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Bibliothèque historique et militaire/Guerre du Péloponnèse/Livre II

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Guerre du Péloponnèse
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 148-193).

LIVRE DEUXIÈME.

Chapitre premier. À partir de cette époque fixe commence la guerre des Athéniens, des Péloponnésiens et de leurs alliés respectifs, cette guerre durant laquelle ils ne communiquèrent entre eux que par le ministère d’un héraut, et où les hostilités, une fois décidées, ne furent plus interrompues. Les événemens sont écrits de suite et sans interruption, tels qu’ils sont arrivés, par été et par hiver.

Chap. 2. La trève de trente ans conclue après la prise de l’Eubée avait été respectée quatorze ans. Mais la quinzième année de cette trève, la quarante-huitième du sacerdoce de Chrysis à Argos, Ænésius étant éphore à Sparte, et Pythodore ayant encore deux mois à remplir les fonctions d’archonte d’Athènes, le huitième mois après la bataille de Potidée, au commencement du printemps, des Thébains, au nombre d’un peu plus de trois cents, commandés par les béotarques Pythangélus, fils de Phyllidès, et Diemporus, fils d’Onétoride, entrèrent à Platée, ville de Béotie, alliée d’Athènes, et surprirent ses habitans dans le premier sommeil. Des Platéens, Nauclide et ses complices, les avaient appelés et leur avaient ouvert les portes, voulant, pour s’emparer eux-mêmes du pouvoir, tuer ceux de leurs concitoyens qui leur étaient opposés, et soumettre la ville aux Thébains. Ils avaient formé ce complot avec Eurymaque, fils de Léontiade, qui avait à Thèbes le plus grand crédit. Les Thébains, prévoyant qu’on aurait la guerre, désiraient, pendant qu’on était encore en paix, et que les hostilités n’étaient pas encore ouvertement commencées, s’emparer d’avance de Platée, ville leur ancienne ennemie. Comme on n’avait pas mis de gardes avancées, ils s’introduisirent furtivement, et, contre le vœu de ceux qui les avaient appelés, ils campèrent dans l’agora, au lieu d’agir à l’instant même et de se porter promptement dans les maisons désignées. Leur dessein était d’employer d’insinuantes proclamations pour amener les habitans à traiter à l’amiable. Le héraut invita donc ceux qui voudraient entrer dans l’alliance des Béotiens, suivant les institutions du pays, à prendre les armes et à se joindre à eux. On espérait, d’après de telles manœuvres, que la ville se rendrait sans difficulté.

Chap. 3. Ceux de Platée, trop assurés de la présence des Thébains et de la prise subite de la ville, épouvantés et croyant les ennemis déjà dans les murs et bien plus nombreux qu’ils n’étaient réellement (car on ne distinguait rien dans une profonde nuit), consentirent à traiter, accueillirent la proposition, et restèrent en repos, personne n’éprouvant aucun mauvais traitement. Mais, au milieu de ces équivoques négociations, ils comprirent que les Thébains avaient peu de monde, et pensèrent qu’en les attaquant ils triompheraient sans peine : en effet, le peuple de Platée ne voulait pas se détacher d’Athènes. Ils résolurent donc d’en venir aux mains, et se réunirent, après avoir percé les murs mitoyens des maisons, peur éviter de se montrer dans les rues ; puis, avec des charrettes dételées, ils barricadèrent les chemins, et firent, chacun de son côté, toutes les dispositions que réclamaient les circonstances.

Lorsqu’ils se furent préparés autant que possible, saisissant le moment où, le soleil étant près de poindre, il est cependant encore nuit, ils sortirent de leurs maisons, de peur d’avoir à se mesurer à forces égales contre des ennemis plus hardis de jour, mais qui, la nuit, plus effrayés, seraient plus étrangers aux localités que les habitans. Ils firent donc sur-le-champ irruption et en vinrent promptement aux mains.

Chap. 4. Les Thébains se voyant tout-à-fait trompés, se resserrent en un bataillon, font volte-face et résistent à toutes les attaques. Deux ou trois fois ils font reculer les Platéens ; mais bientôt ceux-ci se précipitent sur eux à grand bruit. Les femmes et les domestiques, au milieu des cris et des hurlemens, lançant, du haut des maisons, des tuiles et des pierres ; une pluie abondante ajoutant d’ailleurs à l’horreur des ténèbres, la terreur les saisit. Ils tournent le dos, ils fuient à travers la ville, dans la fange, dans l’obscurité (car on était au déclin de la lune), ignorant, pour la plupart, les passages qui pouvaient les sauver, et poursuivis par des ennemis qui les connaissaient et interceptaient toute retraite, en sorte que beaucoup périssaient. Un Platéen ayant fermé, à l’aide d’un fer de lance introduit, au lieu de verrou, dans la gâche, la porte par où ils étaient entrés, et qui était la seule ouverte, il ne leur restait plus d’issue, même de ce côté. Poursuivis dans la ville, quelques-uns allaient gravissant le mur et se précipitant en dehors ; ils périssaient la plupart. D’autres gagnèrent une porte abandonnée, trouvèrent une femme qui leur prêta une hache, brisèrent la barre, mais n’échappèrent qu’en petit nombre ; car on s’en aperçut bientôt. D’autres se dispersèrent et furent égorgés. Le plus grand nombre, ceux qui s’étaient resserrés en un bataillon, donnèrent dans un grand bâtiment qui tenait au mur. Par hasard la porte en était ouverte ; ils la prirent pour une des portes de la ville qui avaient issue dans la campagne. Les Platéens, les voyant pris, délibérèrent s’ils ne les brûleraient pas tous à l’instant même, en mettant le feu à l’édifice, ou s’ils prendraient contre eux un autre parti. Enfin ces malheureux, et tout ce qui restait encore de Thébains errans dans la ville, se rendirent à discrétion eux et leurs armes. Tel fut le sort de ceux des Thébains qui étaient dans Platée.

Chap. 5. Le reste des Thébains, qui devait, avant la fin de la nuit, se présenter en corps d’armée pour soutenir au besoin ceux qui étaient entrés, arrivait en diligence, d’après la nouvelle de ce qui s’était passé. Platée est à soixante-dix stades de Thèbes. Un orage survenu la nuit retarda leur marche ; car le fleuve Asope, se gonflant, était devenu difficile à traverser. Ils marchèrent par la pluie, ne passèrent le fleuve qu’avec peine, et arrivèrent trop tard : leurs hommes étaient ou tués ou pris. Furieux de ce désastre, ils dressèrent des embuscades à ceux des Platéens qui se trouvaient hors de la ville. En effet, la catastrophe inopinée étant arrivée en temps de paix, il y avait dans la campagne et des hommes et des marchandises de prix. Ils voulaient que ceux qu’ils pourraient prendre leur répondissent de ceux des leurs qui étaient restés dans la ville ; si toutefois il en restait à qui l’on eût laissé la vie. Tel était leur dessein. Ils délibéraient encore, quand les Ptatéens, se doutant du parti que prendraient les ennemis, et craignant pour ce qu’ils avaient de citoyens au dehors, firent partir un héraut, et le chargèrent de dire aux Thébains que c’était une impiété d’avoir essayé de prendre leur ville en pleine paix ; qu’ils se gardassent de faire aucun mal aux gens du dehors, s’ils ne voulaient qu’on donnât la mort aux prisonniers ; mais qu’on les leur rendrait s’ils quittaient le territoire.

Voilà ce que racontent ceux de Thèbes, et ils prétendent même que les Platéens jurèrent cette convention. Mais ceux-ci assurent qu’ils avaient promis de rendre les prisonniers, non sur-le-champ, mais d’après une conférence, dans le cas où l’on s’entendrait ; et ils nient qu’il y ait eu un serment prêté. Ce qui est certain, c’est que les Thébains sortirent du territoire de Platée sans y faire aucun mal, et que les Platéens n’eurent pas plutôt transporté à la hâte dans la ville tout ce qui se trouvait dans la campagne, qu’ils massacrèrent les prisonniers. Il y en avait cent quatre-vingts. De ce nombre était Eurymaque, à qui les traîtres s’étaient adressés.

Chap. 6. Après cette exécution, ils députèrent à Athènes, permirent aux Thébains d’enlever leurs morts, et firent dans la ville les dispositions qu’ils crurent nécessaires.

Dès qu’on eut annoncé à Athènes ce qu’avaient souffert les Platéens, on arrêta tout ce qui se trouvait de Béotiens dans l’Attique, et l’on envoya un héraut dire à ceux de Platée de ne prendre aucun parti sur les Thébains qu’ils avaient en leur pouvoir, qu’Athènes n’eût elle-même statué sur leur sort ; car on n’y avait pas annoncé qu’ils n’étaient plus. Le premier message était parti aussitôt après l’arrivée des Thébains : le second, au moment où ils venaient d’être vaincus et arrêtés, et l’on ne savait encore à Athènes rien de ce qui avait suivi. C’était dans cette ignorance du fait qu’on avait dépêché le héraut. À son arrivée, il trouva les prisonniers égorgés. Les Athéniens vinrent ensuite en corps d’armée à Platée, y portèrent des subsistances, laissèrent une garnison, et emmenèrent les hommes inutiles avec les femmes et les enfans.

Chap. 7. Cet événement de Platée devenait une éclatante rupture de la trève ; les Athéniens se préparèrent à la guerre. Les Lacédémoniens et leurs alliés firent de même. Chacun des deux partis se disposa à députer chez le grand roi et en d’autres pays barbares d’où il pouvait espérer des secours de surcroît, et s’efforça d’attirer à son alliance des peuples hors de sa domination. Indépendamment des vaisseaux que les Lacédemoniens avaient dans le Péloponnèse, il fut ordonné dans l’Italie et dans la Sicile, aux villes du même parti, d’en fournir en proportion de leur étendue, jusqu’au nombre de cinq cents ; de préparer une somme d’argent déterminée ; de se tenir d’ailleurs en repos, et de ne recevoir à-la-fois dans leurs ports qu’un seul vaisseau d’Athènes, jusqu’à ce que tous les apprêts fussent terminés. Quant aux Athéniens ils s’assuraient de la fidélité de leurs anciens alliés, et députaient dans les pays plus voisins, le Péloponnèse, Corcyre, Céphallénie, les Acarnanes, Zacynthe. S’ils pouvaient se fier à leur amitié, ils se rendraient plus sûrement maîtres des côtes du Péloponnèse.

Chap. 8. Les deux partis ne prenaient point de faibles mesures ; c’était de toutes leurs forces qu’ils se préparaient à la guerre. Cela devait être ; car c’est toujours en commençant qu’on a le plus d’ardeur. Une jeunesse nombreuse dans le Péloponnèse, une jeunesse nombreuse à Athènes, faute d’expérience, s’engageait sans répugnance à la guerre. Au spectacle de cette fédération des villes principales, les esprits s’exaltaient dans le reste de l’Hellade. Dans les villes qui allaient combattre, et ailleurs, on débitait quantité d’oracles en prose : les devins y chantaient quantité de prédictions en vers. Délos, peu auparavant, avait été ébranlée par un tremblement de terre ; elle qui, de mémoire d’Hellènes, n’en avait pas éprouvé d’autre. On disait, et l’on crut, que c’était un présage de ce qui devait se passer. On faisait une curieuse recherche de tous les événemens de ce genre qui avaient pu arriver. La faveur des Hellènes inclinait fortement vers les Lacédémoniens, surtout parce que ces derniers avaient annoncé qu’ils voulaient délivrer l’Hellade. C’était, entre les particuliers et les villes, à qui les seconderait, soit en paroles, soit en actions. Chacun croyait que les affaires souffriraient s’il ne s’en mêlait pas : tant l’indignation contre les Athéniens était générale, les uns voulant secouer leur joug, les autres craignant d’y être soumis. Telles étaient les dispositions et l’effervescence des esprits.

Chap. 9. Voici les alliés qu’eurent les deux partis en commençant la guerre. Lacédémone avait pour elle, en dedans de l’isthme, tous les peuples du Péloponnèse, excepté les Argiens et les Achéens, qui se trouvaient liés avec l’une ou l’autre nation. Les Pelléniens furent d’abord les seuls de l’Achaïe qui portèrent les armes pour Lacédémone ; tous les autres se déclarèrent ensuite. Hors du Péloponnèse, elle avait les Mégariens, les Locriens, les Béotiens, les Phocéens, les Ampraciotes, les Leucadiens, les Anactoriens. Parmi ces peuples, les Corinthiens, les Mégariens, les Sicyoniens, les habitans de Pellène, d’Élée, d’Ampracie et de Leucade, fournirent des vaisseaux : les Béotiens, les Phocéens, les Locriens donnèrent de la cavalerie ; les autres villes, de l’infanterie. Tels étaient les alliés de Lacédémone.

Ceux d’Athènes étaient les peuples de Chio, de Lesbos, de Platée ; les Messéniens de Naupacte, la plus grande partie des Acarnanes, les Corcyréens, les Zacynthiens ; sans compter les villes tributaires, la Carie maritime, les Doriens voisins de la Carie, l’Hellespont, les villes épithraces, toutes les îles qui tenaient au Péloponnèse et celles qui sont à l’orient de la Crète ; toutes les Cyclades, excepté Mélos et Thères. Ceux de Chio, de Lesbos, de Corcyre, fournissaient des navires ; les autres, de l’infanterie et de l’argent. Telles étaient les alliances, et tel l’appareil guerrier des deux partis.

Chap. 10. Les Lacédémoniens, après ce qui s’était passé à Platée, ordonnèrent aussitôt aux villes alliées, tant de l’intérieur du Péloponnèse que du dehors, de préparer leurs forces et de se munir de tout ce qui était nécessaire pour une expédition hors de l’isthme, puisqu’on allait fondre sur l’Attique. À mesure qu’au terme marqué tout se trouvait prêt, les deux tiers des troupes se rendaient dans l’isthme ; et quand l’armée entière fut rassemblée, Archidamus, roi de Lacédémone, qui commandait cette expédition, appela les généraux des villes, les hommes revêtus des premières dignités, toutes tes personnes de quelque considération, et parla ainsi :

Chap. 11. « Péloponnésiens, et vous alliés, nos pères aussi ont fait bien des expéditions, tant dans le Péloponnèse qu’au dehors, et les plus âgés d’entre nous ne sont pas sans expérience de la guerre : jamais cependant nous ne sommes sortis avec un tel appareil. Mais aussi c’est contre une république très puissante que nous marchons aujourd’hui, nombreux nous-mêmes, et pleins d’ardeur. Nous devons donc ne nous montrer ni moins grands que nos pères, ni inférieurs à notre renommée. En effet, l’Hellade tout entière, tenue en suspens par ces mouvemens militaires, fixe ses regards sur nous, et, dans sa haine pour Athènes, forme des vœux pour le succès des projets que nous méditons.

» Ainsi, quoique marchant avec de nombreuses armées, et persuadés que l’ennemi n’osera en venir aux mains, nous ne devons pas, pour cela, marcher avec moins de prudence et de précaution. Tout général, tout soldat de chaque république doit se croire toujours au moment de tomber dans le danger ; car les événemens de la guerre sont incertains : les attaques, pour la plupart, se font à l’improviste, et la fougue du moment les décide. Souvent le plus faible et le plus craintif a combattu avec avantage une armée supérieure, qui, par dédain, ne se tenait pas sur ses gardes.

» En pays ennemi, on doit avancer avec une noble assurance, mais s’être préparé avec crainte ; car c’est le moyen de se porter contre l’ennemi avec plus d’ardeur et de l’attaquer avec moins de péril. Or, nous ne marchons pas contre une république incapable de se défendre ; elle est abondamment pourvue de tout. Il faut donc croire, quoiqu’ils ne fassent aucun mouvement, parce que nous ne sommes pas encore sur leur territoire, qu’ils en viendront aux mains dès qu’ils nous verront ravager leurs campagnes et détruire leurs propriétés ; car, chez tous les hommes, la colère entre par les yeux, surtout lorsqu’ils se voient tout-à-coup exposés à un désastre inattendu.

» Moins on raisonne, plus on se montre fougueux et violent. Or, c’est ce que doivent, plus que personne, éprouver les Athéniens ; eux qui prétendent commander aux autres ; eux, plus accoutumés à porter le ravage chez leurs voisins qu’à le voir porter chez eux. Puisque vous allez combattre une telle république, et qu’il en doit résulter pour nos ancêtres et pour nous-mêmes, d’après les événemens, une alternative de réputation très importante en bien ou en mal, marchez où l’on vous conduira, mettant au-dessus de tout le bon ordre et une sage vigilance, et exécutant avec célérité les ordres de vos chefs. Il n’est pas de spectacle plus beau, ni qui promette plus de sûreté, que celui d’un grand corps mis en mouvement par une seule et même volonté. »

Chap. 12. Après avoir présenté ces importantes considérations, Archidamus congédia l’assemblée, et fit d’abord partir pour Athènes un Spartiate, Mélésippe, fils de Diacrite. Il voulait éprouver si les Athéniens se relâcheraient de leurs prétentions, en voyant déjà les ennemis en marche ; mais ce député ne put être admis dans l’assemblée, ni même dans la ville. On avait résolu de s’en tenir à l’avis de Périclès, et de ne plus recevoir ni hérauts ni députés, dès que les Lacédémoniens se seraient mis en campagne. Ils le renvoyèrent donc sans l’entendre, et lui prescrivirent d’être hors des frontières le même jour, ajoutant que ceux qui l’avaient expédié n’avaient qu’à retourner chez eux, d’où alors ils seraient maîtres d’envoyer des députations à Athènes. On fit accompagner Mélésippe, pour qu’il n’eût de communication avec personne. Arrivé sur la frontière, et près de quitter ses conducteurs, il dit en partant ce peu de mots : « Ce jour sera pour les Hellènes le commencement de grands malheurs. »

Au retour de ce député, Archidamus, convaincu que les Athéniens étaient déterminés à ne rien céder, part, et fait avancer ses troupes vers l’Attique. Les Béotiens, après avoir donné aux Péloponnésiens une partie de leurs gens de pied et toute leur cavalerie, entrèrent, avec ce qui leur restait, sur le territoire de Platée, et le ravagèrent.

Chap. 13. Quant aux Péloponnésiens, ils étaient toujours rassemblés dans l’isthme ; ils étaient en marche, et n’avaient pas encore pénétré dans l’Attique, quand Périclès, fils de Xanthippe, le premier des dix généraux choisis par les Athéniens, bien convaincu qu’une invasion les menaçait, soupçonna qu’Archidamus, qui lui était uni par les liens de l’hospitalité, pourrait bien, de lui-même et pour lui complaire, épargner ses terres et les préserver du ravage ; ou bien encore, les Lacédémoniens lui ordonneraient de le ménager pour le rendre suspect à ses concitoyens, comme ils avaient demandé aux Athéniens l’expiation du sacrilége pour le rendre odieux. Périclès prit donc le parti de déclarer à l’assemblée qu’il avait pour hôte Archidamus, et qu’il ne devait résulter de cette liaison aucun inconvénient pour l’état ; que si les ennemis ne ravageaient pas ses terres et ses maisons de campagne comme celles des autres, il les abandonnerait au public, ce qui devrait écarter tout soupçon. D’ailleurs il renouvela, dans la conjoncture, les conseils qu’il avait déjà donnés, de se bien tenir prêt à la guerre, de retirer tout ce qu’on avait à la campagne, d’entrer dans la ville pour la garder, au lieu d’en sortir pour combattre ; de mettre en bon état la flotte, qui faisait la force de l’état, et de tenir en respect les alliés, observant que c’était d’eux qu’Athènes tirait les richesses et les revenus source et aliment de sa puissance, et qu’en général la prudence et de bonnes finances donnaient la supériorité dans la guerre. Il engagea les citoyens à prendre courage, en leur faisant le détail de leurs ressources. Ils recevaient pour l’ordinaire six cents talens par an du tribut des alliés, sans compter les autres revenus, et ils possédaient encore dans l’acropole six mille talens d’argent monnoyé ; car il y en avait eu jusqu’à neuf mille sept cents, somme sur laquelle on avait pris trois mille sept cents talens pour les propylées de l’acropole et autres constructions, et pour l’expédition de Potidée. Il ne comptait pas l’or et l’argent non monnoyé, produit des offrandes, soit particulières, soit publiques, ni tous les instrumens des pompes sacrées et des jeux, ni les dépouilles des Mèdes, et d’autres richesses de même nature qu’on ne pouvait estimer moins de cinq cents talens. Il ajouta les trésors assez considérables des autres hiérons, dont on pourrait se servir ; et si toutes ces ressources ne suffisaient pas, on pourrait faire usage de l’or dont était ornée la statue de la déesse elle-même ; il prouva que la statue pesait quarante talens d’or pur, et qu’on pouvait enlever la draperie tout entière, en remarquant toutefois que si, pour le salut public, on se servait de ces trésors, il faudrait les remplacer en totalité.

Il les encourageait en leur donnant ces détails sur leurs richesses. Il fit voir aussi qu’on avait treize mille hoplites, sans compter ce qui était dans les garnisons ou employé à la défense des remparts, et qui se montait à seize mille hommes ; car tel était le nombre de ceux qui épiaient l’ennemi pour le charger, lorsqu’il viendrait à fondre sur l’Attique. C’étaient des vieillards, des jeunes gens qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la milice ; et tout ce qu’il y avait de métèques hoplites. Le mur de Phalère avait trente-cinq stades jusqu’à l’enceinte de la ville, et la partie de cette enceinte qu’il fallait garder, était de quarante-trois stades. On laissait sans gardes l’espace compris entre le long mur et le mur de Phalère. Les longues murailles vers le Pirée étaient de quarante stades, et l’on faisait la garde à la face extérieure. Le circuit du Pirée, en y comprenant Munychie, était en tout de soixante stades, dont on ne gardait que la moitié. Il montra qu’on avait douze cents hommes de cavalerie, en y comprenant les archers à cheval, seize cents archers, et trois cents trirèmes en état de tenir la mer.

Tel était l’appareil des Athéniens, sans qu’il y ait rien à réduire dans aucune partie, au moment où les Péloponnésiens allaient faire leur première invasion dans l’Attique, et qu’eux-mêmes se préparaient à la guerre. Périclès, suivant sa coutume, ajouta tout ce qui pouvait leur prouver qu’ils auraient la supériorité.

Chap. 14. Ils écoutèrent et le crurent. Ils transportèrent à la ville leurs femmes, leurs enfans, et tous les effets précieux de leurs maisons, qu’ils démolirent et dont ils enlevèrent jusqu’à la charpente. Ils envoyèrent dans l’Eubée et dans les îles adjacentes les troupeaux et les bêtes de somme. Accoutumés, comme ils l’étaient la plupart, à vivre dans les champs, ce déplacement leur était bien dur.

Chap. 15. Dès la plus haute antiquité, les Athéniens surtout avaient cet usage. Sous Cécrops et les premiers rois, l’Attique, jusqu’à Thésée, fut toujours habitée par bourgades qui avaient leurs prytanées et leurs archontes. Lorsqu’il leur arrivait de vivre exempts de crainte, ils ne s’assemblaient pas pour délibérer avec le roi. Chaque bourgade avait son régime politique, et son conseil, et même quelques-unes de ces bourgades lui faisaient la guerre : ainsi les Éleusiniens et Eumolpe la firent à Érechtée. Mais sous le règne de Thésée, entre divers actes d’administration utiles à l’Attique, ce prince, qui joignait la sagesse à la puissance, abolit les conseils et les premières magistratures des bourgades, rassembla tous les citoyens dans ce qui est à présent la ville, institua un seul conseil et un seul prytanée, et les contraignit, tout en continuant d’administrer leurs propriétés comme auparavant, à n’avoir que cette seule et même ville, où tous les citoyens furent dès-lors portés sur un rôle commun, et que Thésée transmit à ses successeurs agrandie et florissante.

Depuis cette époque jusqu’à nos jours, les Athéniens célèbrent en l’honneur de la déesse une fête publique qu’ils appellent Xynœcia. Dans les temps antérieurs, la ville était ce qui fait aujourd’hui l’acropole, et certainement aussi les bâtimens qu’elle domine du côte du sud. Il en existe une preuve : car, sans parler des hiérons de plusieurs divinités qui sont dans l’acropole, c’est surtout vers cette partie méridionale de la ville, et en dehors de l’acropole de Jupiter Olympien, qu’on a fondé l’hiéron, celui d’Apollon Pythien, celui de la Terre, et celui de Bacchus aux Marais, ce dieu en l’honneur de qui se célèbrent les anciennes Bacchanales, le dixième jour du mois anthestérion, usage que conservent encore maintenant les peuples de l’Ionie, qui descendent des Athéniens. On voit aussi d’autres hiérons anciens dans ce même quartier, et de plus cette fontaine que, depuis les travaux ordonnés par les tyrans, on appelle les neufs Canaux, mais que jadis, la source étant à découvert, on nommait Callirhoé. Voisine de l’acropole, on l’employait aux usages sacrés, et maintenant il reste encore de l’antiquité la coutume de s’en servir avant les cérémonies des mariages, et à d’autres cérémonies religieuses. C’est parce que les habitations étaient autrefois renfermées dans l’acropole, que les Athéniens ont conservé jusqu’à nos jours l’habitude de l’appeler la ville.

Chap. 16. Ainsi donc autrefois les Athéniens vécurent long-temps à la campagne dans l’indépendance, et depuis leur réunion en une seule et même ville, ils avaient conservé leurs vieilles habitudes. La plupart des anciens et de ceux qui leur succédèrent jusqu’à la guerre présente, naquirent presque tous et vécurent dans leurs champs avec toute leur famille. Ils ne changeaient pas volontiers de demeure, surtout après la guerre médique, étant peu éloignés de l’époque où ils avaient recouvré ce qu’ils avaient de précieux. Quelle peine, quel chagrin pour eux d’abandonner ainsi leurs campagnes et ces hiérons qui, d’après leur antique manière d’exister civilement, étaient devenus les hiérons de la patrie ! obligé de suivre un nouveau genre de vie, chacun d’eux croyait s’exiler de sa propre cité.

Chap. 17. [Sur les représentations de Périclès] ils vinrent donc à la ville. Quelques-uns en petit nombre se logeaient dans des maisons qui leur appartenaient, ou chez des parens ou amis. Mais la plupart s’établirent en des lieux déserts, dans les hiérons, dans tous les monumens des héros, excepté dans l’acropole, l’Éleusinium, et autres lieux constamment fermés. Ils s’emparèrent même de ce qu’on appelle le Pélasgicon, près de l’acropole. Il avait été défendu avec imprécations de l’occuper ; cette défense était contenue dans ces derniers mots d’un oracle de Pytho : « «Il vaut mieux que le Pélasgicon reste vide. » Et cependant une crise inattendue y avait poussé une foule immense. L’oracle se trouva expliqué par l’événement dans un sens contraire à celui qu’on y avait attaché jusque-là. En effet, les maux qui affligèrent la république ne furent pas une suite de l’habitation sacrilége du Pélasgicon, mais la nécessité d’habiter ce monument fut une suite de la guerre : l’oracle, sans rien préciser, s’était borné à prédire que le Pélasgicon serait habité pour le malheur des Athéniens. Bien des gens, après s’être pratiqué des logemens dans les tours des murailles et partout où ils trouvèrent asile (car la ville ne pouvait contenir tous ceux qui venaient s’y réfugier), finirent par se partager les longs murs, et par s’y fixer, ainsi que dans une grande partie du Pirée. En même temps on travaillait aux préparatifs de la guerre, on rassemblait des alliés, on appareillait cent vaisseaux contre le Péloponnèse.

Chap. 18. Les Péloponnésiens, de leur côté, s’avançaient. Ils arrivèrent d’abord à la vue d’Énoé, dème de l’Attique, d’où ils devaient faire leurs incursions. Quand ils eurent assis leur camp, ils se disposèrent à former le siége avec des machines de guerre et tous les autres moyens possibles. Énoé, se trouvant limitrophe à l’Attique et à la Béotie, venait d’être entourée de murs : c’était une citadelle pour les Athéniens toutes les fois qu’on en venait aux mains. Les Lacédémoniens préparaient leurs attaques et perdaient leur temps au siége de la place ; ce qui contribua pour beaucoup aux plaintes qui s’élevèrent contre Archidamus. Il avait, disait-on, laissé voir de la faiblesse, au moment où l’on s’était assemblé pour délibérer sur la guerre, et quelque penchant pour les Athéniens, en ne conseillant pas avec chaleur de l’entreprendre. Depuis le rassemblement des troupes, son séjour dans l’isthme et sa lenteur dans le reste de la marche avaient excité contre lui des rumeurs. Il devenait encore plus suspect en s’arrêtant sur le territoire d’Énoé : car c’était dans ce temps-là même que les Athéniens se retiraient dans la ville ; et si les Péloponnésiens avaient accéléré leur marche, et que le général n’eût mis aucune lenteur dans ses opérations, ils auraient probablement enlevé tout ce qui se trouvait dans les champs.

Les troupes d’Archidamus s’indignaient de le voir rester tranquille dans son camp. Il n’en persistait pas moins à temporiser, espérant, dit-on, que les Athéniens se montreraient plus faciles tant que leur territoire ne serait pas entamé, mais ne croyant pas qu’ils se tinssent dans l’inaction s’ils y voyaient une fois porter le ravage.

Chap. 19. Après avoir essayé contre Énoé tous les moyens d’attaque sans pouvoir la prendre, et sans recevoir aucune proposition de la part des Athéniens, les Péloponnésiens quittèrent enfin la place, quatre-vingts jours au plus après le désastre des Thébains à Platée, et se jetèrent sur l’Attique, dans la partie de l’été où les blés sont montés en épis. Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi de Lacédémone, continuait de les commander. Ils s’arrêtèrent d’abord à Éleusis et dans les campagnes de Thria, les ravagèrent, eurent l’avantage sur un corps de cavalerie vers l’endroit qu’on appelle les Ruisseaux, s’avancèrent ensuite à travers la Cécropie, ayant à leur droite le mont Égaléon, et arrivèrent à Acharnes, le plus considérable des dèmes de l’Attique. Ils s’y arrêtèrent, y assirent leur camp, et restèrent long-temps à dévaster le pays.

Chap. 20. Voici, dit-on, sur quel motif Archidamus se tenait en ordre de bataille sur le territoire d’Acharnes, comme pour livrer bataille sans descendre dans la plaine pendant cette prémière invasion. Il espérait que les Athéniens, qui avaient une nombreuse et florissante jeunesse, et dont jamais l’appareil guerrier n’avait été si imposant, sortiraient de leurs murailles, et ne verraient pas avec indifférence ravager leur territoire. Comme ils n’étaient venus à sa rencontre, ni à Éleusis, ni dans les plaines de Thria, il essaya s’il ne pourrait pas les attirer en campant sur le territoire d’Acharnes. D’ailleurs, l’endroit lui semblait propre à établir un camp, et probablement les Acharniens, qui formaient une partie considérable de la république, puisque seuls ils fournissaient trois mille hoplites, ne laisseraient pas désoler leurs propriétés : leur fougue entraînerait tous les autres au combat. Il jugeait encore que, si les Athéniens ne sortaient pas pour s’opposer à cette invasion, on saccagerait dans la suite le territoire avec moins de crainte, et qu’on pourrait même s’avancer jusqu’à la ville : en effet, les Acharniens, dépouillés de leurs biens, ne s’exposeraient pas avec le même zèle au danger pour défendre celui des autres, ce qui amènerait la division. D’après ces considérations, il investit Acharnes.

Chap. 21. Tant que l’armée se tenait à Éleusis et dans les champs de Thria, les Athéniens avaient quelque espérance qu’elle ne s’avancerait pas au-delà : ils se souvenaient que quatorze ans avant cette guerre, Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, à la tête d’une armée de Péloponnésiens, avait fait aussi une invasion dans l’Attique, à Éleusis et à Thria, et était retourné sur ses pas, sans aller plus loin ; ce qui l’avait fait bannir de Sparte, soupçonné d’avoir à prix d’argent exécuté cette retraite. Mais quand ils virent l’ennemi à Acharnes, à soixante stades de la ville, alors perdant patience, et, comme cela était naturel, jugeant affreux de voir leurs campagnes ravagées sous leurs yeux, spectacle nouveau pour les jeunes gens, et même pour les vieillards, excepté dans la guerre des Mèdes, ils voulaient tous, et principalement la jeunesse, marcher contre l’ennemi et ne pas rester tranquilles spectateurs d’un outrage. Il se formait des réunions tumultueuses : on se disputait vivement : les uns voulaient qu’on sortît ; d’autres, en petit nombre, s’y opposaient. Les devins chantaient des oracles de toute espèce, et chacun les écoutait suivant la passion qui l’agitait. Les Acharniens surtout, qui ne se croyaient pas une partie méprisable de la république, et dont on ravageait les terres, pressaient la sortie. Il n’était sorte d’agitation que n’éprouvât la république, et Périclès se trouvait en butte à tous les ressentimens. On avait oublié ses précédens conseils, on lui faisait un crime d’être général et de ne pas mener les troupes au combat ; on le regardait comme la cause de tout ce qu’on souffrait.

Chap. 22. Périclès les voyant aigris de leur position et incapables d’une sage résolution, et croyant cependant avoir raison de s’opposer à leur sortie, ne convoqua pas d’assemblée, et ne permit pas de rassemblemens, dans la crainte que le peuple ne fît quelque faute en délibérant avec plus de passion que de jugement. Il tint les yeux ouverts sur la ville, et, autant qu’il le put, il y maintint le repos. Mais chaque jour il faisait sortir de la cavalerie, pour incommoder les coureurs qui, s’écartant du gros de l’armée, tombaient sur les champs voisins d’Athènes. Il y eut à Phrygies un petit choc de cavalerie athénienne et thessalienne contre la cavalerie béotienne. Les Athéniens et les Thessaliens se soutinrent sans désavantage jusqu’à l’arrivée des Béotiens, qui les obligèrent de se retirer avec peu de perte ; ce qui ne les empêcha pas, le jour même, d’enlever leurs morts sans accord. Le lendemain, les Péloponnésiens dressèrent un trophée.

Les Thessaliens donnaient du secours à Athènes en conséquence de l’alliance qui existait entre les deux peuples. Il vint des Thessaliens de Larisse, de Pharsale, de Paralus, de Cranon, de Pirasus, de Gyrtone et de Phères. Ils étaient commandés par Polymède et Aristonoüs, tous deux de Larisse, mais de deux factions différentes, et par Ménon de Pharsale. Il y avait encore d’autres commandans pour les troupes de chaque ville.

Chap. 23. Les Péloponnésiens voyant leurs ennemis obstinés à ne pas en venir aux mains, s’éloignèrent d’Acharnes, et ravagèrent quelques autres démes entre les monts Parnès et Brilesse. Ils étaient sur le territoire de l’Attique, quand les Athéniens envoyèrent sur les côtes du Péloponnèse cent vaisseaux qu’ils avaient appareillés, et que montèrent mille hoplites de leur nation et quatre cents archers. Carcinus, fits de Xénotime, Protéas, fils d’Épiclès, et Socrate, fils d’Antigone, les commandaient. Ce fut avec ces forces qu’ils mirent en mer et remplirent leur mission. Les Péloponnésiens restèrent dans l’Attique tant qu’ils eurent des vivres, puis se retirèrent par le territoire des Bœotiens, au lieu de reprendre la route par où ils étaient venus. En longeant les murs d’Orope, ils dévastèrent le pays qu’on appelle la Piraïque, et qui appartient aux Oropiens, sujets d’Athènes. Arrivés ensuite dans le Péloponnèse, ils se séparèrent par républiques et rentrèrent dans leurs foyers.

Chap. 24. Après leur départ, les Athéniens établirent des gardes sur terre et sur mer, disposition qui devait durer tout le temps de la guerre. Il fut décrété que sur les sommes déposées dans l’acropole, il serait levé mille talens qu’on mettrait à part sans pouvoir les dépenser, et que le reste serait consacré aux frais de la guerre. La peine de mort fut prononcée contre celui qui oserait proposer de toucher à cette somme, à moins que ce ne fût pour repousser l’ennemi, s’il venait attaquer Athènes par mer. On ordonna aussi qu’on ferait tous les ans un triage des meilleures galères, jusqu’à la concurrence de cent, auxquelles on nommerait des commandans ; et l’on ne pourrait disposer de cette flotte, ni de la somme, que dans le même temps, et pour repousser, au besoin, le même danger.

Chap. 25. Les Athéniens qui étaient partis pour tourner le Péloponnèse avec les cent vaisseaux, et avec un renfort de cinquante vaisseaux corcyréens et d’alliés de ces contrées, infestèrent divers lieux en tournant les côtes ; et descendus près de Méthone, ville de la Laconie, ils en attaquaient les murs, faibles et dépourvus de défenseurs. Mais alors se trouvait sur le territoire Brasidas, fils de Thellis, Spartiate, préposé à la garde du pays. À la vue du danger, il accourt avec cent hoplites à la défense de ce qui était dans la place, traverse le camp des Athéniens, répandus le long des murs et occupés à l’attaque, entre dans Méthone et la sauve, n’ayant perdu que quelques braves dans cette irruption. Aussi, pour prix de son heureuse audace, entre tous ceux qui prirent part à cette guerre, ce fut lui qui le premier reçut les éloges de Sparte.

Les Athéniens, remettant en mer, s’arrêtèrent près de Phie en Élide, en ravagèrent le territoire pendant deux jours, et vainquirent trois cents hommes d’élite de la basse Élide, secondés de leurs périèces (tous accourus à la défense de ceux de Phie). Mais un vent impétueux s’éleva : tourmentés sur une plage sans port, la plupart des Athéniens se rembarquèrent et doublèrent l’Ichtys, promontoire qui domine le port de Phie, tandis que les Messéniens, leurs alliés de Naupacte, et quelques autres qui n’avaient pu se rembarquer avec eux, s’étant avancés sur le continent, reprirent Phie. Bientôt la flotte, après avoir tourné le cap, les recueillit, et mit en pleine mer, abandonnant Phie, qu’une troupe d’Éléens, devenue plus nombreuse, venait de secourir. Les Athéniens continuèrent de côtoyer, en dévastant d’autres places.

Chap. 26. Vers la même époque, on envoya d’Athènes trente vaisseaux sur les côtes de la Locride : en même temps ils surveilleraient l’Eubée. Le commandant était Cléopompe, fils de Clinias : il fit des descentes, dévasta des campagnes voisines de la mer, prit Thronium ; partout il exigea des otages, et il vainquit à Alopé les Locriens qui venaient le combattre.

Chap. 27. Dans le même été, les Athéniens chassèrent d’Égine tous les habitans, jusqu’aux femmes et aux enfans : ils les accusaient d’être une des principales causes de la guerre. Ils sentaient qu’ils seraient plus sûrs de cette place qui touche au Péloponnèse, en y envoyant eux-mêmes une colonie tirée de leur sein : ce qu’ils exécutèrent peu de temps après. Les Lacédémoniens donnèrent aux Éginètes, chassés de leur patrie, Thyrée et les campagnes qui en dépendent. Ils étaient portés à cette générosité par leur haine pour les Athéniens, et parce que les Éginètes leur avaient rendu service dans le temps du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes. La Thyréatide confine à l’Argie et à la Laconie, et aboutit à la mer. Une partie des Éginètes s’y établit : les autres se dispersèrent dans le reste de l’Hellade.

Chap. 28. Encore dans le même été, à la nouvelle lune, le seul temps où, suivant le cours de la lune astronomique, il semble que puisse arriver ce phénomène, le soleil s’éclipsa vers midi, puis reparut dans son plein, après avoir eu la forme d’un croissant, quelques étoiles ayant brillé dans l’intervalle.

Chap. 29. Dans le même été, les Athéniens traitèrent comme ami, et mandèrent un homme qu’auparavant ils croyaient leur ennemi, Nymphodore, fils de Pythès, Abdéritain, dont la sœur avait épousé Sitalcès, roi en Thrace, et qui jouissait auprès de son beau-frère d’un grand crédit. Ils voulaient se faire un allié de Sitalcès. Térès, son père, avait donné aux Odryses un royaume plus respectable que les autres principautés de la Thrace ; car une grande partie des Thraces est libre et autonome. Ce Térès n’appartenait en rien à Téreus, qui eut pour épouse Procné, fille de Pandion d’Athènes : ils n’étaient pas de la même Thrace.

Téreus habitait la Daulie, portion de ce pays qu’on appelle aujourd’hui Phocide, et qu’alors occupaient des Thraces, où les femmes commirent sur Ithys cet attentat si fameux ; et bien des poètes, en parlant du rossignol, le nomment l’oiseau de la Daulie. Probablement ce fut en considération des avantages que cette alliance devait procurer aux deux peuples, que Pandion établit sa fille dans un canton séparé du sien par un petit intervalle, plutôt que d’aller chercher un gendre dans l’Odrysie, séparée de l’Attique par une route de plusieurs jours.

Quant à Térès, qui n’a pas même avec Téreus la conformité de nom, il avait été le premier roi puissant de l’Odrysie. Les Athéniens recherchaient l’alliance de Sitalcès son fils, voulant qu’il les aidât à ramener à eux et Perdiccas, et la portion de l’Épithrace sur laquelle ils avaient des prétentions. Nymphodore vint à Athènes, consomma l’alliance de Sitalcès, et fit accorder à Sadocus, fils de ce prince, le titre de citoyen. Il promit de mettre fin à la guerre de l’Épithrace et d’engager son gendre à envoyer aux Athéniens une armée composée de cavalerie et de peltastes. Il réconcilia aussi Perdiccas avec les Athéniens, en les engageant à lui rendre Therme. Aussitôt Perdiccas porta les armes dans la Chalcidique, de concert avec les Athéniens et Phormion. Ce fut ainsi que Sitalcès, fils de Térès, roi en Thrace, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, devinrent alliés d’Athènes.

Chap. 30. Les Athéniens qui avaient monté les cent vaisseaux, et qui tournaient encore le Péloponnèse, prirent Solium, ville des Corinthiens ; ils ne permirent qu’aux Paliriens seuls entre les Acarnanes, de l’habiter et d’en cultiver les campagnes. Ils prirent de vive force Astacus, dont Évarque était le tyran, le chassèrent et engagèrent le pays dans leur alliance. Ils passèrent dans l’île de Céphallénie, dont ils se rendirent maîtres sans combat. Céphallénie, située en face de l’Acarnanie et de Leucade, renferme quatre cités : celle des Palliens, des Craniens, des Saméens, et des Pronéens. Les vaisseaux d’Athènes s’en retournèrent peu de temps après.

Chap. 31. Vers la fin de ce même été, les Athéniens en masse, tant citoyens que métèques, se jetèrent sur la Mégaride. Périclès, fils de Xanthippe, les commandait. Les Athéniens qu’on avait envoyés avec les cent vaisseaux infester les côtes du Péloponnèse, ayant appris en revenant chez eux, car déjà ils se trouvaient à Égine, que ceux de la ville étaient à Mégares, firent voile de leur côté et opérèrent avec eux une jonction qui leur procura le plus fort armement qui eût été mis sur pied tout à-la-fois ; car la république était alors dans toute sa vigueur, et la peste n’avait pas encore exercé ses ravages. Les Athéniens seuls ne formaient pas moins de dix mille hoplites, en outre de trois mille qui étaient à Potidée, et trois mille métèques au moins qui partageaient cette expédition, sans compter un corps nombreux de troupes légères. Ils s’en retournèrent après avoir ravagé la plus grande partie du pays. Ils firent encore chaque année, pendant la durée de la guerre, plusieurs incursions dans la Mégaride, tantôt avec de la cavalerie seulement, tantôt en corps d’armée, jusqu’à ce qu’ils eussent pris Nisée.

Chap. 32. Les Athéniens, à la fin de l’été, fortifièrent Atalante, île auparavant déserte, voisine des Locriens d’Oponte, pour empêcher les pirates de sortir de cette côte d’Oponte et du reste de la Locride, et d’incommoder l’Eubée. Voilà ce qui arriva cet été, après que les Péloponnésiens se furent retirés de l’Attique.

Chap. 33. L’hiver suivant, le tyran Évarque l’Acarnane, qui voulait rentrer à Astacus, obtint que les Corinthiens l’y reconduiraient avec quarante vaisseaux et quinze cents hoplites : lui-même soudoya quelques auxiliaires. Les généraux de l’armée étaient Euphamidas, fils d’Aristonyme ; Timoxène, fils de Timocrate ; et Eumaque, fils de Chrysis. Ils s’embarquèrent et rétablirent Évarque. Ils voulaient s’emparer de quelques autres endroits de l’Acarnanie situés sur les côtes ; mais n’ayant pas réussi dans leurs tentatives, ils revinrent à Corinthe, et côtoyant Céphallénie, ils descendirent dans la campagne des Craniens. Ils entrèrent en accord avec les habitans, qui, les ayant trompés, se jetèrent sur eux par surprise, et leur tuèrent une partie de leur monde. Contraints par la force de gagner la pleine mer, ils retournèrent chez eux.

Chap. 34. Le même hiver, Athènes, suivant les anciennes institutions, célébra aux frais de l’état les funérailles des citoyens qui avaient été les premières victimes de cette guerre. Voici ce qui s’observe dans cette solennité. La surveille, on expose aux regards du public les ossemens des morts, et chacun peut apporter à son gré des offrandes au mort qui l’intéresse. On donne le signal du convoi. Déjà défilent des cercueils de cyprès portés sur des chars : un pour chaque tribu, dans lequel sont renfermés les os de ses morts. On porte en même temps un seul lit vide pour ceux qu’on n’a pu retrouver quand on a relevé les corps. Les citoyens et les étrangers peuvent, à volonté, faire partie du cortége. Les femmes parentes des morts assistent aux funérailles en poussant des gémissemens. Enfin on dépose les cercueils dans le Céramique, l’un des plus beaux faubourgs de la ville. C’est là qu’on inhume ceux que la guerre a moissonnés. Les braves qui périrent à Marathon furent seuls exceptés, car, pour rendre à leur valeur un éclatant hommage, un tombeau leur fut érigé dans les champs mêmes où ils avaient perdu la vie. Quand les morts sont couverts de terre, l’orateur choisi par la république, personnage distingué par ses talens et ses dignités, prononce l’éloge qu’ils ont mérité. Le discours terminé, on se retire. C’est ainsi que se célèbrent les funérailles. Les mêmes cérémonies furent observées pendant tout le cours de la guerre, autant de fois que l’occasion s’en présenta. Ce fut Périclès, fils de Xanthippe, qui fut choisi pour honorer la mémoire des premières victimes des combats. Le moment arrivé, il quitta le monument pour monter sur une tribune qu’on avait élevée de manière que la voix de l’orateur pût être entendue de la plus grande partie de l’auditoire. Il s’énonce en ces termes :

Chap. 35. « Plusieurs des orateurs que vous venez d’entendre à cette tribune, n’ont pas manqué de préconiser le législateur qui, en consacrant l’ancienne loi sur la sépulture des citoyens moissonnés dans les combats, crut pouvoir y ajouter celle qui ordonne de prononcer leur éloge : sans doute ils pensaient que c’est une belle institution de louer en public les guerriers morts pour la patrie.

» Pour moi, plutôt que de compromettre la gloire d’une foule de guerriers, en la faisant dépendre du plus ou du moins de talent d’un seul orateur, je croirais suffisant de décerner aux citoyens que des vertus réelles ont rendus recommandables, des honneurs réels comme leurs vertus, tels que ceux dont la république environne aujourd’hui ce monument funèbre. Comment en effet garder une juste mesure et réunir tous les suffrages dans un éloge où l’on peut à peine fixer l’opinion sur la fidélité des récits ? Les auditeurs sont-ils instruits des faits, ou disposés à les croire : l’orateur ne remplit jamais leur attente. Ignorent-ils les faits : dès qu’on leur a présenté quelque trait trop au-dessus de leur nature, l’envie leur dit qu’on exagère. Car l’homme supporte l’éloge de la vertu d’autrui, tant qu’il se croit à la hauteur des belles actions qu’il entend raconter ; ce récit l’a-t-il convaincu de son infériorité, envieux, il devient aussitôt incrédule. Mais puisque cette institution est consacrée par l’approbation de nos ancêtres, m’y conformer est un devoir que je vais m’efforcer de remplir, en me rapprochant, autant qu’il sera possible, de ce que pense et veut chacun de vous.

Chap. 36. » Je commencerai par nos aïeux : c’est un tribut que nous leur devons dans une telle circonstance. De tout temps possesseurs de cette contrée, ils nous l’ont léguée de race en race, libre jusqu’à ce jour, grâces à leurs vertus ; ils ont donc un droit acquis a nos éloges. Mais que ne devons-nous pas surtout aux auteurs de nos jours, qui, reculant les bornes du domaine dont ils avaient hérité, nous ont transmis, non sans de grands efforts, tout ce que nous possédons aujourd’hui ! En leur offrant ce légitime hommage, nous ajouterons cependant que c’est à nous, à ceux d’entre nous qui sont dans la force et la maturité de l’âge, que cet empire doit sa stabilité. C’est nous qui avons rendu cette république aussi redoutable pendant la guerre que florissante pendant la paix.

» Il n’est aucun de vous qui ne connaisse ces combats livrés par nos ancêtres pour la défense de la patrie, et ces guerres moins anciennes où nos pères et nous-mêmes signalâmes notre valeur contre les Hellènes et les Barbares. Sans vous fatiguer de ce récit, je vais vous parler avant tout, et des vertus qui nous ont conduits aux premiers degrés de cette puissance, et de la forme de notre gouvernement, et des mœurs auxquelles nous devons cette grandeur actuelle. Je passerai ensuite à l’éloge de nos guerriers. Ces considérations ne sauraient être étrangères à la cérémonie qui nous rassemble. J’en crois d’ailleurs le développement utile à cette foule de citoyens et d’étrangers réunis en ce lieu pour m’entendre.

Chap. 37. » La constitution sous laquelle nous vivons, n’est pas faite à l’imitation des lois qui régissent les autres peuples : loin d’être imitateurs, c’est nous qui avons servi de modèles à plusieurs. On a donné à ce gouvernement le nom de démocratique, parce qu’il dirige tous ses ressorts vers l’intérêt du grand nombre. S’élève-t-il quelques différends entre particuliers, les lois ne font aucune acception des personnes. Aspire-t-on aux emplois, selon le genre dans lequel on excelle, l’avantage d’appartenir à un ordre distingué n’y conduit pas plus sûrement que le mérite ; jamais le défaut d’illustration n’en a fermé l’accès au citoyen pauvre, mais en état de servir sa patrie.

» Traitant les affaires publiques avec franchise, on ne nous voit point, dans la vie privée, armés l’un contre l’autre de l’œil du soupçon, épier nos habitudes domestiques ; et le citoyen qui accorde quelque chose à ses plaisirs, n’a point à redouter notre humeur austère. Il ne verra pas sur nos fronts cet air chagrin et improbateur, qui, pour n’être point un châtiment réel, n’en est pas moins pénible. Doux et faciles dans le commerce de la vie, et craignant par-dessus tout de violer les principes d’ordre public, nous obéissons à l’éternelle autorité des magistrats et aux lois dont ils sont les organes, à ces lois surtout qui protégent l’opprimé, même à celles qui, sans être écrites, appellent sur ceux qui les transgressent la vengeance de l’opinion publique.

Chap. 38. » Nous avons préparé même à l’esprit de nombreux délassemens du travail. Tel est du moins l’effet des spectacles et des sacrifices qui se renouvellent pendant toute l’année, de ces fêtes particulières, de ces décorations pompeuses, dont l’agrément habituel fait oublier les peines de chaque jour.

» La grandeur de notre république appelle dans son sein les richesses de la terre entière, en sorte que nous jouissons autant et sommes aussi riches des productions étrangères que de celles de notre territoire.

Chap. 39. » Pour ce qui regarde l’étude de l’art militaire, nous l’emportons sur nos voisins en plusieurs points. Notre ville est ouverte à tous les peuples ; aucune loi n’écarte les étrangers des leçons ou des spectacles dont la connaissance, pour n’être pas restée secrète, pourrait un jour profiter à l’ennemi. C’est qu’en effet nous comptons moins sur une politique astucieuse et mystérieuse que sur la générosité de notre caractère.

» Que d’autres, par de pénibles exercices, forçant la nature, donnent à la jeunesse le caractère de la virilité ; nous, avec des institutions plus douces, nous ne sommes pas moins ardens à braver les périls. Qui ne sait que pour fondre sur notre territoire les Lacédémoniens appellent à leur secours leurs alliés et leurs esclaves ? Tandis que vous, heureux Athéniens, seuls et marchant à l’ennemi sans autres forces que les vôtres, vous remportez presque toujours une facile victoire, quoique combattant dans un pays étranger, contre des hommes qui ont à défendre leurs foyers et leurs dieux domestiques.

» Et d’ailleurs aucun de nos ennemis ne s’est mesuré contre nos forces réunies, tant à cause du partage que nécessitent les opérations de notre marine, qu’à raison de l’envoi fréquent d’une partie de nos concitoyens sur divers points du continent. Cependant, après une affaire contre quelques-uns de nos détachemens, vainqueurs, ils se vantent de nous avoir tous défaits ; vaincus, de ne l’avoir été que par la nation tout entière.

» Notre volonté pourrait bien être d’attendre les dangers au sein du loisir, plutôt que de nous y préparer par de pénibles exercices ; chez nous le courage pourrait bien être plutôt une disposition naturelle de nos cœurs, qu’une vertu artificielle commandée par la loi. Mais qu’en résulte-t-il ? Les maux à venir ne nous fatiguent pas d’avance ; et lorsqu’ils se présentent, nous ne les soutenons pas avec moins de constance que si nous y étions formés par l’habitude de souffrir.

Chap. 40. » En ce point, comme en beaucoup d’autres, notre république a donc droit à l’admiration des hommes.

» Élégans sans recherche, philosophes sans mollesse, dans l’occasion nous déployons, non le faste stérile des vains discours, mais la solide richesse des vertus utiles à la patrie. Nous ne faisons point tomber le déshonneur sur la pauvreté qu’on avoue, mais sur l’indolence qui ne sait pas s’en affranchir. C’est ici qu’on voit, par un accord admirable, et le riche passer de l’économie de sa maison à l’administration de l’état, et le citoyen laborieux montrer autant d’habileté dans la discussion des intérêts publics que dans l’exercice de l’industrie nécessaire à sa subsistance.

» Nous sommes en effet les seuls chez qui le citoyen entièrement étranger aux affaires politiques soit regardé, non pas seulement comme un homme inoccupé, mais comme un être inutile. Aussi n’est-il personne de nous qui, dans les délibérations publiques, ne soit capable ou de concevoir des idées heureuses, ou d’apprécier celles des autres, parce que, selon nous, ce qui nuit au succès, c’est, non la prudence qui discute avant d’entreprendre, mais la précipitation qui s’engage avant d’avoir discuté.

» Un autre avantage qui nous distingue, c’est une grande hardiesse de vues jointe à une égale sagesse dans nos délibérations sur ce que nous devons entreprendre ; tandis que, chez les autres hommes, l’audace est fille de l’ignorance et la réflexion enfante la timidité. Or quel est l’homme véritablement invincible ? N’est-ce donc pas celui qui connaît, par une expérience qui ne trompa jamais, les douceurs de la paix et les calamités de la guerre, et que la jouissance de l’une ne rend jamais moins ardent à voler aux dangers de l’autre ?

» En amitié, quelle différence entre nous et les autres hommes ! L’amitié en général s’acquiert par les bons offices : la nôtre est le prix de nos propres bienfaits, beaucoup plus solide sans doute, parce qu’une fois engagés par nos bienfaits mêmes, nous sommes intéressés à entretenir, par de nouveaux services, le germe de reconnaissance que nous avons déposé dans les cœurs ; au lieu que le sentiment s’émousse dans l’âme de celui qui reçoit, et quand il oblige son bienfaiteur, il sait que ce n’est point un don qu’il offre mais une dette qu’il acquitte.

» Seuls encore nous obligeons nos alliés sans craindre de les agrandir à notre préjudice, et nous cédons, non au calcul de l’intérêt, mais au sentiment de notre indépendance.

Chap. 41. » Ajoutons un dernier trait à ce tableau, et disons qu’Athènes est l’école de l’Hellade, que chaque citoyen en particulier semble avoir reçu du ciel ces formes aimables, ces heureuses dispositions qui le mettent en état de tout exécuter avec succès, avec facilité, avec grâces.

» Et que personne ne soupçonne cet éloge d’exagération et de flatterie. J’en atteste la puissance même de la république : n’est-elle pas le plus beau témoignage rendu aux vertus qui nous ont acquis cette puissance ?

» Seule entre toutes les républiques existantes, supérieure à sa renommée, Athènes se présente fièrement et défie la censure. L’ennemi qui est venu l’attaquer, n’a point à rougir d’avoir été vaincu par un peuple indigne de la victoire ; quant à nos sujets, oseraient-ils reprocher à la fortune de les soumettre à des hommes qui ne sont pas nés pour l’empire ? Tout enfin, autour de nous, offre des monumens de notre grandeur, qui nous assurent l’admiration et du siècle présent et des âges à venir ; et pour étendre notre gloire, nous n’avons besoin ni d’un nouvel Homère, ni de toutes les fables dont l’agrément entretient une illusion que bientôt détruit la vérité des faits. La terre et la mer, forcées de s’ouvrir à notre audace, sont devenues le double théâtre où nous avons fondé de nombreux et d’impérissables monumens de nos vengeances et de nos bienfaits.

» Nos guerriers ont donc avec raison préféré la mort à l’eclavage, qui les aurait séparés d’une patrie si digne de leur amour ; et ceux qui leur survivent doivent tout sacrifier à la défense d’une cause si belle.

Chap. 42. » Si je me suis étendu sur les louanges de notre république, c’est ce que je voulais faire concevoir que le combat n’est pas égal entre nous et des hommes qui n’ont aucun de ces avantages à défendre. Il fallait d’ailleurs établir sur d’incontestables preuves l’éloge des héros dont nous honorons la tombe. Que dis-je ? cet éloge est presque entièrement achevé. En effet, tout ce que je dis à la gloire de la république, à qui le devons-nous, sinon à leurs vertus et à celles de leurs semblables ?

» Sur quelque contrée de l’Hellade que vous tourniez vos regards, vous trouverez peu d’hommes au niveau de leur renommée : mais ici l’orateur n’a point à craindre qu’on oppose à son témoignage celui de l’austère vérité. Le glorieux trépas de nos guerriers me semble placer au grand jour la vertu de chacun d’eux. C’est par la mort qu’il faut commencer l’examen ; c’est en elle que la preuve se consomme.

» Si quelqu’un d’entre eux, sous d’autres rapports, mérita un reproche, il est juste que leur éclatante valeur dans les combats pour la patrie étende sur leurs faiblesses un voile protecteur ; car, effaçant le mal par le bien, ils ont rendu leurs actions publiques plus utiles que leur conduite privée n’a pu être nuisible.

» Parmi eux, on n’a vu ni le riche amolli préférer les jouissances à ses devoirs, ni le pauvre tenté de fuir, cédant à cet espoir que conserve le malheureux d’échapper à l’infortune et de s’enrichir un jour. Tous unanimement, regardant le châtiment de leurs adversaires comme le plus digne objet de leur ambition, et considérant en même temps comme les plus nobles de tous les périls ceux qu’ils affrontaient, tous ils se hâtaient, à travers ces périls, de courir à la vengeance et de couronner à-la-fois tous leurs vœux. Abandonnant à l’imagination l’incertitude de l’avenir, mais ne consultant que leur cœur sur la certitude du présent ; persuadés d’ailleurs que le vrai salut du soldat est plutôt dans la mort qu’il trouve au sein de la vengeance, que dans la fuite, qui ne sauve que sa vie, ils ont évité la honte attachée au nom de vaincus : ils se sont en quelque sorte identifiés avec la victoire ; et leur âme, inaccessible à la crainte, est sortie du combat avec toute sa gloire, sans même avoir senti pencher la balance du destin.

Chap. 43. » C’est ainsi qu’il convenait à de tels hommes de s’offrir en victimes à la patrie. O vous qui leur avez survécu, demandez, vous le pouvez sans doute, demandez aux dieux une victoire que ne suive point le trépas ; mais jamais n’opposez à l’ennemi une valeur moins audacieuse. Faudrait-il donc vous retracer tous les biens qui sont les fruits du courage ? Vous les connaissez comme moi. La grandeur de la patrie qui arme vos bras n’est pas un tableau qu’il suffise de contempler sous le pinceau de l’orateur : c’est une beauté réelle ; il faut que le cœur en soit épris, que l’amour en devienne plus actif à mesure que la connaissance en devient plus parfaite. Que la reconnaissance vous dise tous les jours : ceux qui nous l’ont acquise, sensibles au cri de l’honneur, à la voix de l’opinion, savaient braver les dangers. Quelquefois la fortune trompa leur attente : mais jamais ils ne crurent qu’un revers dût priver la patrie de leur vertu. Aussi lui ont-ils payé le plus noble des tributs ; car, en lui donnant tout leur sang, ils ont obtenu pour eux-mêmes un honneur immortel et le plus glorieux des tombeaux, non pas ce froid sépulcre où nous venons déposer leurs cendres, mais ce monument plus durable auquel leur gloire est confiée, pour être à jamais célébrée toutes les fois que l’occasion s’offrira ou de louer la bravoure ou d’en donner l’exemple. Le monde, oui, le monde entier est la tombe des grands hommes : et ce n’est pas seulement dans leur patrie que des colonnes et des inscriptions publient leur gloire ; sans le secours du burin, leur nom pénètre chez les peuples étrangers, gravé dans les cœurs bien mieux que sur la pierre.

» Animés, Athéniens, par de si grands exemples, et convaincus que le bonheur est dans la liberté et que la liberté est le prix du courage, ne refusez jamais des périls glorieux. Eh ! qui doit avec le plus d’ardeur prodiguer sa vie dans les combats ? Est-ce donc l’infortuné qui n’a point d’avantage à s’en promettre ? N’est-ce pas plutôt celui dont un jour de plus peut changer toute la destinée, celui surtout pour qui le moindre revers aurait les plus funestes résultats ? Ah ! combien l’avilissement qui suivrait un moment de faiblesse est-il plus insupportable à des cœurs généreux, qu’une mort, oserai-je dire, insensible, qui surprend le guerrier à l’instant où il n’est pénétré que de la conscience de ses forces et du sentiment de la félicité publique !

Chap. 44. » Aussi ne sont-ce pas des pleurs, mais des consolations et une leçon que j’offre maintenant aux pères des guerriers dont nous célébrons la mémoire ; ils savent que leurs fils naquirent soumis aux vicissitudes de la fortune.

» Heureux donc ceux à qui le sort a réservé, ou, comme à vos enfans, la plus belle fin, ou, comme vous, le plus noble sujet de douleur ! Heureux ceux pour qui la main des dieux placa la prospérité aux bornes mêmes de la vie ! Je le sens néanmoins, il sera difficile à vos cœurs de rester pénétrés de cette vérité, lorsque vous verrez vos concitoyens heureux de la possession de ces mêmes objets qui faisaient auparavant toute votre joie ; car la vraie privation n’est point dans l’absence des biens qu’on ne connaît pas, mais dans la perte des jouissances dont on a long-temps savouré la douceur. C’est maintenant au reste qu’il faut rappeler toute votre constance. Ceux à qui l’âge laisse encore l’espoir d’être pères, trouveront dans de nouveaux enfans un adoucissement aux larmes qu’ils répandent aujourd’hui, et la république en retirera le double avantage d’une population plus nombreuse et d’un concours unanime au bien général. Ceux en effet qui, n’ayant point d’enfans à offrir à la patrie, n’ont pas les mêmes risques à courir, peuvent-ils apporter le même esprit de justice, la même égalité d’âme aux délibérations publiques ?

» Quant à ceux que la vieillesse a déjà blanchis, et qui ne voient que des jours sereins sur la route laissée derrière eux, le court espace qui leur reste à parcourir leur paraîtra moins pénible lorsqu’ils y verront empreinte à chaque pas la gloire de leurs fils : amour de la gloire ! seul sentiment qui jamais ne vieillisse ! car, dans cette ruine universelle de l’homme succombant sous le poids des années, ce n’est pas, comme quelques-uns le prétendent, la passion des richesses qui survit ; c’est la passion de l’honneur.

Chap. 45. » Et vous enfans, vous frères des guerriers que je célèbre, quelle glorieuse carrière je vois s’ouvrir à vos efforts ! On prodigue volontiers les éloges à ceux qui ne sont plus. Un jour, peut-être, vous les surpasserez : mais alors même, vous n’obtiendrez que difficilement d’être placés à quelques degrés au-dessous d’eux, et non pas à leur niveau ; car tout homme sur terre voit un concurrent avec peine : cessez-vous d’alarmer les prétentions rivales, vous êtes sûr de la bienveillance ; mais elle est au prix de la mort, qui seule détruit la rivalité.

» Peut-être faut-il, avant de finir, m’arrêter un instant sur les devoirs des femmes réduites au veuvage.

» Voici ce qu’en peu de mots leur intérêt m’ordonne de leur dire : Femmes, votre gloire est de vous ressembler à vous-mêmes, d’obéir au vœu de la nature, d’être ce qu’elle vous fit ; d’éviter, dans les assemblées des hommes, la publicité des censures, même la publicité des éloges.

Chap. 46. » J’ai satisfait à la loi ; j’ai développé les idées que les circonstances devaient inspirer à l’orateur. Une partie de la dette publique est déjà réellement acquittée par les honneurs rendus à la tombe des héros que nous pleurons. Le reste sera payé par la reconnaissance à leurs enfans, devenus dès ce moment les vôtres, devenus les enfans de la république, qui les nourrira jusqu’à ce que l’âge leur permette de la défendre : utile récompense pour eux-mêmes, utile objet d’émulation pour ceux qui doivent entrer dans la même lice : en effet, la république qui honore magnifiquement la vertu, doit être aussi la patrie des cœurs vertueux. Allez, et retirez-vous après avoir donné à la nature, à l’amitié, les pleurs qu’elles réclament. »

Chap. 47. Cette cérémonie funèbre eut lieu l’hiver avec lequel finit la première année de la guerre. Dès le commencement de l’été, les deux tiers des troupes du Péloponnèse et des alliés, comme l’année précédente, fondirent sur l’Attique, y campèrent et ravagèrent le pays, sous la conduite d’Archidamus, fils de Zeuxidamus.

Ces troupes à peine arrivées, la peste se déclara parmi les Athéniens. Déjà plusieurs fois, dit-on, Lemnos et d’autres contrées en avaient ressenti les cruelles atteintes : mais nulle part, de mémoire d’homme, on n’avait été frappé d’une telle contagion, d’une aussi terrible mortalité. Les médecins, d’abord, n’y connaissant rien, ne pouvaient apporter de remède : la mort les frappait les premiers, à raison de leur commerce plus fréquent avec les malades. Toute industrie humaine était superflue ; prières ferventes dans les hiérons, oracles consultés, pratiques de toute espèce, tout devenait inutile : on finit par y renoncer, vaincu par la force du mal.

Chap. 48. Il commença, dit-on, par cette partie de l’Éthiopie qui domine l’Égype, descendit en Égypte et dans la Libye, gagna le vaste empire du grand roi, et soudain Athènes en fut infectée. Ses premières victimes furent les habitans du Pirée ; ils allaient jusqu’à dire que les Péloponnésiens pouvaient bien avoir empoisonné les puits, car il n’existait point encore de fontaines dans ce quartier. Le mal gagna ensuite la ville haute, et ce fut alors qu’il exerça de plus grands ravages. Que chacun, médecin ou non, raisonne selon ses connaissances sur ce fléau ; qu’il dise à quel principe il doit sa naissance, et quelles sont les causes, ou de la révolution qui se fit dans les corps, ou du renversement de température qui eut lieu dans l’air ; pour moi, je dirai quel fut le mal, et si clairement, que les personnes attentives, qui d’avance en auront vu quelques caractères dans mon récit, ne puissent le méconnaître, si jamais il revenait exercer ses fureurs.

Chap. 49. On convenait que, cette année surtout, les autres maladies s’étaient peu fait sentir. Celles qui se manifestaient, prenaient aussitôt tous les çaractères de ce mal. Mais, en géneral, elle frappait subitement, au milieu de la meilleure santé et sans qu’aucun symptome l’annonçât. D’abord, on éprouvait de violentes chaleurs de tête ; les yeux devenaient rouges et enflammés, la gorge et la langue sanguinolentes, l’haleine extraordinairement fétide. À ces symptômes succédaient l’éternuement, l’enrouement. En peu de temps, le mal gagnait la poitrine et causait de fortes toux. Quand il s’attachait à l’orifice supérieur de l’estomac, il y excitait des soulèvemens, suivis de toutes les évacuations de bile auxquelles les médecins ont donné des noms, et qui fatiguaient extrêmement les malades. Survenaient alors de fréquens hoquets qui causaient de violentes convulsions, et qui s’apaisaient bientôt chez les uns, beaucoup plus tard chez les autres. La partie extérieure du corps, soumise au tact, n’était ni brûlante ni pale, mais rougeâtre, livide et couverte de petites phlyctènes et de petits ulcères. L’intérieur était dévoré d’un tel feu, que le malade ne pouvait souffrir, ni les manteaux les plus légers, ni les plus fines couvertures : il restait nu, et se jetait avidement dans l’eau froide. Plusieurs de ceux qui n’étaient pas gardés se précipitèrent dans les puits, tourmentés d’une soif inextinguible : il était égal de boire peu ou beaucoup. L’impossibilité de prendre aucun repos, et une cruelle insomnie tourmentaient pendant tout le temps de la maladie.

Tant qu’elle était dans sa force, le corps ne maigrissait pas, et, contre toute attente, résistait aux souffrances. La plupart, conservant encore quelque vigueur, périssaient le neuvième ou le septième jour, consumés par un feu intérieur, ou, s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans le bas-ventre. Une violente ulcération s’y formait ; survenait une forte diarrhée et l’on mourait de faiblesse. Le mal, qui avait d’abord établi son siége dans la tête, gagnant successivement tout le corps, laissait, sur ceux qui échappaient aux grands accidens, des traces aux extrémités, aux parties naturelles, aux pieds, aux mains ; ceux-ci perdaient quelqu’une de ces parties, ceux-là devenaient aveugles ; d’autres, à leur convalescence, se trouvaient entièrement privés de mémoire, ne reconnaissaient ni eux ni leurs amis.

Chap. 50. Cette maladie, plus affreuse qu’on ne saurait le dire, porta des coups supérieurs aux forces humaines, et montra éminemment qu’elle différait des maladies ordinaires ; car ni les oiseaux, ni les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres humains, n’approchaient des corps qui restaient en grand nombre sans sépulture ; ou s’ils en goûtaient ils périssaient. On en eut la preuve dans la disparition des oiseaux carnassiers : on n’en voyait ni sur les corps morts ni ailleurs. Les chiens rendaient encore plus sensibles les effets de la contagion, parce qu’ils ne quittaient pas la compagnie de l’homme.

Chap. 51. Sans s’arrêter à quantité d’irrégularités qui variaient selon la différence des sujets, tels étaient, en général, les symptômes de la maladie.

On n’avait à souffrir, dans ce temps-là, d’aucune des maladies accoutumées, et s’il en survenait, elles se confondaient avec celle qui était épidémique. Les uns mouraient parce qu’on les négligeait ; les autres, malgré tous les soins qu’on leur prodiguait. Et au milieu de tout cela, on ne convenait, à dire vrai, d’aucun remède qui pût sauver ceux qui l’employaient : ce qui réussissait à l’un, nuisait à l’autre. Il ne se trouvait aucun tempérament capable de résister au mal, soit par faiblesse, soit par supériorité de force : tout était moissonné, même ceux qu’on traitait suivant les règles de l’art. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était, d’un côté, le découragement dès malheureux lorsqu’ils se sentaient attaqués, et qui, perdant toute espérance, s’abandonnaient eux-mêmes et ne résistaient point ; et de l’autre, la contagion qui gagnait et tuait ceux qui se soignaient mutuellement, et qui s’infectaient comme les troupeaux malades : ce qui causait une affreuse destruction. Ceux qui, par crainte, ne voulaient point approcher des pestiférés, mouraient délaissés, et bien des maisons s’éteignirent faute de quelqu’un qui donnât des soins ; ceux qui en donnaient, recevaient la mort. Tel fut surtout le sort des hommes qui se piquaient de vertu : rougissant de s’épargner, ils allaient chez leurs amis ; en effet, les serviteurs attachés à la maison, abattus par l’excès des fatigues, finissaient par être insensibles aux plaintes des mourans. Ceux néanmoins qui étaient échappés au mal, montraient le plus de pitié pour les mourans et les malades, parce qu’ils avaient connu les mêmes souffrances et qu’ils jouissaient d’une parfaite sécurité ; car la peste ne frappait pas deux fois de manière à être mortelle. Les autres, témoins de leur bonheur, les mettaient au rang des bienheureux : pour eux, se livrant aux transports de la joie, ils avaient la douce espérance qu’à l’avenir aucune autre maladie ne les atteindrait.

Chap. 52. Les arrivages des champs à la ville ajoutaient à tant de maux et tourmentaient surtout les nouveaux venus : car comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, durant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément, les mourans entassés sur les morts. Des malheureux près d’expirer, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, assiégeaient les fontaines. Les hiérons, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés des cadavres des pestiférés qui mouraient dans le lieu même : en effet, quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdait tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant usitées pour les funérailles étaient violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Plusieurs, manquant des choses nécessaires, parce qu’ils venaient d’essuyer perte sur perte, s’emparaient des sépultures d’autrui. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’ils avaient à grand’peine apporté, et se retiraient aussitôt.

Chap. 53. La peste introduisit dans la ville un grand oubli des lois, même sur les autres objets. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de la mort, de pauvres devenus tout-à-coup riches héritiers, on osait s’abandonner ouvertement à des plaisirs qu’auparavant on se procurait dans l’ombre. N’apercevant plus que de courtes jouissances, ne voyant plus rien que d’éphémère et dans sa personne et dans ses biens, on croyait devoir tourner toutes ses pensées vers la volupté. Personne ne se sentait le courage de se fatiguer par des actions honnêtes et vertueuses : avant de parvenir à son but, ne serait-on pas surpris par la mort ? Le plaisir et ce qui y conduisait sûrement, voilà ce qui était utile et honnête. Ni la crainte des dieux ni les lois humaines n’éloignaient du crime. Les dieux ! en voyant périr tout le monde indistinctement, on jugeait indifférent de les honorer ou non : les lois humaines ! nul ne s’attendant à vivre jusqu’à ce qu’on instruisît le procès, on ne craignait pas les peines ordonnées par les lois, mais on voyait suspendu sur sa tête un châtiment plus grave déjà prononcé ; et avant de le subir, on croyait raisonnable de tirer au moins quelque parti de la vie.

Chap. 54. Voilà les terribles maux qui pesèrent sur les Athéniens. Dans leurs murs, ils voyaient les citoyens moissonnés par la faux de la mort ; au-dehors, leurs campagnes ravagées par le fer ennemi. On se ressouvint alors, comme il arrive en de telles circonstances, de cette prédiction que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois : Athènes, un jour, aura dans ses champs la guerre des Doriens et la peste avec eux.

Comme, dans la langue hellénique, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine diffèrent peu dans la prononciation, on disputait sur le fléau dont on était menacé : mais dans le temps de la contagion, on dut croire que c’était la peste que prédisait l’oracle : car les hommes adaptaient leurs souvenirs aux maux qu’ils souffraient. S’il survient un jour une nouvelle guerre de Doriens, et qu’il arrive une famine, on appliquera la prédiction à la famine.

Ceux qui avaient connaissance d’un oracle rendu aux Lacédémoniens, ne manquaient pas de le rappeler. Le dieu, interrogé pour savoir s’ils entreprendraient la guerre, avait répondu que s’ils combattaient de toutes leurs forces, ils remporteraient la victoire, et il avait prononcé que lui-même viendrait à leur secours. On conjecturait qu’il devait exister un rapport entre l’événement et l’oracle. La maladie se déclara dès que les Péloponnésiens eurent commencé leur invasion, et n’exerça pas de grands ravages dans le Péloponnèse : ce fut Athènes surtout qu’elle dévasta, et ensuite les autres pays les plus peuplés. Voilà ce qui arriva de relatif à la peste.

Chap. 55. Les Péloponnésiens, après avoir ravagé la plaine s’avancèrent dans la partie de l’Attique qu’on appelle maritime, jusqu’au mont Laurium, où les Athéniens ont des mines d’argent. Ils dévastèrent d’abord le côté qui regarde le Péloponnèse, ensuite la partie qui regarde l’Eubée et l’île d’Andros. Périclès, encore général, persistait dans le même avis qu’au temps de la première invasion, et pensait qu’il ne fallait pas que les Athéniens sortissent.

Chap. 56. Les Lacédémoniens continuaient d’occuper la plaine : ils n’avaient pas encore gagné le littoral, quand il fit appareiller cent vaisseaux contre le Péloponnèse. Ces dispositions terminées, il mit en mer, embarquant quatre mille hoplites et trois cents cavaliers. Ces derniers montaient des bâtimens propres au transport des chevaux, et que, pour la première fois, on construisit avec de vieux navires. Les troupes de Chio et de Lesbos faisaient partie de cette expédition avec cinquante vaisseaux. Cette flotte, à son départ, laissa les Péloponnésiens sur les côtes de l’Attique. Les Athéniens, arrivés à Épidaure dans le Péloponnèse, saccagèrent une grande étendue de pays. Ils attaquèrent la ville dans l’espérance de la prendre ; mais n’ayant pas réussi, ils quittèrent Épidaure, et ruinèrent la Trézénie, l’Halie et l’Hermionie, toutes contrées maritimes du Péloponnèse ; puis ils remirent en mer, allèrent à Prasies, ville maritime de la Laconie, dévastèrent une partie de la campagne, prirent la place et la détruisirent. Après cette expédition, ils revinrent chez eux, et trouvèrent à leur retour les Péloponnésiens retirés de l’Attique.

Chap. 57. La peste avait exercé ses fureurs sur l’armée athénienne et dans la ville, pendant tout le temps que les Péloponnésiens avaient occupé le territoire des Athéniens et que ceux ci avaient tenu la mer : ce qui fit dire que les Péloponnésiens, instruits par des déserteurs de la maladie qui régnait dans les murs, et voyant les ennemis occupés de funérailles, s’étaient hâtés d’abandonner le pays : mais la vérité est que, dans cette seconde expédition, ils se tinrent fort long-temps sur le territoire ennemi et le ravagèrent entièrement : en effet, la durée de leur séjour dans l’Attique ne fut guère moindre de quarante jours.

Chap. 58. Le même été, Agnon, fils de Nicias, et Cléopompe, fils de Clinias, collègues de Périclès, se mirent à la tête de l’armée qu’il avait commandée, et portèrent la guerre contre les Chalcidiens de l’Épithrace et devant Potidée, dont le siége continuait. À leur arrivée, ils appliquèrent à la place les machines de guerre, et ne négligèrent aucun moyen de s’en rendre maîtres. Mais ils ne la prirent pas et ne firent rien d’ailleurs qui répondit à la grandeur de l’expédition : car la peste, s’étant déclarée, frappa dans ce pays les Athéniens avec fureur et ruina leur armée. Les troupes qui étaient arrivées les premières et qui étaient saines, furent infectées par celles qu’Agnon venait d’amener. Phormion, qui avait seize cents hommes, n’était plus dans la Chalcidique. Agnon retourna avec sa flotte à Athènes : la peste, en quarante jours environ, lui avait enlevé mille cinquante hoplites sur quatre mille. L’ancienne armée resta dans le pays, et continua le siége de Potidée.

Chap. 59. Après la seconde invasion des peuples du Péloponnèse, il s’opéra une grande révolution dans l’esprit des Athéniens, qui voyaient leur pays dévasté, et que désolait le double fléau de la peste et de la guerre. Ils accusaient Périclès, qui leur avait conseillé de rompre la paix, et rejetaient sur lui les malheurs où ils étaient tombés. Empressés de traiter avec Lacédémone, ils envoyèrent des députés qui n’obtinrent aucun succès. Trompés de toutes parts dans leurs desseins, c’était contre Périclès qu’éclataient les mécontentemens. Lorsqu’il les vit aigris par le sentiment de leurs maux, et faisant tout ce qu’il avait prévu, il les convoqua, comme il en avait le droit, étant encore général. Il voulait relever leur courage, apaiser leur colère, les ramener à des sentimens plus doux et plus de confiance. Il parut et parla ainsi :

Chap. 60. « Je me vois l’objet de votre colère, je m’y attendais, et j’en sens les raisons : aussi vous ai-je convoqués, pour vous rappeler ce qui ne devrait pas être sorti de votre mémoire, et vous reprocher vos injustes ressentimens et votre faiblesse à céder au malheur.

» Pour moi, je pense qu’un état qui sait garder une attitude ferme et imposante procure plus d’avantages aux particuliers, que si, heureux dans la personne de chaque citoyen, il venait lui-même à chanceler, voisin d’une décisive catastrophe. Le vent de la fortune a beau favoriser un particulier, il n’en périt pas moins dans le naufrage de la patrie. Malheureux au contraire dans une patrie heureuse, que de moyens de salut ne trouvera-t-il pas dans la prospérité générale ! Puis donc que l’état peut étayer la ruine des particuliers, et qu’un particulier ne peut seul soutenir la ruine de l’état, comment tous ne s’uniraient-ils pas pour lui prêter un commun appui ? Pourquoi vous laisser abattre, comme vous le faites aujourd’hui, par des malheurs domestiques, abandonner le salut commun, accuser tout ensemble et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vous-mêmes qui, par votre propre jugement, avez sanctionné mon avis ?

» Au reste, l’homme sur qui tombe votre colère croit connaître et discuter aussi bien que qui que ce soit les grands intérêts de l’état ; il se croit ami de son pays et plus fort que tout l’or du monde : qualités dont la réunion est nécessaire à tout administrateur. En effet, avoir des connaissances sans le talent de les communiquer, c’est être au niveau de celui qui n’a pas d’idées : avec ce double avantage, mais sans de bonnes intentions, on n’en donnera pas de meilleurs conseils ; qu’on soit bien intentionné, mais accessible à la corruption, tout, par l’effet de ce seul vice, sera mis à prix d’argent. Si donc, sous ces divers rapports, vous m’avez jugé supérieur à d’autres, jusqu’à un certain point ; si, par suite de cette opinion, et sur mes conseils, vous avez décrété la guerre, quels reproches peuvent aujourd’hui m’être adressés ?

Chap. 61. » Lorsqu’on a le choix, et que d’ailleurs on est heureux, c’est une grande folie sans doute de faire la guerre. Mais si l’on est réduit à cette alternative forcée, de subir sans résistance le joug de ses voisins, ou de conserver son indépendance au prix de quelques dangers, serait-on moins répréhensible de fuir ces périls glorieux, que d’oser les affronter ? Pour moi, Athéniens, je suis toujours le même et je persiste dans mon premier sentiment. Vous, vous changez, parce qu’à l’époque où vous approuviez mes conseils nul malheur ne vous avait encore atteints. Ce sont les maux que vous souffrez qui amènent vos repentirs, et qui, en affaiblissant votre jugement, vous empêchent de goûter des raisons dont naguère la justesse vous frappait. L’aiguillon de la douleur présente se fait sentir a chacun ; le bien à venir est invisible à tous. Un revers imprévu autant que funeste vous atterre et vous rend incapables de soutenir vos premières résolutions : en effet, des maux soudains, imprévus, hors de toute combinaison, enchaînent le courage ; et c’est ce qui vous est arrivé en plusieurs circonstances, et surtout dans la maladie contagieuse qui nous afflige. Cependant, citoyens d’une grande république, élevés dans des sentimens dignes d’elle, vous devez avoir la volonté ferme de supporter les coups les plus terribles de l’adversité, et ne jamais perdre de vue vos hautes destinées. On se croit aussi fondé à mépriser le lâche qui reste au-dessous de sa propre gloire, qu’à haïr l’audacieux qui usurpe une gloire à laquelle il n’eut jamais droit. Oubliez donc vos maux particuliers, pour n’avoir d’autre pensée que celle du salut public.

Chap. 62. » Quant aux fatigues de la guerre, si vous craignez qu’elles ne se multiplient et ne se prolongent, sans pour cela nous donner enfin la supériorité, qu’il me soit permis de vous renvoyer aux considérations que je vous ai déjà plus d’une fois présentées, et par lesquelles je vous ai démontré votre erreur sur ce point. Ce que je veux encore vous rendre évident, c’est la grandeur que vous assure l’étendue de votre domination : bonheur dont vous jouissez sans jamais en avoir bien senti vous-mêmes tout le prix, et sur lequel je n’ai point insisté jusqu’ici dans mes discours. Aujourd’hui même je me serais abstenu d’entrer dans des détails peut-être trop fastueux, si je ne vous eusse vus plongés dans un abattement indigne de vous.

» Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; et moi je déclare que des deux élémens ouverts à l’ambition de l’homme, la terre et la mer, il en est un sur l’immensité duquel vous régnez, et que votre domination y est assurée, non seulement aux lieux où vous l’avez établie, mais encore partout où il vous plaira de l’étendre ; et il n’est ni peuple, ni roi, qui puisse arrêter vos flottes dans leur course triomphante. Votre puissance ne réside donc pas dans la possession de ces maisons de plaisance et de ce territoire dont cependant vous regardez la perte comme un mal des plus grands. Eh ! que sont auprès de votre grandeur nationale des maisons de campagne et des terres, sinon des jardins de luxe, des ornemens superflus de l’opulence ! Persuadons-nous que la liberté, si nous savons la saisir et la conserver, réparera toutes les pertes ; au lieu que pour ceux qui courbent la tête sous le joug, même les avantages accessoires de la liberté s’évanouissent. Nos pères l’ont acquise et conservée par de pénibles travaux, et de plus ils nous l’ont transmise : gardons-nous de dégénérer sur ces deux points. N’est-il pas plus honteux de se laisser arracher des mains un bien qu’on possède, que d’échouer dans des tentatives faites pour se le procurer ? Marchons tous ensemble, avec un noble sentiment de respect pour nous-mêmes, de mépris pour l’ennemi. Même le lâche peut concevoir de lui une haute idée, illusion que produit une ignorance enhardie par quelques succès. Mais le guerrier intimement convaincu de sa supériorité a seul le droit de mépriser. Or, cette conviction nous l’avons ; et, à fortune égale, le talent fier s’inspire à lui-même une audace qui se fonde non sur des espérances toujours incertaines, mais sur la connaissance de ses avantages réels, connaissance qui déjà est une force de plus.

Chap. 63. » Cette glorieuse prééminence dont jouit la république et qui vous enorgueillit tous, défendez-la, sans vous refuser aux fatigues, ou cessez de vous l’attribuer. Et ne pensez pas qu’il s’agisse uniquement d’une alternative de servitude ou de liberté : vous avez à craindre à-la-fois, et d’être privés de l’empire, et d’être punis de tous les actes qui vous auront rendus odieux pendant que vous l’aurez possédé. Non, il ne vous est plus possible de l’abdiquer, quoi qu’en disent des hommes qui, par une crainte pusillanime, prennent l’inertie pour de la vertu. Votre domination ressemble à la tyrannie : s’en emparer fut injuste peut-être ; l’abdiquer serait périlleux. Bientôt ces partisans de la tranquillité, s’ils parvenaient à faire partager leurs idées, perdraient un état, quand bien même, autonome et isolé, il ne voudrait de relations avec aucun autre gouvernement. Le repos pour se maintenir veut être combiné avec l’activité. Il n’est bon à rien dans un état qui a la prééminence ; mais il convient à un pays esclave qui veut rendre sa servitude moins dangereuse.

Chap. 64. » Pour vous, Athéniens, ne vous laissez point séduire par de tels citoyens, et ne m’imputez pas à crime une guerre que vous avez décrétée avec moi, et que vous avez ainsi que moi jugée indispensable. Les ennemis ont fait une irruption : ne deviez-vous pas vous y attendre, n’ayant pas voulu souffrir qu’on vous fît la loi ? La peste est le seul fléau dont il nous ait été impossible de prévoir l’attaque et les ravages, et je n’ignore pas qu’elle est en quelque sorte la principale cause de vos ressentimens : bien injustes sans doute, à moins que vous ne consentiez à m’attribuer, comme à un dieu tutélaire tout le bien qui vous arrivera contre votre attente. Au reste, souffrons avec résignation tout ce qui nous vient de la part des dieux, avec courage les calamités de la guerre que nous font les hommes. Tels étaient avant nous les principes de cette république : que leur maintien ne rencontre pas d’obstacles en vous et par vous. Sachez que le nom d’Athènes est célèbre dans l’univers, parce qu’elle ne céda jamais à l’adversité ; que c’est elle qui a fourni le plus de héros, enduré le plus de travaux guerriers ; qu’elle a possédé jusqu’à ce jour une immense puissance, dont le souvenir ineffaçable passera jusqu’à nos derniers neveux, quand bien même, à partir de ce moment, et suivant le cours ordinaire des choses humaines, qui tendent à dégénérer, elle viendrait à décroître. On dira qu’à la gloire d’être Hellènes, nous joignons celle de voir le plus grand nombre des Hellènes soumis à notre empire ; d’avoir soutenu de redoutables guerres contre les forces, ou divisées, ou réunies, de nos ennemis ; enfin d’être citoyens d’une république aussi riche que bien peuplée. L’homme inactif, je le sais, blâmera nos nobles travaux ; mais celui qui voudra se signaler par de glorieuses actions, nous prendra pour modèles, et s’il échoue, il se vengera par l’envie. Se voir en butte à la haine et traités pour le moment présent d’oppresseurs, tel est le destin de ceux qui ont la noble ambition de commander aux autres : mais pour de grands objets, consentir à provoquer l’envie, ce n’est pas entendre mal ses intérêts. En effet, la haine dure peu : on jette à l’instant même un grand éclat, et il reste pour l’avenir une gloire impérissable. Dès aujourd’hui donc, jugeant d’avance ce qui sera honorable pour l’avenir, ce qui pour le présent n’a rien de honteux, volez avec ardeur à cette double conquête. N’envoyez point de héraut aux Lacédémoniens, et gardez-vous de leur laisser voir que les calamités présentes vous abattent. Les états et les particuliers les plus forts sont ceux qui s’affligent le moins des revers, et qui savent les combattre avec le plus d’énergie. »

Chap. 65. Périclès, en s’exprimant ainsi, s’efforçait d’apaiser le ressentiment des Athéniens, et de les détourner de la pensée de leurs maux. Ils se rendirent à ses conseils en ce qui concernait les affaires publiques : ils n’envoyèrent plus de députations aux Lacédémoniens, et se portèrent avec plus d’ardeur à continuer la guerre. Mais, en particulier, ils s’affligeaient de leurs souffrances, le pauvre, parce que, possédant peu, il se voyait privé de ce peu ; le riche, parce qu’il perdait dans les campagnes des propriétés remarquables par la magnificence des édifices et par les raretés qui les embellissaient ; et, ce qui était plus dur encore, parce qu’ils avaient la guerre au lieu de la paix. La colère de tous contre Périclès ne fut apaisée que lorsqu’ils l’eurent condamné à une amende. Mais, peu de temps après, par une inconstance familière au peuple, on l’élut général, et tous les intérêts de l’état furent remis entre ses mains. C’est que le sentiment des maux particuliers que chacun avait soufferts commençait à s’émousser, et qu’on le jugeait supérieur à tous, dans les affaires où la république tout entière réclamait ses services. En paix, il avait gouverné sagement, et avait maintenu la sûreté de la patrie, que son administration avait élevée au plus haut degré de puissance ; et la guerre, dès qu’elle fut allumée, servit à démontrer avec quelle sagesse il avait calculé les forces de l’état.

Il ne survécut que deux ans et six mois ; et après sa mort, on sut encore mieux apprécier la justesse de sa prévoyance relativement aux événemens de la guerre. En effet, il avait dit qu’on aurait le dessus, mais à condition qu’on se tiendrait tranquille, tournant toutes ses vues du côté de la marine, renonçant a toute idée de conquête pendant la guerre, et ne compromettant pas le salut de la ville. Mais on fit le contraire à tous égards ; et, dans les choses même étrangères à la guerre, l’ambition et la cupidité de quelques citoyens administrèrent les affaires d’une manière funeste à l’état et aux alliés. Avait-on des succès, des particuliers, bien plus que la ville, en recueillaient la gloire et le profit ; échouait-on, c’était un malheur public relativement à la guerre.

Voici la cause de ce changement. Puissant par sa dignité et par sa sagesse, inaccessible à la corruption, Périclès contenait la multitude sans jamais l’humilier : ce n’était pas elle qui le menait, mais lui qui savait la conduire. N’ayant pas acquis son autorité par des voies illégitimes, il ne cherchait pas à flatter le peuple dans ses discours. Fort de l’ascendant qu’il exerçait sur les esprits, il savait les contredire, en s’opposant de front à leur humeur. Quand il les voyait insolens et audacieux à contretemps, il parlait qui leur inspirait une crainte salutaire, et modérait leur fougue. Tombaient-ils mal à propos dans l’abattement, il les relevait et ranimait leur courage. Le gouvernement populaire subsistait de nom ; mais on était en effet sous la domination du premier citoyen. Ceux qui vinrent après lui, plus égaux entre eux, et aspirant au premier rang, étaient réduits à flatter le peuple et à lui abandonner les affaires. De là, comme il doit arriver dans une grande république qui possède l’empire, résultèrent bien des fautes ; entre autres l’expédition de Sicile, qui fut une faute de politique, moins relativement aux forces de ceux qu’on allait attaquer, que sous un autre point de vue : ceux en effet qui la déterminèrent, occupés, non de ce qui était utile pour les soldats envoyés, mais de leurs inimitiés personnelles et de leurs projets de domination, refroidirent l’ardeur des combattans.

Cependant, quoique les Athéniens eussent échoué dans leur entreprise contre la Sicile ; quoique leur armée et la plus grande partie de leur flotte eussent été détruites, que la discorde et les séditions agitassent leur république, ils ne laissèrent pas de résister pendant trois ans à leurs premiers ennemis et aux Siciliens qui vinrent les renforcer, au plus grand nombre de leurs alliés qui se soulevèrent, à Cyrus enfin, fils du grand roi, qui se joignit à la cause de Lacédémone, et qui fournit de l’argent aux Péloponnésiens pour l’entretien de leur flotte. Ils ne succombèrent qu’aux dissensions intestines, et sous les coups qu’eux-mêmes se portèrent mutuellement : tant s’était montré supérieur dans ses calculs le génie de Périclès, qui avait prévu que dans cette guerre du Péloponnèse la république se soutiendrait même sans effort.

Chap. 66. Les Lacédémoniens et leurs alliés se portèrent le même été, avec cent vaisseaux, contre Zacynthe, île située en face (et à l’ouest) de l’Élide. Elle a pour habitans des Achéens, colonie du Péloponnèse et alliés d’Athènes. Mille hoplites lacédémoniens s’embarquèrent sur la flotte, dont Cnémus, Spartiate, avait le commandement. Ils firent une descente et ravagèrent la plus grande partie de l’île ; mais, comme elle ne se rendait pas, ils se retirèrent.

Chap. 67. À la fin du même été, Aristée de Corinthe, les ambassadeurs de Lacédémone, Anériste, Nicolaüs et Stratodème, Timagoras de Tégée, et l’Argien Pollis, qui n’avait point de caractère public, partirent pour l’Asie vers le grand roi : ils devaient l’engager à fournir de l’argent et des troupes auxiliaires. Ils allèrent d’abord en Thrace, chez Sitalcès, fils de Térès. Ils voulaient lui persuader, s’il était possible, de renoncer à l’alliance d’Athènes, et de marcher sur Potidée, que les Athéniens assiégeaient. Ils voulaient en même temps l’amener à ne plus secourir ceux-ci, traverser ses états, ce qui faisait partie de leurs projets, et aller, au-delà de l’Hellespont, à la cour de Pharnace, fils de Pharnabaze, qui devait les faire accompagner jusque dans les états du grand roi. Mais des ambassadeurs athéniens, Léarque, fils de Callimaque, et Aminiade, fils de Philémon, se trouvaient par hasard auprès de Sitalcès. Ils engagèrent Sadocus son fils, devenu Athénien, à leur livrer ces ambassadeurs, dans la crainte, s’ils parvenaient jusqu’au grand roi, qu’ils ne nuisissent à une ville qui était la sienne en partie. Les ambassadeurs traversaient la Thrace pour joindre le bâtiment sur lequel ils devaient passer l’Hellespont. Sadocus, gagné, donna ordre de les saisir avant qu’ils s’embarquassent. Il avait fait partir, avec Léarque et Aminiade, des hommes chargés de les leur livrer. Ils furent conduits à Athènes. Les Athéniens craignaient qu’Aristée, reconnu pour l’auteur de tout ce qui s’était passé à Potidée et en Épithrace, ne leur fit encore plus de mal s’il leur échappait. Ainsi, le même jour que les ambassadeurs leur furent amenés, ils les firent mourir sans les juger, et même sans les entendre, quoiqu’ils demandassent à parler, et ils firent jeter leurs corps dans une fosse. Ils jugèrent cette représaille permise contre les Lacédémohiens, qui mettaient à mort et jetaient dans des précipices les marchands d’Athènes et des alliés qu’ils prenaient en mer près des côtes du Péloponnèse ; car, au commencement de la guerre, les Lacédémoniens traitaient en ennemis et tuaient tous ceux qu’ils arrêtaient sur mer, appartenant, soit à des villes alliés d’Athènes, soit à des villes neutres.

Chap. 68. Vers le même temps, à la fin de l’été, les Ampraciotes, avec quantité de barbares qu’ils avaient soulevés, firent une expédition contre Argos d’Amphilochie et toute la contrée. Voici la source de leur haine contre les Argiens.

Amphiloque, fils d’Amphiarée, retournant chez lui après le siége de Troie, et mécontent de la constitution de l’Argolie, avait fondé, sur le golfe d’Ampracie, une ville d’Argos [qu’il avait qualifiée d’amphilochique, ainsi que le territoire qui en dépendait], nom qui rappelait Argos sa patrie. Cette ville, la plus considérable de l’Amphilochie, avait des habitans riches et puissans. Après plusieurs générations, les Amphiloques d’Argos, affaiblis par des guerres, appelèrent à eux et admirent dans leur cité les Ampraciotes, de qui, par suite de ce mélange, ils apprirent la langue hellénique ; car le reste de l’Amphilochie est barbare.

Avec le temps donc, les Ampraciotes chassèrent les Argiens, et se rendirent maîtres de tout le pays. Les Amphiloques, après cet événement, se donnèrent aux Acarnanes, et les deux peuples réunis invoquèrent les secours d’Athènes, qui leur envoya trente vaisseaux commandés par Phormion.

Ce général arrivé, ils prirent Argos de vive force, asservirent les Ampraciotes, et occupèrent la ville en commun. Ce fut par suite de cette révolution que se forma la première alliance entre l’Attique et l’Acarnanie, et que naquit cette haine des Ampraciotes contre les Argiens.

Les Ampraciotes trouvèrent dans cette guerre du Péloponnèse une occasion de se satisfaire et de s’armer contre les Argiens avec les Chaones et autres barbares voisins. Ils marchèrent contre Argos, se rendirent maîtres du pays ; mais, ayant attaqué la ville sans pouvoir la forcer, ils se retirèrent et se séparèrent par nations.

Tels furent les grands événemens de cet été.

Chap. 69. [L’expédition contre Argos d’Amphilochie terminée, à la fin de l’été,] les Athéniens, au commencement de l’hiver, envoyèrent sur les côtes du Péloponnèse vingt vaisseaux commandés par Phormion, qui, stationné à Naupacte, empêchait qu’on ne pût ni naviguer Corinthe et du golfe de Crisa, ni entrer dans les eaux de cette mer. On expédia en même temps six autres vaisseaux vers les côtes de la Carie et de la Lycie, sous le commandement de Mélésandre. Sa mission avait pour objet d’y lever des tributs et d’empêcher que les pirates péloponnésiens, venant des côtes de la Carie et de la Lycie, ne nuisissent à la navigation des vaisseaux de charge de Phasélis, de la Phénicie, et de toute cette partie du continent.

Mélésandre, ayant mis pied à terre en Lycie avec les Athéniens qui montaient ses vaisseaux, et des alliés du pays, vaincu dans une action, y périt lui-même avec une partie de son armée.

Chap. 70. Dans le même hiver, ceux de Potidée se virent hors d’état de soutenir un siége que les incursions du Péloponnèse dans l’Attique n’empêchaient pas les Athéniens de continuer. Le pain leur manquait : la faim les avait réduits aux plus cruelles extrémités, même à se manger les uns les autres. Ils résolurent de se rendre, et entrèrent en conférence avec les généraux ennemis, Xénophon, fils d’Euripide, Hésiodore, fils d’Aristoclide, et Phanomaque, fils de Callimaque. Ceux-ci les reçurent à composition, témoins des souffrances de leur propre armée, dans une contrée ou l’hiver est rigoureux : d’ailleurs les frais de ce siége avaient déjà coûté deux mille talens à la république. La capitulation portait que les habitans, leurs enfans, leurs femmes et leurs alliés, sortiraient de la ville, les hommes avec un seul manteau et les femmes avec deux, et chacun n’emportant qu’une somme fixée pour le voyage. Ces malheureux se retirèrent dans la Chalcidique, et partout où chacun put espérer de trouver asile. Les Athéniens firent un crime à leurs généraux d’avoir traité sans leur aveu, car ils croyaient se rendre maîtres de la ville à discrétion. Ils y envoyèrent une colonie tirée de leur sein, et la repeuplèrent. Ainsi finit la seconde année de la guerre que Thucydide a écrite.

Chap. 71. Au commencement de l’été, les Péloponnésiens et leurs alliés, au lieu de faire irruption dans l’Attique, tournèrent leurs armes contre Platée. Archidamus, fils de Zeuxis, roi de Lacédémone, leur général asséyait son camp près de la ville et se préparait à ravager les campagnes. Les habitans se hâtèrent de lui envoyer des députés qui parlèrent ainsi : « Archidamus, et vous Lacédémoniens, vous commettez une injustice, une action indigne de vous et de vos ancêtres, en faisant une invasion sur nos terres. Pausanias, fils de Cléombrote, après avoir chassé les Mèdes de concert avec les Hellènes qui voulurent partager les périls du combat livré dans nos campagnes, offrit des sacrifices à Jupiter sauveur dans la place publique de Platée ; et là, en présence des alliés solennellement assemblés, rendit aux Platéens leur ville, leur territoire, et leur indépendance. Il prononça que jamais on ne s’armerait contre eux, que dans aucun cas ils ne seraient réduits en servitude : autrement, que tous les alliés présens les secourraient de toutes leurs forces. Voilà ce que nous ont accordé vos pères en récompense de notre courage et du zèle que nous montrâmes au milieu de ces nobles périls. Vous nous traitez bien différemment, vous qui avec nos plus mortels ennemis, les Thébains, venez pour nous asservir. Au nom des dieux qui reçurent nos sermens mutuels et que nous prenons à témoin, au nom des dieux de votre pays et du nôtre, nous vous sommons de ne point ravager le territoire de Platée, de ne pas violer des engagemens sacrés et, conformément au décret de Pausanias, de nous laisser vivre paisiblement sous nos propres lois. »

Chap. 72. « Ce que vous dites, répliqua Archidamus, serait juste, si vos actions répondaient vos discours. Pausanias vous a accordé l’indépendance. Jouissez-en ; mais, avec nous, respectez la liberté des autres alliés, qui partagèrent alors vos dangers, qui furent compris dans le même traité, et qui gémissent aujourd’hui sous le joug d’Athènes. C’est pour les rendre libres, eux et d’autres peuples encore, qu’avec des préparatifs immenses nous avons entrepris cette guerre. C’est vous surtout qui en recueillerez les fruits. Soyez donc aussi fidèles aux sermens ; ou du moins, comme déjà nous vous y avons invités, restez neutres, en cultivant en paix vos campagnes ; recevez chez vous les deux partis comme amis, mais sans embrasser la querelle ni des uns ni des autres. Voilà ce qui nous plaît. »

Les députés rapportèrent cette décision, et après en avoir conféré avec leurs concitoyens, ils représentèrent au roi que les Platéens ne pouvaient accepter ses offres que de l’aveu des Athéniens, chez qui se trouvaient leurs femmes et leurs enfans ; qu’après son départ, ils avaient à craindre ou que les Athéniens ne vinssent s’opposer à la résolution prise, ou que les Thébains, en profitant de l’obligation imposée aux Platéens de recevoir également ceux des deux partis, ne tentassent de s’emparer une seconde fois de leur ville. « Hé bien, leur dit Archidamus pour les rassurer, remettez entre nos mains votre ville et vos maisons ; montrez-nous les bornes de votre territoire ; donnez-nous en compte vos arbres, et tous vos autres effets susceptibles de dénombrement. Retirez-vous où vous voudrez tant que durera la guerre, lorsqu’elle sera finie, nous vous les rendrons. Jusque-là nous garderons le tout en dépôt ; nous cultiverons vos terres, et nous vous fournirons une somme suffisante pour vivre. »

Chap. 73. Rentrés dans la ville, les députés en référèrent à l’assemblée, qui répondit : « Nous voulons d’abord communiquer aux Athéniens ces nouvelles propositions : s’ils les approuvent, nous nous y soumettrons ; mais jusque-là qu’on nous accorde une trève, et qu’on ne ravage pas nos campagnes. » Archidamus y consentit, en fixant la durée de cette trève au nombre de jours nécessaire pour le voyage, et il ne fit aucun dégât. Les députés, arrivés à Athènes, se consultèrent avec les Athéniens, qui les renvoyèrent avec cette réponse : « Platéens, depuis que vous êtes entrés dans notre alliance nous n’avons jamais souffert qu’on vous fît la moindre insulte ; nous ne le souffrirons pas davantage aujourd’hui. Comptez sur le secours de toutes nos forces, et, sans rien innover, restez fidèles à l’alliance jurée par vos pères. »

Chap. 74. En conséquence les Platéens se déterminèrent à ne point se détacher des Athéniens, mais, s’il le fallait, à laisser ravager leurs terres sous leurs yeux et à souffrir les dernières extrémités. Ils résolurent même de ne plus envoyer de députés, mais de répondre du haut des remparts qu’il leur était impossible d’accepter les propositions des Lacédémoniens. « Je vous prends à témoin, dit aussitôt Archidamus, dieux protecteurs de Platée, et vous héros dont elle fut la patrie, que les habitans de ce pays ont les premiers enfreint les sermens ; que nous ne sommes point venus comme agresseurs sur cette terre, où, après vous avoir invoqués, nos pères ont vaincu les Mèdes, sur une terre que vous leur accordâtes unanimement pour champ de victoire ; que désormais nous ne serons pas coupables des maux que nous allons faire. Nos justes propositions ont toutes été rejetées. Daignez tous, d’un commun accord, faire retomber le châtiment de l’injustice sur ses auteurs, et d’accorder le succès de la vengeance à ceux qui la poursuivent légitimement. »

Chap. 75. Après cette invocation solennelle, Archidamus disposa son armée aux hostilités. Et d’abord, pour ôter toute issue aux assiégés, il entoura la ville d’arbres qu’il avait fait couper et planter droits en terre. Les Péloponnésiens ensuite résolurent d’élever une terrasse qui se dirigerait vers la place, espérant qu’ils s’en rendraient bientôt maîtres, secondés par un si grand nombre de travailleurs.

Ayant donc coupé des bois et les ayant transportés du Cithéron, on commença par établir des deux côtés des bâtis de charpente enlacés et servant d’appui, afin de contenir les terres de la chaussée. L’encaissement formé, on porta dans l’intérieur des broussailles, des pierres, et tous autres matériaux propres à accélérer et à compléter le travail. Soixante-dix jours et autant de nuits continus furent employés à la construction de cette chaussée. On se partageait en relais, en sorte que les uns apportaient des matériaux, tandis que les autres prenaient du repos ou leur repas. Les xénages de chaque ville de la Laconie inspectaient tour à tour et pressaient le travail.

Les Platéens, voyant s’élever la terrasse, dressèrent un bâtis de charpente sur la partie de la ville contre laquelle se dirigeait cet ouvrage, et remplirent les vides de la construction avec des briques tirées des maisons voisines, qu’ils démolissaient. Le bâtis était combiné de manière à servir de lien à ces briques, et devait empêcher l’écroulement de la construction, que sa grande hauteur eût rendue trop faible. Il était clos sur le devant par une cloison revêtue de cuirs et de peaux, pour mettre à couvert le travail et les travailleurs contre les feux qu’on aurait lancés.

Ce bâtis acquérait une grande hauteur ; mais, la levée qu’on lui opposait ne s’élevant pas avec moins de célérité, les Platéens alors eurent recours à cet expédient : faisant une ouverture au pied de leur mur, où aboutissait la terrasse, ils tiraient la terre à eux.

Chap. 76. Les Péloponnésiens, s’en étant aperçus, remplirent des paniers de terre délayée, qui, ainsi maintenue, ne pourrait ni s’ébouler ni s’enlever comme de la terre sèche ; puis ils jetèrent ces paniers dans la partie du môle entr’ouverte.

Les assiégés, à qui ce premier essai devenait inutile, y renoncèrent. Mais, à partir de la ville ils creusèrent une galerie souterraine, et, la dirigeant par conjecture vers et sous la chaussée, ils soutirèrent de nouveau de la terre de cette chaussée, et la transportèrent hors de la mine au moyen d’une chaîne établie à cet effet.

Les Péloponnésiens assiégeans furent long-temps à s’apercevoir que plus ils jetaient de fascines, moins ils avançaient, la chaussée, minée par le bas, s’affaissant successivement sur les parties excavées. Les assiégés, craignant que ces moyens de défense ne fussent insuffisans contre un ennemi si supérieur en nombre, imaginèrent cet autre expédient. Ils cessèrent de travailler à la grande construction qu’ils opposaient à la terrasse. Commençant un nouveau travail, à partir des deux extrémités de la partie intérieure du petit mur, ils construisirent, en forme de croissant, un deuxième rempart qui rentrait du côté de la ville [et qui s’appuyait sur les deux côtés du mur intérieur].

La grande construction venant à être emportée, le nouveau retranchement servirait de défense, et les ennemis seraient obligés d’élever encore un môle pour attaquer ce retranchement. Alors, se trouvant dans l’intérieur de la ville, ils auraient un second siége à faire, et ils se trouveraient pris de deux côtés à-la-fois.

Tandis que ceux de Platée s’occupaient du nouveau rempart, les Pélonnésiens approchaient de la ville des machines dont l’une, amenée à la partie avancée de la jetée, ébranla fortement la grande construction et consterna les assiégés.

D’autres machines partaient de divers points de la terrasse. Les Platéens en rompaient les coups, en les engageant dans des nœuds coulans et les tirant à eux [de bas en haut, donc perpendiculairement]. Ou bien encore, suspendant de grosses poutres attachées par leurs extrémités à de longues chaînes de fer qui tenaient à deux antennes, posées sur le mur qu’elles dépassaient, puis à l’aide de ces antennes [faisant office de levier], élevant les poutres transversalement, au moment où la machine était près de frapper une partie du mur, alors on abandonnait les chaînes, la poutre se précipitait avec force et brisait la tête de la machine.

Chap. 77. Dès-lors les Péloponnésiens, ne tirant plus aucun secours des machines, et voyant un second mur anéantir les espérances qu’ils fondaient sur la construction de leur terrasse, jugèrent impossible, avec leur menaçant appareil, d’enlever la place de vive force. Ils se disposèrent donc à l’enclore d’une ligne de contrevallation. Mais d’abord, comme la ville n’était pas grande, ils voulurent essayer si, secondés par le vent, ils ne pourraient pas l’incendier. Car ils imaginaient tout pour s’en rendre maîtres en épargnant la dépense et les lenteurs d’un siége.

On apporta donc des fascines, qu’on jeta, du haut de la terrasse, dans l’intervalle qui était entre le premier mur et le mur en construction.

Cet espace ayant été bientôt rempli à force de bras, de la hauteur où ils étaient, à l’instant, sans relâche et de tous côtés, comblant du reste de la ville tout l’espace qu’il pouvait embrasser, et lançant une pluie de feu, de soufre et de poix, ils incendièrent les fascines. Tout-à-coup il s’éleva une flamme telle que personne jusqu’alors n’en avait vu de pareille produite par la main des hommes : car je ne prétends point parler de ces incendies qui ont eu lieu sur les montagnes, lorsque les arbres, agités par des vents impétueux et froissés les uns contre les autres, ont pris feu d’eux-mêmes et se sont enflammés.

L’embrasement fut terrible. Les Platéens, qui avaient échappé à tous les autres dangers, se virent au moment d’être consumés par les flammes. En effet on ne pouvait approcher d’une grande partie de la ville ; et c’était fait d’elle, si, comme s’en flattait l’ennemi, le vent eût poussé ces flammes. Mais on dit qu’il tomba du ciel une forte pluie mêlée de tonnerre, qui éteignit la flamme et mit fin au danger.

Chap. 78. Les Péloponnésiens, ayant échoué dans cette nouvelle tentative, congédièrent une partie de l’armée, et occupèrent l’autre à enceindre Platée d’une ligne de contrevallation. Le travail fut partagé entre les soldats des différentes villes. On avait creusé un double fossé, l’un intérieur [du côté de la ville], l’autre extérieur [du côté de la campagne]. Avec la terre des fossés on fit des briques.

L’ouvrage achevé, vers le temps où arcture se lève avec le soleil, on laissa des soldats pour en défendre la moitié ; l’autre moitié fut mise sous la garde des Béotiens. Les troupes licenciées se retirèrent chacune par république.

Les Platéens, lors de la première attaque, avaient transporté à Athènes les enfans, les femmes, les, vieillards, toutes les bouches inutiles ; quatre cents hommes restaient pour soutenir le siége ; quatre-vingts Athéniens étaient avec eux, et cent dix femmes pour faire le pain. Tous les autres, soit libres, soit esclaves, étaient sortis de la ville. Tels furent les apprêts du siége de Platée.

Chap. 79. Le même été, et pendant que ce siége avait lieu, Athènes, avec deux cents hoplites de sa nation et deux cents cavaliers, marcha contre les Chalcidiens de l’Épithrace et contre les Bottiéens, comme le blé montait en épis. Xénophon, fils d’Euripide, les commandait, lui troisième. Arrivé près de Spartole la Bottique, ils en ravagèrent les blés. On avait lieu de croire que la place se rendrait par les manœuvres de quelques habitans. Mais ceux de la faction contraire avaient pris les devants et député vers Olynthe ; bientôt arrivèrent à la défense de Spartole des hoplites et autres. Les Athéniens, voyant défiler ces troupes de Spartole, se disposèrent au combat sous les murs mêmes de la ville. Les hoplites chalcidiens, et quelques auxiliaires avec eux, furent battus et se retirèrent dans la place ; mais les cavaliers et psiles chalcidiens, qui avaient avec eux quelques peltastes de la Cruside, battirent les cavaliers et psiles athéniens.

L’action avait à peine cessé, quand survint d’Olynthe un nouveau renfort de peltastes. À leur aspect, les psiles de Spartole, encouragés par cet accroissement de forces, et par le succès obtenu à la première attaque, en firent une seconde avec les cavaliers chalcidiens et le nouveau renfort.

Les Athéniens reculèrent jusqu’aux deux corps de troupes qu’ils avaient laisses près des bagages. Dès qu’ils venaient à la charge, l’ennemi cédait ; quand ils reculaient, il les pressait et les accablait de traits, tandis que la cavalerie chalcidienne se précipitait partout où elle trouvait jour. Elle sema l’épouvante dans leurs rangs, les mit en fuite, et les poursuivit au loin. Les Athéniens se réfugièrent à Potidée, enlevèrent leurs morts par accord, et retournèrent à Athènes avec le reste de leurs troupes, après avoir perdu quatre cent trente hommes et tous leurs généraux. Quant aux Chalcidiens et aux Bottiéens, ils érigèrent un trophée, recueillirent les morts, et se retirèrent par cantons.

Chap. 80. Le même été, peu après cette expédition des Athéniens contre la Chalcidique, les Ampraciotes et les Chaones, voulant bouleverser toute l’Acarnanie et la détacher d’Athènes, invitèrent les Lacédémoniens à équiper une flotte aux frais des alliés, et à envoyer mille hoplites dans cette contrée. Ils leur représentaient qu’en l’attaquant de concert avec eux, et par terre et par mer, ils empêcheraient les Acarnanes de la côte de se réunir à ceux de l’intérieur, et qu’ainsi tout le pays serait aisément subjugué ; que, maître de l’Acarnanie, on le deviendrait de Zacynthe et de Céphallénie ; qu’alors il ne serait plus si facile aux Athéniens d’infester les côtes du Péloponnèse, et qu’on pourrait espérer de prendre même Naupacte.

Les Lacédémoniens, persuadés, expédient aussitôt, sur un petit nombre de vaisseaux, des hoplites aux ordres de Cnémus, encore navarque, et enjoignent aux alliés d’appareiller leur contingent et de venir le plus promptement possible à Leucade. Les Corinthiens surtout témoignèrent beaucoup de zèle aux Ampraciotes, leurs colons.

La flotte de Corinthe, de Sycione et des contrées voisines, appareillait ; quant à celle des Leucadiens, d’Ampracie et d’Anactorium, déjà arrivée, elle attendait à Leucade.

Cnémus et ses mille hoplites, échappés dans le trajet à Phormion, commandant de vingt vaisseaux athéniens qui étaient en observation à Naupacte, s’occupèrent sans délai de l’expédition de terre [après avoir opéré leur jonction avec les forces de Leucade].

Cnémus avait, en troupes helléniques, des Ampraciotes, des Leucadiens, des Anactoriens et les mille Péloponnésiens qu’il avait amenés ; en troupes auxiliaires tirées de peuplades barbares, mille Chaones, qui ne reconnaissaient pas de rois, et que, par droit de naissance, Photius et Nicanor commandaient annullement, chacun à son tour. Avec les Chaones marchaient les Thesprotes, nation pareillement libre. Les Molosses et les Atitanes étaient conduits par Sabylinthus, tuteur du roi Tharype, encore enfant ; et les Paravéens, par Orède leur roi. Mille Orestes, sujets d’Antiochus, se joignaient, avec l’agrément de leur prince, à Orède et aux Paravéens. Perdiccas, à l’insu d’Athènes, avait envoyé mille Macédoniens, qui arrivèrent trop tard.

Cnémus, avec cette armée, marchait sans attendre la flotte de Corinthe. En traversant le pays des Argiens on ravagea le bourg Limné, qui n’avait pas de murailles ; puis on gagna Stratos, capitale de l’Acarnanie, dans la pensée que si l’on débutait par cette conquête, le reste se soumettrait aisément.

Chap. 81. Les Acarnanes, à la vue d’une puissante armée qui faisait irruption sur leur territoire, et sur la nouvelle qu’une flotte menaçait leurs côtes, ne songèrent pas à réunir leurs forces, soit des côtes, soit de l’intérieur ; ils s’occupèrent uniquement de leur conservation particulière, et députèrent à Phormion pour solliciter des secours.

Celui-ci répondit qu’une flotte devant partir de Corinthe, il ne pouvait laisser Naupacte sans défense.

Les Péloponnésiens et leurs alliés, formant trois divisions, marchèrent vers Stratos, pour établir leur camp à la vue de la place, et la forcer si elle refusait de se soumettre.

Les Chaones et autres barbares s’avançaient placés au centre ; les Leucadiens, les Anactoriens, et ceux qui étaient venus avec eux, étaient à la droite ; Cnémus, avec les Péloponnésiens et les Ampraciotes, avait la gauche. Ces trois corps étaient à de grandes distances les uns des autres, et quelquefois même hors de la vue l’un de l’autre. Les Hellènes s’avançaient en bon ordre, se tenant sur leurs gardes, jusqu’à ce qu’ils campassent en lieu sûr. Mais les Chaones, pleins de confiance dans leurs propres forces, et voulant soutenir la réputation de bravoure dont ils jouissaient parmi les peuples de ce continent, n’eurent pas la patience d’asseoir un camp ; ils firent une marche précipitée avec les autres barbares, dans l’espérance de prendre la ville d’emblée et d’avoir seuls la gloire de ce fait d’armes.

Les Stratiens, instruits de leur approche, et croyant que s’ils les battaient tandis qu’ils étaient seuls, les Hellènes n’oseraient plus avancer, semèrent d’embuscades les environs de la ville, et quand ils les virent assez près, ils fondirent sur eux et de la ville et des embuscades. Frappés d’effroi, les Chaones perdirent quantité des leurs. Les autres barbares, les voyant fléchir, n’attendirent pas l’ennemi, et prirent le parti de la fuite. Aucune des deux ailes des Hellènes n’avait connaissance du combat, parce que les barbares s’étaient avancés loin d’eux, et qu’on avait cru qu’ils se hâtaient pour s’assurer d’un camp : mais bientôt ils les voient revenir dans le désordre le plus complet ; ils les recueillent, ne forment plus qu’un seul camp, et s’y tiennent en repos. Les Stratiens n’en venaient pas aux mains, parce que les autres Acarnanes ne s’étaient pas encore réunis, et qu’ils ne pouvaient s’ébranler sans hoplites. Ils harcelaient l’ennemi de loin à coups de fronde, et le réduisaient aux abois.

Chap. 82. La nuit venue, Cnémus, ayant fait retraite en toute diligence sur les bords du fleuve Anapus, qui est à quatre-vingts stades de Stratos, fit transporter les morts par accord, et, sur l’offre amicale des Éniades, se retira sur leurs terres avant que la réunion des Acarnanes se fût effectuée. De là, chacun gagna son pays. Les Stratiens dressèrent un trophée de la victoire remportée sur les barbares.

Chap. 83. La flotte qu’on attendait de Corinthe, et celle des autres alliés, qui toutes deux, parties du golfe de Crisa, devaient se joindre à Cnémus (jonction bien désirable, afin d’empêcher les Acarnanes des côtes de se réunir à ceux de l’intérieur), n’arrivaient point. Elles avaient été contraintes, lors du combat de Stratos, de soutenir un combat contre Phormion et les vingt vaisseaux d’Athènes qui stationnaient à Naupacte. En effet, ce général, voulant les attaquer dans une mer ouverte, les observait au moment où elles longeaient les terres hors du golfe. Or, les Corinthiens et les alliés naviguaient vers l’Acarnanie, beaucoup moins dans l’attente d’un combat naval, que se préparant à une expédition de terre : ils ne croyaient pas que les Athéniens, avec leurs vingt vaisseaux, voulussent se mesurer contre quarante-sept. Cependant, dès qu’ils aperçurent la flotte ennemie voguant contre la leur, qui longeait la côte ; dès que, se dirigeant de Pâtres d’Achaïe vers le continent opposé, sur le littoral de l’Acarnanie, ils eurent vu déboucher de Chalcis et du fleuve Événus cette même flotte qu’ils avaient aperçue à l’entrée de la nuit entrant mystérieusement en rade, dès lors ils furent contrains d’accepter la bataille au milieu du détroit. Chaque république avait ses stratéges qui se préparaient au combat : ceux des Corinthiens étaient Machaon, Isocrate et Agatharchidas.

Les Péloponnésiens disposèrent leurs navires en un cercle le plus étendu possible, sans laisser aucun jour à la faveur duquel on pût enfoncer la ligne, et tenant les proues en dehors, les poupes en dedans. Ils placèrent au centre leurs petits vaisseaux et cinq des meilleurs voiliers, afin qu’ils n’eussent qu’une faible distance à franchir pour sortir de ce centre et se porter sur les points que l’ennemi attaquerait.

Chap. 84. Les vaisseaux athéniens, voguant sur une longue file à la suite l’un de l’autre, tournaient circulairement la flotte ennemie et la resserraient dans un étroit espace, toujours la rasant de près et lui présentant la manœuvre de gens qui vont attaquer. Phormion avait défendu qu’on en vint aux mains avant que lui-même eût donné le signal : il espérait que l’ennemi ne garderait pas l’ordre de bataille d’une armée de terre, mais que les vaisseaux seraient poussés les uns contre les autres et que les petits bâtimens ne manqueraient pas de causer du trouble. Il continuait sa course circulaire, dans l’attente d’un vent qui s’élève d’ordinaire au point du jour, et qui, soufflant du golfe, ne permettrait pas aux ennemis de garder un instant le même ordre. Comme ses vaisseaux manœuvraient beaucoup mieux, il se croyait maître de choisir à son gré le moment de l’attaque, et il pensait que ce devait être celui où le vent viendrait à souffler. Il s’éleva. Déjà la flotte ennemie se voyait resserrée, parce que le vent la tourmentait, et qu’elle se trouvait embarrassée par les petits bâtimens. Tout était en désordre ; les vaisseaux heurtaient les vaisseaux ; on se repoussait à coups d’avirons, on criait, on s’évitait, on s’injuriait : ordres, exhortations des céleustes, rien n’était entendu ; les équipages sans expérience ne pouvaient lever les rames contre les efforts de la mer agitée ; les navires n’obéissaient pas aux manœuvres des pilotes.

Le moment était favorable. Phormion donne le signal. Les Athéniens attaquent, et, pour premier exploit, coulent bas l’un des navires montés par les généraux. Partout où ils s’ouvrent un passage, ils brisent les vaisseaux, et réduisent les ennemis à une telle détresse, qu’aucun d’eux ne songe plus à se défendre : tous s’enfuient vers Pâtres et Dyme d’Achaïe. Les Athéniens poursuivent les vaincus, prennent douze vaisseaux, égorgent la plupart de ceux qui les montaient, naviguent vers Molycrium, élèvent un trophée sur le promontoire de Rhium, consacrent une de leurs prises à Neptune, puis retournent à Naupacte. Les Péloponnésiens, avec ce qui leur restait de bâtimens, se hâtèrent de passer de Dyme et de Pâtres à Cyllène, arsenal maritime des Éléens. Là se rendirent aussi de Leucade, après la bataille de Stratos, Cnémus et les vaisseaux leucadiens qui devaient se joindre à la flotte du Péloponnèse.

Chap. 85. Les Lacédémoniens envoyèrent Timocrate, Brasidas et Lycophron pour servir de conseil à Cnémus dans ses opérations navales. Ils lui ordonnèrent de mieux se préparer à un nouveau combat, et de ne pas souffrir que la mer lui fût interdite par un si petit nombre de vaisseaux. Précisément parce qu’ils s’étaient alors, pour la première fois, éprouvés dans un combat naval, l’issue leur en semblait fort étrange. Ils croyaient devoir l’attribuer moins à leur infériorité dans l’art de la marine qu’à la mollesse de leurs combattans, ne comparant pas à leur inexpérience la longue pratique des Athéniens. Aussi étaient-ils fortement indisposés contre Cnémus, lorsqu’ils envoyèrent près de lui ces commissaires. Ceux-ci, à leur arrivée, ordonnèrent conjointement avec lui aux différentes villes de fournir des vaisseaux, et firent mettre en état de combat ceux dont ils disposaient.

De son côté, Phormion transmet à Athènes la nouvelle de la victoire, et celle des nouveaux préparatifs de l’ennemi. Il demande qu’on lui envoie, sans délai, le plus de bâtimens possible : on devait chaque jour s’attendre à une affaire. On lui expédia vingt vaisseaux, avec ordre à celui qui les conduisait, de passer d’abord en Crète. Un Crétois de Gortyne, nommé Nicias, lié d’hospitalité avec les Athéniens, les engageait à passer à Cydonie, ville ennemie d’Athènes, et qu’il promettait de leur soumettre. Son but était de complaire aux habitans de Polychna, voisins de Cydonie. Il passa en Crète avec les vaisseaux qu’on lui prêtait, et, secondé par les Polychnites, il ravagea le pays des Cydoniates. Tour à tour les vents contraires et le calme lui firent perdre beaucoup de temps.

Chap. 86. La flotte du Péloponnèse, qui séjournait à Cyllène pendant que les Athéniens étaient retenus en Crète, vogua, disposée à combattre, vers Panorme d’Achaïe, où se trouvait rassemblée leur armée de terre. Phormion, de son côté, passa de Naupacte à Rhium de Molycrie, et se tint à l’ancre en dehors du promontoire, avec les vingt vaisseaux qui avaient déjà combattu ; les gens du pays étaient amis des Athéniens. En face de ce promontoire est un autre Rhium, faisant partie du Péloponnèse ; un trajet de sept stades au plus les sépare l’un de l’autre ; c’est l’embouchure du golfe de Crisa. Les Péloponnésiens, après avoir aperçu l’ennemi, abordèrent à ce Rhium de l’Achaïe, peu distant de Panorme : leur armée de terre y était ; ils mirent à l’ancre avec soixante-dix-sept vaisseaux. On resta de part et d’autre à s’observer pendant six à sept jours, occupé d’exercices et des apprêts de la bataille navale. Les Péloponnésiens ne voulaient pas sortir en-dehors des deux Rhium, et s’exposer au large, dans la crainte d’un malheur semblable à celui qu’ils avaient éprouvé ; les Athéniens craignaient de s’engager dans une mer resserrée, s’imaginant qu’un combat naval livré dans un espace étroit serait favorable aux Lacédémoniens. Enfin, Cnémus, Brasidas, et les autres généraux péloponnésiens, voulurent presser le combat avant qu’il pût venir d’Athènes quelque renfort ; ils convoquèrent d’abord les soldats, et les trouvant presque tous effrayés de leur première défaite, ils tachèrent de les rassurer et leur parlèrent ainsi :

Chap. 87. « Ceux de vous, Péloponnésiens, à qui l’issue du dernier combat naval inspire des craintes pour celui qui se prépare, fondent leurs craintes sur de mauvais calculs. Vous le savez vous-mêmes, nous avions contre nous, infériorité dans les préparatifs, une flotte équipée moins pour engager une bataille que pour transporter une armée ; mille contre-temps d’ailleurs dont nous ne devons accuser que la fortune ; peut-être aussi notre inexpérience dans un genre de combat que nous hasardions pour la première fois. Ce n’est donc pas à notre lâcheté qu’il faut imputer nos désavantages. Nos âmes, restées invincibles et trouvant en elles-mêmes leur justification, ne doivent pas se laisser abattre par les atteintes imprévues de l’adversité. Il est dans la destinée des hommes d’être le jouet de la fortune : mais leurs âmes doivent rester toujours les mêmes ; toujours ils doivent se montrer intrépides, comme la raison le commande : avec du courage ils ne prétexteront point leur inexpérience pour se donner, en quelques circonstances, le droit d’agir avec lâcheté. Certes, votre inexpérience ne vous rend pas autant inférieurs à vos ennemis que votre intrépidité vous élève au-dessus d’eux. Leur science, qui vous donne tant de crainte, si elle était accompagnée de courage, pourrait, dans le péril, leur rappeler ce qu’ils ont appris ; ils pourraient alors en faire usage : mais sans la valeur, l’art ne peut rien contre les dangers ; car la peur paralyse la mémoire, et la science sans le courage n’est d’aucun secours.

» À la supériorité de leurs connaissances, opposez la supériorité de la valeur ; à la crainte que vous inspirerait votre défaite, la considération qu’alors vous étiez mal préparés. Vous avez en outre pour vous le grand nombre des vaisseaux, et vous combattrez sur mer, soutenus de vos hoplites et près d’un rivage ami. Or, presque toujours, la victoire se déclare en faveur du plus grand nombre et des meilleurs préparatifs. Il n’existe donc pas un seul motif raisonnable qui puisse nous faire appréhender un mauvais succès. Même les fautes que nous avons commises dans le dernier combat, ajoutées à nos avantages actuels, deviendront pour nous, en nous servant de leçons, de nouvelles ressources. Pilotes, matelots, armez-vous d’une noble audace : remplissez chacun le devoir qui vous est propre, demeurant fermes au poste qui vous sera confié. Nous saurons, aussi bien que vos premiers commandans, vous offrir les occasions de vous distinguer, et nous ne fournirons à personne le prétexte de manquer de courage. Si quelqu’un vient à s’oublier, il subira un juste châtiment ; les braves recevront les récompenses dues à la valeur. »

Chap. 88. Les commandans ranimèrent ainsi le courage des Péloponnésiens. Phormion, ne redoutant pas moins le découragement de ses soldats, et n’ignorant pas qu’ils formaient des rassemblemens et que le nombre des vaisseaux ennemis les épouvantait, crut devoir les encourager, les rassurer, et donner les conseils que semblaient dicter les circonstances. Il avait auparavant l’habitude de leur parler en toute occasion et d’avance ; il avait si bien préparé leurs esprits, qu’il ne pouvait survenir de flotte si formidable qu’ils ne fussent prêts à la combattre. D’ailleurs, depuis long-temps ses soldats avaient conçu d’eux-mêmes une si haute opinion, qu’ils ne croyaient pas que des vaisseaux athéniens pussent reculer devant des vaisseaux du Péloponnèse, quel qu’en fût le nombre. Les voyant cependant consternés à l’aspect des ennemis, il crut devoir les rappeler à leur première valeur. Il les assembla, et leur parla en ces termes :

Chap. 89. « Soldats, je vous vois effrayés de la multitude de vos adversaires : je vous ai convoqués, jugeant trop indigne de vous de redouter ce qui n’a rien de redoutable. D’abord, c’est pour avoir été déjà vaincus, et parce qu’ils se jugent eux-mêmes inférieurs à vous, qu’ils ont équipé tant de vaisseaux, n’osant se mesurer à forces égales. En second lieu, ce motif qui leur donne surtout la confiance de s’avancer, comme si le courage était leur apanage exclusif, quel est-il ? Leur expérience dans les combats de terre. Comme ils la voient ordinairement couronnée par la fortune, ils s’imaginent qu’elle leur procurera les mêmes succès dans un combat de mer. Mais ce motif, s’il existe pour eux dans les guerres sur le continent, quelle force, dans la conjoncture présente, ne doit-il pas avoir en notre faveur ? Car enfin, du côté du courage, ils n’ont certes aucun avantage sur nous. Reste le point où chacun de nous l’emporte ; et ce point-là même où nous excellons rend notre confiance plus raisonnable. C’est à cause de la haute opinion qu’ils ont conçue de vous, que les Lacédémoniens se sont entourés d’alliés qui, pour la plupart, ne vont s’offrir aux dangers que malgré eux. Sans ce renfort, auraient-ils, après une défaite aussi complète, hasardé un second engagement sur mer ? Ne redoutez donc pas leur audace, c’est bien plutôt à vous à leur inspirer une juste crainte, et parce que vous les avez déjà vaincus, et parce qu’ils ne pensent pas que vous les eussiez ainsi attendus, sans la ferme résolution de vous signaler par des prodiges de valeur. Des ennemis qui, comme eux, viennent attaquer avec des forces supérieures, comptent plus sur le nombre que sur leur courage ; mais ceux qui se présentent d’eux-mêmes au combat, quoique inférieurs en nombre, n’osent faire face que parce qu’ils ont pour eux un grand avantage, une noble assurance et une inébranlable fermeté. Nos ennemis le sentent bien aussi : ce que votre conduite a d’extraordinaire les effraie plus que ne feraient des préparatifs proportionnés aux leurs. Souvent une armée plus faible a triomphé d’une armée plus forte, parce que celle-ci manquait ou d’expérience ou de courage ; or, nous ne pouvons être taxés ni d’ignorance, ni de lâcheté. Quant à la bataille, je ne la livrerai pas dans le golfe, si j’en suis le maître : je n’y entrerai même pas ; car je vois que, contre de nombreux vaisseaux mal habiles à la manœuvre, un espace resserré ne convient pas à une petite flotte, qui a dans ses mouvemens plus d’art et de légèreté. Ne voyant pas les ennemis de loin, on ne pourrait ni fondre sur eux à propos, ni faire retraite en cas de détresse. On ne saurait ni rompre la ligne et la traverser, ni revenir sur ses pas ; évolutions qui paraissent propres aux vaisseaux légers. Il faudrait alors changer le combat naval en un combat de terre : or, en ce cas, c’est le nombre qui décide. Autant donc qu’il me sera possible, je préviendrai tous ces inconvéniens. De votre côté, fermeté inébranlable dans vos postes, précision et promptitude dans l’exécution du commandement, ce qui vous sera d’autant plus facile que les attaques se feront à peu de distance. Dans l’action, bon ordre et silence : deux choses utiles dans les opérations de la guerre, et particulièrement dans un combat naval. Défendez-vous avec une valeur digne de vos premiers exploits. Dans le grand combat que vous allez livrer, il s’agit ou d’ôter aux Péloponnésiens tout espoir de posséder jamais une marine, ou de forcer Athènes à trembler pour l’empire de la mer. Je vous rappelle encore une fois que vous avez déjà vaincu ces mêmes ennemis que vous allez combattre : or des vaincus ne trouvent plus dans leurs âmes la même ardeur à braver les mêmes dangers. »

Chap. 90. Phormion encourageait ainsi ses soldats. [De Rhium de Molycrie, où il était,] il ne se dirigeait pas vers le golfe de Crisa et ses étroits abords. Les Péloponnésiens voulurent l’y contraindre. Ils mirent donc à la voile au lever de l’aurore ; et, rangés sur quatre de front, ils voguèrent de l’intérieur du golfe où ils étaient, le long de leur propre territoire, ne s’écartant pas de l’entrée du golfe. Ils marchaient par l’aile droite, dans l’ordre où ils se trouvaient lorsqu’ils étaient à l’ancre : ils avaient composé cette aile droite de vingt vaisseaux des plus légers. Dans le cas où Phormion, croyant que les Péloponnésiens voguent contre Naupacte, s’avancerait [en doublant le Rhium] au secours de cette place, ne pouvant se dégager de leur aile pour regagner le large, il n’échapperait pas à l’attaque dirigée contre lui, et serait facilement enveloppé. Ce qu’ils avaient prévu arriva. Le général athénien, voyant les ennemis appareiller, craignit pour Naupacte sans défense, et crut devoir, quoiqu’à regret, embarquer en hâte ses soldats. Il rasait la côte, et l’infanterie des Messéniens arrivait en même temps [de Naupacte] pour le soutenir. Les Péloponnésiens, voyant la flotte athénienne s’avancer sur une seule ligne, et déjà engagée dans le golfe et près de terre [ce qu’ils souhaitaient ardemment], donnèrent soudain le signal, virèrent de bord et se portèrent contre eux avec toute la vitesse possible. Ils espéraient le s’emparer de la flotte entière ; mais déjà onze vaisseaux plus avancés avaient évité le la ligne des ennemis et leur attaque, et avaient gagné la haute mer ; les Péloponnésiens atteignirent les autres, les poussèrent à la côte dans leur fuite, les firent échouer, tuèrent des Athéniens tout ce qui ne put se sauver à la nage, et remorquèrent quelques vaisseaux abandonnés ; ils en avaient pris un avec tous ceux qui le montaient. Mais bientôt les Messéniens viennent au secours, entrent tout armés dans la mer, montent sur quelques-uns des bâtimens qu’entraînaient déjà les ennemis, combattent du haut des ponts et sauvent ces bâtimens.

Chap. 91. Les Péloponnésiens, vainqueurs de ce côté, puisqu’ils avaient fait échouer des vaisseaux ennemis, se mirent, avec leurs vingt bâtimens légers de l’aile droite, à la poursuite des onze vaisseaux athéniens qui avaient évité l’attaque et gagné la haute mer. Ceux-ci, à l’exception d’un seul, les devancèrent et se réfugièrent dans la rade de Naupacte, rangés en ordre de bataille, la proue tournée contre l’ennemi, à la vue de l’hiéron d’Apollon, et disposés à se défendre, si l’on approchait de terre pour les attaquer. Les Péloponnésiens arrivent. Déjà, comme vainqueurs, ils naviguaient en chantant le péan. Un vaisseau de Leucade, qui seul voguait fort en avant des autres, en joignit un d’Athènes resté seul en arrière. Un vaisseau marchand se trouvait par hasard à l’ancre dans la partie de la rade qui touche à la pleine mer. Le navire athénien l’atteint le premier, le tourne, vient donner contre le vaisseau de Leucade qui le poursuivait, et le submerge.

Les Péloponnésiens, qui ne s’attendaient pas à cet événement, sont effrayés : d’ailleurs poursuivant en désordre et avec cette confiance imprudente qui suit la victoire, plusieurs vaisseaux tenaient les rames basses et s’arrêtaient, voulant attendre le plus grand nombre : parti fort dangereux, l’ennemi n’ayant que peu d’espace à franchir pour venir attaquer. D’autres, faute de connaître la plage, échouaient contre des écueils.

Chap. 92. Ce spectacle anime les Athéniens : un seul céleuste a dit un mot d’encouragement ; ils poussent un cri et fondent sur l’ennemi. Les Péloponnésiens, troublés de leurs fautes et de leur désordre, résistent peu et tournent vers Panorme, d’où ils avaient levé l’ancre. Les Athéniens les poursuivent, se rendent maîtres des vaisseaux les moins éloignés, au nombre de six, reprennent ceux des leurs qui, précédemment, avaient été mis hors de combat et amarrés au rivage, et donnent partout ou la mort ou des fers. Le Lacédémonien Timocrate était sur le vaisseau de Leucade qui fut submergé près du vaisseau de charge ; pendant que le navire coulait bas, il se tua lui-même : le flot poussa son corps au port de Naupacte.

Les Athéniens, au retour de la poursuite, élevèrent un trophée au lieu d’où ils étaient partis pour la victoire, recueillirent les morts et les débris des vaisseaux jetés sur la côte, et rendirent, par un traité, ceux des ennemis. Les Péloponnésiens élevèrent aussi un trophée, comme vainqueurs, pour avoir mis l’ennemi en fuite et fait échouer quelques-uns de ses vaisseaux, et ils consacrèrent, sur le Rhium d’Achaïe, près de leur trophée, le vaisseau qu’ils avaient pris. Mais, craignant qu’il ne survînt quelques renforts envoyés d’Athènes, ils partirent à l’entrée de la nuit, pour retourner chez eux, en traversant le golfe de Crisa et se dirigeant vers Corinthe. Les Athéniens qui venaient de Crète avec vingt vaisseaux, et qui auraient dû se joindre à Phormion avant le combat, abordèrent à Naupacte peu après la retraite des ennemis.

Alors l’été finissait.

Chap. 93. Avant le licenciement de la flotte et le retour des Péloponnésiens, soit à Corinthe, soit dans les divers pays qui bordent le golfe de Crisa, Cnémus, Brasidas, et les autres commandans, voulurent, au commencement de l’hiver, et sur l’avis donné par les Mégariens, faire une tentative sur le Pirée, port d’Athènes. Ce port n’était ni gardé, ni fermé : ce qui ne doit pas étonner, vu la grande supériorité des Athéniens sur mer. Chaque matelot eut ordre de prendre sa rame, la courroie servant à l’attacher, et son coussin ; et de passer par terre de Corinthe à la mer qui regarde Athènes : arrivés en diligence à Mégares, ils tireraient de leur chantier de Nisée quarante vaisseaux qui s’y trouvaient, et vogueraient droit au Pirée. Aucune flotte n’en faisait la garde, et l’on était loin de s’attendre à voir les ennemis aborder à l’improviste. Les Athéniens croyaient bien que jamais on n’oserait faire ouvertement cette tentative, même en s’y préparant à loisir ; et que, si on l’osait, ils ne pourraient manquer de la prévoir.

Aussitôt que conçu, le projet s’exécute. Les matelots, arrivés de nuit, mettent à flot les vaisseaux de Nisée, et voguent, non pas vers le Pirée, comme il avait été résolu (un vent contraire, et la crainte aussi, les en empêchèrent), mais vers celui des promontoires de l’île Salamine qui regarde Mégares. Là étaient un fort et une garde de trois vaisseaux, pour empêcher que rien ne pût ni entrer à Mégares, ni en sortir. Ils attaquèrent le fort, tirèrent à eux les trois vaisseaux vides, surprirent le reste de l’île Salamine et la pillèrent.

Chap. 94. Des feux furent allumés pour annoncer à Athènes l’arrivée de l’ennemi. Jamais, dans cette guerre, on n’avait éprouvé une telle consternation. Dans la ville, on croyait déjà les ennemis au Pirée ; et au Pirée, on croyait que, déjà maîtres de Salamine, ils étaient près d’arriver ; ce qui se fût exécuté sans peine, s’ils eussent agi avec plus de résolution, et si le vent ne les avait pas retenus. Les Athéniens, dès le point du jour, accoururent en masse au Pirée, tirèrent les vaisseaux à flot, les montèrent tumultuairement, cinglèrent sur Salamine, et laissèrent des gens de pied à la garde du Pirée. Les Péloponnésiens, frappés de ces mesures énergiques, accourent à l’île de Salamine, en ravagent une grande partie, prennent les hommes, le butin, les trois vaisseaux de la garnison de Boudore, et retournent en diligence à Nisée. Ils n’étaient pas sans crainte sur leurs propres vaisseaux, depuis long-temps à sec et peut-être faisant eau de toutes parts. Retournés à Mégares, ils firent à pied le chemin de Corinthe. Quant aux Athéniens, ne les ayant pas rencontrés à Salamine, ils revinrent aussi sur leurs pas. Depuis cet événement, ils gardèrent mieux le Pirée, tinrent le port fermé, et prirent les autres précautions nécessaires.

Chap. 95. Dans le même temps, au commencement de l’hiver, l’Odryse Sitalcès, fils de Térès, roi en Thrace, marcha contre Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, et contre les Chalcidiens de l’Épithrace. Il s’agissait de deux promesses dont il voulait tenir l’une et faire exécuter l’autre. Perdiccas, à peine la guerre commencée, concevant des craintes, avait pris envers lui de secrets engagemens s’il le réconciliait avec les Athéniens, et s’il ne remettait pas sur le trône Philippe, son frère et son ennemi, et ces engagemens n’avaient pas été remplis. De son côté, Sitalcès était convenu avec les Athéniens, lorsqu’il était entré dans leur alliance, de mettre fin à la guerre des Chalcidiens. Ce fut ce double motif qui lui fit prendre les armes. Il conduisait avec lui Amyntas, fils de Philippe, qu’il voulait placer sur le trône ; Agnon l’accompagnait en qualité de général. Il emmenait aussi des députés d’Athènes qui se trouvaient pour cette affaire auprès de sa personne ; car les Athéniens devaient se joindre à lui contre les Chalcidiens avec une flotte et une nombreuse armée.

Chap. 96. Sitalcès donc, de chez les Odryses, se met en mouvement, fait une levée d’abord de Thraces-Odryses ses sujets, en-deçà de l’Hémus et du Rhodope jusqu’à la mer [Propontide] qui regarde d’un côté le Pont-Euxin et de l’autre l’Hellespont ; ensuite de Gètes, au nord de l’Hémus, et de tous les autres peuples qui, au midi de l’Ister, habitent principalement les côtes du Pont-Euxin : or ces Gètes et les peuples de cette contrée, voisins des Scythes, dont ils portent le costume et l’armure, sont tous archers à cheval. Il appela ensuite quantité de Thraces montagnards autonomes, armés de coutelas, et connus sous le nom de Diens, habitans pour la plupart du mont Rhodope. Les uns le suivirent par l’appât d’une solde ; les autres, comme volontaires.

Il fit aussi une levée d’Agrianes, de Lééens et d’autres Péoniens soumis à ses lois. C’étaient les derniers peuples de sa domination ; ils confinaient aux Gréens, aux Lééens-Péoniens, et au fleuve Strymon, qui, du mont Scomius, coule à travers le territoire des Gréens et des Lééens. Telles étaient les bornes de son empire du côté des Péoniens, autonomes à partir de là. Du côté des Triballes, pareillement autonomes, les limites de sa domination étaient le pays des Trères et celui des Tilatéens. Ceux-ci habitent le nord du mont Scomius, et s’étendent vers l’occident jusqu’au fleuve Oscius, qui tombe de la même montagne que le Nestus et l’Èbre, montagne déserte, élevée, et qui tient au mont Rhodope.

Chap. 97. Le royaume des Odryses se dirigeait le long de la mer, depuis Abdères jusqu’à la partie du Pont-Euxin où est l’embouchure de l’Ister. En suivant ces côtes, le plus court trajet, sur un vaisseau marchand, avec le vent toujours en poupe, est de quatre journées et d’autant de nuits de navigation ; tandis que, par terre, le plus court chemin d’Abdères à l’Ister est de onze jours pour l’homme qui marche bien.

Telle est l’étendue littorale de ce royaume : quant à son étendue dans l’intérieur des terres, depuis Byzance jusqu’au pays des Lééens et au fleuve Strymon (car c’est dans cette partie que le royaume s’étend le plus loin de la mer dans l’intérieur des terres), elle est de treize jours pour un homme qui marche bien.

La valeur du tribut payé par tous les pays barbares et par les villes helléniques, tel que le recevait Scuthès, qui, successeur de Sitalcès, l’avait considérablement accru, pouvait être de quatre cents talens d’argent, soit qu’il fût payé en or, soit qu’il le fût en argent.

Les présens en or et en argent ne s’élevaient pas à moins, sans compter les étoffes, ou brodées ou non, et autres objets précieux. On faisait ces présens non seulement au roi, mais encore aux Odryses nobles ou le plus en crédit. En effet, chez les Odryses et autres Thraces, les grands ont établi un usage différent de celui des Perses, l’usage de recevoir plutôt que de donner ; et à leurs yeux, il est plus honteux de refuser que d’essuyer soi-même un refus. À l’aide d’un pouvoir sans bornes, ils ont porté si loin leurs extorsions, que rien, à cette cour, ne se fait qu’avec des présens.

Ce royaume est donc devenu très puissant ; car de tous les états d’Europe entre le golfe d’Ionie et le Pont-Euxin, c’est celui qui est parvenu au plus haut point de grandeur par ses revenus et autrès moyens de prospérité. Pour la force militaire et le nombre des troupes, il le cède de beaucoup à celui des Scythes. Nulle puissance en Europe ne peut être comparée à ces derniers, et même il n’est aucune nation de l’Asie qui, prise séparément, fût capable de résister aux Scythes, s’ils étaient tous réunis : mais sous le rapport de la prudence et de l’habileté qu’exigent les diverses circonstances de la vie, ils n’égalent pas les autres peuples.

Chap. 98. Sitalcès, roi d’une si puissante contrée, se disposa donc à la guerre. Ses préparatifs terminés, il se mit en marche contre la Macédoine. Il traversa d’abord ses propres états, ensuite Cercine, montagne déserte, qui sépare les Sintes des Péoniens. Il suivait un chemin qu’il avait frayé lui-même en coupant les forêts, lorsqu’il portait la guerre aux Péoniens.

Dans leur route à travers cette montagne, qui commence où finit l’Odrysie, ses troupes avaient à droite les Péoniens, à gauche les Sintes et les Mædes. Après l’avoir franchie, elles arrivèrent à Dobère, ville de Péonie.

Sitalcès, dans cette marche, ne perdit d’hommes que par maladie : il en recueillit même de nouveaux ; car bien des Thraces autonomes, sans être appelés, le suivirent dans l’espoir du butin. Aussi dit-on que son armée ne montait pas à moins de cent cinquante mille hommes, la plupart fantassins. La cavalerie, où l’on comptait plus d’Odryses que de Gètes, était du tiers environ.

On distinguait parmi les troupes de pied, dont ils étaient l’élite, des guerriers armés de coutelas, peuplade autonome descendue du mont Rhodope. Le reste, multitude mélangée, n’avait de redoutable que le nombre.

Chap. 99. Rassemblées à Dobère, ces troupes se disposèrent à tomber de la haute Macédoine sur la basse, où régnait Perdiccas. On comprend dans la Macédoine les Lyncestes, les Hélimiotes, et d’autres nations de l’intérieur des terres qui leur sont alliées et soumises, et qui cependant ont des rois particuliers. Alexandre, père de Perdiccas, et ses ancêtres, les descendans de Téménus, originaires d’Argos, conquirent les premiers la contrée maritime, qu’on appelle aujourd’hui la Macédoine. Ils commencèrent par vaincre dans un combat et par chasser de la Piérie les Pières, qui dans la suite occupèrent Phagres et d’autres pays au-dessous du mont Pangée, au-delà du Strymon. À présent encore, on appelle golfe Piérique la côte maritime qui est au pied du Pangée. Ces princes repoussèrent aussi de ce qu’on nomme la Bottiée, les Bottiéens, qui confinent maintenant la Chalcidique. Ils conquirent la portion étroite de la Péonie qu’arrose le fleuve Axius, et qui va de l’intérieur des terres jusqu’à Pella et à la mer. Ils ont aussi sous leur puissance, au-delà de l’Axius, jusqu’au Strymon, ce qu’on appelle la Mygdonie, d’où ils ont chassé les Édoniens. Ils ont repoussé du pays nommé Éordie les Éordiens, dont le plus grand nombre a été détruit et dont les faibles restes se sont établis à Physca. Ils ont aussi chassé de l’Almopie les Almopes. Enfin, ces Macédoniens établirent leur puissance sur d’autres nations qui leur sont encore soumises, sur l’Anthémonte, la Crestonie, la Bisaltie, et une grande partie du terrain qui compose la haute Macédoine elle-même. Tous ces différens pays sont compris sous la dénomination commune de Macédoine ; et quand Sitalcès y porta la guerre, Perdiccas, fils d’Alexandre, y régnait.

Chap. 100. Les Macédoniens, hors d’état de résister à l’armée formidable qui s’avançait contre eux, se retirèrent dans les lieux que l’art ou la nature elle-même avait fortifiés : ces lieux de refuge étaient peu nombreux. C’est Archélaüs, fils de Perdiccas, qui, parvenu à la royauté, éleva dans la suite les fortifications qu’on voit dans ce pays. Il aligna les chemins, établit l’ordre dans les différentes parties du gouvernement, régla ce qui concernait la guerre, monta la cavalerie, arma l’infanterie, et fit plus lui seul, pour rendre son royaume florissant, que n’avaient fait les huit souverains ensemble qui l’avaient précédé.

Quant à l’armée des Thraces-Odryses, partie de Dobère, elle fondit d’abord sur les pays qui avaient composé la domination de Philippe, prit de force Idomène, et par accord, Gortynie, Atalante, et quelques autres places. Elles se rendirent par suite de leur inclination pour Amyntas, fils de Philippe, qui se trouvait dans cette armée. Les Thraces assiégèrent sans succès Europus. Ils s’avancèrent ensuite dans la partie de la Macédoine qui est à la gauche de Pella et de Cyrrhus, et ne pénétrèrent pas plus avant sur le territoire de la Bottiée et de la Piérie ; mais ils ravagèrent la Mygdonie, la Crestonie et l’Anthémonte. Les Macédoniens ne songèrent pas même à leur opposer de l’infanterie ; mais, avec un corps de cavalerie que fournirent leurs alliés de l’intérieur, malgré l’infériorité du nombre, ils attaquaient l’armée thrace quand l’occasion semblait favorable. Vaillante et bien cuirassée, partout ou fondait cette cavalerie, nul n’en soutenait le choc. Mais, de toutes parts enveloppée par de nombreux ennemis, le péril auquel elle s’exposait devint si manifeste, qu’elle cessa d’agir enfin, se croyant incapable de résister à des forces tellement supérieures.

Chap. 101. Cependant Sitalcès envoya déclarer à Perdiccas les motifs de son expédition. La flotte des Athéniens n’arrivait pas ; ils avaient douté qu’il se mît en marche, et ne lui avaient fait passer qu’une députation et des présens. Il ne mit donc en mouvement qu’une partie de son armée contre les Chalcidiens et les Bottiéens, les poussa dans leurs forts, et ravagea leur pays. Pendant qu’il y campait, les Thessaliens méridionaux, les Magnètes, les autres sujets de la Thessalie, et même les Hellènes, jusqu’aux Thermopyles, craignirent que cette armée ne vînt les attaquer et se tinrent sur leurs gardes. Les mêmes craintes étaient partagées par les Thraces septentrionaux, habitans des plaines situées au-delà du Strymon ; par les Panéens, les Odomantes, les Droens et les Derséens, peuples autonomes. Sitalcès donna lieu au bruit qui courut parmi les Hellènes ennemis d’Athènes, que ceux qui avaient été attirés par cette république elle-même à titre d’alliés, pourraient bien finir par marcher contre eux : il occupait et ravageait à-la-fois la Chalcidique, la Bottique et la Macédoine. Cependant il ne remplit aucune de ses vues. Son armée manquait de vivres et souffrait beaucoup des rigueurs de l’hiver. Il se laissa persuader par Seuthès, son neveu, fils de Sparadocus, qui jouissait près de lui du plus grand pouvoir, de ne pas différer sa retraite. Perdiccas s’était attaché secrètement Seuthès par la promesse de lui donner sa sœur en mariage avec de grandes richesses. Sitalcès, persuadé par son neveu, regagna donc précipitamment ses états, après avoir tenu la campagne trente jours entiers, dont il avait passé dix dans la Chalcidique. Perdiccas remplit sa promesse, et donna dans la suite sa sœur Stratonice à Seuthès. Telle fut l’expédition de Sitalcès.

Chap. 102. Durant le même hiver, la flotte du Péloponnèse retirée, les Athéniens qui étaient à Naupacte, sous le commandement de Phormion, se dirigèrent, en longeant les côtes, vers Astacus. Ils firent une descente et pénétrèrent dans l’intérieur de l’Acarnanie. Ils avaient quatre cents hoplites athéniens, venus sur la flotte, et autant d’hoplites de Messène. Avec ces forces, ils chassèrent de Stratos, de Coronte et autres endroits, les hommes dont ils soupçonnaient la fidélité ; ils rétablirent à Coronte Cynès, fils de Théolytus ; puis ils remontèrent sur leurs vaisseaux : car ils ne croyaient pas pouvoir attaquer, en hiver, les Éniades, qui furent de tout temps les seuls Acarnanes ennemis d’Athènes. En effet, le fleuve Achéloüs, qui coule du Pinde à travers le pays des Dolopes, des Agraens, des Amphiloques, et la plaine de l’Acarnanie, arrose les murs de Stratos, et, de l’intérieur des terres, se jette dans la mer, en longeant les Éniades, dont il inonde le territoire qui, couvert de marécages, devient en hiver impraticable aux ennemis. La plupart des îles Échinades gissent en face des Éniades, et sont près de l’embouchure de l’Achéloüs. Ce fleuve considérable forme sans cesse de nouvelles alluvions, et plusieurs de ces îles ont été réunies au continent. On croit qu’il ne faudra pas un long espace de temps pour qu’il en soit de même de toutes ; car le cours du fleuve, abondant et rapide, entraîne avec lui beaucoup de limon, et les îles, très rapprochées, se servent l’une à l’autre comme de liens pour arrêter les alluvions. Semées çà et là sans régularité, et se croisant, elles ne laissent aux eaux aucun passage direct vers la mer : d’ailleurs elles sont petites et désertes. On dit qu’Apollon, par un oracle, marqua les Échinades pour retraite à Alcméon, fils d’Amphiaraüs, lorsque ce prince menait une vie errante après le meurtre de sa mère. Le dieu lui avait donné à entendre qu’il ne serait délivré de ses terreurs, qu’après avoir trouvé pour habitation un lieu que n’eût pas encore vu le soleil et qui ne fût pas encore terre quand il avait tué sa mère, parce que son crime avait souillé toute la terre. Alcméon, long-temps incertain, crut enfin découvrir dans cet atterrissement formé par l’Achéloüs, le lieu de refuge que lui avait désigne l’oracle, et il jugea que depuis si long-temps qu’il errait par suite de son parricide, les alluvions du fleuve avaient eu le temps de préparer une habitation suffisante à sa personne. Il s’établit donc aux Éniades et autres lieux qui en dépendent : il y régna, et laissa le nom d’Acarnan, son fils, à cette contrée.

Chap. 103. Telle est la tradition que nous avons reçue touchant Alcméon. Quant aux Athéniens et à Phormion, partis de l’Acarnanie, ils retournèrent à Athènes au commencement du printemps. Ils amenèrent les hommes de condition libre pris dans les batailles navales, qui furent ensuite échangés homme pour homme, et transportèrent aussi les vaisseaux dont ils s’étaient rendus maîtres. Cet hiver finit, et avec lui la troisième année de la guerre que Thucydide a écrite.