut nommé consul jusqu’à trois fois de suite et n’eut pas occasion de les combattre. Son collègue Catulus gardait le Nord de l’Italie dans la Gaule Cisalpine : Marius s’était campé dans la Transalpine, au bord du Rhône, vers l’endroit où l’on a bâti la ville d’Arles, à sept lieues de l’embouchure du fleuve.

Les Cimbres revenaient alors de l’Espagne : ils y avaient trouvé les Romains. Marcus Fulvius, plus heureux que les cinq consuls des Gaules, repoussait les Barbares, à la tête des Celtibères. L’Espagne était plus peuplée, plus aguerrie, plus respectable que notre pays.

Marius voulait arrêter les Teutons au bord du Rhône, à leur passage, comme Scipion avait eu dessein d’en agir autrefois envers Annibal et les Carthaginois. En les attendant, il fit enlever des sables et des graviers qui embarrassaient les embouchûres du fleuve, et creusa un canal, afin que les barques pussent arriver jusqu’à son camp.

Les Barbares s’avançaient divisés en plusieurs troupes, ravageant une grande quantité de pays. Les Cimbres se portèrent vers le Nord, et traversèrent la Germanie pour descendre en Italie par les Alpes Noriques. Les Teutons et les Ambrons marchaient plus près de la Méditerranée, et voulaient gagner le pays des Allobroges : ils trouvèrent les légions de Marius. Enhardis par la défaite des cinq consuls, Silanus, Cassius, Scaurus, Mallius et Cœpion, ils bravèrent le sixième, et vinrent l’insulter jusque dans ses retranchemens.

Ils étaient d’une haute stature, et intimidaient au premier abord. Mais leur ignorance dans la tactique, et surtout leur indiscipline les rendaient bientôt méprisables.

Marius le sentit et resta dans son camp, afin de familiariser les soldats romains avec l’aspect et les manœuvres de ces Barbares. Sachant bien que les choses auxquelles on n’est point accoutumé paraissent toujours plus terribles, dit Plutarque, tandis que l’habitude empêche de trouver dangereuses celles qui le sont véritablement.

Le consul avait sous ses ordres Sylla et Sertorius. Sylla fut chargé de contenir les Tectosages qui, malgré leur défaite, étaient toujours plus disposés à se joindre aux Teutons qu’à plier sous la loi romaine. Il les attaqua et prit un de leurs chefs.

Sertorius, qui depuis trois ans, faisait la guerre dans les Gaules, avait un peu appris le jargon des naturels du pays. Il revêtit la saie, et se mêla parmi les Ambrons et les Teutons. Tout ce qu’il en dit à son retour, et le mépris qu’il témoignait pour eux, contribua beaucoup à rendre aux soldats romains le désir de les combattre.

Marius ne le permit point encore. Il laissait les ennemis se consumer en vains efforts autour de ses retranchemens. Ces barbares, incapables de les forcer, s’en éloignèrent enfin, insultant aux soldats et au consul, et leur demandant s’ils ne voulaient rien faire dire à leurs femmes.

Ces plaisanteries grossières n’engagèrent point Marius à changer son plan. Il suivit toutefois ces Barbares, mais avec circonspection, depuis les bords du Rhône jusque dans la plaine où Sextius avait bâti la ville d’Aix, et les y défit entièrement. Il en tua plus de cent mille, saisit les chariots, les bagages, les chefs même, entre autres Teutobochus, espèce de géant très considéré parmi ces hordes. (An 652 de Rome ; 102 av. notre ère.)

Marius gagna cette bataille au moyen d’une ruse très simple qui rappelle les premiers combats d’Annibal en Italie. Informé qu’il se trouve au-delà du camp de l’ennemi des creux et des ravins couverts de bois, le consul envoie Claudius Marcellus avec trois mille fantassins pour prendre les Barbares à dos. Marcellus attentif à ce qui se passe, saisit l’instant favorable et tombe sur eux eu poussant des cris de victoire. Chargés avec furie par Marius, ils ne peuvent résister à ce double choc, se débandent et prennent la fuite.

Marius était encore sur le champ de bataille, entouré de son armée victorieuse, lorsqu’il reçut des lettres du sénat qui lui mandait que le peuple l’avait élu consul pour la cinquième fois.

Il se montra digne de cette nouvelle faveur. Passant les Alpes avec toute la célérité romaine, il arrive dans la Gaule Cisalpine, joint son armée à celle de son collègue Catulus, et remporte sur les Cimbres, dans la plaine de Verceil, une victoire aussi complète que celle qu’il avait gagnée contre les Teutons. (An 603 de Rome ; 101 av. notre ère.)

On ne sait rien de cette action, sinon qu’elle fut longue, sanglante, et favorable aux Romains. Frontin, dans ses stratagèmes, signale l’attention qu’eut Marius de se donner l’avantage du vent et du soleil ; d’après Plutarque, il semble même que la poussière et la chaleur (on était au mois de juillet) eurent la plus grande part au succès de la bataille.

Il est certain que ces multitudes, dès qu’elles étaient vaincues, s’embarrassaient dans leur fuite, et ne savaient ni se rallier, ni se retirer. Mais on doit penser que la victoire fût préparée par quelque manœuvre habile ; car admettre, comme on le suppose, qu’une armée aussi nombreuse pût être battue au seul moyen d’auxiliaires tels que la poussière et la chaleur, ce serait oublier l’adage si vulgaire, que le soleil luit pour tout le monde.

On tua cent vingt mille ennemis ; soixante mille restèrent prisonniers ; l’Italie fut sauvée. Les deux consuls entrèrent à Rome en triomphe. Le peuple transporté de joie et de reconnaissance, élut Marius consul pour la sixième fois.

Jamais homme, jusqu’à ce jour, n’avait reçu cette dignité cinq fois de suite. Le consul Valerius Corvinus, s’il faut en croire Plutarque, eut cinq consulats dans le cours de sa vie. Marius, par la suite, obtint cet honneur une septième fois, faveur qui n’atteignit aucun autre citoyen pendant la durée de la république.

Mais dans le temps même que Rome était au plus fort de ses triomphes, un génie étonnant, un autre Annibal, pénétré des vrais principes de la politique et de la guerre, contrebalança seul, et fit presque chanceler la gloire de cette fière souveraine du monde.

Ce n’était pas assurément le monarque d’un royaume comparable en puissance à la domination de Rome que Mithridate ; les peuples de Pont n’offraient rien du courage, du caractère et du génie des citoyens qui formaient les légions romaines ; d’ailleurs Mithridate ne trouvant pas dans ses propres états des forces suffisantes pour venir à bout de ses grands projets, était obligé d’avoir recours à des alliances, et rarement alors ses intérêts pouvaient concorder avec ceux des rois auxquels il s’unissait.

Malgré ces désavantages, ce prince intrépide, infatigable, fécond en ressources, opposant à l’infortune un front de rocher, possédant surtout cet attribut du génie d’être comme un ciment qui rapproche et joint entre elles les parties les plus disparates, Mithridate soutint, pendant trente ans, avec divers succès, la guerre contre Rome ; contre cette république puissante, qui, maîtresse alors de l’Italie, de l’Espagne, d’une partie dès Gaules, de la Grèce, des côtes de l’Afrique et de l’Asie, pouvait d’une part écraser son ennemi avec des armées qui se recrutaient sans cesse des meilleurs soldats de l’univers, et de l’autre, cerner ses états au moyen de flottes nombreuses qui lui ôtaient toutes les facilités pour ses communications et sa défense.

Si Mithridate, malgré sa cruauté, ses vices et ses nombreuses défaites, n’avait pas montré un personnage des plus redoutables, il ne recevrait pas, de la part des Romains, tant de blâmes ni tant d’éloges ; son nom ne serait pas devenu si long-temps pour eux un sujet d’inquiétude et de terreur.

Alarmés de ses progrès, les Romains avaient nommé Sylla général des troupes destinées à le combattre. Mais les guerres civiles retenaient Sylla dans Rome ; et ce fut seulement lorsque la faction, dont il était le chef, eut chassé ses adversaires, que Sylla put songer à la Grèce. Le trésor public était épuisé, il fit fondre les vases sacrés de Numa, qui produisirent neuf mille livres pesant d’or.

Le consul passe la mer, s’avance par l’Italie et la Thessalie, en tire une grande quantité de vivres et des troupes auxiliaires, entre en Béotie sans trouver de résistance, et pénètre jusque dans l’Attique. On n’y voyait plus ces Grecs dont nous avons parlé, célèbres par leur courage et leurs talens militaires ; ceux-ci se donnèrent à Sylla aussi aisément qu’ils s’étaient rendus à Mithridate. Athènes seule refusa de se soumettre ; et encore cette résistance fut-elle moins inspirée par l’amour de la patrie que par la crainte de la tyrannie d’Aristion.

Sylla marchait sur Athènes ; Archélaüs, lieutenant de Mithridate, sortit avec Aristion, et tous deux allèrent au devant du consul ; ils furent battus. Aristion rentra dans Athènes, et Archélaüs se fortifia dans le Pyrée. Les murailles de ce port, ainsi que celles qui le joignaient à la ville, bâties par Périclès, dans les siècles brillans de la république, étaient d’une grande solidité.

Les Romains donnèrent l’assaut. Cette entreprise n’eut pas tout le succès que l’on pouvait en attendre ; mais pendant cette attaque, une partie de la muraille qui communiquait du Pyrée à la ville, fut abattue, et Sylla se servit des décombres pour s’établir dans cet endroit. La communication étant coupée, la disette ne tarda pas à se faire sentir dans Athènes qui ne pouvait recevoir de vivres que par la mer.

Depuis long-temps, la caisse militaire était épuisée ; Sylla fit enlever les trésors des temples. Les sommes qu’il en tira, le mirent en état de pousser les deux siéges avec vigueur. Deux esclaves du Pyrée écrivirent sur des balles de plomb ce qui se passait de plus important dans la place, et les lancèrent par dessus les murs jusqu’au camp des Romains. Sylla profita de ces avis, et sut en tirer un grand avantage.

Archélaüs voyant les travaux s’avancer journellement, fit élever des tours pour n’être pas dominé par celles de l’ennemi. Il appela aussi de nombreux renforts ; tenta une sortie vers la seconde veille de la nuit, avec des torches allumées, et brûla les principales machines des Romains. Sylla en fit construire de nouvelles, et au bout de douze jours se trouva en état de battre la place.

Dans la crainte que la partie du mur attaqué ne put résister, Archélaüs traça un retranchement intérieur, et y éleva encore une tour. Enfin Mithridate ayant envoyé des secours, le général de Pont sortit avec toutes ses troupes, les rangea en bataille sous les murs de la place, et fut encore battu.

La saison s’avançait. Le consul, ne voulant pas abandonner l’entreprise, dut songer à se retrancher. Malgré les efforts d’Archelaüs, il parvint à tirer un fossé depuis les montagnes d’Éleusis jusqu’à la mer ; il s’occupa ensuite de faire approcher ses tours. Archelaüs construisit dessous une galerie de mines. L’ouvrage était presque fini quand les Romains s’en aperçurent. Ils poussèrent de leur côté jusqu’aux murailles de la place ; les mineurs, de part et d’autre, se rencontrèrent ; il se donna entre eux plusieurs combats souterrains.

Sylla était parvenu à renverser une partie de la muraille, et les troupes d’Archelaüs, craignant à tout moment de voir écrouler le reste, se montraient consternées ; le consul, qui veut profiter de cet instant de trouble et de terreur, parcourt les rangs, prie les uns, menace les autres, montre à tous le moment comme décisif, et rafraîchit continuellement les points d’attaque.

Archelaüs, de son côté, ne s’épargnait pas ; il semblait commander partout en même temps. Sa résistance fut si vigoureuse, que les Romains ne purent même se loger sur la brêche, et qu’à la suite d’un carnage effroyable, ils se virent contraints de céder le terrain.

Le général de Pont avait profité de la nuit pour construire un nouveau mur avec des angles rentrans ; Sylla, persuadé que le ciment n’a pas encore eu le temps de durcir, fait de suite attaquer l’ouvrage. Cependant les troupes enfermées dans l’intérieur des angles, où elles présentaient le flanc, furent bientôt obligées à la retraite, et Sylla, reconnaissant l’inutilité de ses tentatives, tourna le siége en blocus.

La famine devenait si grande dans Athènes, que les morts servaient de nourriture aux vivans ; toutefois la résistance pouvait se prolonger encore, lorsque le général romain apprit par ses espions qu’une partie de la muraille était mal gardée. Dès la nuit suivante, il fit approcher des machines, et ses troupes entrèrent dans la ville. Sylla réunit alors tous ses efforts contre le Pyrée.

Le mur à angles rentrans, construit par les ordres d’Archelaüs, n’avait pas encore acquis toute la solidité que le temps pouvait seul lui donner ; Sylla parvint à l’abattre. Mais le général de Pont avait prévu cet événement, et plusieurs autres murs semblables étaient élevés derrière. Tant d’assauts à donner découragèrent les Romains.

Enfin, animés par les discours de Sylla, ils s’avancent pour assaillir le premier mur. Archelaüs déconcerté par une constance si rare, se retira dans la partie la plus forte du Pyrée, et s’embarqua ensuite pour se rendre en Thessalie, rassemblant aux Thermopyles tout ce que Mithridate avait de troupes dans la Grèce. Il se trouva ainsi à la tête de cent vingt mille hommes. Le général romain, devenu maître du Pyrée, y fit mettre le feu, et combla le port. (An 667 de Rome ; 87 avant notre ère.)

Si le siége d’Athènes offre un champ vaste aux réflexions, elles deviennent peu utiles aujourd’hui que tout a changé dans la manière d’attaquer et de défendre les places.

Remarquons cependant que Sylla y montre plus d’obstination que de science ; qu’il ne réussit qu’au prix de pertes d’hommes considérables ; et que si ce général n’eût pu continuer à se ménager des intelligences dans la place, il échouait devant cette entreprise. Les Romains se seraient donc retirés, après un siége de dix-huit mois.

Archelaüs déploie autant d’intrépidité, et se montre bien plus habile. Les usages ont changé dans cette partie de la guerre ; mais le général de Pont sera toujours un exemple de la fermeté que doit avoir celui qui défend une place, et des ressources qui lui restent au moment où tout paraît désespéré. Cet Archélaüs, quoique battu depuis par Sylla, manifestait de véritables talens militaires ; il lui manqua de commander des troupes disciplinées comme celles qu’il avait en tête.

Après cette expédition le consul partit de l’Attique et suivit Archélaüs dans la Béotie. Les officiers le blâmaient de quitter un pays montagneux et coupé, pour s’engager dans des plaines avec un ennemi dont les principales forces consistaient en cavalerie ; mais il y était obligé par deux raisons, comme il l’écrivait lui-même dans ses Mémoires que nous avons perdus.

L’Attique, pays naturellement stérile, se trouvait épuisé par le séjour de deux armées, et Sylla, faute de vaisseaux, ne pouvait se procurer des vivres ailleurs ; il pouvait craindre aussi que Hortensius, l’un de ses meilleurs officiers, qui lui amenait un renfort de Thessalie, ne fût coupé en chemin par les Barbares qui l’attendaient au passage des Thermopyles.

Cependant, malgré les renforts de Hortensius, l’armée romaine ne parut aux soldats d’Archélaüs qu’une poignée de monde ; aussi n’était-elle composée, si l’on en croit Plutarque, que de quinze mille hommes de pied, et de quinze cents chevaux. Appien, sans en déterminer le nombre, semble cependant le faire monter plus haut, lorsqu’il dit que les troupes de Sylla, y compris les Grecs qui s’étaient retirés du parti de Mithridate, ne formaient pas encore le tiers des troupes ennemies. Mais peut-être Plutarque écrivant d’après Sylla, ne comprenait-il pas dans ce compte, les alliés de la république.

Quoi qu’il en soit, les Romains étaient certainement fort inférieurs en nombre aux bandes que Taxile avait ramassées pour Mithridate dans la Thrace et dans la Macédoine ; elles comptaient à cent mille hommes de pied, dix mille chevaux, et quatre-vingt-dix-neuf chars armés de faux. Archélaüs, en s’y joignant, dut les augmenter encore.

Ce général n’était pas homme à fonder des succès sur une telle supériorité numérique ; car il établissait une grande différence entre ses troupes et les légions romaines ; il résolut de harceler l’ennemi et de traîner la guerre en longueur. Ce projet se rattachait d’ailleurs aux intérêts particuliers de Sylla dont le retour à Rome devenait de jour en jour plus nécessaire. Mais les autres chefs de l’armée ne purent comprendre la finesse de cette conduite ; ils rangèrent leurs troupes en bataille, malgré les ordres d’Archélaüs.

Ce prodigieux nombre d’hommes, l’éclat et le mélange des armes, les différens cris, et la contenance fière des Barbares, portèrent l’épouvante dans l’armée romaine, dont les murmures annonçaient assez qu’elle ne combattrait point. Les soldats de Pont n’osèrent cependant attaquer les légions retranchées ; ils se répandirent dans les environs et pillèrent la campagne.

Il est impossible qu’une armée nombreuse, lorsqu’il n’y règne aucune discipline, puisse subsister long-temps dans la même position. Archélaüs se vit bientôt obligé de décamper, et Sylla suivit ses traces ; mais la consternation des Romains, et leur refus de combattre, le mettaient au désespoir. Pour les contraindre à demander la bataille il les accabla de travaux.

Sous prétexte de retrancher le camp, il leur fit creuser des fossés immenses ; on détourna même, par ses ordres, le cours de la rivière de Céphise ; enfin tous ceux qui ne montraient pas assez d’activité dans ces corvées, étaient punis avec une grande rigueur.

Ce plan de conduite lui réussit, et dès le troisième jour, venant visiter les ouvrages, les soldats demandèrent hautement qu’on les menât à l’ennemi. « Ce cri, leur dit Sylla, est moins celui du courage que l’effet de la paresse ; cependant, s’il est vrai que vous ayiez tant d’ardeur et de zèle, armez-vous, et allez vous saisir de ce poste. » Il leur montrait une hauteur située au confluent de la Céphise et de l’Assus. Cette colline, bordée de chaque côté par deux rivières, très escarpée dans presque toute la largeur du front par lequel on pouvait y arriver, offrait un terrain excellent pour une armée très inférieure et sans confiance.

Archélaüs avait déjà fait partir des troupes pour s’en emparer ; les Romains y volent à l’ordre de Sylla, et s’y établissent. Archélaüs n’espérant pas de pouvoir les en chasser, quitte la position qu’il avait prise, et marche vers Chalcis, dans le dessein de piller Chéronée sur son passage ; car cette ville, ainsi que toute la Béotie, était alors dans le parti des Romains.

La dissention allumée parmi les chefs de l’armée d’Archélaüs, permettait de n’en pas craindre des opérations considérables ; le consul les fit observer par Murena qu’il laissait dans le camp avec une légion et quelques cohortes. Quant à lui, prenant le reste des troupes, il longea la rivière de Céphise, et s’avança vers Chéronée, afin d’en retirer une légion qu’il avait envoyée dans l’intention de protéger la ville ; Sylla voulait aussi reconnaître le mont Thurium occupé par les soldats d’Archélaüs. C’était une montagne escarpée, d’un accès difficile ; une petite rivière coulait à ses pieds.

Deux Chéronéens vinrent offrir de déloger les ennemis de ce poste, si on voulait leur donner quelques soldats. « Nous connaissons, dirent-ils à Sylla, un sentier qui conduit sur la cime du mont, d’où l’on peut dominer les ennemis, et les écraser ensuite, en faisant rouler sur eux des pierres. » Le général romain, qui ne doutait pas de leur fidélité, accorda ce qu’ils demandaient, et vint ranger son armée en bataille.

Il mit sa cavalerie aux deux ailes, se réserva la conduite de la droite, et donna la gauche à Murena. Mais voyant qu’Archélaüs, dont le front était très étendu, jetait beaucoup de cavalerie et d’infanterie légère sur sa droite et sur sa gauche, il jugea que le général de Pont voulait attaquer brusquement ses flancs et ses derrières, lorsque le combat commencerait à s’engager. Pour y remédier, Galba et Hortensius, qui commandaient la réserve composée de quelques cohortes, eurent ordre de s’embusquer au pied des montagnes.

Cependant les deux chéronéens, suivis du tribun Hirtius et des troupes qui lui étaient confiées, ayant paru sur le sommet du mont Thurium, les Barbares, campés un peu au-dessous, prirent l’épouvante. Hirtius les poursuivit vivement. Il en périt dans cet endroit environ trois mille ; et de ce qui put se sauver, les uns vinrent donner dans la gauche des Romains, commandée par Murena, qui en fit un grand carnage ; les autres se rejetèrent sur le gros de leur armée, et y portèrent le désordre et la terreur dont ils étaient saisis.

Sylla voulut profiter de ce moment pour joindre Archélaüs. Racourcir l’espace qui l’en séparait, c’était rendre inutile les chariots armés ; cependant le général de Pont les fit partir, selon l’usage ordinaire. Mais ces machines, qui n’étaient dangereuses qu’à quelque distance, par les degrés de vitesse et de force qu’elles acquéraient en parcourant un terrain d’une certaine étendue, excitèrent la risée des Romains, qui ouvraient leurs rangs et se reformaient de suite en criant, comme aux jeux du cirque : qu’on en lâche un autre !

L’infanterie en vint aux mains. La phalange du centre était composée de quinze mille esclaves auxquels les généraux de Mithridate avaient donné la liberté. Ces esclaves montrèrent ici plus de courage qu’on ne devait en attendre d’eux. Ils soutinrent, sans se rompre, tout l’effort des légions ; mais la compacité même de leur ordonnance les ayant contraint de flotter et de s’ouvrir, ils furent enfin enfoncés.

Pendant que ces choses se passaient au centre, Archelaüs, qui commandait l’aile droite, s’était avancé pour envelopper Murena. Hortensius, embusqué au pied des montagnes avec une partie de la réserve, selon l’ordre de Sylla, sortit tout-à-coup de son poste, et vint fondre sur le flanc des troupes de Pont. Archelaüs fit faire à droite à un corps de cavalerie de deux mille hommes, et poussa Hortensius qui, n’étant pas assez fort pour résister, ne songea plus qu’à retourner vers les montagnes d’où il était parti ; retraite difficile, vu la distance qui les séparait du corps d’armée des Romains.

Déjà les deux mille cavaliers l’environnent et rendent sa position difficile ; Sylla, qui commande aussi son aile droite, le voit et vole à son secours. Archelaüs, jugeant, à la poussière qui s’élève, que c’est le général romain qui vient débarrasser son lieutenant, laisse là Hortensius, donne ordre à Taxile de faire avancer les Chalcaspides vers la gauche des Romains pour y arrêter le consul, et va fondre sur la droite que celui-ci venait de quitter.

Sylla, dont toutes les troupes sont attaquées en même temps, s’arrête tout court, assez incertain de ce qu’il doit faire ; il se détermine à regagner en diligence son premier poste avec une cohorte, et en laisse quatre à Hortensius pour secourir Murena. Archelaüs avait profité de l’absence du géréral romain pour engager le combat ; entre les deux partis, la victoire flottait incertaine ; l’arrivée du consul la décida.

De ce côté, Sylla, maître du champ de bataille, n’eût garde d’oublier la situation critique dans laquelle il avait laissé Murena ; il se porte promptement sur la gauche pour y agir selon les circonstances. Murena avait battu les Chalcaspides, et la droite d’Archelaüs. Alors la bataille étant gagnée sur toute la ligne, et la déroute devenant générale, les Romains se mirent à la poursuite des fuyards. Ils en firent un carnage horrible, et pénétrèrent jusque dans leur camp. (An 668 de Rome ; 86 av. notre ère.)

Archelaüs put se retirer à Chalcis, et de cette armée prodigieuse, il se sauva dix mille hommes. Sylla écrivit que quatorze soldats romains manquèrent seulement à la fin de la journée, parmi lesquels, deux qui s’étaient égarés, revinrent le lendemain. Aussi voulut-il qu’on mit les noms de Mars, de la Victoire et de Vénus, dans le trophée qui fut érigé après la bataille, pour marquer que sa bonne fortune avait fait la moitié du succès.

Memnon rapporte cette affaire bien différemment de Plutarque. Il dit que le général romain attaqua le camp des ennemis pendant qu’ils étaient dispersés pour le pillage, et que l’ayant aisément forcé, il alluma des feux comme à l’ordinaire ; ce qui trompa les Barbares, et les fit presque tous tomber entre ses mains. Ce récit paraît bien plus vraisemblable, et s’accorde mieux avec le peu de monde que Sylla perdit dans cette occasion.

L’événement se réduit ainsi à une surprise de camp. Toutefois, l’autorité que Plutarque se donne en annonçant qu’il écrit sur les Mémoires de Sylla, ayant engagé tous les historiens à le suivre dans le récit de cette bataille, on ne pouvait se dispenser d’en parler ici.

Vous jugez alors qu’Archelaüs commit une faute en négligeant d’occuper le sommet du mont Thurium et de reconnaître exactement les endroits par où l’on y arrivait ; qu’il en fit une seconde, de lâcher ses chariots quand ils ne devaient plus produire aucun effet ; car c’était ajouter à la confiance de l’ennemi, ce qu’il faisait perdre de confiance à ses troupes. On voit une troisième faute dans une disposition qui ne sait pas tirer un corps de réserve d’une quantité si prodigieuse de combattans, puisque cette réserve fournissait encore un moyen d’envelopper les Romains pendant l’action, sans rien indiquer de cette manœuvre, comme le fit Archelaüs, en jetant sur ses ailes toute sa cavalerie et son infanterie légère. On peut enfin reprocher une quatrième faute au général de Pont, qui, au lieu de poursuivre son avantage contre Hortensius, et de faire avancer Taxile et les Chalcaspides pour le pousser jusqu’aux montagnes et l’y retenir, vient attaquer la droite des Romains. Il lui était si facile de tourner leur gauche et de tomber sur ce flanc ! Sylla, qui accourait, ne serait arrivé que pour être témoin de sa défaite ; son armée se trouvant séparée de sa réserve, et coupée dans plusieurs points, il n’était pas vraisemblable qu’elle put tenir.

Mais plus on examine le récit de cette bataille dans Plutarque, plus il paraît fabuleux. Le consul même, Sylla, ce héros de l’écrivain, n’y joue pas un brillant rôle. On le voit incertain, marchant de sa droite à sa gauche, et retournant de sa gauche à sa droite, sans autre motif apparent que celui de se trouver partout où Archelaüs manifeste sa présence. Tous ces mouvemens indiquent trop un général irrésolu sur ce qu’il doit faire, et n’osant se confier dans la sagesse de ses dispositions.

Était-il bien sensé de laisser Hortensius dans le cas d’être coupé ? Que faisait Galba pendant tout ce temps, et comment Hortensius échappa-t-il avec quelques cohortes au général de Pont, si fort en cavalerie ? Enfin que deviennent les troupes qui marchaient sous la conduite des deux chéronéens ; car on ne peut supposer qu’elles restèrent oisives ? Plutarque ne nous eût pas laissé ignorer tant de détails intéressans, si, comme il le dit, il avait exactement suivi les Mémoires de Sylla pour la narration de cette bataille.

Archelaüs, retiré dans l’île de l’Eubée, n’ayant rien à craindre d’un ennemi qui ne possédait pas de vaisseaux, monta sur sa flotte, et se contenta de courir les mers voisines ; quant à Mithridate, loin de se laisser abattre, il donna l’ordre de faire des levées nouvelles, et bientôt mit sur pied une seconde armée. Il voulut aussi prévenir les troubles que cette défaite pouvait exciter dans ses états. Les rigueurs qu’il déploya envers les uns ; les priviléges dont il combla les autres, n’empêchèrent pas les conjurations de se former au sein même de sa cour.

Rome, triomphante au loin, n’était pas intérieurement plus tranquille. Marius venait de mourir ; mais sa faction subsistait encore, et depuis le départ de Sylla pour l’Asie, elle avait repris de sa supériorité. Le consul Cinna, qui partageait l’autorité avec le jeune Marius, n’apprenait pas sans inquiétude les succès du général romain, et devait craindre, à chaque instant, de le voir rentrer dans l’Italie, à la tête d’une armée victorieuse.

Pour s’en garantir il assemble le sénat, et fait décerner le généralat des troupes contre Mithridate, au consul L. Valerius Flaccus, son collègue. On lui donne une armée nombreuse avec laquelle il doit ôter de force le commandement à Sylla, si ce chef s’obstine à le garder contre le décret de la république.

Flaccus n’avait aucune des qualités qui forment un homme de guerre. Cinna le savait ; il lui donna pour lieutenant un sénateur qui s’était distingué par sa valeur et son habileté sous Marius, et au parti duquel il avait toujours été fidèlement attaché. Caïus Flavius Fimbria haïssait et méprisait également Flaccus dont il connaissait le peu de mérite ; cependant, il consentit à servir sous lui, dans l’espoir de faire naître une occasion de le supplanter.

Sylla, instruit de ce qui se passait à Rome, n’entendait nullement plier sous le décret de Cinna ; il s’avançait pour recevoir le consul Flaccus et le combattre, lorsqu’il apprit qu’une nouvelle armée de Mithridate paraissait dans la Béotie qu’il venait de quitter. Elle se composait de quatre vingt-mille hommes commandés par Dorylaüs, neveu du célèbre tacticien, et ces troupes s’étaient jointes aux dix mille hommes qu’Archelaüs avait sauvés de sa défaite.

Sylla revint sur ses pas pour l’arrêter ; car il allait se trouver pris d’un côté par les ennemis des Romains, et de l’autre par les Romains même, qui, sous les ordres d’un consul chargé de lui ôter les élémens de sa puissance, devenaient à ses yeux des ennemis non moins dangereux.

Les deux armées étaient pour ainsi dire en présence, et si proches l’une de l’autre, qu’elles ne pouvaient se dérober une marche. Les généraux de Mithridate qui, sur les représentations d’Archelaüs, s’accordaient enfin à éviter la bataille, vinrent camper dans la plaine d’Orchomènes, la plus vaste et la plus unie de toute la Grèce, et qui s’étendait jusqu’à un marais formé par les eaux du fleuve Mélas[2].

Avec une cavalerie nombreuse ils espéraient devenir maîtres des opérations, et ne pouvaient supposer que Sylla, dont la principale force consistait en infanterie, les suivit dans une plaine où il ne se trouvait pas un arbre, ni un accident de terrain. Pour assurer davantage leur position, Archélaüs et Dorylaüs se mirent dans l’anse que traçait le Mélas en se jetant dans le marais ; c’est à dire leur droite appuyée au fleuve, et le marais derrière eux. De cette manière ils se crurent en sûreté. Leur gauche, à la vérité, était en l’air, mais l’ennemi ne pouvait y arriver qu’en passant, pour ainsi dire, à leur vue, et ils avaient toute la plaine devant eux, où leur cavalerie pouvait se déployer.

Cependant le consul les ayant suivi sur ce terrain, Archélaüs, qui considérait tout l’avantage de sa position, fut tenté un instant de livrer bataille. Il resta tranquille cependant, et c’est alors que Sylla qui n’avait que quinze mille hommes, et ne pouvait former un front égal à celui de son ennemi, s’occupa de faire tirer deux retranchemens, l’un sur la droite et l’autre sur la gauche, tant pour appuyer ses flancs, et resserrer l’espace par lequel les généraux de Pont pouvaient venir l’attaquer, que pour les empêcher de s’étendre autant qu’ils auraient pu le faire dans la plaine. Le retranchement de la gauche jusqu’au fleuve, devenait le plus intéressant, Sylla voulut le presser davantage.

Archélaüs, encore retenu par ses premières idées, n’osait engager le combat, malgré le désir qu’il en avait. Il se résout toutefois de tâter l’entreprise, et envoie quelques troupes pour insulter les travailleurs. Aussitôt le reste de son armée s’ébranle sans attendre l’ordre des généraux, et fond sur les Romains qui prennent la fuite.

Sylla se présente à eux, les conjure de tenir ferme, les assurant que les barbares se disperseront bientôt. Mais il parlait en vain, la terreur l’emportait sur les prières et les menaces. Sylla, désespéré, se précipite de son cheval, saisit une enseigne, court la jeter au milieu des ennemis, et crie à ses troupes : « Romains, si l’on vous demande où vous avez abandonné votre général, n’oubliez pas de répondre que c’est au moment où il combattait à Orchomènes. »

Cette action vigoureuse devait réussir avec des Romains, comme elle n’a jamais manqué son effet sur nos troupes nationales ; aussi changea-t-elle tout-à-coup le cœur du soldat. Deux cohortes, accourues de la droite, pénètrent jusqu’au consul déjà aux prises avec les ennemis ; les fuyards se rallient et retournent à la charge.

Sylla remonte à cheval, court les rangs, engage les soldats à se montrer dignes du nom romain. Bientôt les troupes de Pont plient à leur tour, et gagnent leur camp en désordre. Sylla, content de cet avantage, fait rentrer les légions, et continue son retranchement de la gauche. Il pousse encore plus le travail de la droite, afin de bloquer absolument l’armée de Pont.

Outre la honte de laisser achever sous ses yeux un pareil ouvrage, Archelaüs en sent tout le danger ; il se détermine enfin à faire ses dispositions, et le combat s’engage. Les Barbares n’employaient guère que des armes de jet. Les Romains, en les joignant corps à corps, les réduisent bientôt à prendre leurs flèches par le bout, pour s’en servir comme d’une épée. Ils furent enfoncés, et obligés de rentrer dans leur camp où ils passèrent la nuit dans le plus grand désordre. Le fils d’Archelaüs périt dans cette seconde action, après avoir fait des prodiges de valeur. Suivant Appien, le nombre des morts dut s’élever à quinze mille.

Sylla, dont les ouvrages venaient d’être interrompus par deux batailles consécutives, craint que les généraux de Pont ne se retirent pendant la nuit ; il établit ses postes autour de leur camp, du côté qu’ils avaient encore libre, et fait continuer le retranchement de la droite, dès la pointe du jour. Déjà ce travail est poussé jusqu’au marais ; Archelaüs crut qu’en faisant comprendre aux siens le péril qui les menaçait, il trouverait peut-être un moyen de les engager encore une fois à combattre.

Le désespoir remplace le courage : on fond sur les Romains, qui soutiennent cette charge, et ramènent l’ennemi jusqu’à son camp. Là, les troupes de Pont résistèrent jusqu’à ce que Basillus, tribun d’une légion, sautant, avec quelques soldats, dans le retranchement dont le camp était couvert, y tint assez pour donner le temps au reste de l’armée de le suivre. L’ennemi fut culbuté dans le marais ; il s’en fit un carnage horrible. (An 668 de Rome ; 86 avant notre ère.) Plutarque dit que, de son temps, on voyait encore des vestiges de cette journée. Archelaüs trouvant une petite barque, regagna l’Eubée avec beaucoup de peine ; on le croyait mort, lorsqu’il y arriva.

Telle fut la bataille d’Orchomènes, où la crainte qu’Archelaüs avait d’être battu, sa résolution en conséquence de ne point engager d’affaire générale, et les défauts de sa position (ce que l’on doit toujours regarder comme une suite de cette crainte), furent les causes de sa défaite.

Si Archelaüs, au lieu d’appuyer sa droite au fleuve, et de mettre le marais derrière lui, eût au contraire placé sa droite contre le marais ; couvrant sa gauche d’un simple retranchement, et gardant ses derrières libres, jamais Sylla n’aurait osé l’attaquer dans cette position, ni venir se poster entre lui et le fleuve Mélas. Quel parti prenait alors le général romain, lui qui se trouvait dans la nécessité de livrer bataille ?

Archelaüs craignit d’être tourné, comme il le fut à Chéronée ; mais avec soixante-quinze mille hommes de plus que son ennemi, il avait bien des moyens de garantir ses derrières. Ce général pécha dans cette occasion contre les deux grands principes de la science, qui veulent que l’on se ménage toujours les moyens d’éviter une bataille, et prescrivent, dans le cas où elle se livre, de se conserver une retraite facile.

Cependant si Archelaüs, instruit que Sylla s’avançait en plaine, avait marché droit à lui, non pas avec un faible détachement, pour engager une escarmouche, mais en ordre de bataille, fort de toutes ses troupes ; le général romain était probablement battu.

S’il n’existe point d’opérations à la guerre qui ne demandent à être combinées avec soin ; on doit pourtant éviter l’irrésolution continuelle comme la plus grande faute que l’on puisse commettre. Lorsqu’un parti se trouve une fois déterminé, il faut le suivre avec obstination, écartant l’idée de tout ce qui peut l’empêcher de réussir.

Archelaüs, séduit par l’avantage du terrain, devait donc se résoudre à livrer bataille, et attaquer l’ennemi vivement sans lui donner le temps de se reconnaître ; mais, la partie perdue, il fallait s’éloigner le soir même, laisser quelques troupes dans le camp pour masquer son mouvement, et aller prendre une autre position dans la plaine, ou même quitter la Béotie. Cette seconde affaire ne pouvait qu’achever de convaincre ses troupes de la supériorité des Romains, comme elle le manifestait aux Romains eux-mêmes. Avec une armée mal disciplinée, telle qu’était celle de Pont, on ne doit jamais s’entêter sur une même opération ; celle-là manquée, il faut songer à une autre.

La conduite d’Archelaüs, si différente de celle qu’il avait tenue précédemment, fait juger que Dorylaüs influa plus que lui sur les dispositions de cette journée ; peut-être la fortune du général romain leur imposa-t-elle aussi, en donnant de Sylla une idée excessivement avantageuse ; car le trop ou le trop peu de défiance sur les talens d’un adversaire, sont également dangereux.

Avec des proscriptions à Rome contre ses amis et sa famille ; en face d’un consul qui venait lui ôter le commandement et achevait ainsi d’abattre son parti dans la république, le général romain n’avait rien de mieux à faire que de risquer le tout pour le tout. Sylla devait mourir en Béotie, ou bien paraître en triomphe dans Rome.

Mais s’il prit la résolution de marcher contre Archelaüs avec tous les désavantages du terrain et du nombre, il ne perdit pas de vue les précautions qui pouvaient le faire réussir. Son premier dessein était certainement de garantir sa droite et sa gauche, et de resserrer, comme dit Plutarque, l’espace par lequel on pouvait l’attaquer.

L’action de jeter l’enseigne au milieu des ennemis, montre du courage ; l’habileté fut de ne pas compromettre son avantage, et de rappeler ses soldats. Il y mit le comble en formant le projet, singulier en apparence, mais très bien combiné d’ailleurs, d’enfermer dans une plaine, avec quinze mille légionnaires, une armée de quatre-vingt-dix mille hommes, presque toute composée de cavalerie.

Sylla ne paraît pas avoir excellé dans la manière de disposer ses troupes sur le terrain, science dont nous avons suffisamment parlé, en traitant des différens ordres de bataille ; mais personne ne faisait mieux un plan de campagne, ne prenait un parti plus juste et plus prompt ; personne ne se montrait plus intrépide dans l’action, donnant l’exemple de la bravoure, ne ménageant ni la vie des autres ni la sienne, et cherchant avant tout le succès. Sans doute rien ne semble si dangereux que ces hommes déterminés, qui souvent mettent l’état à deux doigts de sa perte ; mais aussi rien de si difficile que de leur résister.

Après cette journée, Sylla distribua les récompenses militaires ; il donna une couronne au tribun qui était entré le premier dans les retranchemens. Le général romain alla ensuite châtier les villes de la Béotie qui s’étaient déclarées pour Mithridate, et vint prendre ses quartiers d’hiver dans la Thessalie. Là, il attendait son questeur Lucullus, envoyé par lui en Asie, pour se procurer une flotte, et qui, en effet, après avoir échappé aux plus grands périls, était enfin parvenu à rassembler quelques vaisseaux.

Cependant le consul Flaccus ne suivait pas les intentions secrètes de Cinna qui avait bien plus en vue de détruire le vainqueur de Mithridate, que Mithridate lui-même. Soit que Flaccus sentît judicieusement la supériorité que Sylla avait sur lui, ou qu’il eût lieu de craindre que ses troupes l’abandonnassent à la première rencontre, il s’était rendu à Byzance en passant par la Macédoine, et laissait ainsi son rival dans la Grèce, sans songer à l’y troubler.

Alors Fimbria, qui cherchait l’occasion de s’emparer de l’autorité, parvint à soulever les légions romaines, arbora l’étendard de la révolte, et fit massacrer Flaccus. Le premier acte de son commandement fut le pillage de Nicomédie qu’il abandonna aux troupes ; bientôt toute la Basse-Asie devint le théâtre de ses fureurs et de ses cruautés.

Mithridate envoya, contre Fimbria, une armée à la tête de laquelle il plaça l’un de ses fils. Cette armée fut battue, poursuivie jusqu’a Pergame, où Mithridate faisait sa résidence, et le roi lui-même courut le risque de tomber entre les mains de l’ennemi. Mais Lucullus, qui regardait Fimbria comme un traître, n’ayant pas voulu l’aider avec sa flotte, Mithridate échappa.

Lucullus joignit enfin Sylla, après avoir remporté deux victoires navales sur Mithridate ; et le roi de Pont, alarmé de tant de pertes, chargea son lieutenant Archelaüs de négocier la paix, et de la conclure à tout prix.

Les intérêts du général romain ne la lui rendaient pas moins nécessaire qu’au roi de Pont. Son camp recevait tous les jours ses amis bannis de Rome. Les plus zélés avaient été massacrés ; on venait de déclarer Sylla ennemi de la république. Cependant il était résolu de ne pas laisser à un autre la gloire de terminer cette guerre ; car il sentait combien ce coup d’éclat devenait nécessaire pour relever son parti abattu.

Au milieu de ces embarras, Archelaüs vint se présenter de la part de Mithridate. Le temple d’Apollon, sur la côte de Delium, avait été choisi pour la conférence des deux généraux.

— « Sylla, lui dit Archelaüs, tes plus grands ennemis ne sont pas en Grèce et dans l’Asie, ils sont à Rome où tes amis t’attendent, et où t’appelle ton intérêt. Le roi, mon maître, t’offre des troupes, des vaisseaux et de l’argent, si tu veux devenir son allié. — Et moi, je te conseille de quitter le service de Mithridate, lui répond Sylla, sans s’émouvoir. En effet, continue-t-il, ne vois-tu pas de la folie à rester esclave, lorsqu’on peut être roi ? Livre-moi la flotte de ton maître, et je te promets la couronne. »

Archelaüs témoignant combien la seule idée d’une pareille perfidie le révoltait. — « Comment as-tu pu croire, reprit vivement son adversaire, lorsque toi l’esclave, ou, si tu veux, l’ami d’un Barbare, tu montres tant d’horreur pour la trahison, que Sylla, citoyen de Rome et général de ses armées, pût souffrir qu’on lui fît une proposition semblable ! T’ai-je donc paru si lâche à Cheronée, à Orchomènes ? »

Consterné de cette réponse, Archelaüs conjura le général romain d’être favorable à Mithridate ; et Sylla y consentit à des conditions très avantageuses pour la république. Le traité fut projeté entre les deux généraux ; celui de Pont l’envoya au roi pour le faire ratifier, et resta près de Sylla en attendant la réponse. Il partit bientôt pour presser Mithridate, qui consentit à signer les articles, mais qui désirait auparavant avoir une conférence avec Sylla.

Ils arrivent au lieu du rendez-vous avec une suite peu nombreuse ; le roi s’avance le premier et tend la main à Sylla en signe d’amitié. — « Mithridate reçoit-il la paix aux conditions convenues avec Archélaüs, dit Sylla avant de lui donner la main ? » Le prince, étonné, garde quelque temps le silence. — « C’est aux vaincus à demander, continue Sylla, au vainqueur de se taire, pour se consulter sur ce qu’il doit accorder. »

Mithridate prit la parole, et commença par rejeter la cause de cette guerre sur les vexations des généraux romains en Asie ; il s’étendit beaucoup sur ces griefs ainsi que sur sa modération. — « La renommée, lui répliqua le consul en l’interrompant, qui m’annonçait Mithridate comme un homme éloquent, ne m’a point trompé, puisque ce prince sait donner les apparences de justice à une si mauvaise cause ; mais cet examen devient inutile ici. Encore une fois, Mithridate accepte-t-il la paix aux conditions convenues ? — Oui, répond le roi. » Sylla lui donne la main et l’embrasse.

Ainsi finit la première guerre de Mithridate contre les Romains. (An 670 de Rome ; 84 avant notre ère.) Elle dura quatre ans, et à peine trois, depuis l’arrivée de Sylla en Asie. Le traité portait que le roi de Pont allait se départir de tout ce qui appartenait aux Romains dans l’Asie-Mineure ; il devait évacuer la Paphlagonie, la Cappadoce et la Bithynie, les anciens rois y étant rétablis ; payer deux mille talens d’amende ; fournir soixante-dix galères avec tout leur équipage ; et la république, de son côté, s’abstenait d’exercer aucune vengeance sur les peuples ou les villes qui avaient pris le parti du roi.

Les soldats étaient mécontens de voir le plus cruel ennemi de la république, taxé à une amende si légère, en comparaison du prix de ses déprédations. Sylla leur remontra les circonstances fâcheuses où ils se trouvaient, et l’impossibilité de résister à-la-fois au roi de Pont et à Fimbria, s’ils eussent agi de concert, comme plus tard ils pouvaient le faire.

Cependant Sylla songeait à ne pas laisser son ennemi en Asie, à portée de traiter avec Mithridate. Il marcha contre l’assassin de Flaccus, prit son camp, à deux stades du sien, et le fit sommer, en arrivant sur le terrain, de lui remettre le commandement qu’il avait usurpé.

Fimbria répondit que celui de Sylla n’était pas plus légitime ; que les lois l’avaient abrogé depuis long-temps. Toutefois, Sylla ayant donné ordre de travailler aux retranchemens de son camp, et les soldats du parti opposé courant sans armes embrasser leurs camarades, Fimbria prévit ce qui allait arriver, se rendit à Pergame, et se perça de son épée dans le temple d’Esculape.

Sylla règle les affaires des provinces de cette contrée, accorde à plusieurs villes grecques le titre d’ami du peuple romain, chasse de la Basse-Asie tous les partisans de Mithridate, ordonne qu’on lui paie vingt mille talens pour dédommagement des frais de la guerre, demande encore d’autres contributions afin d’enrichir ses soldats, laisse Murena dans l’Asie épuisée avec deux légions de l’armée de Fimbria, s’occupe de rétablir Nicomède sur le trône de Bithynie et Ariobarzane sur celui de Cappadoce, puis repasse en Italie, et tombe sur les partisans de Marius.

Cependant Mithridate, de retour dans ses états, s’occupait de faire rentrer sous son obéissance ceux que ses revers avaient excités à la révolte. Il soumit la Colchide, et se disposait à marcher contre les peuples du Bosphore. Ses préparatifs, trop considérables pour cette expédition, firent supposer que les Romains en étaient l’objet, et les Bosphoriens le prétexte ; car Mithridate n’avait pu se résoudre encore à restituer la Cappadoce.

Murena, jaloux d’obtenir les honneurs du triomphe, ne cherchait que l’occasion de les mériter. Il prit sa route par la Cappadoce, et vint s’emparer de la Comane de Pont, l’une des principales villes de ce royaume, et dont le temple était rempli de richesses. Mithridate envoya des ambassadeurs pour se plaindre de cette infraction au traité. Le général romain répondit qu’il n’en connaissait point.

En effet, soit par négligence, soit plutôt pour se réserver les moyens de revenir en Asie, Sylla, content d’avoir vu exécuter la plupart des articles de son traité, ne le fit point écrire, ou du moins ni lui ni Mithridate ne le signèrent. Après quelques expéditions où il ne trouva pas de résistance, Murena prit ses quartiers d’hiver dans la Cappadoce, et y fit bâtir la ville d’Éricine, sur les confins de ce royaume et de celui de Pont.

Pendant que Mithridate envoyait des ambassadeurs à Rome, Murena traversait le fleuve Halys, pillait quatre cents villages, et, chargé de butin, rentrait dans la Phrygie et dans la Galatie.

Presque tous les officiers de l’armée romaine étaient d’avis de marcher droit à Sinope, pensant que, cette ville une fois tombée en leur pouvoir, les autres ne tarderaient pas à se soumettre. Murena perdit du temps à délibérer, et le roi, instruit par ses espions de l’entreprise, para le coup en y mettant une forte garnison. Il fit ensuite partir quelques troupes sous les ordres de Gordius, qui vint camper vis-à-vis des Romains, sur la rive opposée de l’Halys.

Les deux armées étaient en présence. Mithridate paraît avec des forces bien supérieures à celles des Romains, passe le fleuve, livre bataille, et le général, assez inhabile pour la recevoir d’un ennemi auquel il n’était pas en état de disputer le passage du fleuve, éprouve une défaite. (An 672 de Rome ; 82 avant notre ère.)

Murena vaincu se retire d’abord avec les troupes qui lui restent, sur une montagne voisine, d’où il prend la route de la Phrygie par les chemins les plus difficiles, afin de se dérober à la poursuite du roi. Cette victoire rendit à Mithridate toutes les villes que Murena lui avait enlevées.

Sylla, qui prévoyait que son lieutenant ne pourrait résister à toutes les forces du roi de Pont, envoya Aulus Gabinus pour terminer le différent. De son côté, Mithridate faisait passer une autre ambassade à Rome, dans le but d’arrêter définitivement les articles du traité. Mais, Sylla étant mort sur ces entrefaites, Mithridate profita de cette circonstance pour fondre de nouveau sur la Cappadoce.

Ce fut dans ce temps-là même que deux partisans de Marius, dont la cause se soutenait encore en Espagne, vinrent à la cour de Mithridate, et l’engagèrent à former une alliance avec Sertorius, le plus ferme appui de cette faction. Le roi crut ne pouvoir choisir de négociateurs plus capables pour faire réussir le projet d’une ligue défensive ; il les envoya tous deux à Sertorius avec le caractère d’ambassadeurs. Mithridate offrait des vaisseaux et de l’argent, pourvu qu’on lui assurât la possession de tout ce qu’il avait été contraint de céder dans l’Asie, par le traité de Sylla.

La nouvelle de cette députation étant venue à Rome, on y déclara les deux ambassadeurs, L. Manius et Fannius, ennemis de la république, et l’on donna promptement des ordres pour les arrêter sur leur route ; mais ils arrivèrent heureusement en Espagne.

Sertorius assembla aussitôt son conseil, auquel il donnait le nom de sénat, à l’instar de celui de Rome ; il y exposa les offres du roi de Pont. Tous opinèrent pour qu’elles fussent acceptées ; Sertorius ne voulut y consentir qu’avec de grandes modifications.

Mithridate devait abandonner toute prétention sur la province d’Asie, qui appartenait légitimement aux Romains, comme leur ayant été cédée par une disposition testamentaire ; le roi s’engageait aussi à fournir trois mille talens et quarante vaisseaux. De son côté, Sertorius lui cédait la Cappadoce et la Bithynie, les Romains n’ayant aucun droit sur ces pays, et le roi de Pont pouvant en faire valoir d’apparens. Sertorius devait envoyer en outre à ce prince des soldats et un général habile pour commander ses armées.

Mithridate apprenant de quelle manière ses propositions avaient été reçues : « Que fera donc Sertorius, s’écria-t-il, si jamais il préside au sénat, puisque du fond de l’Espagne où il est exilé, pour ainsi dire, il ose nous prescrire des limites dans l’Asie ! » Cependant Mithridate consentit à tout.

Aucun capitaine ne fut plus fécond en expédiens, et ne posséda mieux l’art de jeter son ennemi dans l’embarras que Sertorius. Toute l’expérience et l’habileté de Metellus ayant échoué contre lui, le sénat de Rome envoya Pompée pour le réduire. Celui-ci, fier des grands succès qu’il avait obtenus sous Sylla, se flattait de terminer bientôt la guerre ; il ne fut pas long-temps sans voir combien il aurait à décompter. Pompée ne faisait pas un mouvement qu’on ne le prévînt, et ses projets étaient si bien déjoués qu’il s’estimait souvent trop heureux de pouvoir se dégager avec une perte considérable.

S’étant un jour approché de la ville de Tauron, assiégée par Sertorius, il crut enfin le tenir enfermé entre son armée et la place, et avertit les habitans de la ville que l’ennemi ne pouvait lui échapper. Mais Pompée fut bien surpris quand il vit tout à coup paraître sur des hauteurs six mille hommes qui le tenaient lui-même bloqué, et le menaçaient de le charger en queue au moindre mouvement qu’il oserait tenter contre les assiégeans. « J’apprendrai à cet écolier de Sylla, disait Sertorius, qu’un général doit surtout regarder derrière. » Vous savez que ce grand capitaine périt victime d’une trahison.

Mithridate employa le reste de l’été et tout l’hiver suivant à faire des préparatifs proportionnés à l’importance de la guerre qu’il allait entreprendre. Ce prince, dont le génie ne laissait rien échapper, sentit que les principales causes des victoires de son ennemi résidaient dans la supériorité de ses armes et dans sa discipline. Il fit fabriquer des épées à la romaine, forma des légions, adopta leurs exercices et leurs évolutions. Mais il était trop éclairé pour copier servilement les Romains en les imitant ; Mithridate ne prit d’eux que ce qui pouvait s’accorder avec la forme de son gouvernement et le caractère de ses peuples.

Nicomède, roi de Bithynie, mort sans enfans, avait légué par testament son royaume aux Romains. Mithridate, toujours tourmenté de leur présence dans l’Asie, ne pouvait voir sans une nouvelle inquiétude cette acquisition qui les rapprochait tant de ses états, et ne crut pas qu’il fût prudent de les y laisser affermir leur puissance.

Dès le commencement du printemps il se mit en marche pour les en chasser. Son armée était commandée par Marcus Marius, selon Plutarque, ou Varius, suivant Appien, envoyé par Sertorius pour prendre le commandement des troupes de Pont. Le roi lui-même servait sous le général romain, et lui obéissait comme un simple soldat, voulant donner l’exemple de la subordination. Ou avait réuni cent cinquante-six mille hommes, dont cent quarante mille d’infanterie, seize mille de cavalerie, et cent chariots armés de faux. Une multitude infinie de pionniers et de gens employés aux bagages suivaient l’armée.

Cependant les préparatifs du roi réveillaient l’attention des Romains. Afin de prévenir les entreprises de Mithridate, ou du moins pour en arrêter le cours, ils partagèrent le commandement de l’Asie entre Marcus Cotta et Lucius Lucullus, tous deux consuls. Cotta devait veiller à la conservation de la Bithynie et de la Propontide ; Lucullus eut le gouvernement de la Cilicie, avec ordre de se joindre à son collègue pour s’opposer au roi de Pont.

Lucullus amena une légion de l’Italie, et devait en trouver quatre autres. Elles le joignirent en effet ; toutefois, de ces quatre légions, deux étaient composées des bandes fimbrianes, troupes aguerries, mais parmi lesquelles l’esprit de sédition avait été introduit sous leur ancien chef.

Il fallut songer à rétablir la discipline, entreprise dont la difficulté s’accroît alors en proportion du courage des troupes. Lucullus y travailla et crut y avoir réussi ; cependant il ne put déraciner entièrement le germe du mal. Pompée, qui parut après lui, prit le seul moyen d’en venir à bout, ce fut de disperser ces bandes dans les autres légions. Changer la forme d’un corps, lui ôter son nom, le diviser, c’est lui faire perdre l’esprit, bon au moins, qui l’anime.

Le consul Cotta avait pris son quartier général à Chalcédoine, située vers l’extrémité de la Bithynie. Lucullus lui manda de l’attendre et de ne rien engager qu’ils n’eussent fait leur jonction. Ce conseil parut à Cotta dicté par la jalousie ; il se hâta de marcher au devant de Mithridate, fut battu, et se vit contraint de se renfermer dans Chalcédoine.

Lucullus se disposait à passer le Sangaris, fleuve de la Phrygie, lorsqu’il reçut cette nouvelle. Tous les soldats s’écrièrent, par ressentiment contre Cotta, qu’il fallait l’abandonner et marcher sur les états de Mithridate, tandis que ce roi en était éloigné avec toutes ses forces.

C’était aussi l’avis d’Archelaüs, qui, devenu suspect au roi de Pont, depuis son traité avec Sylla (dont les Mémoires le justifiaient complètement), n’entrevoyait pour lui de sûreté qu’auprès des Romains. « Les chasseurs, lui dit Lucullus, ne quittent point la poursuite de la bête pour courir au gîte. »

Cependant cette diversion délivrait non seulement Cotta, puisqu’elle forçait le roi d’abandonner le siége de Chalcédoine, mais elle le contraignait même de laisser la Bithynie et tout ce qu’il y avait conquis.

Peut-être n’était-il pas bien aisé à Lucullus de faire cette irruption ; car le roi avait partagé son armée en plusieurs corps, dont l’un gardait l’entrée de la Cappadoce, chemin le plus ordinaire des Romains, qui trouvaient là de grandes facilités, à cause de leur alliance avec les rois de ce pays.

Mais la Cappadoce n’offrait pas le seul endroit par où l’on pût pénétrer dans le Pont. On y arrivait en traversant la Paphlagonie et la Galatie ; et, supposé que quelque général de Mithridate en eût disputé le passage, il valait mieux le combattre que le roi en personne, dont les troupes étaient commandées par un Romain. Archelaüs connaissait le pays, les soldats de Mithridate, les chefs placés à leur tête ; il s’obstina dans son avis, et la comparaison de Lucullus ne peut le justifier aux yeux des militaires.

Mithridate et Marius ou Varius avaient fait une faute grossière d’aller mettre le siége devant Chalcédoine. Leur conduite fut sans reproche, jusqu’à la défaite de Cotta. Mais celui-ci battu, et les vaisseaux romains pris, il fallait envoyer un lieutenant investir la ville, se replier du côté de Lucullus, et camper si près de lui que sa marche fût toujours éclairée, afin de l’empêcher également et d’entrer dans le Pont, s’il en formait le projet, et de secourir Chalcédoine.

Lucullus, averti par Archelaüs, ne sut pas profiter de ses conseils, et persista dans son premier dessein de marcher droit à Mithridate. Mais lorsqu’il vit cette armée si nombreuse en comparaison de la sienne, qui n’était composée que de trente mille hommes de pied et de deux mille cinq cents chevaux, il perdit l’idée d’entamer une action décisive.

Bientôt Lucullus comprit qu’une pareille multitude ne pouvait subsister long-temps dans le même endroit. Il se fit amener des prisonniers, les interrogea séparément, pour savoir combien ils étaient par chambrée, enfin quelle quantité de blé restait à chaque soldat quand ils furent pris. Combinant, sur leurs rapports, les provisions avec le nombre des hommes, ce général jugea que Mithridate ne pouvait tenir plus de quatre jours dans sa position.

La plus forte place de la Basse-Asie était Cyzique, située dans une petite île de la Propontide, qui joignait le continent par deux chaussées. Cette ville se rangeait alors du parti des Romains, et contenait toutes les autres par son exemple. Mithridate, obligé de décamper, comme l’avait prévu Lucullus, résolut d’en former le siége. La difficulté était de cacher son départ à l’ennemi, et de lui dérober une marche. Le roi ayant donné des ordres secrets, afin que, sous divers prétextes, on tînt les troupes prêtes au premier signal, choisit une nuit obscure, et s’éloigna sans bruit. Au lever de l’aurore, l’armée arriva sur les hauteurs du mont Dyndime, et Cyzique fut investie du côté de la terre.

Il paraît assez singulier qu’une armée, que les historiens font monter à trois cent mille hommes, ait pu faire un pareil mouvement à l’insu de l’ennemi, surtout si l’on considère le peu de distance qui l’en séparait, et la vigilance que Lucullus devait exercer depuis ses derniers calculs. On conçoit que c’était là l’occasion de tomber sur une arrière-garde, et d’envoyer un corps de troupes occuper les hauteurs de Cyzique ; Mithridate ne s’en fût pas tiré à bon marché.

Le roi combla le détroit qui séparait l’île du continent, attaqua vigoureusement la place, et la fit investir par sa flotte du côté de la mer. Lucullus avait suivi Mithridate, et s’était posté sur une hauteur assez éloignée de ses derrières. Il fallait que cette hauteur pût se découvrir de la ville, puisque les soldats de Mithridate disaient aux assiégés, en leur montrant le camp des Romains, que c’était celui des Mèdes et des Arméniens, envoyés par Tigranes au secours de son gendre.

Les Cyziniens ne manquaient point de courage ; toutefois ignorant où se trouvait Lucullus, et s’il se préparait à les secourir, on commençait à se troubler dans la place, lorsque Plinius Demonax, envoyé par Archelaüs, passa le détroit à la nage, malgré la présence des vaisseaux ennemis.

Il montra l’armée romaine ; mais personne n’eût osé le croire, si un jeune homme de la ville, échappé du camp de Mithridate, ne fût venu confirmer le rapport de Demonax. Lucullus parvint encore à faire passer quelques soldats sur une barque, qui traversa un lac voisin de Cyzique. Ce renfort, peu important pour la défense, porta les assiégés à prendre les plus vigoureuses résolutions.

Le camp de Mithridate, quoique placé sur le mont Dyndime, était cependant commandé par une hauteur assez peu éloignée de la ville ; on pouvait y arriver en passant un défilé. Taxile, l’un des meilleurs généraux de Pont, sentit toute l’importance d’un poste d’où il était si facile d’intercepter les convois qui venaient par terre ; il engagea le roi à les faire garder avec soin. Mais la mort de Sertorius s’étant répandue dans le camp, L. Manius, qui, par attachement pour une faction incapable de se relever désormais, était venu servir sous le plus cruel ennemi de Rome, résolut de livrer ce poste à Lucullus, et d’acheter ainsi sa grâce et son rappel. Cet exemple entraîna plusieurs transfuges.

L’approche de l’hiver, pendant lequel la navigation devenait impraticable, rendait la situation de Mithridate très critique ; aussi Lucullus, dès qu’il se vit retranché dans son nouveau poste, ne put-il retenir sa joie. « Je les tiens, dit-il à ses troupes, dans une harangue qu’il leur fit ; et la victoire que je vous promets m’est d’autant plus agréable, que je vaincrai sans verser une goutte de sang romain. »

Mithridate, assiégé lui-même devant Cyzique, par la trahison de Manius, n’était pas cependant sans ressources, à beaucoup près. Il lui restait au moins celle de faire effort avec toutes ses troupes sur l’endroit le plus faible, car il y en a toujours un, et de percer à travers les Romains. Mais le roi comptait prendre la place, et fondait ses espérances sur diverses machines d’une grandeur énorme, auxquelles on travaillait depuis long-temps. Tous les préparatifs de Mithridate devinrent inutiles devant le courage des assiégés.

À mesure que la saison avançait, la mer devenait impraticable, et les convois arrivaient plus rarement. Dans cette extrémité, Mithridate renvoya la plus grande partie de sa cavalerie, corps qui consomme toujours beaucoup de subsistances, et devient souvent de peu d’utilité devant une place. Il fit partir aussi les troupes d’infanterie qui avaient le plus souffert, leur ordonnant de prendre des chemins détournés pour se rendre dans le Pont et dans la Bithynie.

Le roi avait choisi le moment où Lucullus s’était absenté pour une expédition particulière. Mais à peine le général romain reçoit-il avis de ce mouvement qu’il revient le même jour, prend dix cohortes avec toute sa cavalerie, et part avant le lever du soleil pour suivre les détachemens ennemis. La neige tombait en abondance, et le froid était si vif que plusieurs soldats périrent pendant la route.

Malgré ces obstacles, Lucullus atteignit les troupes de Pont au moment où elles se disposaient à passer le fleuve Rhyndacus. Il en fit un carnage horrible, prit six mille chevaux, un grand nombre de bêtes de charge, et ramena avec lui quinze mille prisonniers. (An 681 de Rome ; 73 av. notre ère.) Les autres généraux du roi n’avaient pas été plus heureux.

L’armée de siége ne recevait plus de convois. La famine y devint si grande que l’on fût réduit à manger de la chair humaine. La peste et toutes les maladies contagieuses, suites funestes mais inévitables de l’extrême disette, firent périr une quantité prodigieuse de soldats. Les Cyziniens, qui voyaient combien l’ardeur des ennemis, était ralentie, faisaient des sorties fréquentes, brûlaient les machines, et, d’assiégés qu’ils étaient, semblaient devenir assiégeans.

Le roi reconnut qu’il s’était obstiné trop long-temps à cette entreprise, et ne s’occupa plus que des moyens de lever le siége, avec les chances les moins défavorables. Pour amuser l’ennemi, il chargea Aristonic, qui commandait la flotte, de croiser sur les côtes, et d’engager les Romains à déserter à force d’argent. Aristonic alla sur-le-champ se rendre à Lucullus, soit volontairement, soit qu’il y fût contraint par ses propres troupes.

Malgré cette défection, Mithridate était encore le maître de la mer. Ce prince fit partir trente mille hommes, sous la conduite d’Hermée et de Marius, et les dirigea sur Lampsaque. Pour lui, il monta sur sa flotte avec le reste des troupes, afin de gagner l’île de Paros. Plusieurs vaisseaux, qui ne pouvaient contenir la foule qui s’y précipita, furent submergés.

Les trente mille hommes, commandés par Hermée et Marius, souffrirent encore davantage. Lucullus les suivit de près, les attaqua lorsqu’ils s’efforçaient de franchir le fleuve Æsepus, que les pluies avaient fait déborder, les battit, et en tua vingt mille, si l’on s’en rapporte à Memnon qui est sujet à grossir les objets. Le reste se sauva dans Lampsaque. Polyen parle d’un stratagème que les généraux de Mithridate employèrent pour retarder la poursuite de l’ennemi : ce fut de laisser dans les chemins, à diverses distances, une partie des effets précieux.

Après avoir donné l’ordre de faire le siége de Lampsaque, Lucullus revint à Cyzique, où il fut reçu avec tous les transports imaginables de joie et de reconnaissance, Mithridate rassembla le plus de vaisseaux qu’il put, vint chercher les débris de son armée, distribua dix mille hommes sur cinquante-deux vaisseaux commandé par Marius, Alexandre de Paphlagonie et l’eunuque Dionysius, puis s’embarqua avec le reste pour se rendre à Nicomédie. Mithridate, contre lequel tous les événemens sinistres semblaient être conjurés, souffrit encore dans ce trajet une tempête désastreuse.

Lucullus avait passé l’hiver à Cyzique. Au commencement du printemps, ses lieutenans se signalèrent par plusieurs expéditions. Malgré tant d’avantages, les places les plus fortes étant situées sur les bords de la mer, Lucullus ne pouvait se flatter de conserver celles qu’il avait prises, tant qu’il n’aurait point de flotte. Il descendit sur les côtes de l’Hellespont, et rassembla tous les vaisseaux qu’il put trouver dans les villes grecques dont l’attachement pour les Romains ne s’était point démenti. Avec les vaisseaux, il se mit à la poursuite de l’escadre commandée par Marius, et l’atteignit près de Lemnos. Trente vaisseaux furent pris ou coulés à fond ; Marius, étant demeuré prisonnier de Lucullus, périt, massacré par ses ordres.

Après cette expédition, Lucullus vint se présenter devant Nicomédie, pour tâcher d’y enfermer Mithridate. Ce prince ne l’attendit pas ; il s’embarqua et fit voile vers le Pont. Le général romain le suivit par la Cappadoce où les légions eurent beaucoup à souffrir de la disette des vivres, Mithridate ayant disposé plusieurs détachemens qui précédaient l’ennemi, et brûlaient tout sur son passage. Lucullus surmonta ces obstacles en se faisant accompagner par trente mille Galates qui portaient chacun un sac de blé. L’abondance devint très grande dès que l’on entra dans le Pont.

Le général romain entreprit de former le siége de trois villes très fortes des états de Mithridate, et les fit investir en même temps. Ses soldats, et principalement les bandes fimbrianes, qui s’étaient plaint de ce que leur général recevait avec une capitulation honorable les villes qui se rendaient, négligeant d’attaquer celles qui refusaient d’obéir, murmurèrent encore lorsqu’ils se virent occupés à ces trois opérations difficiles ; ils demandèrent que l’on se mît à la poursuite de l’ennemi, afin de ne pas lui donner le temps de rassembler une nouvelle armée.

Ces plaintes paraissaient n’être pas sans fondement ; Lucullus crut donc devoir réunir ses troupes et leur exposer sa conduite. « Le poste qu’occupe Mithridate, dit-il, est tel que ce prince peut également fuir au-delà du Caucase, dans ces contrées inconnues où il nous serait impossible de le suivre, ou bien gagner les états de Tigranes, le prince le plus puissant de l’Asie, et qui ne semble chercher qu’un prétexte pour déclarer la guerre à la république. Je connais l’audace du roi de Pont ; j’ai cru devoir lui laisser une lueur d’espérance et les moyens de se rétablir, pour l’enfermer de manière qu’il ne m’échappe pas lorsqu’il sera vaincu. »

Le Pont étant soumis, à l’exception de quelques villes qui ne pouvaient tenir long-temps encore, Lucullus laisse dix mille soldats pour le contenir, renvoie Cotta à Rome, et, fort de douze mille hommes d’infanterie et de trois mille chevaux, part pour l’Arménie, où Mithridate était allé chercher un asile près du roi son gendre.

Bien que Lucullus se fût emparé de quelques provinces des états de Tigranes, la guerre n’était cependant pas déclarée entre lui et les Romains. Sans doute Lucullus se servait du prétexte de poursuivre Mithridate pour entrer sur les terres du roi d’Arménie ; mais il se lassa vraisemblablement d’un reste d’égards qu’il semblait conserver pour ce prince, et, en homme habile, voulut le contraindre à se déclarer franchement. Lucullus le fit sommer de livrer Mithridate.

Tigranes avait fait pendre celui qui annonça l’entrée des Romains dans ses états, et personne n’osait plus parler des progrès de leur général. Cependant Lucullus approchait tant de Tigranocerte, où le roi faisait sa résidence, que Mithrobarzane prit la résolution généreuse de lui faire connaître sa véritable situation. Tigranes ne lui sut point mauvais gré de son zèle ; toutefois, ne concevant rien d’un péril aussi imminent, il lui donna l’ordre de se mettre à la tête de trois mille chevaux, d’y joindre un corps d’infanterie assez considérable, et de lui amener vivant le général romain.

Lucullus continuait sa marche. Les bandes fimbrianes, accoutumées au pillage, avaient communiqué au reste des troupes l’esprit d’indiscipline qui les animait, et l’armée entière demandait à former le siége d’une place forte où était le trésor du roi d’Arménie. « C’est bien plutôt ceci qu’il faut prendre, leur dit le consul, en montrant le Taurus ; les richesses renfermées dans cette forteresse ne peuvent échapper au vainqueur. » Donnant l’ordre de passer outre, il traverse l’Euphrate sans obstacle, et entre dans la Grande-Arménie.

Les Romains formaient plusieurs divisions, et la première, commandée par Lucullus, campait, les autres étant encore en marche, lorsque les éclaireurs annoncèrent l’apparition de l’ennemi. Le consul craint d’être attaqué dans un moment où toutes ses forces ne sont pas réunies ; il se hâte de fortifier le camp, donne à Sextilius un détachement de seize cents chevaux avec deux mille hommes d’infanterie, et lui prescrit d’amuser l’ennemi.

Il espérait gagner du temps ; mais l’impétuosité avec laquelle Mithrobarzane vint fondre sur Sextilius ne permit pas à cette avant-garde d’éviter le combat. Heureusement pour les Romains, Mithrobarzane périt dans l’attaque. Ses troupes, incapables de se rallier autour d’un autre chef, ou de prolonger d’elles-mêmes un effort qui devait tourner à l’avantage du nombre, lâchèrent pied honteusement, et furent taillées en pièces.

On reproche ici à Lucullus deux fautes assez considérables, dont ce général ne pouvait manquer d’être puni, s’il avait eu en tête un autre adversaire.

Que l’on s’avance en effet sur plusieurs colonnes, afin de former plus tôt l’ordre de bataille lorsque l’événement vous y contraint, encore faut-il disposer sa marche de telle sorte que ces colonnes soient à la même hauteur, et qu’elles puissent, autant que possible, communiquer entre elles. C’est là une des premières règles sur les marches, et Lucullus, cherchant l’ennemi avec si peu de précaution, pouvait payer cher sa trop grande confiance.

C’était une autre imprudence de faire camper les troupes avant quelles ne fussent toutes réunies. Si les éclaireurs du consul ne l’avaient pas averti à propos, Mithrobarzane tombait sur lui à l’improviste ; et, dans le désordre que causent ces sortes de surprises, les Romains, tout disciplinés qu’ils étaient, devaient succomber.

Il fallait que Lucullus mît une grande confiance dans ses éclaireurs. Au reste, une double précaution ne nuit jamais à la guerre, lorsqu’elle n’est pas de nature à intimider le soldat. Avec des ressources très faibles, en comparaison de celles de Tigranes, Lucullus n’avait rien à perdre ; et pour la première fois qu’il rencontrait ce prince, il devait attacher une grande importance à ne pas recevoir un échec.

Si les obstacles du terrain ne permettaient pas de faire marcher à la même hauteur toutes les colonnes, il fallait tenir en bataille les cohortes arrivées les premières, jusqu’à ce que l’armée entière eût joint. Sextilius battu, comme il devait l’être, et le vainqueur tombant sur Lucullus, que devenait le général romain dans son camp à demi fortifié, avec une partie de ses troupes ? Les fuyards du détachement de Sextilius auraient encore augmenté le désordre, loin de lui porter secours.

Après la défaite de Mithrobarzane le roi d’Arménie laisse la garde de Tigranocerte à Mancœus, et parcourt son royaume afin d’en tirer de nouvelles troupes. Mais l’intention de Lucullus n’était pas de lui laisser former, à son aise, une autre armée. Murena, d’un côté, manœuvre pour joindre les différens corps qui se dirigent sur le Taurus, et les combattre séparément ; tandis que Sextilius reçoit l’ordre de s’avancer contre un gros d’Arabes qui vient aussi défendre l’Arménie.

Les Arabes firent à peu près la faute que venait de commettre Lucullus. Arrivés sur le terrain où ils devaient camper, ils songèrent à dresser leurs tentes et ne prirent aucune précaution, croyant l’ennemi bien loin. Sextilius les chargea dans ce moment, les défit, et ce corps fut dissipé.

De son côté, Murena suit Tigranes, et n’attend qu’une occasion favorable, afin d’attaquer quelque partie de son armée ; car ses forces sont déjà trop considérables pour que Murena ose entreprendre une action générale. Tigranes s’engage dans une vallée longue et très étroite, où ses troupes ont beaucoup de peine à passer. Murena profite du moment, tombe sur l’arrière-garde du roi d’Arménie, et la défait entièrement.

Sextilius marche contre Mancœus, qui couvrait Tigranocerte ; l’oblige de rentrer dans la ville, forme la circonvallation de la place et de la citadelle, fait dresser des machines, ordonne d’ouvrir la tranchée, et s’approchait déjà des murailles lorsque Lucullus arriva suivi du reste des troupes.

Ce général fit pousser le siége avec plus de vigueur, connaissant le caractère de Tigranes, et supposant que ce prince orgueilleux ne souffrirait pas qu’une ville à laquelle il avait donné son nom, devint la proie des Romains.

Lucullus raisonnait juste, et Tigranes aurait donné dans le piége sans les conseils du roi de Pont. Mithridate le pressa de ne point se hasarder contre les Romains avec des troupes peu disciplinées et nullement habituées à combattre ensemble. Il lui remontra qu’une bataille perdue lui enlevait ses états, et que tout ce qu’il pouvait espérer en la gagnant était de faire lever le siége de Tigranocerte, ville considérable, à la vérité, par ses richesses, mais qui ne formait point une des clés du pays. Le Taurus seul lui paraissait important à garder, et Mithridate conseillait à son gendre de dévaster la campagne, et d’employer contre Lucullus la même conduite que le consul avait tenue envers lui au siége de Cyzique, où nous avons vu que le roi de Pont perdit son armée sans combattre.

Tigranes déféra quelque temps à ces avis sages, que Taxile, envoyé par Mithridate, ne cessait de lui répéter. Mais lorsque les Mèdes, les Adiabéniens, les Ibériens, les Arabes et plusieurs autres peuples qui habitaient sur les bords de l’Araxe, furent venus grossir successivement son armée, Tigranes reprit son premier orgueil, négligea les conseils de Mithridate, et se persuada que ce prince lui enviait la gloire de vaincre les Romains.

Le roi d’Arménie comptait ainsi vingt mille frondeurs et gens de traits ; cinquante-cinq mille chevaux, dont dix-sept mille armés de toutes pièces, comme Lucullus l’écrivit au sénat ; cent cinquante mille hommes d’infanterie, et trente-cinq mille pionniers et autres ouvriers. Cette armée, vingt fois plus forte que celle des Romains, était plus que suffisante, en effet, pour vaincre Lucullus, si l’avantage du nombre décidait seul de la victoire.

Tigranes se tenait si sûr du succès qu’il était fâché, disait-il, de n’avoir pas à combattre tous les généraux romains rassemblés. Il est rare que cette folle présomption, qui s’exprime par des dédains et des bravades, ne soit pas punie des plus fâcheux revers.

Lucullus laisse Murena avec six mille légionnaires, pour continuer le siége, et, prenant vingt-quatre cohortes, qui ne formaient pas plus de dix mille hommes d’infanterie, toute sa cavalerie forte de trois mille chevaux, et mille archers ou frondeurs, il s’avance contre le roi, et vient camper dans une plaine spacieuse, près du Tigre, qui le séparait de l’ennemi.

Lorsqu’il parut, sa petite armée fournit matière aux plaisanteries des courtisans, et Tigranes, ne voulant pas se montrer moins fin railleur que ceux qui l’environnaient, dit ce bon mot, devenu si célèbre : « S’ils viennent comme ambassadeurs, ils sont beaucoup ; s’ils se présentent comme ennemis, je ne les trouve pas assez nombreux. »

Le lendemain, au lever du soleil, Lucullus rangea ses troupes en bataille, et fit ses préparatifs pour passer le Tigre. Quelques-uns de ses généraux lui représentant que la superstition rendait le combat dangereux dans un jour que la défaite de Cœpion, par les Cimbres, avait placé au nombre des jours néfastes : « Combattons donc, répondit Lucullus, avec tant de vigueur et de courage que ce jour de deuil pour la république en devienne un de réjouissances. »

Les Barbares campaient à l’Orient de la rivière qui tournait tout-à-coup, formant un coude où elle se trouvait guéable[3]. L’armée romaine, sortit de son camp et fila par sa gauche, en longeant le fleuve ; de sorte qu’elle paraissait vouloir se retirer. Tigranes le crut véritablement.

Il fit appeler Taxile, et lui dit avec un ris moqueur : « Voilà donc ces légions invincibles ! elles fuient sans combattre. — Je souhaite, répondit Taxile, qu’il vous arrive quelque bonheur inespéré ; mais ce n’est pas l’usage des Romains de porter le casque en tête, le bouclier découvert, et de se parer de leurs armes quand ils s’éloignent de l’ennemi : tout cet éclat annonce assez qu’ils se préparent à l’attaque. »

Taxile parlait encore quand on vit l’aigle de la première cohorte, qui s’avançait à la tête de l’infanterie, prendre à droite pour passer la rivière ; les autres suivirent dans l’ordre qui leur avait été assigné.

« Ils viennent à nous ! » s’écria plusieurs fois Tigranes avec surprise ; et il courut à toute bride pour ranger son armée en bataille ; ce qui ne put se faire qu’avec beaucoup de précipitation et de désordre. Le roi d’Arménie, qui ne s’attendait pas à combattre, n’avait conçu aucune disposition préparatoire ; chacun se rangea dans la position qu’il occupait. Le roi des Adiabéniens eut la gauche ; le roi des Mèdes, la droite, où l’on voyait les Cataphractes ; et Tigranes se mit au centre.

Les Cataphractes étaient placés au pied d’un côteau dont la pente se présentait douce, et le sommet plat et uni. Lucullus n’y voyant point paraître de troupes, et remarquant d’ailleurs qu’il avait à peine un quart de lieue à faire pour s’emparer de ce poste, se hâta d’y envoyer la cavalerie thrace et gauloise qu’il tenait à sa solde, avant que Tigranes pût reconnaître sa faute, et la réparer.

Les Romains ne considéraient pas ces hommes couverts de fer sans quelque frayeur. Lucullus les assura qu’on aurait plus de peine à les dépouiller qu’à les vaincre. Il enjoignit à ses soldats de ne se servir que de l’épée pour écarter les lances, qui formaient la principale force de ces cavaliers cataphractaires, la pesanteur des armures qui les emprisonnaient, leur ôtant toute autre liberté d’agir. Pour lui, prenant deux cohortes d’infanterie, il suivit de près les Thraces et les Gaulois.

Dès qu’il fut arrivé au lieu le plus élevé, et qu’il eut bien jugé le tumulte qui régnait dans l’armée de Tigranes : « Ils sont vaincus, s’écria-t-il ; marchons ! » Et faisant mettre l’épée à la main, il recommanda de ne pas s’amuser à lancer le pilum, mais de charger brusquement les cataphractes, en les frappant sur les jambes et sur les cuisses, seules parties du corps que ces hommes d’armes eussent découvertes.

Cet ordre devint inutile ; car ces cavaliers voyant les Romains les prendre en flanc, lâchèrent pied, et culbutèrent leur propre infanterie. Cette armée fut pliée et mise en déroute sans qu’aucun des corps immenses qui la composaient eût essayé de combattre ; de sorte que, de part et d’autre, on ne perdit pas un soldat. Mais il n’en fut pas ainsi quand les troupes de Tigranes voulurent prendre la fuite.

Les Romains, tombant sur cette multitude entassée, en firent un carnage effroyable. Cent mille hommes périrent dans l’infanterie, et presque toute la cavalerie eut le même sort. Lucullus ne compta parmi les siens que cinq hommes tués, et cent blessés. Il peut y avoir de l’exagération dans ce résultat ; cependant, de l’accord unanime des écrivains de cette époque, on ne vit jamais rien de semblable. Tigranes s’enfuit, rassemblant avec peine une escorte de cent cinquante cavaliers.

La conduite de ce prince montre un enchaînement de fautes plus grossières les unes que les autres, et vous comprenez que la première fut de ne pas disputer le passage du fleuve aux Romains. Tigranes, il est vrai, ne supposa pas un seul instant que Lucullus osât l’attaquer.

Cette confiance aveugle dut produire une grande inquiétude quand les légions eurent traversé la rivière. Le roi n’avait pas assez de présence d’esprit pour combiner, en ce moment, un ordre de bataille capable d’envelopper Lucullus, et forcer ce général à faire face de plusieurs côtés, ce qui devait bientôt déterminer sa retraite.

Tout n’était même pas désespéré pour Tigranes lorsque sa droite vint à fléchir. Il pouvait, par un changement de front, se présenter parallèlement à Lucullus ; sa gauche marchait ensuite pour garantir ses flancs contre les Romains qui n’avaient pas suivi leur général.

Cette manœuvre ne dégageait pas sa droite, mais elle sauvait son centre, qui fut culbuté par les fuyards. C’était d’ailleurs le seul moyen d’arrêter Lucullus, qui ne pouvait poursuivre son succès sans prêter le flanc à Tigranes, et le laisser derrière lui. Lucullus se montre trop habile pour que l’on pût craindre qu’il se compromît aussi maladroitement ; il se retirait alors, content d’un premier avantage.

Mais autant la conduite du roi semble misérable, autant celle du consul caractérise le grand général. Il vit les fautes de son ennemi, et sut profiter de toutes. Aussi Plutarque nous dit-il que les meilleurs capitaines de Rome donnèrent de grands éloges à Lucullus pour avoir défait les deux plus puissans princes du monde par deux moyens opposés : Mithridate, en se retirant toutes les fois que ce prince voulait combattre ; Tigranes, au contraire, à force d’activité et de hardiesse, si l’on peut ainsi parler. Rome avait encore des hommes capables de décider une pareille question, et la suite prouva que Lucullus possédait en effet le grand art de connaître les hommes et les circonstances.

Mithridate pénétra mal Lucullus, et, comptant sur l’indolence qu’il lui supposait, ne se hâta point de se réunir au roi d’Arménie. Mais le consul ne craignait que cette jonction, et ne perdit pas un instant pour attaquer Tigranes.

Le roi de Pont arrivait à petites journées, lorsqu’il trouva sur sa route quelques soldats arméniens dispersés et frappés de terreur. Il devina bien vite la défaite de son gendre.

Oubliant ses ressentimens, il s’empressa d’aller au devant de Tigranes, qui reconnut trop tard combien les conseils du roi de Pont étaient sages. Les deux princes s’occupèrent ensemble de rétablir leurs affaires, et de lever de nouveaux soldats.

Mancœus, qui commandait dans Tigranocerte, n’osa résister plus longtemps. La ville fut livrée au pillage. Les Romains y trouvèrent, parmi les richesses, huit mille talens d’argent monnayé. Lucullus se réserva les trésors du roi, et distribua à chacun de ses soldats huit cents drachmes ; ce qui, joint au butin qu’ils avaient fait pendant la bataille, devait les avoir enrichis. Il ne faut donc plus s’étonner s’ils se mutinèrent et refusèrent de marcher lorsque Lucullus voulut, peu de temps après, les conduire contre les Parthes.

Les succès du général romain furent justifiés par sa générosité envers les vaincus, et lui attirèrent des ambassadeurs de presque tous les peuples de l’Orient, qui venaient lui demander son alliance. Une grande partie de l’Arménie se soumit volontairement.

En recevant ces hommages Lucullus laissa échapper Tigranes. On lui reproche avec raison de n’avoir pas profité de la victoire. Peut-être voulait-il faire un pont d’or à l’ennemi vaincu ; ou plutôt désirait-il traîner la guerre en longueur, pour conserver le commandement des troupes. Cette dernière supposition prévalut à Rome, et la conduite de Lucullus fut blâmée.

Quoi qu’il en soit, Mithridate et Tigranes mirent ce repos à profit. Ils parcoururent l’Asie, et parvinrent à rassembler une nouvelle armée forte de soixante-dix mille hommes d’infanterie, et de trente-cinq mille cavaliers. Le roi de Pont devait la commander en personne. On voit encore, par des fragmens du quatrième livre de Salluste, une lettre adressée au roi des Parthes, Arsace, dans laquelle Mithridate, pour le rassurer contre la valeur des Romains et la haute capacité de leur général, rejette la défaite de son gendre sur son imprudence et la mauvaise position qu’il avait prise.

Lucullus marcha contre Tigranes vers le milieu de l’été. Lorsqu’il arriva sur le sommet du mont Taurus, et qu’il vit les grains trop peu avancés pour espérer d’y faire subsister ses troupes, il se trouva un peu découragé ; cependant il gagna les plaines, et mit en fuite les Arméniens dans deux ou trois escarmouches.

Mithridate s’était campé sur une colline, ayant avec lui toute l’infanterie et une partie de la cavalerie. Tigranes voulut attaquer les Romains avec le reste des cavaliers, et fut battu. Cet avantage assura les subsistances et les fourrages de Lucullus, qui poussa même jusques auprès de la hauteur qu’occupait Mithridate. Un convoi assez considérable, destiné à Tigranes, et dont les Romains s’emparèrent, jeta bientôt dans le camp des Arméniens la disette que Lucullus avait tant à craindre auparavant.

Afin d’attirer Mithridate, le consul ravagea, sous ses yeux, une partie du plat pays. Mais le roi de Pont ne fit aucun mouvement, et Lucullus conduisit ses troupes vers Artaxate, capitale de l’Arménie, où étaient les femmes et les enfans de Tigranes.

À cette nouvelle, le roi d’Arménie se met en marche, et vient camper, le quatrième jour, vis-à-vis de l’ennemi ; de manière que les deux armées n’étaient, pour ainsi dire, séparées que par le fleuve Arsanias. Les Romains devaient le traverser pour faire le siége d’Artaxate.

Comme la rivière était guéable, la vue de Tigranes n’arrêta point Lucullus. Douze cohortes s’avancèrent de front, soutenues par une seconde ligne[4]. Sa cavalerie avait passé la première, et culbutait celle des Mardes et des Ibériens, auxquels Tigranes se fiait le plus.

Aussitôt Tigranes donne le signal à ses troupes. Lucullus ne put voir leur nombre et l’éclat de leurs armes sans en être ému. Mais cette crainte fit sur lui l’effet qu’elle produit ordinairement sur les grands hommes ; elle anima son courage, et l’éclaira sur le parti qu’il fallait prendre.

Il envoya l’ordre à sa cavalerie, qui poursuivait les Mardes et les Ibères, de revenir à son poste ; et croyant devoir donner l’exemple dans cette occasion difficile, il marcha le premier à la tête de son infanterie, fondant sur les Arméniens, commandés par leur roi. Ceux-ci n’attendirent pas les Romains et prirent la fuite. (An 687 de Rome ; 67 av. notre ère.)

Il serait à désirer que Plutarque nous eût laissé un plus grand détail de cette affaire, et surtout qu’il nous fît connaître les dispositions des Romains pour passer le fleuve. On doit croire que Lucullus rangea de front les douze cohortes qui s’avancèrent d’abord, et que la cavalerie fut placée au dessus pour rompre le courant de l’eau. Nous possédons tellement peu de notions sur l’Arsanias qu’on ne peut pas dire si ce fleuve était rapide ; mais il avait nécessairement un courant.

La cavalerie aurait donc traversé vis-à-vis les Ibères et les Mardes, et les douze cohortes un peu au dessous. Comme le corps de bataille de Tigranes débordait de beaucoup les Ibères et les Mardes, qui n’en étaient, pour ainsi dire, que les troupes légères, Lucullus dut craindre d’être enveloppé. Plutarque se contente de dire qu’il y remédia, sans expliquer de quelle manière.

Pour bien juger des causes de la défaite de Tigranes il faudrait connaître exactement le terrain sur lequel cette action se passa. On sait seulement qu’Artaxate se trouvait située dans la Grande-Arménie dont elle était la capitale, avant de devenir la première ville des états de Tigranes.

Nous voyons aussi que la Grande-Arménie se présente sous l’aspect d’un pays couvert, montueux et coupé. Dans ces sortes de localités, les fleuves coulent ordinairement entre deux chaînes de montagnes. Ne pourrait-on pas en inférer que l’endroit où Tigranes se rangea en bataille, était resserré, et que ce prince ne trouva pas à portée du fleuve une plaine assez vaste pour y développer sa cavalerie.

Il ne pouvait manquer d’être battu ; toutefois on s’étonne que Mithridate, qui passe avec raison pour un des plus grands généraux de l’antiquité, laisse commettre à Tigranes des fautes aussi grossières. À moins que le roi de Pont n’ait pu se faire écouter de son gendre, et que, jugeant la bataille perdue, il ne se soit retiré à la hâte (comme on le lui reproche), pour éviter les embarras d’une déroute générale.

Cette bataille gagnée semblait assurer à Lucullus la prise d’Artaxate. On en commença le siége ; mais quand l’équinoxe d’automne fut arrivée, des tempêtes violentes s’élevèrent, et mirent à cette entreprise des obstacles que Lucullus n’avait pas prévus. La neige, la gelée, les frimats, rendirent les chemins difficiles ; la terre était devenue si humide que le soldat ne pouvait se reposer.

Les légions romaines se plaignirent d’abord aux tribuns des maux qui les accablaient, et les chargèrent de prier leur général de lever le siége d’Artaxate ; mais bientôt elles commencèrent à s’assembler tumultueusement, et le camp retentit de leurs cris séditieux.

Les efforts de Lucullus pour les contenir devenant inutiles, ce général se vit contraint de lever le siége, et prit un autre chemin pour passer le mont Taurus, d’où il descendit dans la Mygdonie, contrée fertile, et dont le climat était beaucoup plus tempéré.

Lucullus assiégeait Nisibe, capitale de cette province, ville vaste et très peuplée, où Tigranes avait envoyé une grande partie de ses trésors. Ce prince fit, dans cette occasion, un trait d’habileté trop au dessus de ses moyens pour qu’on puisse le soupçonner d’être l’auteur d’un projet si grand et si bien combiné. Au lieu de marcher à Nisibe pour la secourir, il alla fondre sur Fannius, resté avec quelques troupes dans l’Arménie. Le battre, c’était obliger Lucullus à lever le siége.

Fannius était un homme médiocre, et ses forces se trouvaient bien inférieures à celles de Tigranes ; le succès ne pouvait donc devenir douteux. Mais la victoire qui assurait Nisibe, n’empêchait pas Lucullus de rester dans l’Arménie, et le grand point était de l’obliger d’en sortir. Tigranes donne à Mithridate quatre mille hommes de ses troupes pour les joindre à quatre mille qu’il avait déjà, et le renvoie dans ses états, où son courage, ses talens et ses ressources ne pouvaient manquer de produire des événemens capables d’attirer l’attention du général romain, et de le forcer d’y retourner en personne.

Ce plan, où il est aisé de reconnaître le génie du roi de Pont, ne réussit pas entièrement ; Nisibe fut prise avant que Tigranes pût attaquer Fannius ; mais Mithridate rentra dans la Petite-Arménie Pontique, fondit sur les Romains dispersés, sans leur donner le temps de se reconnaître, et les fit tous massacrer.

Ce prince montrait un caractère défiant et cruel ; toutefois il devenait intéressant par ses défaites. Tant de revers inopinés, qui présentaient toujours l’effet des caprices de la fortune, ne lui avaient ôté que ses états, sans rien diminuer de sa grandeur. Tous les cœurs s’ouvraient au moindre rayon d’espoir qu’entrevoyait Mithridate de relever sa puissance, et chacun s’empressait alors de le secourir.

Pour ne rien perdre du temps si précieux à la guerre, Mithridate marche contre Fabius, qui commandait dans la Petite-Arménie. Le Romain vient à sa rencontre. Son avant-garde était composée de Thraces qui avaient longtemps servi sous le roi, et qui conservaient pour lui cette affection que le héros commandera toujours. Ils firent un faux rapport à Fabius, qui se trouva en présence de Mithridate au moment qu’il y songeait le moins. Le combat s’engage, les Thraces passent dans l’armée du roi, et les Romains sont battus.

Dans une situation si fâcheuse, Fabius a recours au remède que les républiques employaient souvent avec succès dans les cas désespérés ; il donne la liberté aux esclaves, les reçoit dans ses rangs, et engage un second combat. L’action dure un jour entier avec un égal avantage de part et d’autre ; on se prépare pour le lendemain. Mais déjà Mithridate a suivi l’exemple de son adversaire, il arme aussi les esclaves, et ce nouveau renfort, tout faible qu’il pouvait être, rétablissant sa première supériorité, la victoire se décide en sa faveur.

C’en était fait de Fabius lorsque Mithridate, qui, malgré son grand âge, combattait toujours aux premiers rangs, reçut deux blessures considérables. Le danger du roi suspendit l’ardeur de la poursuite, et Fabius en profita pour se retirer dans Cabire, avec tout ce qu’il put rassembler des débris de son armée.

Le roi, dès qu’il fut rétabli, alla mettre le siége devant cette place. Il aurait pris son adversaire si Triarius, qui, sur l’ordre du consul, allait le rejoindre dans l’Arménie, n’avait appris le danger de son collègue. Le prince, mal instruit des forces de Triarius, crut voir arriver l’armée romaine tout entière ; il leva le siége pour chercher un poste plus avantageux.

Mithridate avait mis l’hiver à profit ; son armée semblait capable d’exécuter les grands projets que nourrissait son âme inquiète ; il va se placer vis-à-vis du camp de Triarius, et lui présente la bataille avant que Lucullus soit venu opérer sa jonction.

Triarius reste ferme d’abord, et ne veut point se commettre à une action générale ; mais le roi ayant fait un détachement pour assiéger un château où se trouvaient les bagages des légionnaires, il n’y eut plus moyen de contenir les soldats. Les deux armées se rangèrent en bataille ; une tempête épouvantable, qui renversait les hommes et les chevaux, empêcha cependant les troupes d’en venir aux mains.

Lucullus approchait ; Triarius ne risquait plus rien d’attendre. L’orage avait été pour lui l’événement le plus heureux, et pour Mithridate un de ces accidens imprévus qui lui arrachaient toujours la victoire au moment où elle semblait ne pouvoir lui échapper. Cependant l’inexpérience de Triarius l’emporta sur la mauvaise fortune du roi.

Ce général ayant fait attaquer les retranchemens de Mithridate à la pointe du jour, le roi de Pont enfonça l’aile des Romains qu’il avait en tête, et la poussa dans un bourbier où l’infanterie périt presque entièrement sans pouvoir combattre. La cavalerie, n’étant plus soutenue, prit la fuite, et le prince la poursuivait vivement lorsqu’il fut blessé.

Les généraux de Pont sonnèrent la retraite, au grand étonnement des troupes, qui ne pouvaient comprendre qu’on leur arrachât la victoire. Le roi, revenu de son évanouissement, blâma cette mesure, et le jour même attaqua le camp des ennemis, où il entra presque sans résistance, tant la terreur les avait aveuglés. Les Romains perdirent sept mille hommes dans cette journée, parmi lesquels vingt-quatre tribuns et cent cinquante centurions. (An 687 de Rome ; 67 avant notre ère.)

Mithridate fit ériger un trophée au pied du mont Scofius (à trois milles de Zéla), où l’action s’était passée. Ce lieu devint encore célèbre dans la suite par la victoire que César remporta sur Pharnace. César respecta le monument du roi de Pont, et en fit élever un autre en face.

Cependant Mithridate, apprenant que Lucullus marchait sur lui, fait des approvisionnemens considérables, dévaste le pays pour empêcher les Romains d’y subsister, et se retire dans la Petite-Arménie. Le consul, qui avait joint son lieutenant Triarius, voulut le soustraire à la fureur des troupes, et s’aliéna leur amitié ; mais, sans trop s’inquiéter des murmures, il s’approche aussitôt de l’ennemi.

Le roi, campé dans un poste avantageux, désirait faire sa jonction avec Tigranes et Mithridate le Mède ; il refusa donc le combat. Ce Mithridate le Mède, gendre du roi d’Arménie, rencontre sur sa route un parti de Romains, et le taille en pièces.

Ce fut un nouveau prétexte de mécontentement dans l’armée de Lucullus, qui se vit forcé de recevoir la loi de ses troupes, n’osant plus risquer de les mener au combat, tandis que Tigranes faisait des courses dans la Cappadoce, et que Mithridate, ressaisi d’une partie de ses états, bravait les Romains.

Lucullus, riche et couvert de gloire, était l’objet de l’envie de presque tous ses concitoyens ; et les mécontentemens de l’armée éclatèrent surtout par les brigues de Claudius, son beau-frère, que soutenaient à Rome les fermiers de la république, animés contre le consul.

Visitant les conquêtes de l’Asie, déjà réduites en provinces romaines, Lucullus s’était occupé sérieusement de réprimer les vexations qu’elles enduraient. Sylla avait taxé ces provinces à vingt talens d’amende ; plus de cent vingt talens, payés depuis son départ, ne liquidaient pas encore leur dette.

Lucullus vit bien le tort qu’il allait se faire en froissant les fermiers qui disposaient de tout dans Rome ; car le luxe avait conduit l’état à ce point funeste (indice trop certain d’une décadence prochaine), où l’intérêt étouffant toute passion généreuse, le plus riche est le plus considéré.

L’humanité l’emporta dans le cœur de Lucullus. Ses réglemens furent si sages qu’en moins de quatre ans les dettes des villes étaient payées. Mais les fermiers, privés de gains énormes, formèrent des cabales contre lui dans le sénat, parmi le peuple, et jusqu’au sein de son armée.

Le consul M. Acilius Glabrio, nommé son successeur en Asie, en faisant déserter la plus grande partie de ses troupes par les congés qu’il y envoyait du fond de la Bithynie ; Pompée, briguant le généralat de toutes les armées de l’Asie, entretenant des émissaires secrets dans le camp de Lucullus, pour y réveiller l’esprit de sédition, ne craignant pas de casser les réglemens que ce consul avait faits, et même d’annuler jusqu’aux récompenses militaires ; qui le croirait, Glabrio et Pompée n’étaient que les instrumens d’odieux publicains, dont Lucullus avait débarrassé les peuples de la Grèce et de l’Asie !

Mithridate sut habilement profiter des troubles que l’indiscipline excita dans l’armée romaine, et recouvra presque tous ses états. Pour Tigranes, accoutumé à mépriser ses ennemis dès qu’ils cessaient de le poursuivre, il se contenta de ravager la Cappadoce, et parut oublier qu’il devait reconquérir la meilleure partie de son royaume. Il eût pu le faire impunément, car le consul Glabrio semblait apparaître dans l’Asie plutôt pour arrêter les progrès de Lucullus, que dans le dessein de continuer la guerre.

Lucullus revint à Rome, emportant des richesses et une collection immense de livres. Il en composa cette fameuse bibliothèque toujours ouverte aux savans. Le sénat, qui ne voyait pas sans inquiétude le degré de puissance que le peuple romain accordait à Pompée, reçut Lucullus avec de grands honneurs.

Pompée, devenu seul chef des troupes d’Asie, se hâta d’envoyer auprès de Mithridate pour lui proposer la paix. Le dessein du général romain était certainement de séparer les intérêts du roi de Pont de ceux du roi d’Arménie, pour les vaincre ensuite plus aisément. Mithridate se laissa séduire par des espérances assez chimériques, et allait traiter des conditions.

Sur ces entrefaites, Arsace, roi des Parthes, qui n’avait jamais voulu se déclarer contre Rome, termina sa carrière, et Phraate lui succéda. Les liaisons de ce prince avec Mithridate ne laissèrent aucun doute au roi de Pont sur l’alliance qu’il projetait depuis longtemps avec les Parthes ; car il comprenait à peine que l’on pût être roi sans détester les Romains.

Ce prince, dont les idées se présentaient toujours vastes, lors même que sa situation semblait devoir les resserrer, voyait déjà l’Asie entière secouer le joug et se liguer contre Rome. Il refusa donc d’entendre les propositions de Pompée ; mais, ayant appris quelque temps après que Phraate méprisait son alliance, il eut recours aux négociations.

On ne put s’accorder toutefois, Pompée exigeant pour conditions préliminaires que Mithridate mît bas les armes et livrât tous les transfuges. En effet cette nouvelle s’était à peine répandue dans le camp qu’elle y causa une rumeur générale, les uns redoutant le châtiment qui les attendait, les autres excités par la crainte de se voir privés d’un appui qui faisait toute leur force. Mithridate les rassura, et parvint même à leur persuader qu’il avait employé ce stratagème afin de mieux connaître les ressources de son adversaire.

Pompée marcha contre le roi de Pont, que sa longue expérience dans la guerre rendait un général consommé. Mithridate prit aussitôt la résolution de harceler continuellement les Romains, de rendre leurs convois difficiles, enfin d’employer toutes les ruses de la guerre défensive pour détruire son ennemi, sans s’exposer aux chances d’une bataille.

Par ses ordres on avait dévasté l’étendue de pays où Pompée pouvait se porter ; et il se contentait de faire escarmoucher sa cavalerie. Le général romain, que ce genre de guerre fatiguait, dressa une embuscade avec un détachement assez considérable, et en envoya d’autres plus petits pour attirer de ce côté la cavalerie du roi. Elle donna dans le piége et fut mise en déroute.

Pompée la fit poursuivre vigoureusement par des corps disposés d’avance et soutenus au moyen de cohortes qui marchaient en ordre de bataille. Cette ligne devait recevoir les troupes si elles étaient repoussées en arrivant sur le camp de Mithridate, ou les aider à s’y maintenir, supposé qu’elles entrassent pêle-mêle avec les fuyards. Le roi de Pont, qui sortit à la tête d’une masse respectable d’infanterie pour protéger la retraite des siens, arrêta les vainqueurs.

Reconnaissant l’inutilité de ses tentatives pour en venir à une action générale, Pompée se mit en marche vers la Petite-Arménie. Mithridate, qui craignait que les Romains ne lui coupassent ainsi sa seule communication avec la Grande-Arménie et le royaume des Scythes, partit en diligence, et alla camper sur une colline en face de l’ennemi. Là, suivant toujours son projet de défensive, ses corps de cavalerie inondaient la plaine, et empêchaient le convoi d’arriver au camp romain.

Jusqu’à ce que Pompée, qui n’osait attaquer le roi de Pont dans son nouveau poste, eut l’idée de tendre une seconde embuscade à sa cavalerie, réussit encore, et la rendit assez timide pour ne plus gêner autant ses convois.

Le camp de Mithridate était excellent pour la situation ; mais l’eau commençant à devenir rare, ce prince l’abandonne afin d’en aller prendre un autre un peu plus loin. Cependant, par la nature des arbrisseaux dont cette colline était ombragée, ainsi que par la convexité du terrain, Pompée conjecture qu’il doit y avoir des sources ; il se porte avec son armée sur la position que quittait Mithridate, fait creuser des puits, et bientôt l’eau jaillit en abondance.

Cette résolution force Mithridate de s’éloigner encore une fois ; il vient dans la province d’Acilisène, et campe sur une colline située au bas du mont Dastarcus, du côté de l’Euphrate, quoique encore un peu éloignée du fleuve. Le roi de Pont se réservait de le passer en cas d’événement ; et de rentrer dans la Grande-Arménie.

Pompée, dont l’armée grossissait tous les jours, et qui attendait un renfort considérable, suivait Mithridate avec le dessein de le combattre s’il en trouvait l’occasion. Mais n’osant l’attaquer dans son poste, il fit tirer un retranchement de quinze cents stades, sans que Mithridate y mît la moindre opposition ; soit que ce prince jugeât que des lignes d’une si grande étendue ne pussent être également bien gardées partout, soit qu’il n’osât rien entreprendre avec une armée inférieure, et qui le laissait absolument sans ressources.

Cependant, comme la disette devenait tous les jours plus pressante, et qu’il fallait prendre un parti vigoureux pour sortir de ce mauvais pas, ou bien se rendre, Mithridate arrêta enfin sa résolution. Les historiens latins, qui s’efforcent trop souvent de ternir la gloire du roi de Pont, lui reprochent ici d’avoir fait tuer impitoyablement les malades incapables de le suivre : acte de cruauté tout à fait inutile, et qui ne facilitait en rien la marche qu’il projetait.

Quoi qu’il en soit, Mithridate leva son camp vers le milieu de la nuit, et, l’épée à la main, s’ouvrit un passage au travers des légions romaines. Pompée le suivit aussitôt ; le roi se contenta d’envoyer de la cavalerie contre la tête de ses troupes, et les dispersa.

Ainsi Pompée qui, depuis que ses lignes étaient achevées, devait prévoir la résolution que prendrait son adversaire, et former un plan pour s’opposer à sa fuite, ou du moins la lui faire acheter chèrement, en quelque endroit qu’il entreprît de percer ; Pompée ne put seulement parvenir à entamer Mithridate dans sa retraite. Il fut contraint de le suivre pas à pas, avec le regret de voir échapper une si belle occasion. Mais il répara bientôt cette faute d’une manière éclatante.

Le roi n’avait plus qu’une journée de marche pour arriver sur les bords de l’Euphrate. Ce fleuve passé, il était en sûreté, et pouvait trouver encore des ressources dans la Haute-Asie. Avec un prince comme Mithridate, occuper la meilleure partie de ses états, c’était, on peut le dire, n’avoir rien fait ; l’expérience prouvait que pour terminer la guerre il fallait se rendre maître de sa personne.

Pompée jugea que le roi partirait dès l’entrée de la nuit afin de gagner sur les légions la marche dont il avait besoin ; car il devait franchir l’Euphrate avec son armée. Pour le prévenir le général romain profita du moment de l’après-midi, où les troupes, ayant achevé leur repas, se livraient au sommeil.

Il se met en marche sans bruit, laissant le camp tendu, avec les ordres nécessaires pour ne rien laisser voir de son absence, et va s’emparer des gorges d’un défilé que Mithridate devait nécessairement passer.

Tout arrive comme le général romain l’a prévu. Mithridate part à la chute du jour, marche une partie de la nuit, et commençait à se croire en sûreté lorsqu’il tombe dans l’embuscade. Pompée fit aussitôt fermer toutes les issues afin que le roi ne pût même retourner sur ses pas, s’il voulait sacrifier une partie de ses troupes pour le tenter.

Le général romain, craignant que l’obscurité ne fît échouer son projet, voulait d’abord différer l’attaque ; mais les officiers lui représentèrent que le moindre délai dans ces circonstances délicates devenait dangereux, et ils avaient raison.

L’histoire est pleine d’entreprises manquées, quoique très bien conduites, faute de n’avoir pas été exécutées assez vigoureusement au moment décisif. Pompée le sentit, et sur-le-champ fit sonner la charge. Les Romains poussèrent de grands cris, et commencèrent à rouler des pierres dans toute la longueur du défilé.

Là terreur qui s’était répandue dans l’armée de Mithridate avait rendu les soldats immobiles. La chute des pierres les obligea de chercher un endroit pour se mettre à couvert. Bientôt ils s’embarrassent de telle sorte que les hommes, les chevaux, les bagages, tout se trouve pêle-mêle, tout se culbute réciproquement.

La lune se lève. Sa clarté semblait devoir donner aux troupes de Pont la faculté de se défendre ; elle leur devint inutile à cause de la position des Romains et de la forme des montagnes. Les soldats ne voyaient que l’ombre, prodigieusement augmentée par la direction de la lumière ; ils tiraient vers cette ombre ; presque aucun coup ne porta.

Dix mille périrent dans cette occasion, et à peu près autant furent faits prisonniers ; les Romains ne perdirent que trente hommes, parmi lesquels deux centurions. Mithridate, dès le commencement de l’action, s’était fait jour à travers les ennemis avec huit cents cavaliers qui eurent le courage de le suivre. Il se dirigea sur la forteresse d’Inora où il avait mis en dépôt d’immenses richesses, et fut rejoint par un grand nombre de soldats avec lesquels il entra dans l’Arménie. (An 688 de Rome ; 66 av. notre ère.)

Tigranes, auquel il demandait de nouveau un asile, se montrait bien éloigné de le secourir. Par un de ces caprices qui lui étaient si ordinaires, il fit charger de fers les ambassadeurs de son beau-père, et mit à prix sa tête, l’accusant d’être l’auteur de la révolte de son fils. Mithridate, dénué de toute espérance, passa l’Euphrate à sa source, se retira dans la Colchide, et ensuite dans le Bosphore.

Telle était cependant son activité, qu’il avait déjà rassemblé une nouvelle armée avec laquelle il battit les Chattènes, peuples qui bordaient l’Arménie et s’étaient réunis aux Ibères pour lui disputer le passage ; non qu’ils fussent alliés des Romains, car ils s’opposèrent également à Pompée quand ce général se présenta sur leurs terres en poursuivant Mithridate ; mais vraisemblablement parce que le système politique de ces peuples les portait à ne point laisser entrer de troupes étrangères dans leur pays, si toutefois ces peuples avaient un système politique.

Le roi prenait des avances trop considérables pour qu’il fût possible à Pompée de lui couper la retraite. Il songea dès lors à tourner ses pas vers l’Arménie afin de combattre Tigranes ; mais ce prince, qui n’osait s’exposer à de nouvelles défaites, vint demander le joug.

Le général romain marcha de nouveau à la poursuite du roi de Pont. Il battit les Albanais et les Ibères en plusieurs rencontres, et prit ses quartiers d’hiver sur les bords du fleuve Cyrrhus. Au commencement du printemps Pompée se mit en marche, et traversa des déserts immenses, n’ayant d’autre guide dans sa route que les étoiles.

Cependant Mithridate avait passé l’hiver à Dioscurias, capitale de la Colchide. Il traversa les contrées de ces peuples barbares, qui, pénétrés, la plupart, de respect et d’admiration, s’empressèrent de lui fournir tout ce qui pouvait manquer à ses troupes. Pompée qui l’avait suivi jusqu’au Phase, n’osant s’engager plus loin, donna l’ordre à Servilius qui commandait la flotte romaine, de couper par mer les subsistances à Mithridate, et il vint achever de soumettre les places de ses états.

Il en forma onze petites républiques, toutes tributaires, et marcha ensuite vers la Syrie pour combattre Aretus, roi des Arabes, et couvrir par quelque action d’éclat la négligence avec laquelle il conduisait la guerre contre le roi de Pont.

Mithridate avait profité de ce relâche et s’était emparé de plusieurs places importantes aux environs du Bosphore. Là des chantiers, établis par ses ordres, servaient à construire des vaisseaux, tandis que les ateliers dont il avait couvert le pays forgeaient continuellement des armes.

Avant de rien entreprendre il voulut tenter encore la voie des négociations, et demanda la restitution des états qu’il tenait de son père, abandonnant ce qu’il avait conquis. Pompée promit de les lui rendre, s’il venait, comme Tigranes, se soumettre en personne. — « Une démarche aussi basse, répondit le roi, serait indigne de Mithridate ; j’enverrai un de mes fils. » Le général romain ayant rejeté ces conditions, le prince acheva de se disposer à la guerre.

Des ennemis vainqueurs, des troupes qui ne servaient qu’à regret, des peuples mécontens, des enfans séditieux, il n’était rien que Mithridate ne dût craindre. Pour se ménager des ressources, il résolut de faire alliance avec les principaux souverains de Scythie, en leur donnant des filles en mariage. Elles partirent sous la conduite de quelques eunuques, qui furent massacrés par l’escorte ; les soldats enlevèrent les filles et partagèrent l’argent.

Toujours traversé dans ses desseins, et cependant incapable de se laisser abattre, Mithridate jeta les yeux sur les Gaulois, et du fond des marais où il était relégué ce prince fugitif osa former le projet le plus beau, le plus vaste qu’il fût donné à un homme de concevoir.

L’histoire d’Annibal et les succès de Spartacus abrègent à ses yeux les difficultés d’une telle entreprise. Il va traverser la Scythie, la Pannonie, pénétrer dans les Gaules, où des alliances sont déjà formées ; puis, franchissant ces montagnes célèbres, dont chaque rocher doit lui redire la gloire du héros de Carthage, il marche droit à Rome avec une armée grossie des peuples impatiens du joug. Ainsi c’est au moment où ces fiers républicains sont occupés à se partager les dépouilles de l’Asie, que leur puissance doit s’écrouler à jamais.

Conçu et exécuté par Mithridate, ce plan devait réussir. Malheureusement les principaux officiers de son armée, auxquels il en fit confidence, ne virent dans un projet aussi hardi que la grandeur d’âme et le courage d’un prince qui voulait mourir comme il avait vécu. Vous savez que Pharnace, celui de ses enfans que Mithridate aimait le plus tendrement, l’ingrat Pharnace profita de ces dispositions pour conspirer contre son père, et le réduire à se donner la mort.

Ainsi périt le héros de l’Asie, après avoir régné soixante ans. Pompée lui fit célébrer des obsèques magnifiques. Quelques places fortes de Pont, qui restaient à Mithridate, se rendirent. On trouva dans un seul château jusqu’à deux mille vases d’onyx et une quantité prodigieuse de meubles d’or et d’argent. Pompée choisit ce qu’il y avait de plus précieux, et s’en servit pour orner son triomphe, le plus splendide que l’on eût vu.

Les Romains terminaient à peine cette guerre de trente années, que Licinius Crassus, nommé consul dans le département de la Syrie, crut entrevoir de grands avantages pour lui et pour la république s’il parvenait à subjuguer un autre peuple de l’Asie, qui avait fait alliance avec Sylla.

Les Parthes, destinés à rétablir la monarchie des Perses, montraient déjà un royaume plein de vigueur au moment où Crassus forma cette entreprise. Cependant il traversa l’Euphrate, ravagea la Mésopotamie sans éprouver de résistance, et, après avoir prolongé ses opérations jusqu’à la fin de l’automne, se replia sur la Syrie pour y passer l’hiver. Son fils Publius alla l’y rejoindre, venant de l’armée des Gaules où César lui permit de se rendre auprès de son père, avec mille cavaliers.

Orodes, roi des Parthes, envoya des ambassadeurs qui dirent au consul que, si la guerre se faisait par ordre du sénat, on combattrait à outrance ; mais que si c’était seulement (comme on le disait à Rome) pour assouvir la cupidité de Crassus, Orodes lui faisait savoir qu’il avait pitié de sa vieillesse, et consentait à ce qu’il se retirât lui et ses troupes.

Il paraît que les présages les plus funestes s’attachaient à cette expédition, et l’on avait murmuré hautement dans Rome à l’aspect des préparatifs de Crassus. Le tribun Atteius, ne pouvant vaincre l’opiniâtreté du consul, le dévoua aux Dieux infernaux lui et toute son armée ; cérémonie qui eut lieu devant un brasier ardent, au moment où Crassus passa sous une des portes de la ville.

Vraisemblablement le consul méprisait, et avec raison, une farce aussi absurde ; mais il ne songea pas assez aux effets qu’elle produirait sur l’esprit du soldat.

Il avait trouvé dans la Galatie Dejotarus, déjà avancé en âge, qui fondait une ville. « Quoi, lui dit Crassus, vous bâtissez quand il ne vous reste plus qu’une heure à vivre. — Et vous, répondit Dejotarus, vous ne vous y prenez pas trop matin pour aller subjuguer les Parthes. »

Crassus avait alors soixante ans, et Dejotarus voulait lui faire entendre que sa vie ne serait plus assez longue pour soumettre un peuple que l’on regardait comme invincible.

Les troupes laissées par le consul, afin de garder la Mésopotamie, ne purent rester dans le pays ; quelques soldats, après avoir couru les plus grands dangers, parvinrent à rejoindre l’armée romaine. Le récit qu’ils firent du nombre prodigieux des Parthes, de leurs armes, de leur manière de combattre, à laquelle il était impossible, disaient-ils, de résister, répandit dans tous les esprits une sorte d’inquiétude qui, si elle ne découragea pas entièrement les Romains restés près du consul, ralentit beaucoup leur ardeur ; car jusqu’alors ils avaient regardé les Parthes comme aussi faciles à vaincre que les autres nations de l’Asie.

Ces craintes et les réflexions, qu’elles avaient fait naître cessèrent à l’arrivée d’un renfort de six mille chevaux, envoyé par Artabaze, roi d’Arménie, qui promettait encore quarante mille hommes aux Romains.

Le roi d’Arménie conseillait à Crassus d’entrer par ses états dans ceux des Parthes, lui représentant qu’outre l’avantage de trouver des vivres et des munitions, il traverserait un pays montagneux, coupé, et par conséquent très difficile pour la cavalerie, qui formait toute la force du peuple qu’il allait combattre. La Mésopotamie, au contraire, offrait un pays de plaines, entièrement ouvert.

Crassus négligea ce conseil si sage, qui ne pouvait partir que d’un prince éclairé, ami des Romains. Le consul loua beaucoup son zèle ; mais il n’en persista pas moins dans le dessein de passer par la Mésopotamie, sous prétexte qu’il y avait laissé des soldats d’élite qu’il ne pouvait se dispenser d’aller reprendre.

On avait commencé la campagne sur les frontières de la Syrie ; Crassus s’avançait, fort de cinquante mille hommes, c’est à dire avec une des plus belles armées que Rome eût mis sur pied, lorsque Abgare, roi d’Édesse, arriva dans son camp. Il était vendu aux Parthes, et parvint cependant à capter la confiance du consul.

On attendait les renforts du roi d’Arménie ; mais Orodes empêcha cette réunion, et alla lui-même attaquer les états d’Artabaze, laissant dans la Mésopotamie un jeune guerrier qu’il investit de la dignité de Surena, c’est à dire général en chef des troupes destinées à combattre les Romains.

Les ambassadeurs d’Artabaze arrivèrent en effet près du consul, et remirent des lettres par lesquelles ce prince lui mandait qu’Orodes ravageait l’Arménie avec une armée formidable, que pour cette raison tous ses soldats lui devenaient nécessaires, et il conseillait au général romain de se replier sur ses états pour réunir leurs forces. Dans le cas où cette proposition ne lui conviendrait pas, Artabaze recommandait au consul de ne pas manquer de choisir, soit pour ses marches, soit pour ses camps, les terrains les plus difficiles à la cavalerie.

Crassus s’irrita également d’un conseil qui n’était que la répétition d’un premier avis, et de la proposition sensée que lui soumettait Artabaze. Il lui fit dire qu’il avait pour le moment des affaires plus importantes que celles de l’Arménie ; mais qu’à son retour il saurait bien le châtier de sa trahison.

Des détachemens romains, envoyés à la découverte, rapportèrent qu’ils avaient marché sur les traces de plusieurs corps de cavalerie ; l’ennemi se retirait de toutes parts. Crassus, que cette nouvelle acheva de séduire, s’abandonna entièrement à son guide, et prit la route de Carrhæ. Il fortifia cette place, et y mit une garnison.

Il arriva ensuite après un petit nombre de marches dans des plaines sablonneuses et stériles, où l’on ne trouvait pas même de l’eau. Mais tandis que son armée, découragée par ces apparences, continuait sa marche, quelques cavaliers de l’avant-garde se montrèrent, portant sur leurs visages tous les signes de la frayeur.

Le consul était la dupe de sa confiance dans Abgare, qui sut lui persuader que les Parthes ne tiendraient point devant ses troupes, et qu’en accélérant sa marche, il les empêcherait de rassembler leurs forces. Crassus avait ainsi quitté la rive de l’Euphrate qui servait à le couvrir, et lui amenait ses convois, pour s’engager dans des plaines arides qui n’offrent aucune ressource à une armée, et où l’infanterie ne peut plus trouver d’appui contre une cavalerie formidable.

Tous les historiens disent que le consul, à l’approche de l’ennemi, disposa ses troupes sur un immense carré.

Nous connaissons le détail de cette expédition par Plutarque, Appien qui l’a copié, et par Dion Cassius. Ces Grecs, qui vivaient dans un temps où la tactique des Romains avait déjà perdu de son ancien lustre, adaptèrent sans cesse leurs récits militaires aux idées qu’ils se faisaient de la phalange ; Plutarque et Appien appellent donc la disposition que prit Crassus un carré profond à double front.

Mais c’était combiner deux choses très différentes entre elles dans le langage des tacticiens. Les mots plintion et amphistomos, dont se sert Plutarque, signifiaient, le premier, un carré vide à quatre faces ; l’autre, une phalange partagée en deux sections égales, adossées l’une à l’autre, de manière à faire front des deux côtés, et à former un carré plein sur trente-deux hommes de profondeur. Ainsi l’idée d’un carré vide à quatre faces (plintion) se perd, dès que Plutarque l’appelle amphistomos, double phalange, ou deux phalanges jointes ensemble afin de faire front de deux côtés.

Crassus s’était d’abord proposé de ranger toutes ses légions sur une seule ligne, suivant le conseil de Cassius, qui voulait se mettre à l’abri d’être enveloppé par l’ennemi, en lui présentant un front d’une grande étendue. Mais comme cette disposition n’eût servi qu’à rendre l’ordre de bataille plus faible, que l’on s’exposait à se voir percé par quelque endroit, sans remédier au défaut d’appui, Crassus prit un parti qui valait beaucoup mieux.

Son armée, forte de sept légions, et rangée sur une seule ligne, fut partagée en trois grandes sections, chacune de vingt-quatre cohortes. Crassus divisa ensuite chaque section en deux parties égales, et ordonna qu’une de ces parties (douze cohortes) défilât derrière l’autre, et s’y plaçât dos à dos, afin que les deux lignes fussent en état de faire front en tête et en queue[5].

La manœuvre exécutée sur toute la ligne, il en résulta trois grands corps, ou, si vous voulez, trois carrés pleins, séparés par autant de distance qu’en mesuraient les douze cohortes, qui entrèrent en seconde ligne. La cavalerie, forte de quatre mille chevaux, se plaça dans les intervalles des trois sections et sur les ailes.

Cette ordonnance ne semble pas étrangère à la légion. Les troupes qui en faisaient usage étaient dites combattre en rond, in orbem pugnare ; car si quelques exemples tirés de l’histoire militaire des Romains, surtout des campagnes de César dans les Gaules, prouvent que dans certains cas ces légions prenaient une disposition circulaire, ordinairement ce terme indique une troupe enveloppée, qui se serre en masse et combat de tous côtés.

Après avoir changé leur ordonnance, les légions se mettent en marche et passent une petite rivière. Puis, entraînées par une ardeur aveugle, elles doublent le pas, et s’avancent avec beaucoup de précipitation dans la plaine où les Parthes les attendent.

Cette marche précipitée, décrite par Plutarque, ne conviendrait nullement à cet immense carré dont parlent d’après lui les écrivains. Il est évident que Crassus s’avance ici dans l’ordre accoutumé, sur trois colonnes formées par les trois grandes sections, et que Plutarque, ayant trouvé dans les auteurs latins qu’il a copiés, que la marche s’était faite agmine quadrato, a cru pouvoir rendre cette expression par le mot grec plintion (carré vide), sans considérer qu’en ajoutant l’amphistomos (double front) il confondait toutes les idées de son récit.

L’ennemi s’étant montré, Crassus débuta par ses troupes légères, et voulut faire essai de leurs forces. Toutefois, n’ayant ni l’adresse, ni des armes de la bonté de celles des Parthes, elles furent bientôt obligées de vider le front et de se replier sur le corps de bataille.

Les légions soutinrent l’attaque avec une grande intrépidité, espérant que l’ennemi aurait bientôt épuisé ses carquois, et qu’il serait contraint de se mesurer corps à corps, ou de battre en retraite. Mais les Parthes avaient sur leurs derrières une multitude de chameaux chargés de traits, et leur attaque ne se ralentit point.

Après avoir essayé les troupes légères, Crassus imagina de faire effort avec une partie de sa cavalerie, soutenue par huit cohortes. Son fils Publius est chargé de cette tentative, et semble s’en acquitter avec bonheur. Cependant les Parthes, masqués par la poussière qui s’élève de toutes parts, au lieu de fuir réellement, tournent les flancs de Publius, et lorsqu’ils le voient assez éloigné pour ne pouvoir plus être secouru par le gros de l’armée, ils l’investissent et le massacrent avec son détachement.

La nuit approchait. Les Parthes, prévoyant que leur manière de combattre les exposerait à beaucoup de désavantage au milieu des ténèbres, s’éloignent tout à coup. Ils étaient dans l’usage, au déclin du jour, de se retirer à une distance considérable pour faire paître leurs chevaux, et renouveler leurs munitions.

Instruit de cette manœuvre, Crassus profita de la nuit pour continuer sa retraite, et se croyait bien éloigné des Parthes quand il les vit paraître au lever du soleil. Chaque jour il fut harcelé de la même manière, et gagna, non sans peine, Carrhæ qu’il avait fortifiée, et où il prit quelque repos.

Enfin, les Romains ayant consommé ou perdu leurs vivres, et l’ennemi s’étant rendu maître de la campagne, les légions se soulevèrent, et l’armée se divisa en deux corps.

L’un, commandé par Cassius, suivit les plaines afin de se rendre par le chemin le plus court en Syrie ; Crassus, à la tête de l’autre division, prit la route des montagnes, espérant arriver sain et sauf en Arménie. Le Surena, qui voyait échapper ces débris de l’armée romaine, proposa une conférence au consul et le fit massacrer.

On a beaucoup blâmé Crassus, et sa conduite mérite de l’être. Remarquons cependant que rien ne paraît plus judicieux que son ordre de bataille, et qu’il se serait certainement tiré d’affaire si d’autres causes n’avaient concouru à sa défaite.

Parmi ces causes il faut placer la catastrophe de Publius, que l’on connut aussitôt, et qui dut produire un effet terrible sur le moral des troupes ; on doit tenir compte aussi de l’accablement de l’infanterie, Crassus l’ayant conduite sans ménagement, sans même lui donner le temps de repaître.

Sa disposition sur trois carrés indique assez qu’il n’avait pas l’intention de laisser son armée immobile, exposée aux traits des Parthes, qui se croisaient de toutes parts, et dont le légionnaire, pouvait à peine se garantir au moyen de son bouclier. Crassus voulait faire charger alternativement chaque carré avec sa cavalerie, et il est certain que cette méthode répétée avec vigueur, toutes les fois qu’il se serait vu trop pressé par l’ennemi, lui eût à la fin imposé.

Ainsi l’armée romaine gagnait toujours du terrain, et dirigeait sa retraite vers Carrhæ, qui devait être son point objectif et le seul parti qui lui restât, lorsqu’elle se vit trahie et engagée dans ces plaines arides où le trop de confiance de son chef l’avait conduite.

Les flèches des Parthes étaient très grosses, et avaient une grande portée. Rien ne semble plus propre à désoler une infanterie pesante ; il ne fallait donc pas s’en laisser accabler. Mais aussi l’on devait bien se garder de se désunir, et surtout de trop s’écarter du gros de l’armée, comme le fit le jeune Publius, qui périt victime de son emportement.

Artabaze, roi d’Arménie, ayant su par ses ambassadeurs la réponse de Crassus, n’eut pas de peine sans doute à prévoir ses désastres, et se hâta de former une alliance avec le roi des Parthes. Il est vraisemblable qu’Artabaze puisa dans la lecture des Grecs, dont ce prince connaissait parfaitement la langue, les principes de la guerre et de la politique, et qu’en cultivant les sciences il apprit également à gouverner ses états, et surtout à les conserver.

Sept légions presque entièrement détruites, les aigles romaines servant de trophées aux Barbares, le consul et son fils tués pendant l’expédition, c’était un des plus grands échecs qu’eût reçus la république.

Les guerres civiles dont Rome fut déchirée ne lui permirent pas de venger la honte de cette défaite, jusqu’à ce que Antoine, prenant une grande autorité en Orient, sa faveur éleva aux premiers grades un homme dont la valeur et le mérite justifièrent le choix qu’il en fit.

C’était Ventidius, qui battit les Parthes dans trois combats, et les chassa de la Palestine ainsi que de la Syrie. Pacorus, fils de leur roi, époux de la sœur d’Artabaze, périt dans la dernière de ces batailles.

Le général romain, content de leur avoir fait payer cher l’avantage remporté sur Crassus, et de les refouler dans la Mésopotamie, ne voulut pas suivre plus loin ses succès, par ménagement pour Antoine dont il craignait d’exciter la jalousie.

Nous manquons de détails sur cette expédition, et l’on ne sait rien des manœuvres qu’employa Ventidius pour vaincre les Parthes. Antoine, qui était alors en Grèce, se hâtait en effet de venir joindre son lieutenant. Il l’envoya jouir des honneurs du triomphe à Rome, et continua bientôt la guerre contre les Parthes, mais avec des résultats différens.

L’armée d’Antoine était composée de dix légions formant soixante mille hommes, de dix mille chevaux espagnols ou gaulois, et de trente mille auxiliaires fournis par diverses nations. Cet appareil, qui effraya toute l’Asie, aurait dû produire de grands succès si l’impatience d’Antoine pour revoir Cléopâtre ne lui eût fait ouvrir la campagne avant la saison favorable.

Vous savez qu’après divers avantages remportés sur les Parthes, qui n’osaient plus s’exposer contre les légions en bataille rangée, le général romain resserré dans ses opérations, et craignant de manquer de subsistances, se vit contraint de retourner sur ses pas, et fut heureux de rencontrer deux hommes dont les conseils lui devinrent très utiles ; car ils l’empêchèrent de se fier aux promesses des Parthes, qui voulaient aussi l’engager dans les plaines.

Antoine fit sa retraite sur trois colonnes (agmine quadrato), de manière à pouvoir se mettre promptement en bataille, quel que fût le point attaqué. Cette disposition est rendue dans Plutarque par le terme plesion, qui veut dire un carré plus long que large. Appien se sert mal à propos du mot plintion, ou carré à faces égales. Sans répéter ici ce que nous avons dit ailleurs sur cet ordre de marche, observons qu’il était le meilleur qu’un général pût prendre en pareil cas.

Antoine paraît être le premier qui forma la tortue de toute son infanterie en bataille. Son armée descendait un coteau, marchant très lentement de peur de se rompre, lorsqu’elle se vit dominée tout à coup par l’ennemi sur ce terrain en déclivité.

Comme les traits des Parthes portaient beaucoup plus loin que ceux des légionnaires, les Romains allaient être accablés sans pouvoir se défendre : les chefs prirent un parti sur-le-champ. On renferma les troupes légères dans les cohortes, et les intervalles furent resserrés. Alors les soldats du premier rang mirent un genou en terre, tenant leur bouclier droit devant eux, et les suivans croisèrent cette arme défensive sur leur tête ; ce qui présenta comme un toit, sous lequel on fut à couvert.

Les Parthes, ayant pris cette manœuvre pour une marque de lassitude, mettent pied à terre, et, armés de leurs longues lances, veulent fondre sur les légions. Les Romains se lèvent tout à coup avec de grands cris, joignent l’ennemi, le renversent ou le forcent à la fuite.

Cette retraite dura vingt-quatre jours (depuis Phraate jusqu’à l’Arménie), pendant lesquels on ne cessa de combattre. À l’exception de l’échec causé par l’imprudence de Flavius Gallus, qui, voulant faire une action d’éclat, s’avança trop avec une partie de la cavalerie et des troupes légères, se laissa envelopper, et périt comme le fils de Crassus ; à cela près, les Romains eurent toujours l’avantage. Ils ramenèrent les malades et les blessés ; ils purent même sauver une grande partie de leurs équipages. Mais on perdit vingt mille hommes d’infanterie et quatre mille chevaux. La moitié avait péri de lassitude et de maladie.

Antoine n’a jamais passé pour un général du premier ordre, cependant il possédait plusieurs qualités propres à lui concilier l’affection des troupes. Il joignait à une grande valeur la force de l’éloquence, et se montra surtout habile à profiter du don de la parole pour manier les esprits.

Dans un de ces momens où Antoine considérait la désolation de son armée, il porta ses pensées vers un autre général qui, dans une marche bien plus longue, et avec une multitude de Barbares sur les bras, avait sans accident ramené presque toutes ses troupes. Où es-tu, Xénophon ! s’écriait-il.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voyez l’Atlas.
  3. Voyez l’Atlas.
  4. Voyez l’Atlas.
  5. Voyez l’Atlas.