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Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre II

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Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 399-439).

LIVRE DEUXIÈME.

CHAPITRE PREMIER.


Récapitulation du livre précédent. — Mort d’Amilcar ; Asdrubal lui succède dans le commandement des armées. — Siége de Mydionie par les Étoliens. — Combat entre les Étoliens et les Illyriens. — Puissance de la fortune. Mort d’Agron, roi des Illyriens. — Teuta sa femme lui succède. — Phénice livrée par les Gaulois aux Illyriens, et remise en liberté par les Étoliens et les Achéens. — Imprudence des Épirotes.


On a vu, dans le livre précédent, en quel temps les Romains, après s’être établis dans l’Italie, pensèrent à établir leurs conquêtes au dehors ; comment ils passèrent en Sicile, et pourquoi ils eurent, au sujet de cette île, la guerre avec les Carthaginois ; et comment ils commencèrent à se faire des armées navales, et ce qui se passa dans ces deux états pendant tout le cours de cette guerre, qui chassa les Carthaginois de la Sicile et la soumit toute aux Romains, à l’exception du pays qui obéissait à Hiéron. On a vu encore comment s’est allumée la guerre entre les troupes étrangères et la république de Carthage ; jusqu’où les premiers ont porté leurs excès, et ce qu’ont produit les différens événemens de cette horrible révolte jusqu’à la victoire, qui extermina la plupart des séditieux et fit rentrer les autres dans leur devoir. Passons maintenant à ce qui s’est fait ensuite, sans nous écarter de la brièveté que nous nous sommes d’abord proposée.

La guerre d’Afrique terminée, les Carthaginois envoyèrent en Espagne une armée sous la conduite d’Amilcar. Celui-ci partit avec Annibal son fils, âgé pour lors de neuf ans, traversa le détroit formé par les colonnes d’Hercule, et rétablit dans l’Espagne les affaires de sa république. Pendant neuf ans qu’il resta dans ce pays, il soumit à Carthage un grand nombre de peuples, les uns par les armes, les autres par les négociations ; enfin il finit ses jours d’une manière digne de ses premiers exploits, les armes à la main et sur un champ de bataille, où, ayant en tête une armée très-nombreuse et très-aguerrie, il fit des prodiges de courage et de valeur. Les Carthaginois donnèrent ensuite le commandement à Asdrubal, parent d’Amilcar, et commandant des galères.

Ce fut vers ce temps-là que les Romains passèrent pour la première fois dans l’Illyrie. Cette expédition doit être considérée avec soin, si l’on veut entrer dans notre projet et connaître bien les progrès et l’établissement de la domination des Romains. Voici donc pourquoi ils prirent cette résolution : Agron, roi d’Illyrie, et fils de Pleurate, avait sur terre et sur mer de plus grandes armées qu’eussent jamais eues ses prédécesseurs. À force d’argent, Demetrius, père de Philippe, avait gagné sur ce roi qu’il porterait du secours aux Mydioniens, que les Étoliens assiégeaient pour se venger de ce qu’ils avaient refusé de les associer à leur république. Pour cela, ils avaient levé une puissante armée, et, s’étant allés camper tout autour de la ville, ils employèrent pour la réduire toutes sortes de machines. Déjà Mydionie était aux dernières extrémités, et les assiégés semblaient chaque jour devoir se rendre, lorsque le préteur des Étoliens, voyant son temps prêt à expirer, dit à ses troupes, qu’ayant essuyé toutes les fatigues et tous les périls du siége, il était en droit de demander qu’après que la ville serait emportée, on lui confiât le soin du butin, et qu’on lui accordât l’inscription des armes. Quelques-uns, mais surtout ceux qui aspiraient à la même distinction, se récrièrent sur cette demande, et détournèrent les soldats de rien décider là-dessus avant que la fortune fît connaître à qui cette faveur serait due. Il fut cependant réglé que le nouveau préteur, qui prendrait la ville, partagerait avec son prédécesseur le soin du butin et l’inscription des armes

Le lendemain de cette décision, jour auquel le nouveau préteur devait être élu et entrer en charge, selon la coutume des Étoliens, arrivent, pendant la nuit, proche de Mydionie, cent bâtimens portant cinq mille Illyriens, qui, débarquant sans bruit au point du jour, et s’étant rangés en bataille à leur manière, s’en vont, partagés en petites colonnes, droit au camp des Étoliens. Ceux-ci furent d’abord frappés d’une descente si subite et si hardie ; mais ils ne rabattirent pour cela rien de leur ancienne fierté : ils comptaient sur le nombre et la valeur de leurs troupes, et firent bonne contenance. Ce qu’ils avaient d’infanterie pesamment armée et de cavalerie (et ils avaient beaucoup de l’une et de l’autre), ils le mirent en bataille dans la plaine à la tête du camp. Il y avait là quelques postes élevés et avantageux ; ils les firent occuper par une partie de la cavalerie et des soldats armés à la légère. Mais ceux-ci ne purent tenir contre les Illyriens, qui, au premier choc, les accablèrent de leur nombre et de leur pesanteur, et menèrent battant la cavalerie jusqu’aux soldats pesamment armés des Étoliens. Fondant ensuite des hauteurs sur les troupes rangées dans la plaine, ils les renversèrent avec d’autant plus de facilité, que les Mydioniens firent en même temps sur elles une vigoureuse sortie. Il en resta une grande partie sur le champ de bataille ; mais on fit un plus grand nombre de prisonniers, et on se rendit maître des armes et de tout le bagage. Les Illyriens, après avoir exécuté l’ordre de leur roi, chargèrent le butin sur leurs bâtimens, et reprirent la route de leur pays. Ainsi fut sauvée Mydionie, lorsqu’elle s’y attendait le moins.

On convoqua ensuite une assemblée des citoyens, où l’on discuta, entre autres choses, l’affaire de l’inscription des armes, et on y régla que l’on suivrait la loi que les Étoliens venaient d’établir, en sorte que l’inscription des armes serait commune et au préteur qui était actuellement en charge, et à ceux qui le seraient dans la suite. La fortune montre bien ici quel est son pouvoir sur les choses humaines, en favorisant tellement les Mydioniens, qu’ils couvrent leurs ennemis de la même infamie dont ils s’attendaient à être eux-mêmes couverts ; et la défaite inopinée des Étoliens nous apprend que l’on ne doit pas délibérer sur l’avenir, comme s’il était déjà présent ; qu’il ne faut point compter par avance sur des choses qui peuvent encore changer, et qu’étant hommes, nous devons, en toute occasion, mais surtout dans la guerre, nous attendre à quelque événement que nous n’aurons pu prévoir.

Au retour de la flotte, Agron, s’étant fait faire, par les chefs, le récit du combat, fut dans une joie extrême d’avoir rabaissé la fierté des Étoliens : mais s’étant adonné au vin et à d’autres plaisirs semblables, il y gagna une pleurésie qui le mit en peu de jours au tombeau.

Le royaume passa entre les mains de Teuta sa femme, qui confia à ses amis l’administration des affaires. Cette reine, suivant les habitudes de légèreté de son sexe, ne pensait qu’à la victoire que ses sujets venaient de remporter. Sans égard pour les états voisins, elle permit d’abord à ses sujets de se livrer à la piraterie. Ensuite, ayant équipé une flotte, et levé une armée aussi nombreuse que la première, elle exerça de côté et d’autre, par ses généraux, toutes sortes d’hostilités.

Les Éléens et les Messéniens furent les premiers à s’en ressentir. Jamais ces deux pays n’étaient en repos ni en sûreté contre les Illyriens, parce que, la côte étant fort étendue, et les villes dont ils dépendent, bien avant dans les terres, les secours qu’ils en pouvaient tirer étaient trop faibles et trop lents pour empêcher la descente des Illyriens, qui par cette raison fondaient sur eux sans crainte, et mettaient tout au pillage. Ils avaient poussé un jour jusqu’à Phénice, ville d’Épire, pour y chercher des vivres. Là, s’abouchant avec des Gaulois qui y étaient en garnison, à la solde des Épirotes, au nombre d’environ huit cents, ils prirent avec eux des mesures pour se rendre maîtres de la ville. Les Gaulois donnent les mains au complot ; les Illyriens font une descente, emportent la ville d’assaut, et s’emparent de tout ce qu’ils y trouvent. À cette nouvelle les Épirotes se mettent sous les armes. Arrivés à Phénice, ils campent devant la ville, ayant devant eux la rivière, et pour être plus en sûreté ils enlèvent les planches du pont qui était dessus. Sur l’avis qu’ils reçoivent ensuite que Skerdilaïde arrivait par terre à la tête de cinq mille Illyriens, qu’il faisait filer par les détroits qui sont proches d’Antigonée, ils envoient un détachement à la garde de cette ville, et du reste se tranquillisent, font bonne chère aux dépens du pays, et ne s’embarrassent pas du service du camp. Les Illyriens, avertis que les Épirotes avaient divisé leurs forces et que le service se faisait avec nonchalance, partent de nuit, jettent des planches sur le pont, passent dessus, puis, s’emparant d’un poste avantageux, ils demeurent là jusqu’au jour. Alors on se met de part et d’autre en bataille devant la ville. Les Épirotes sont défaits. On en tua un grand nombre ; beaucoup plus furent faits prisonniers ; le reste se sauva chez les Atintaniens.

Après cette défaite, ne voyant plus chez eux-mêmes de quoi se soutenir, ils députèrent aux Étoliens et aux Achéens pour les supplier de venir à leurs secours. Ces peuples touchés de compassion se mettent en marche, et vont à Hélicrane ; là se rendent aussi les Illyriens qu’avait amenés Skerdilaïde, et qui s’étaient emparés de Phénice. Ils se postent auprès des Étoliens et des Achéens, dans le dessein de leur donner bataille. Mais outre que le terrain était désavantageux, ils reçurent de Teuta des lettres qui les obligeaient de revenir incessamment dans l’Illyrie, parce qu’une partie de ce royaume s’était tournée du côté des Dardaniens. Ainsi, après avoir ravagé l’Épire, ils firent une trêve avec les Épirotes ; leur rendirent, avec la ville de Phénice, ce qu’ils avaient pris sur eux d’hommes libres, pour une somme d’argent ; et ayant chargé sur des barques les esclaves et le reste de leur bagage, les uns se mirent en mer, les autres, que Skerdilaïde avait amenés, s’en retournèrent à pied par les défilés d’Antigonée. Cette expédition répandit une extrême frayeur parmi les Grecs qui habitaient le long de la côte. Auparavant ils craignaient pour leurs campagnes ; mais depuis que Phénice, la ville de toute l’Épire la plus forte et la plus puissante, avait passé sous d’autres lois d’une façon si extraordinaire, ils crurent qu’il n’y avait plus de sûreté ni pour eux-mêmes ni pour leurs villes.

Les Épirotes remis en liberté, loin de se venger des Illyriens, ou de marquer leur reconnaissance aux états qui les avaient secourus, envoyèrent des ambassadeurs à Teuta, et de concert avec les Acarnaniens, firent alliance avec cette reine, alliance en vertu de laquelle ils prirent dans la suite les intérêts des Illyriens contre les deux peuples qui les en avaient délivrés ; aussi grossièrement ingrats à l’égard de leurs bienfaiteurs qu’ils avaient auparavant été peu habiles à se conserver Phénice ! Que nous tombions quelquefois dans des malheurs que nous n’avons pu ni prévoir ni éviter, c’est une suite de l’humanité ; nous n’en sommes pas responsables ; on en rejette la faute ou sur la fortune, ou sur quelque trahison ; mais quand le péril est évident et que l’on n’y tombe que faute de jugement et de prudence, alors on ne doit s’en prendre qu’à soi-même. Un revers de fortune attendrit, est excusé, attire du secours ; une sottise, une grossière imprudence, ne méritent de la part des gens sages que de l’indignation et des reproches. C’est aussi la justice que les Grecs rendirent aux Épirotes. Sachant que les Gaulois passaient communément pour suspects, pouvaient-ils sans témérité leur confier en garde une ville riche, puissante et qui par mille endroits excitait leur cupidité ? Pourquoi ne se pas défier d’un corps de troupes chassé de son pays par sa propre nation, pour les perfidies qu’ils avaient faites à leurs amis et leurs parens, dont plus de trois mille hommes, reçus ensuite par les Carthaginois qui étaient alors en guerre, avaient pris occasion d’un soulèvement des soldats contre les chefs au sujet de la solde, pour piller Agrigente, où ils avaient été mis pour la garder ; qui jetés ensuite dans Éryce pour la défendre contre les Romains qui l’assiégeaient, après avoir inutilement tenté de la leur livrer par trahison, s’étaient venus rendre dans leur camp ; qui, jetés ensuite dans Éryce sur leur bonne foi par les Romains, avaient pillé le temple de Vénus Érycine ; qui enfin aussitôt après la guerre de Sicile, connus par les Romains pour des traîtres et des perfides, avaient été dépouillés de leurs armes, mis sur des vaisseaux et chassés de toute l’Italie ? Après cela était-il de la prudence, de confier à des gens de cette trempe la garde d’une république et d’une ville très-puissante ? Et les Épirotes ne furent-ils pas bien les artisans de leurs malheurs ? cette imprudence valait la peine d’être remarquée ; elle apprendra qu’en bonne politique, il ne faut jamais introduire une trop forte garnison, surtout lorsqu’elle est composée d’étrangers et de Barbares.




CHAPITRE II.


Plaintes portées au sénat romain contre les Illyriens. — Succès de l’ambassade envoyée de sa part à Teuta, leur reine. — Les Illyriens entrent par surprise dans Épidamne, et en sont chassés. — Combat naval auprès de Paxès, et prise de Corcyre pas les Illyriens. — Descente des Romains dans l’Illyrie. — Exploits de Fulvius, et de Posthumius, consuls romains. — Traité de paix entre eux et la reine.


Long-temps avant la prise de Phénice, les Illyriens avaient assez souvent inquiété ceux qui par mer venaient d’Italie. Mais pendant leur séjour dans cette ville, il s’en détacha de la flotte plusieurs, qui courant sus aux marchands, pillaient, tuaient et emmenaient des prisonniers. D’abord le sénat ne fit pas grand compte des plaintes qu’on lui portait contre ces pirates ; mais alors, ces plaintes devenant plus fréquentes, il envoya en Illyrie Caïus et Lucius Coruncanius pour s’assurer des faits. Quand Teuta vit, au retour de ses vaisseaux, le nombre et la beauté des effets qu’ils avaient apportés de Phénice, ville alors la plus riche et la plus florissante de l’Épire, cela ne fit que redoubler la passion qu’elle avait de s’enrichir des dépouilles des Grecs. Les troubles intestins dont son propre royaume était agité, la retinrent un peu de temps ; mais dès qu’elle eut ramené à leur devoir ceux de ses sujets qui s’étaient révoltés, elle mit le siége devant Issa, la seule ville qui refusât de la reconnaître.

Ce fut alors qu’arrivèrent les ambassadeurs romains. Dans l’audience qu’on leur donna, ils se plaignirent des torts que leurs marchands avaient soufferts de la part des corsaires illyriens. La reine les laissa parler sans les interrompre, affectant des airs de hauteur et de fierté. Quand ils eurent fini, sa réponse fut : qu’elle tâcherait d’empêcher que leur république n’eût dans la suite sujet de se plaindre de son royaume en général ; mais que ce n’était pas la coutume des rois d’Illyrie de défendre à leurs sujets d’aller en course pour leur utilité particulière. À ce mot le feu monte à la tête au plus jeune des ambassadeurs, et avec une liberté à qui il ne manquait que d’avoir été prise à propos : « Chez nous, madame, dit-il, une de nos plus belles coutumes, c’est de venger en commun les torts faits aux particuliers ; et nous ferons, s’il plaît aux dieux, en sorte que vous vous portiez bientôt de vous-même à réformer les coutumes des rois illyriens. » La reine prit cette réponse en femme, c’est-à-dire en très-mauvaise part. Elle en fut tellement irritée, que, sans égard pour le droit des gens, elle fit poursuivre les ambassadeurs et tuer celui qui l’avait offensée. Là-dessus les Romains font des préparatifs de guerre, lèvent des troupes et équipent une flotte.

Au commencement du printemps, Teuta, ayant fait construire un plus grand nombre de bâtimens qu’auparavant, envoya encore porter la destruction dans la Grèce. Une partie passa à Corcyre, les autres allèrent mouiller à Épidamne, sous prétexte d’y prendre de l’eau et des vivres, mais en fait, dans le dessein de surprendre la ville. Les Épidamniens les laissèrent entrer imprudemment et sans précaution ; ils abordent les habits relevés, un pot dans la main comme pour prendre de l’eau, et un poignard dans le pot. Ils égorgent la garde de la porte, et se rendent bientôt maîtres de l’entrée. Alors des renforts accoururent promptement de leurs vaisseaux, selon le projet qui avait été pris, et avec ces nouvelles forces il leur fut aisé de s’emparer de la plus grande partie des murailles. Mais les habitans, quoique pris à l’improviste, se défendirent avec tant de vigueur, que les Illyriens, après avoir long-temps disputé le terrain, furent obligés de se retirer. La négligence des Épidamniens, dans cette occasion, pensa leur coûter leur propre patrie ; leur courage, en les tirant du danger, leur apprit à être plus vigilans et plus attentifs à l’avenir.

Les Illyriens repoussés mirent aussitôt à la voile, et ayant joint ceux qui les devançaient, ils cinglèrent droit à Corcyre, y firent une descente, et entreprirent d’assiéger cette ville. L’épouvante fut grande parmi les citoyens, qui, ne se croyant pas en état de résister et de se soutenir par eux-mêmes, envoyèrent implorer l’assistance des Achéens et des Étoliens. Il s’y trouva en même temps des ambassadeurs de la part des Apolloniates et des Épidamniens, qui priaient instamment qu’on les secourût, et qu’on ne souffrît point qu’ils fussent chassés de leur pays par les Illyriens. Ces demandes furent favorablement écoutées : les Achéens avaient sept vaisseaux de guerre ; on les équipa de tout point, et l’on se mit en mer. On comptait bien faire lever le siége de Corcyre ; mais les Illyriens ayant reçu des Acarniens sept vaisseaux, en vertu de l’alliance qu’ils avaient faite avec eux, vinrent au-devant des Achéens et leur livrèrent bataille auprès de Paxos. Les Acarnaniens avaient en tête les Achéens, et de ce côté-là le combat fut égal ; on se retira de part et d’autre sans s’être fait d’autre mal que quelques blessures. Pour les Illyriens, ayant lié leurs vaisseaux quatre à quatre, ils approchèrent des ennemis. D’abord il ne semblait pas qu’ils se souciassent fort de se défendre. Ils prêtaient même le flanc, comme pour aider aux ennemis à les battre. Mais quand on se fut joint, l’embarras des ennemis ne fut pas médiocre, accrochés qu’ils étaient par ces vaisseaux liés ensemble et suspendus aux éperons des leurs. Alors les Illyriens sautent dessus les ponts des Achéens, et les accablent de leur grand nombre. Ils prirent quatre galères à quatre rangs, et en coulèrent à fond une de cinq rangs avec tout l’équipage. Sur celle-ci était un Cérynien nommé Marcus, qui, jusqu’à cette fatale journée, s’était acquitté envers la république de tous les devoirs d’un excellent citoyen. Ceux qui avaient eu affaire aux Acarnaniens, voyant que les Illyriens avaient le dessus, cherchèrent leur salut dans la légèreté de leurs vaisseaux, et poussés par un vent frais, arrivèrent chez eux sans courir de risque. Cette victoire enfla beaucoup le courage des Illyriens ; mais autant elle leur donna de facilité à continuer le siége de Corcyre, autant elle ôta aux assiégés toute espérance de le soutenir avec succès. Ils tinrent ferme quelques jours, mais enfin ils s’accommodèrent et reçurent garnison, et avec cette garnison Démétrius de Pharès. Après quoi les Illyriens retournèrent à Épidamne, et en reprirent le siége.

C’était alors à Rome le temps d’élire les consuls. Caïus Fulvius, ayant été choisi, eut le commandement de l’armée navale, qui était de deux cents vaisseaux ; et Aulus Posthumius, son collègue, celui de l’arme de terre. Caïus voulait d’abord cingler droit à Corcyre, croyant y arriver à temps pour donner du secours ; mais quoique la ville se fût rendue, il ne laissa pas de suivre son premier dessein, tant pour connaître au juste ce qui s’y était passé, que pour s’assurer de ce qui avait été mandé à Rome par Démétrius, qui, ayant été desservi auprès de Teuta, et craignant son ressentiment, avait fait dire aux Romains qu’il leur livrerait Corcyre et tout ce qui était en sa disposition.

Les Romains débarquent dans l’île, et y sont bien reçus. De l’avis de Démétrius, on leur abandonne la garnison illyrienne, et on se rend à eux à discrétion, dans la pensée que c’était l’unique moyen de se mettre à couvert pour toujours des insultes des Illyriens. De Corcyre, Caïus fait voile vers Apollonie, emmenant avec lui Démétrius, pour exécuter d’après ses avis tout ce qui lui restait à faire. En même temps Posthumius part de Brindes, et traverse la mer avec son armée de terre, composée de vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux. À peine les deux consuls paraissent ensemble devant Apollonie, que les habitans les reçoivent à bras ouverts, et se rangent sous leurs lois. De là, sur la nouvelle que les Illyriens assiégeaient Épidamne, ils prennent la route de cette ville, et, au bruit qu’ils approchent, les Illyriens lèvent tumultueusement le siége, et prennent la fuite. Les Épidamniens une fois pris sous leur protection, ils pénètrent dans l’Illyrie, et rangent à la raison les Ardyéens. Là se trouvent des députés de plusieurs peuples, entre autres des Partheniens et des Atintaniens qui les reconnaissent pour leurs maîtres. Ensuite ils marchent à Issa, qui était aussi assiégée par les Illyriens, font lever le siége, et reçoivent les Isséens dans leur alliance. Le long de la côte ils emportèrent d’assaut quelques villes d’Illyrie ; entre autres Nytrie, où ils perdirent beaucoup de soldats, quelques tribuns et le questeur. Ils y prirent vingt brigantins qui emportaient du pays un gros butin. Des assiégeans d’Isse, les uns, en considération de Démétrius, furent ménagés, et demeurèrent dans l’île de Pharos ; tous les autres furent dispersés, et se retirèrent à Arbon. Pour Teuta, elle se sauva avec un très-petit nombre des siens à Rizon, petite place propre à la mettre en sûreté, éloignée de la mer, sur la rivière qui porte le même nom que la ville.

Les Romains ayant ainsi augmenté dans l’Illyrie le nombre des sujets de Démétrius, et étendu plus loin sa domination, se retirèrent à Épidamne avec leur flotte et leur armée de terre. Caïus ramena à Rome la plus grande partie des deux armées, et Posthumius, ayant ramassé quarante vaisseaux, et levé une armée sur plusieurs villes des environs, prit là ses quartiers d’hiver pour pouvoir protéger les Ardyéens et les autres peuples qui s’étaient mis sous la sauvegarde des Romains.

Le printemps venu, il vint à Rome des ambassadeurs de la part de Teuta, lesquels, au nom de leur maîtresse, proposèrent ces conditions de paix : « quelle paierait le tribut qui lui avait été imposé ; qu’à l’exception de peu de places, elle céderait toute l’Illyrie et ce qui était de plus d’importance, surtout par rapport aux Grecs, qu’au-delà du Lisse, elle ne pourrait mettre sur mer que deux brigantins sans armes. » Ces conditions acceptées, Posthumius envoya des députés chez les Étoliens et les Achéens qui leur firent connaître pourquoi les Romains avaient entrepris cette guerre et passé dans l’Illyrie. Ils racontèrent ce qui s’y était fait, ils lurent le traité de paix conclu avec les Illyriens, et retournèrent ensuite à Corcyre, très-contens du bon accueil qu’on leur avait fait chez ces deux nations. En effet, ce traité dont ils avaient apporté la nouvelle, délivrait les Grecs d’une grande crainte ; car ce n’était pas seulement contre quelques parties de la Grèce que les Illyriens se déclaraient ; ils étaient ennemis de toute la Grèce. Tel fut le premier passage des armées romaines dans l’Illyrie, et la première alliance qui se fit par ambassades entre les Grecs et le peuple romain. Depuis ce temps-là il y eut encore des ambassadeurs envoyés de Rome à Corinthe et à Athènes, et ce fut alors pour la première fois que les Corinthiens reçurent les Romains dans les combats isthmiques. Revenons maintenant aux affaires d’Espagne que nous avons laissées.




CHAPITRE III.


Construction de Carthage-la-Neuve par Asdrubal. — Traité des Romains avec ce grand capitaine. — Abrégé de l’histoire des Gaulois. — Description de la partie de l’Italie qu’ils occupaient.


Asdrubal, revêtu du commandement des armées, se fit beaucoup d’honneur dans cette dignité par son intelligence et par sa conduite. Entre les services qu’il rendit à l’état, un des plus importans, et qui contribua le plus à étendre la puissance de sa république, fut la construction d’une ville, que quelques-uns appellent Carthage, et les autres Ville-Neuve ; ville dans la situation la plus heureuse, soit pour les affaires d’Espagne, soit pour celles de l’Afrique. Nous aurons ailleurs une occasion plus favorable de décrire cette situation et les avantages que ces deux pays en peuvent tirer. Les grandes conquêtes qu’Asdrubal avait déjà faites, et le degré de puissance où il était parvenu, firent prendre aux Romains la résolution de penser sérieusement à ce qui se passait en Espagne. Ils se trouvèrent coupables de s’être endormis sur l’accroissement de la domination des Carthaginois, et songèrent tout de bon à réparer cette faute.

Ils n’osèrent pourtant alors ni leur prescrire des lois trop dures, ni prendre les armes contre eux ; ils avaient assez à faire de se tenir en garde contre les Gaulois, dont ils étaient menacés, et que l’on attendait presque de jour en jour. Il leur parut qu’il était plus à propos d’user de douceur avec Asdrubal, jusqu’à ce que par une bataille ils se fussent débarrassés des Gaulois, ennemis qui n’épiaient que l’occasion de leur nuire, et dont il fallait nécessairement qu’ils se défissent, non-seulement pour se rendre maîtres de l’Italie, mais encore pour demeurer paisibles dans leur propre patrie. Ils envoyèrent donc des ambassadeurs à Asdrubal, et dans le traité qu’ils firent avec lui, sans faire mention du reste de l’Espagne, ils exigeaient seulement qu’il ne portât pas la guerre au-delà de l’Èbre : ces conditions acceptées, ils tournèrent toutes leurs forces contre les Gaulois.

À propos de ce peuple, nous ne ferons pas mal d’en donner ici l’histoire en raccourci, et de la reprendre au temps où il s’était emparé d’une partie de l’Italie : le dessein que je me suis proposé dans mes deux premiers livres, réclame cette esquisse. D’ailleurs, outre que cette histoire est digne d’être connue et transmise à la postérité, elle est encore nécessaire pour connaître quel pays Annibal eut la hardiesse de traverser, et à quels peuples il osa se fier, lorsqu’il forma le projet de renverser l’empire romain. Mais montrons d’abord quel est, et comment est situé, par rapport au reste de l’Italie, le terrain que les Gaulois occupaient ; cette description aidera beaucoup à faire concevoir ce qu’il y aura de remarquable dans les actions qui s’y sont passées.

Toute l’Italie forme un triangle, dont l’un des côtés, qui est à l’orient, est terminé par la mer d’Ionie et le golfe Adriatique qui lui est adjacent, et l’autre, qui est au midi et à l’occident, par la mer de Sicile et celle de Tyrrhénie. Ces deux côtés, se joignant ensemble, font la pointe du triangle, et cette pointe, c’est ce promontoire d’Italie qu’on appelle Cocinthe, et qui sépare la mer d’Ionie de celle de Sicile. Au troisième côté, qui regarde le septentrion et le milieu des terres, sont les Alpes, chaîne de montagne qui, depuis Marseille et les lieux qui sont au-dessus de la mer de Sardaigne, s’étend sans interruption jusqu’à l’extrémité de la mer Adriatique, à l’exception d’un petit terrain où elles finissent, avant que de se joindre à cette mer. C’est du pied de ces montagnes, qui doivent être regardées comme la hase du triangle, et du côté du midi, que commencent ces plaines dont nous avons à parler, plaines situées dans la partie septentrionale de l’Italie, et qui par leur fertilité et leur étendue surpassent tout ce que l’histoire nous a jamais appris d’aucun pays de l’Europe. Elles sont aussi en forme de triangle. La jonction des Apennins et des Alpes auprès de la mer de Sardaigne, au dessus de Marseille, fait la pointe du triangle. Les Alpes bornent le côté du septentrion à la longueur de 2 200 stades, et au midi sont les Apennins qui s’étendent à 3 600. La base de ce triangle est la côte du golfe Adriatique, et cette côte, qui s’étend depuis Sène jusqu’à l’extrémité du golfe, est longue de plus de 2 500 stades, en sorte que ces plaines ne renferment guère moins de 10 000 stades dans leur circonférence.

Pour la fertilité du pays, il n’est pas facile de l’exprimer. On y recueille une si grande abondance de grains, que nous avons vu le médemne de froment, mesure de Sicile, à quatre oboles, et le médemne d’orge à deux. Le métrète de vin s’y donne pour une égale mesure d’orge. Le mil et le panis y croissent à foison ; les chênes répandus çà et là fournissent une si grande quantité de glands, que, quoiqu’en Italie on tue beaucoup de porcs, tant pour la vie ordinaire que pour les provisions de guerre, cependant la plus grande partie se tire de ces plaines. Enfin les besoins de la vie y sont à si bon marché, que les voyageurs, dans les hôtelleries, ne demandent pas ce que leur coûtera chaque chose en particulier, mais combien il en coûte par tête ; et ils en sont souvent quittes pour un semisse, qui ne fait que la quatrième partie d’une obole ; rarement il en coûte davantage, quoiqu’on y donne suffisamment tout ce qui y est nécessaire. Je ne dis rien du nombre d’hommes dont ce pays est peuplé, ni de la grandeur et de la beauté de leur corps, ni de leur courage dans les actions de la guerre ; on en doit juger par ce qu’ils ont fait. Les deux côtés des Alpes, dont l’un regarde le Rhône et le septentrion, et l’autre les campagnes dont nous venons de parler, ces deux côtés, dis-je, sont habités, le premier par les Gaulois transalpins, et le second par les Taurisques, les Agones et plusieurs autres sortes de Barbares. Ces Transalpins ne sont point une nation différente des Gaulois ; ils ne sont ainsi appelés, que parce qu’ils demeurent au-delà des Alpes. Au reste, quand je dis que ces deux côtés sont habités, je ne parle que des lieux bas et des douces collines, car pour les sommets de ces montagnes, personne, jusqu’à présent, n’y a fixé son habitation ; la difficulté d’y monter, et les neiges dont ils sont toujours couverts, les rendent inhabitables. Tout le pays, depuis le commencement de l’Apennin, au dessus de Marseille, et sa jonction avec les Alpes, tant du côté de la mer de Tyrrhénie jusqu’à Pise, qui est la première ville de l’Étrurie au couchant, que du côté des plaines jusqu’aux Arretins, tout ce pays, dis-je, est habité par les Liguriens ; au delà sont les Tyrrhéniens, et après eux les Umbriens, qui occupent les deux versans de l’Apennin, après lesquels cette chaîne de montagnes, qui est éloignée de la mer Adriatique d’environ 500 stades, se courbant vers la droite, quitte les plaines, et, traversant par le milieu tout le reste de l’Italie, va gagner la mer de Sicile. Ces plaines, dont l’Apennin s’écarte, s’étendent jusqu’à la mer et à la ville de Sène.

Le Pô, que les poètes ont tant célébré sous le nom d’Éridan, prend sa source dans les Alpes, à la pointe du dernier triangle dont nous avons parlé ; il prend d’abord son cours vers le midi, et se répand dans les plaines ; mais à peine y est-il entré, qu’il se détourne du côté du levant, et va, par deux embouchures, se jeter dans la mer Adriatique. Il se partage dans la plaine, mais de telle sorte, que le bras le plus gros est celui qui coule vers les Alpes et la mer Adriatique. Il roule autant d’eau qu’aucune autre rivière d’Italie, parce que tout ce qui sort d’eau des Alpes et des Apennins, du côté des plaines, tombe dans son lit, qui est fort large et fort beau, surtout lorsqu’au retour de la belle saison, il est rempli par les neiges fondues qui s’écoulent des montagnes dont nous parlions tout à l’heure. On remonte ce fleuve sur des vaisseaux, par l’embouchure nommée Olana, depuis la mer jusqu’à l’espace d’environ 2 000 stades. Au sortir de sa source, il n’a qu’un lit, et le conserve jusque chez les Trigaboles, où il se divise en deux. L’embouchure de l’un s’appelle Padoa, et celle de l’autre Olana, où est un port qui, pour la sûreté de ceux qui y abordent, ne le cède à aucun autre de la mer Adriatique. Ce fleuve est appelé, par les gens du pays, Bodencus.

On me dispensera bien de discuter ici tout ce que les Grecs racontent de ce fleuve, l’affaire de Phaéton et sa chute, les larmes des peupliers, la nation noire qui habite le long du fleuve, et qui porte encore le deuil de Phaéton, et en un mot tout ce qui regarde cette histoire tragique, et peut-être d’autres semblables. Une exacte recherche de ces sortes de choses ne convient pas à un préambule. Cependant nous en dirons ce qu’il faudra dans une autre occasion, ne fût-ce que pour faire connaître l’ignorance de Timée sur les lieux que nous venons de décrire.

Ces plaines, au reste, étaient autrefois occupées par les Tyrrhéniens, lorsque, maîtres du pays où est Capoue et Nole, et qu’on appelle les champs Phlégréens, ils se rendirent célèbres par la généreuse résistance qu’ils firent à l’ambition de plusieurs voisins. Ainsi, ce qui se lit dans les historiens des dynasties de ce peuple, il ne faut point l’entendre du pays qu’ils occupent à présent, mais des plaines dont j’ai parlé, et qui leur fournissaient toutes les facilités possibles pour s’agrandir. Depuis, les Gaulois qui leur étaient voisins, et qui ne voyaient qu’avec un œil jaloux la beauté du pays, s’étant mêlés avec eux par le commerce, tout d’un coup, sur un léger prétexte, fondirent avec une grosse armée sur les Tyrrhéniens, les chassèrent des environs du Pô, et s’y mirent en leur place. Vers la source de ce fleuve étaient les Laëns et les Lébiciéens ; ensuite les Insubriens, nation puissante et fort étendue ; et après eux les Cénomans ; auprès de la mer Adriatique, les Vénètes, peuple ancien qui avait à peu près les mêmes coutumes et le même habillement que les autres Gaulois, mais qui parlait une autre langue. Ces Vénètes sont célèbres chez les poètes tragiques, qui ont débité sur eux force prodiges. Au delà du Pô, autour de l’Apennin, les premiers qui se présentaient étaient les Anianes, ensuite les Boïens ; après eux, vers la mer Adriatique, les Lingonais, et enfin, sur la côte, les Sénonais. Voilà les nations les plus considérables qui ont habité les lieux dont nous avons parlé.




CHAPITRE IV.


Prise de Rome par les Gaulois. — Différentes entreprises de ce peuple contre les Romains.


Tous ces peuples étaient répandus par villages qu’ils ne fermaient point de murailles ; ils ne savaient ce que c’était que des meubles. Leur manière de vie était simple : point d’autre lit que de l’herbe, ni d’autre nourriture que de la viande. La guerre et l’agriculture faisaient toute leur étude ; toute autre science ou art leur était inconnu. Leurs richesses consistaient en or et en troupeaux, les seules choses qu’on peut facilement transporter d’un lieu en un autre à son choix, ou selon les différentes conjonctures. Ils s’appliquaient surtout à s’attacher un grand nombre de personnes, parce qu’on n’était puissant et formidable chez eux qu’en proportion du nombre des cliens dont on disposait à son gré. D’abord ils ne furent pas seulement maîtres du pays, mais encore de plusieurs voisins qui se soumirent par la terreur de leurs armes. Peu de temps après, ayant vaincu les Romains et leurs alliés en bataille rangée, et les ayant mis en fuite, ils les menèrent battant pendant trois jours jusqu’à Rome, dont ils s’emparèrent, à l’exception du Capitole ; mais les Vénètes s’étant jetés sur leur pays, ils s’accommodèrent avec les Romains, leur rendirent leur ville, et coururent au secours de leur patrie. Ils se firent ensuite la guerre les uns aux autres. Leur grande puissance excita aussi la jalousie de quelques-uns des peuples qui habitaient les Alpes. Piqués de se voir si fort au dessous d’eux, ils s’assemblèrent, prirent les armes, et firent souvent des excursions sur leur pays.

Pendant ce temps-là les Romains s’étaient relevés de leurs pertes, et avaient pour la seconde fois composé avec les Latins. Trente ans après la prise de Rome, les Gaulois s’avancèrent jusqu’à Albe avec une grande armée. Les Romains surpris, et n’ayant pas eu le temps de faire venir les troupes de leurs alliés, n’osèrent aller au devant d’eux. Mais douze ans après, les Gaulois étant revenus avec une armée nombreuse, les Romains, qui s’y attendaient, assemblent leurs alliés, s’avancent avec ardeur, et brûlent d’en venir aux mains. Cette fermeté épouvanta les Gaulois, il y eut différens sentimens parmi eux sur ce qu’il y avait à faire ; mais, la nuit venue, ils firent une retraite qui approchait fort d’une fuite. Depuis ce temps-là ils restèrent chez eux, sans remuer, pendant treize ans ; ensuite voyant les Romains croître en puissance et en force, ils conclurent avec eux un traité de paix. Ils se tinrent ainsi en paix pendant environ trente années. Mais, menacés d’une guerre de la part des peuples de delà les Alpes, et craignant d’en être accablés, ils leur envoyèrent tant de présens, et surent si bien faire valoir la liaison qu’il y avait entre eux et les Gaulois d’en deçà les Alpes, qu’il leur firent tomber les armes des mains. Ils leur persuadèrent ensuite de reprendre les armes contre les Romains, et s’engagèrent à courir avec eux tous les risques de cette guerre. Réunis ensemble, ils passent par la Tyrrhénie, gagnent les peuples de ce pays à leur parti, font un riche butin sur les terres des Romains, et en sortent sans que personne fasse mine de les inquiéter. De retour chez eux, une sédition s’élève sur le partage du butin ; c’est à qui aura la meilleure part, et leur avidité leur fait perdre la plus grande partie et du butin et de leur armée. Cela est assez ordinaire aux Gaulois lorsqu’ils ont fait quelque capture, surtout quand le vin et la débauche leur échauffent la tête.

Quatre ans après cette expédition, les Samnites et les Gaulois, ayant joint ensemble leurs forces, livrèrent bataille aux Romains dans le pays des Camertins, et en défirent un grand nombre. Les Romains, irrités par cet échec, revinrent peu de jours après avec toutes leurs troupes dans le pays des Sentinates. Dans cette bataille, les Gaulois perdirent la plus grande partie de leurs troupes, et le reste fut obligé de s’enfuir en déroute dans son pays. Ils revinrent encore dix ans après avec une grande armée pour assiéger Arretium. Les Romains accoururent pour secourir les assiégés, et livrèrent bataille devant la ville ; mais ils furent vaincus, et Lucius, qui les commandait, y perdit la vie. Manius Curius, son successeur, leur envoya demander les prisonniers ; mais, contre le droit des gens, ils mirent à mort ceux qui étaient venus de sa part. Les Romains, outrés, se mettent sur-le-champ en campagne ; les Sénonais se présentent ; la bataille se livre ; les Romains victorieux en tuent la plus grande partie, chassent le reste, et se rendent maîtres de tout le pays. C’est dans cet endroit de la Gaule qu’ils envoyèrent pour la première fois une colonie et qu’ils bâtirent une ville nommée Sène du nom des Sénonais, qui l’avaient les premiers habitée. Nous avons dit où elle est située, savoir, près de la mer Adriatique, à l’extrémité des plaines qu’arrose le Pô.

La défaite des Sénonais fit craindre aux Boïens qu’eux-mêmes et leur pays n’eussent le même sort. Ils levèrent une armée formidable et exhortèrent les Tyrrhéniens à se joindre à eux. Le rendez-vous était près du lac Vadémon, et ils s’y mirent en bataille. Presque tous les Tyrrhéniens y périrent et il n’y eut que quelques Boïens qui échappèrent par la fuite. Mais, l’année suivante, ils se liguèrent une seconde fois, et, ayant enrôlé toute la jeunesse, ils donnèrent bataille aux Romains. Il y furent entièrement défaits, et contraints, malgré toute leur fierté, à demander la paix aux Romains, et à faire un traité avec eux. Tout ceci se passa trois ans avant que Pyrrhus entrât dans l’Italie, et cinq ans avant la déroute des Gaulois à Delphes. De cette fureur de guerre, que la fortune semblait avoir soufflée aux Gaulois, les Romains tirèrent deux grands avantages. Le premier fut, qu’accoutumés à être battus par les Gaulois, ils ne pouvaient ni rien voir ni rien craindre de plus terrible que ce qui leur était arrivé ; et c’est pour cela que Pyrrhus les trouva si exercés et si aguerris. L’autre avantage fut que, les Gaulois réduits et domptés, ils furent en état de réunir toutes leurs forces, contre Pyrrhus d’abord, pour défendre l’Italie, et ensuite contre les Carthaginois, pour leur enlever la Sicile.

Pendant les quarante-cinq ans qui suivirent ces défaites, les Gaulois restèrent tranquilles, et vécurent en bonne intelligence avec les Romains. Mais après que le temps eut fait sortir de ce monde ceux qui avaient été témoins oculaires de leurs malheurs, les jeunes gens qui leur succédèrent, gens brutaux et féroces, et qui jamais n’avaient ni connu ni éprouvé le mal, commencèrent à remuer, comme il arrive ordinairement. Ils cherchèrent querelle aux Romains pour des bagatelles, et entraînèrent dans leur parti les Gaulois des Alpes. D’abord le peuple n’eut point de part à ces mouvemens séditieux ; tout se tramait secrètement entre les chefs. De là vint que les Transalpins s’étant avancés avec une armée jusqu’à Ariminum, le peuple, chez les Boïens ne voulut pas marcher avec eux. Il se révolta contre ses chefs, s’éleva contre ceux qui venaient d’arriver, et tua ses propres rois Atis et Galatus. Il y eut même une bataille rangée, où ils se massacrèrent les uns les autres. Les Romains, épouvantés de l’irruption des Gaulois, se mirent en campagne ; mais, apprenant qu’ils s’étaient défaits eux-mêmes, ils reprirent la route de leur pays.

Cinq ans après, sous le consulat de Marcus Lepidus, les Romains partagèrent entre eux les terres du Picenum, d’où ils avaient chassé les Sénonais. Ce fut C. Flaminius, qui, pour captiver la faveur du peuple, introduisit cette nouvelle loi, qu’on peut dire avoir été la principale cause de la corruption des mœurs des Romains, et ensuite de la guerre qu’ils eurent avec les Sénonais. Plusieurs peuples de la nation gauloise entrèrent dans la querelle, surtout les Boïens, qui étaient limitrophes des Romains. Ils se persuadèrent que ce n’était plus pour commander et pour faire la loi, que les Romains les attaquaient, mais pour les perdre et les détruire entièrement. Dans cette pensée, les Insubriens et les Boïens, les deux plus grandes tribus de la nation, se liguent ensemble et envoient chez les Gaulois, qui habitaient le long des Alpes et du Rhône, et qu’on appelait Gésates, parce qu’ils servaient pour une certaine solde ; car c’est ce que signifie proprement ce mot. Pour gagner leurs deux rois Concolitan et Aneroeste, et les engager à armer contre les Romains, ils leur font présent d’une somme considérable ; ils leur mettent devant les yeux la grandeur et la puissance de ce peuple : ils les flattent par la vue des richesses immenses qu’une victoire gagnée sur lui ne manquera pas de leur procurer, ils leur promettent solennellement de partager avec eux tous les périls de cette guerre ; ils leur rappellent les exploits de leurs ancêtres, qui, ayant pris les armes contre les Romains, les avaient complètement battus, et avaient pris d’emblée la ville de Rome ; qui en étaient restés les maîtres, ainsi que de tout ce qui était dedans, pendant sept mois ; et qui, après avoir cédé et rendu la ville, non-seulement sans y être forcés, mais même avec reconnaissance de la part des Romains, étaient retournés sains et saufs, et chargés de butin dans leur patrie.

Cette harangue échauffa tellement les esprits, que jamais on ne vit sortir de ces provinces une armée plus nombreuse, et composée de soldats plus braves et plus belliqueux. Au bruit de ce soulèvement, on tremble à Rome pour l’avenir : tout y est dans le trouble et dans la frayeur. On lève des troupes ; on fait des magasins de vivres et de munitions, on mène l’armée jusque sur les frontières, comme si les Gaulois étaient déjà dans le pays, quoiqu’ils ne fussent pas encore sortis du leur.




CHAPITRE V.


Traité des Romains avec Asdrubal. — Irruption des Gaulois dans l’Italie. — Préparatifs des Romains.


En Espagne la puissance des Carthaginois s’étendait et s’affermissait de plus en plus pendant tous ces mouvemens, sans que les Romains, pussent y mettre obstacle. Les Gaulois les pressaient l’épée dans les reins ; comment veiller sur ce qui se passait dans un royaume éloigné ? Ce qui leur importait le plus, était de se mettre en sûreté contre les Gaulois ; ils y donnèrent tous leurs soins. Après avoir mis des bornes aux conquêtes des Carthaginois par un traité fait avec Asdrubal, et dont nous avons parlé plus haut, ils ne pensèrent plus qu’à finir une bonne fois avec l’ennemi le plus proche.

Huit ans après le partage des terres du Picenum, les Gésates et les autres Gaulois franchirent les Alpes et vinrent camper sur le Pô. Leur armée était nombreuse et superbement équipée. Les Insubriens et les Boïens soutinrent aussi constamment le parti qu’ils avaient pris ; mais les Vénètes et les Cénomans se rangèrent du côté des Romains, gagnés par les ambassadeurs qu’on leur avait envoyés, ce qui obligea les rois gaulois de laisser dans le pays une partie de leur armée pour le garder contre ces peuples. Ils partent ensuite, et prennent leur route par la Tyrrhénie, ayant avec eux cinquante mille hommes de pied, vingt mille chevaux, et autant de chariots. Sur la nouvelle que les Gaulois avaient passé les Alpes, les Romains firent marcher Lucius Émilius, l’un des consuls, à Ariminum, pour arrêter les ennemis par cet endroit. Un des préteurs fut envoyé dans la Tyrrhénie. Caïus Atilius, l’autre consul, était allé devant dans la Sardaigne. Tout ce qui resta de citoyens dans Rome était consterné, et croyait toucher au moment de sa perte. Cette frayeur n’a rien qui doive surprendre ; l’extrémité où les Gaulois les avaient autrefois réduits était encore présente à leurs esprits. Pour éviter un semblable malheur, ils assemblent ce qu’ils avaient de troupes ; font de nouvelles levées ; ils mandent à leurs alliés de se tenir prêts ; ils font venir des provinces de leur domination les registres où étaient marqués les jeunes gens en âge de porter les armes, afin de connaître toutes leurs forces. On donna aux consuls la plus grande partie des troupes, et ce qu’il y avait de meilleur parmi elles. Des vivres et des munitions, on en avait fait un si grand amas, que l’on n’a point d’idée qu’il s’en soit jamais fait un pareil. Il leur venait des secours, et de toutes sortes, et de tous les côtés ; car telle était la terreur que l’irruption des Gaulois avait répandue dans l’Italie, que ce n’était plus pour les Romains que les peuples croyaient porter les armes ; ils ne pensaient plus que c’était à la puissance de cette république que l’on en voulait ; c’était pour eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs villes, qu’ils craignaient ; et c’est pour cela qu’ils étaient si prompts à exécuter tous les ordres qu’on leur donnait.

Faisons le détail des préparatifs de cette guerre et des troupes que les Romains avaient alors : de là on jugera en quel état étaient les affaires de ce peuple, lorsque Annibal osa l’attaquer ; et combien ses forces étaient formidables, lorsque ce général des Carthaginois eut l’audace de lui tenir tête, quoiqu’il l’ait fait assez heureusement pour le jeter dans de très-grands embarras. Quatre légions romaines, chacune de cinq mille deux cents hommes de pied et de trois cents chevaux, partirent avec les consuls ; il y avait encore avec eux, du côté des alliés, trente mille hommes d’infanterie et quatre mille chevaux, tant des Sabins que des Tyrrhéniens, que l’alarme générale avait fait accourir au secours de Rome, et que l’on envoya sur les frontières de la Tyrrhénie avec un préteur pour les commander. Les Umbriens et les Sarsinates vinrent aussi de l’Apennin au nombre de vingt mille, et avec eux autant de Vénètes et de Cénomans, que l’on mit sur les frontières de la Gaule, afin que, se jetant sur les terres des Boïens, ils rappelassent chez eux ceux qui en étaient sortis, et les détachassent ainsi des autres. Ce furent là les troupes destinées à la garde du pays. À Rome on tenait prêt, de peur d’être surpris, un corps d’armée qui, dans l’occasion, tenait lieu de troupes auxiliaires, et qui était composé de vingt mille piétons romains et de quinze cents chevaux, de trente mille piétons des alliés et de deux mille hommes de cavalerie. Les registres envoyés au sénat portaient quatre-vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux parmi les Latins, et chez les Samnites soixante-dix mille piétons et sept mille chevaux. Les Iapyges et les Mésapyges fournissaient outre cela cinquante mille fantassins et seize mille cavaliers ; les Lucaniens, trente mille hommes de pied et trois mille chevaux ; les Marses, les Maruciniens, les Férentiniens et les Vestiniens, vingt mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Dans la Sicile et à Tarente il y avait encore deux légions, composées chacune de quatre mille hommes de pied et de deux cents chevaux. Les Romains et les Campaniens faisaient ensemble deux cent cinquante mille hommes d’infanterie, et vingt-trois mille de cavalerie. De sorte que l’armée campée devant Rome était de plus de cent cinquante mille hommes de pied et de dix mille chevaux, et ceux qui étaient en état de porter les armes, tant parmi les Romains que parmi les alliés, s’élevaient à sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille chevaux. Ce sont pourtant là ceux qu’Annibal vint attaquer jusque dans l’Italie, quoiqu’ils n’eût pas vingt mille hommes, comme nous le verrons plus au long dans la suite.

À peine les Gaulois furent-ils arrivés dans la Tyrrhénie, qu’ils y portèrent le ravage sans crainte, et sans que personne les arrêtât. Ils s’avancèrent enfin vers Rome. Déjà ils étaient aux environs de Clusium, ville à trois journées de cette capitale, lorsqu’ils apprennent que l’armée romaine, qui était dans la Tyrrhénie, les suivait de près et allait les atteindre. Ils retournèrent aussitôt sur leurs pas, pour en venir aux mains avec elle. Les deux armées ne furent en présence que vers le coucher du soleil, campèrent à fort peu de distance l’une de l’autre. La nuit venue, les Gaulois allument des feux, et ayant donné ordre à leur cavalerie, dès que l’ennemi l’aurait aperçue le matin, de suivre la route qu’ils allaient prendre, ils se retirent sans bruit vers Fésule, et prennent là leurs quartiers, dans le dessein d’y attendre leur cavalerie ; et quand elle aurait rejoint le gros de l’armée, de fondre à l’improviste sur les Romains. Ceux-ci, à la pointe du jour voyant cette cavalerie, croient que les Gaulois ont pris la fuite, et se mettent à la poursuivre. Ils approchent, les Gaulois se montrent et tombent sur eux : l’action s’engage avec vigueur, mais les Gaulois, plus braves et en plus grand nombre, eurent le dessus. Les Romains perdirent là au moins six mille hommes ; le reste prit la fuite, la plupart vers un certain poste avantageux, où ils se cantonnèrent. D’abord les Gaulois pensèrent à les forcer ; c’était le bon parti, mais ils changèrent de sentiment. Fatigués et harassés par la marche qu’ils avaient faite la nuit précédente, ils aimèrent mieux prendre quelque repos, laissant seulement une garde de cavalerie autour de la hauteur où les fuyards s’étaient retirés, et remettant au lendemain à les assiéger, en cas qu’ils ne se rendissent pas d’eux-mêmes.

Pendant ce temps-là Lucius Émilius, qui avait son camp vers la mer Adriatique ayant appris que les Gaulois s’étaient jetés dans la Tyrrhénie, et qu’ils approchaient de Rome, vint en diligence au secours de sa patrie, et arriva fort à propos. S’étant campé proche des ennemis, les fuyards virent les feux de dessus leur hauteur, et, se doutant bien de ce que c’était, ils reprirent courage. Ils envoient au plus vite quelques‑uns des leurs sans armes pendant la nuit et à travers une forêt, pour annoncer au consul ce qui leur était arrivé. Émilius, sans perdre de temps à délibérer, commande aux tribuns, dès que le jour commencerait à paraître, de se mettre en marche avec l’infanterie ; lui‑même se met à la tête de la cavalerie, et marche droit vers la hauteur. Les chefs des Gaulois avaient aussi vu les feux pendant la nuit, et, conjecturant que les ennemis étaient proches, ils tinrent conseil. Anéroeste leur roi dit qu’après avoir fait un si riche butin (car ce butin était immense en prisonniers, en bestiaux et en bagages), il n’était pas à propos de s’exposer à un nouveau combat, ni de courir le risque de perdre tout ; qu’il valait mieux pour eux retourner dans leur patrie ; qu’après s’y être déchargés de leur butin, ils seraient plus en état, si on le trouvait bon, de reprendre les armes contre les Romains. Tous se rangeant à cet avis, avant le jour ils lèvent le camp, et prennent leur route le long de la mer, par la Tyrrhénie. Quoique Lucius eût réuni à ses troupes celles qui s’étaient réfugiées sur la hauteur, il ne crut pas pour cela qu’il fût de la prudence de hasarder une bataille rangée ; il prit le parti de suivre les ennemis, et d’observer les temps et les lieux où il pourrait les incommoder et regagner le butin.




CHAPITRE VI.


Bataille et victoire des Romains contre les Gaulois proche de Télamon.


Le hasard voulut que dans ce temps-là même Caïus Atilius, venant de Sardaigne, débarquât ses légions à Pise, et les conduisît à Rome par une route contraire à celle des Gaulois. À Télamon, ville des Tyrrhéniens, quelques fourrageurs gaulois étant tombés sur l’avant‑garde du consul, les Romains s’en saisirent. Interrogés par Atilius, ils racontèrent tout ce qui s’était passé, qu’il y avait dans le voisinage deux armées et que celle des Gaulois était fort proche, ayant en queue celle d’Émilius. Le consul fut touché de l’échec que son collègue avait souffert ; mais il fut charmé d’avoir surpris les Gaulois dans leur marche, et de les voir entre deux armées. Sur‑le‑champ il commande aux tribuns de ranger les légions en bataille, de donner à leur front l’étendue que les lieux permettraient, et d’aller militairement au-devant de l’ennemi. Sur le chemin il y avait une hauteur au pied de laquelle il fallait que les Gaulois passassent : Atilius y courut avec la cavalerie, et se logea sur le sommet, dans le dessein de commencer le premier le combat, persuadé que par là il aurait la meilleure part à la gloire de l’événement. Les Gaulois, qui croyaient Atilius bien loin, voyant cette hauteur occupée par les Romains, ne soupçonnèrent rien autre chose, sinon que pendant la nuit Émilius avait battu la campagne avec sa cavalerie pour s’emparer le premier des postes avantageux. Sur cela ils détachèrent aussi la leur et quelques soldats armés à la légère, pour chasser les Romains de la hauteur. Mais ayant su d’un prisonnier que c’était Atilius qui l’occupait, ils mettent au plus vite l’infanterie en bataille, et la disposent de manière que, rangée dos à dos, elle faisait front par devant et par derrière ; ordre de bataille qu’ils prirent sur le rapport du prisonnier et sur ce qui se passait actuellement, pour se défendre et contre ceux qu’ils savaient être à leur poursuite, et contre ceux qu’ils auraient en tête.

Émilius avait bien ouï parler du débarquement des légions à Pise, mais il ne s’attendait pas qu’elles seraient si proche ; il n’apprit sûrement le secours qui lui était tenu que par le combat qui se donna sur la hauteur. Il y envoya aussi de la cavalerie, et en même temps il conduisit aux ennemis l’infanterie, rangée à la manière ordinaire.

Dans l’armée des Gaulois, les Gésates, et après eux les Insubriens, faisaient front du côté de la queue, qu’Émilius devait attaquer ; ils avaient à dos les Taurisque et les Boïens, qui faisaient face du côté par où Atilius devait venir. Les chariots bordaient les ailes, et le butin fut mis sur une des montagnes voisines, avec un détachement pour le garder. Cette armée à deux fronts n’était pas seulement terrible a voir, elle était encore très-propre pour l’action. Les Insubriens y paraissaient avec leurs braies, et n’ayant autour d’eux que des saies légères. Les Gésates, aux premiers rangs, soit par vanité, soit par bravoure, avaient même jeté bas tout vêtement, et, entièrement nus, ne gardèrent que leurs armes, de peur que les buissons qui se rencontraient là en certains endroits ne les arrêtassent et ne les empêchassent d’agir. Le premier choc se fit sur la hauteur, et fut vu des trois armées, à cause de la nombreuse cavalerie qui de part et d’autre y combattit. Atilius perdit la vie dans la mêlée, où il se distinguait par son intrépidité et sa valeur, et sa tête fut rapportée au roi des Gaulois. Malgré cela, la cavalerie romaine fit si bien son devoir, qu’elle emporta le poste, et gagna une pleine victoire sur celle des ennemis.

L’infanterie s’avança ensuite l’une contre l’autre. Ce fut un spectacle fort singulier et aussi surprenant pour ceux qui, sur le récit d’un fait, peuvent par imagination se le mettre comme sous les yeux, que pour ceux qui en étaient témoins ; car une bataille entre trois armées à la fois est assurément une action d’une espèce et d’une manœuvre bien particulières. D’ailleurs aujourd’hui, comme alors, il n’est pas aisé de démêler si les Gaulois, attaqués de deux côtés s’étaient formés de la manière la moins avantageuse ou la plus convenable. Il est vrai qu’ils avaient à combattre de deux côtés ; mais ainsi rangés dos à dos, ils se mettaient mutuellement à couvert de tout ce qui pouvait les prendre en queue ; et, ce qui devait le plus contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur était interdit, et, une fois défaits, il n’y avait plus pour eux de salut à espérer ; car tel est l’avantage de l’ordonnance à deux fronts.

Quant aux Romains, voyant les Gaulois serrés entre deux armées et enveloppés de toutes parts, ils ne pouvaient que bien espérer du combat ; mais, d’un autre côté, la disposition de ces troupes et le bruit qui s’y faisait, les jetaient dans l’épouvante. La multitude des cors et des trompettes y était innombrable, et, toute l’armée ajoutant à ces instrumens ses cris de guerre, le vacarme était tel, que les lieux voisins, qui le renvoyaient, semblaient d’eux‑mêmes joindre des cris au bruit que faisaient les trompettes et les soldats. Ils étaient effrayés aussi de l’aspect et des mouvemens des soldats des premiers rangs, qui en effet frappaient autant par la beauté et la vigueur de leurs corps, que par leur nudité ; outre qu’il n’y en avait point dans les premières compagnies, qui n’eût le corps et les bras ornés de colliers et de bracelets d’or. À l’aspect de cette armée les Romains ne purent à la vérité se défendre de quelque frayeur, mais l’espérance d’un riche butin enflamma leur courage.

Les archers s’avancèrent sur le front de la première ligne, selon la coutume des Romains, et commencent l’action par une grêle épouvantable de traits. Les Gaulois des derniers rangs n’en souffrirent pas extrêmement, leurs braies et leurs saies les en défendirent ; mais ceux des premiers, qui ne s’attendaient pas à ce prélude, et qui n’avaient rien sur leur corps qui les mît à couvert, en furent très-incommodés. Ils ne savaient que faire pour parer les coups : leur bouclier n’était pas assez large pour les couvrir ; ils étaient nus, et plus leurs corps étaient grands, plus il tombait de traits sur eux. Se venger sur les archers mêmes des blessures qu’ils recevaient, cela était impossible, ils en étaient trop éloignés ; et d’ailleurs, comment avancer au travers d’un si grand nombre de traits ? Dans cet embarras, les uns, transportés de colère et de désespoir, se jettent inconsidérément parmi les ennemis, et se livrent involontairement à la mort ; les autres, pâles, défaits, tremblans, reculent et rompent les rangs qui étaient dernière eux. C’est ainsi que, dès la première attaque, furent rabaissés l’orgueil et la fierté des Gésates.

Quand les archers se furent retirés, les Insubriens, les Boïens et les Taurisques en vinrent aux mains. Ils se battirent avec tant d’acharnement, que, malgré les plaies dont ils étaient couverts, on ne pouvait les arracher de leur poste. Si leurs armes eussent été les mêmes que celles des Romains, ils remportaient la victoire. Ils avaient à la vérité comme eux des boucliers pour parer, mais leurs épées ne leur rendaient pas les mêmes services : celles des Romains taillaient et perçaient, au lieu que les leurs ne frappaient que de taille.

Ces troupes ne soutinrent le choc que jusqu’à ce que la cavalerie romaine fût descendue de la hauteur, et les eût prises en flanc. Alors l’infanterie fut taillée en pièces, et la cavalerie s’enfuit en déroute. Quarante mille Gaulois restèrent sur la place, et on fit au moins dix mille prisonniers, entre lesquels était Concolitan, un de leurs rois. Anéroeste se sauva avec quelques‑uns des siens, en je ne sais quel endroit, où il se tua lui et ses amis de sa propre main. Émilius, ayant ramassé les dépouilles, les envoya à Rome, et rendit le butin à ceux à qui il appartenait ; puis, marchant à la tête des légions par la Ligurie, il se jeta sur le pays des Boïens, y laissa ses soldats se gorger de butin, et revint à Rome peu de jours après avec l’armée. Tout ce qu’il avait pris de drapeaux, de colliers et de bracelets, il l’employa à la décoration du Capitole ; le reste des dépouilles et les prisonniers servirent à orner son triomphe. C’est ainsi qu’échoua cette formidable irruption des Gaulois, qui menaçait d’une ruine entière non-seulement toute l’Italie, mais Rome même.

Après ce succès, les Romains ne doutant point qu’ils ne fussent en état de chasser les Gaulois de tous les environs du Pô, ils firent de grands préparatifs de guerre, levèrent des troupes, et les envoyèrent contre eux sous la conduite de Q. Fulvius et de Titus Manlius, qui venaient d’être créés consuls. Cette irruption épouvanta les Boïens, et ils se rendirent à discrétion. Du reste les pluies furent si grosses, et la peste ravagea tellement l’armée des Romains, qu’ils ne firent rien de plus pendant cette campagne.

L’année suivante, Publius Furius et Caïus Flaminius se jetèrent encore dans la Gaule, par le pays des Anamares, peuple assez peu éloigné de Marseille. Après leur avoir persuadé de se déclarer en leur faveur, ils entrent dans le pays des Insubriens, par l’endroit où l’Adda se jette dans le Pô. Ayant été fort maltraités au passage et dans leurs campemens, et mis hors d’état d’agir, ils firent un traité avec ce peuple et sortirent du pays. Après une marche de plusieurs jours, ils passèrent le Cluson, entrèrent dans le pays des Cénomans, leurs alliés, avec lesquels ils revinrent fondre, par le bas des Alpes, sur les plaines des Insubriens, où ils mirent le feu et saccagèrent tous les villages. Les chefs de ce peuple voyant les Romains dans une résolution fixe de les exterminer, prirent enfin le parti de tenter la fortune et de risquer le tout pour le tout : pour cela, ils rassemblent en un même endroit tous les drapeaux, même ceux qui étaient relevés d’or, qu’ils appelaient les drapeaux immobiles, et qui avaient été tirés du temple de Minerve. Ils font provision de toutes les munitions nécessaires, et, au nombre de cinquante mille hommes, ils vont hardiment et avec un appareil terrible se camper devant les ennemis.

Les Romains, de beaucoup inférieurs en nombre, avaient d’abord dessein de faire usage, dans cette bataille, des troupes gauloises qui étaient de leur armée ; mais, sur la réflexion qu’ils firent que les Gaulois ne se font pas scrupule d’enfreindre les traités, et que c’était contre les Gaulois que le combat devait se donner, ils craignirent d’employer ceux qu’ils avaient dans une affaire si délicate et si importante, et, pour se précautionner contre toute trahison, ils les firent passer au‑delà de la rivière, et plièrent ensuite les ponts. Pour eux, ils restèrent en‑deçà, et se mirent en bataille sur le bord, afin qu’ayant derrière eux une rivière qui n’était pas guéable, ils n’espérassent de salut que de la victoire.

Cette bataille est célèbre par l’intelligence avec laquelle les Romains s’y conduisirent. Tout l’honneur en est dû aux tribuns, qui instruisirent l’armée en général, et chaque soldat en particulier, de la manière dont on devait combattre. Ceux‑ci, dans les combats précédens, avaient observé que le feu et l’impétuosité des Gaulois, tant qu’ils n’étaient pas entamés, les rendaient, à la vérité, formidables dans le premier choc ; mais que leurs épées n’avaient pas de pointe, qu’elles ne frappaient que de taille et qu’un seul coup ; que le fil s’en émoussait, et qu’elles se pliaient d’un bout à l’autre ; que si les soldats, après le premier coup, n’avaient pas le temps de les appuyer contre terre et de les redresser avec le pied, le second n’était d’aucun effet. Sur ces remarques, les tribuns distribuent entre les manipules de la première ligne les piques des triaires qui avaient leur poste en arrière, commandant à ces derniers de se servir de leurs épées. On attaque de front les Gaulois, qui n’eurent pas plus tôt porté les premiers coups, que leurs sabres leur devinrent inutiles. Alors les Romains fondent sur eux l’épée à la main, sans que ceux‑ci puissent faire aucun usage des leurs, au lieu que les Romains, ayant des épées pointues et bien affilées, frappent d’estoc et non pas de taille. Portant donc alors des coups et sur la poitrine et au visage des Gaulois, et faisant plaie sur plaie, ils en jetèrent la plus grande partie sur le carreau. La prévoyance des tribuns leur fut d’un grand secours dans cette occasion ; car le consul Flaminius ne paraît pas, dans cette occasion, s’être conduit avec courage. Rangeant son armée en bataille sur le bord de la même rivière, et ne laissant par là aux cohortes aucun espace pour reculer, il ôtait à la manière de combattre des Romains ce qui lui est particulier. Si, pendant le combat, les ennemis avaient pressé et gagné tant soit peu de terrain sur son armée, elle eût été renversée et culbutée dans la rivière. Heureusement le courage des Romains les mit à couvert de ce danger. Ils firent un butin immense, et, enrichis de dépouilles considérables, ils reprirent le chemin de Rome.

L’année suivante les Gaulois envoyèrent demander la paix ; mais les deux consuls, Marcus Claudius et Cn. Cornelius ne jugèrent pas à propos qu’on la leur accordât. Les Gaulois rebutés se disposèrent à faire un dernier effort. Ils allèrent lever à leur solde chez les Gésates, le long du Rhône, environ trente mille hommes qu’ils tinrent en haleine, en attendant que les ennemis vinssent. Au printemps les consuls entrèrent dans le pays des Insubriens, et, s’étant campés proche d’Acerres, ville située entre le Pô et les Alpes, ils y mettent le siége. Comme ils s’étaient les premiers emparés des postes avantageux, les Insubriens ne purent aller au secours ; cependant, pour en faire lever le siége, ils firent passer le Pô à une partie de leur armée, entrèrent dans les terres des Adréens, et assiégèrent Clastidium. À cette nouvelle, Marcus Claudius, à la tête de la cavalerie et d’une partie de l’infanterie, court au secours des assiégés. Sur le bruit que les Romains approchent, les Gaulois laissent là Clastidium, viennent au devant des ennemis et se rangent en bataille. La cavalerie fond sur eux avec impétuosité, ils soutiennent avec fermeté le premier choc ; mais cette cavalerie les ayant ensuite enveloppés et attaqués en queue et en flanc, ils plièrent de toutes parts. Une partie fut culbutée dans la rivière, le plus grand nombre fut passé au fil de l’épée. Les Gaulois qui étaient dans Acerres abandonnèrent la ville aux Romains, et se retirèrent à Milan, qui est la capitale des Insubriens.

Cornelius se met sur‑le‑champ aux trousses des fuyards, et paraît tout d’un coup devant Milan. Sa présence tint d’abord les Gaulois en respect ; mais il n’eut pas sitôt repris la route d’Acerres, qu’ils fondent sur lui, chargent vivement son arrière‑garde, en tuent une bonne partie, et mettent l’autre partie en fuite. Le consul fait avancer l’avant‑garde, et l’encourage à faire tête aux ennemis ; l’action s’engage : les Gaulois, fiers de l’avantage qu’ils venaient de remporter, tiennent ferme quelque temps ; mais, bientôt enfoncés, ils prirent la fuite vers les montagnes. Cornelius les y poursuivit, ravagea le pays et emporta de force la ville de Milan. Après cette déroute, les chefs des Insubriens, ne prévoyant plus d’occasion de se relever, se rendirent aux Romains à discrétion.

Ainsi se termina la guerre contre les Gaulois. Il ne s’en est pas vu de plus formidable, si l’on en veut juger par l’audace désespérée des combattans, par les combats qui s’y sont livrés, et par le nombre de ceux qui y ont perdu la vie en bataille rangée ; mais, à la regarder du côté des vues qui ont porté les Gaulois à prendre les armes et l’imprudence avec laquelle chaque chose s’y est faite, il n’y eut jamais de guerre plus méprisable, par la raison que ces peuples, je ne dis pas dans la plupart de leurs actions, mais généralement dans tout ce qu’ils entreprennent, suivent plutôt leur impétuosité qu’ils ne consultent les règles de la raison et de la prudence. Aussi furent‑ils chassés de tous les environs du Pô, à quelques endroits près qui sont au pied des Alpes ; et cet événement m’a fait croire qu’il ne fallait pas laisser dans l’oubli leur première irruption, les faits qui se sont passés depuis, et leur dernière défaite.

Ces jeux de la fortune sont du ressort de l’histoire, et il est bon de les transmettre à nos descendans, pour leur apprendre à ne pas craindre les incursions subites et irrégulières des Barbares. Ils verront par là qu’elles durent peu, et qu’il est aisé de se défaire de ces sortes d’ennemis, pourvu qu’on leur tienne tête, et que l’on mette plutôt tout en œuvre, que de leur rien céder de ce qui nous appartient. Je suis persuadé que ceux qui nous ont laissé l’histoire de l’irruption des Perses dans la Grèce et des Gaulois à Delphes, ont beaucoup contribué au succès des combats que les Grecs ont soutenus pour maintenir leur liberté ; car lorsqu’on se représente les choses extraordinaires qui se firent alors, et la multitude innombrable d’hommes qui, malgré leur valeur et leur formidable appareil de guerre, furent vaincus par des troupes qui surent dans les combats leur opposer la résolution, l’adresse et l’intelligence : il n’y a plus de magasins, plus d’arsenaux, plus d’armée qui épouvante ou qui fasse perdre l’espérance de pouvoir défendre son pays et sa patrie. Or, comme les Gaulois n’ont pas seulement autrefois jeté la terreur dans la Grèce, mais que cela est encore arrivé plusieurs fois de nos jours, de là une nouvelle raison pour moi de reprendre de plus haut, et de rapporter en abrégé les principaux points de leur histoire. Revenons maintenant à celle des Carthaginois.




CHAPITRE VII.


Annibal succède à Asdrubal. — Abrégé de l’histoire des Achéens. — Pourquoi les peuples du Péloponnèse prirent le nom des Achéens. — La forme de leur gouvernement rétablie dans la Grande-Grèce. — Ils réconcilient les Lacédémoniens avec les Thébains.


Asdrubal avait gouverné l’Espagne pendant huit ans, et, par la douceur et la politesse dont il usa envers les puissances du pays, plus que par les armes, il avait fort étendu la puissance de sa république, lorsqu’une nuit il fut égorgé dans sa tente par un Gaulois qui voulait se venger de quelques injustices que ce général lui avait faites. Annibal, quoique jeune, avait donné tant de preuves de son esprit et de son courage, que les Carthaginois le jugèrent digne de succéder à Asdrubal. Il n’eut pas été plus tôt élevé à cette dignité, qu’à ses démarches il fut aisé de voir qu’il ne manquerait pas de faite la guerre aux Romains : il la leur fit en effet peu de temps après. Dès lors les Carthaginois et les Romains commencèrent à se suspecter les uns les autres, et à se chercher querelle : ceux‑là n’épiant que les occasions de se venger des pertes qu’ils avaient faites en Sicile, ceux‑ci se tenant en garde contre les mesures qu’ils voyaient prendre aux autres ; dispositions, des deux côtés, qui marquaient clairement que la guerre ne tarderait pas à s’allumer entre ces deux états.

Jusques ici nous avons rapporté de suite les affaires qui se sont passées en Sicile et en Afrique, et les événemens qu’elles ont produits. Nous voici enfin arrivés au temps où les Achéens, le roi Philippe et d’autres alliés entreprirent contre les Étoliens la guerre que l’on appelle sociale ; où commença la seconde guerre entre les Romains et les Carthaginois, appelée par la plupart des historiens les guerres d’Annibal ; et où par conséquent nous avons promis de commencer notre propre histoire. Mais avant d’en venir là, disons quelque chose des affaires de la Grèce, et amenons‑les jusqu’au temps où nous sommes, afin que ce préambule serve également pour tous les pays. Car ce n’est pas seulement ce qui est arrivé chez les Grecs ou chez les Perses, que je me suis proposé d’écrire, comme d’autres ont fait avant moi, mais tout ce qui s’est passé dans toutes les parties du monde connu : dessein pour l’exécution duquel le siècle où nous vivons m’a fourni des secours particuliers, dont je parlerai dans un autre endroit. Touchons donc au moins légèrement, avant que d’entrer en matière, ce qui regarde les peuples et les lieux les plus célèbres de l’univers.

À l’égard des Asiatiques et des Égyptiens, il suffira de parler de ce qui s’est passé chez eux depuis le temps dont nous venons de parler. Car, outre que plusieurs auteurs ont écrit l’histoire des faits antérieurs à ce temps, et que ces faits ne sont ignorés de personne, de nos jours même il n’est arrivé aucun changement dans ces deux états, et la fortune n’y a rien introduit qui soit extraordinaire, ou qui vaille la peine qu’on fasse mention de ce qui a précédé. Il n’en est pas de même des Achéens et de la famille royale des Macédoniens : nous ne pouvons nous dispenser d’en reprendre l’histoire de plus haut, celle‑ci étant entièrement éteinte, et la république des Achéens, au contraire, ayant fait dans notre siècle des progrès prodigieux, grâce à l’union qui règne entre toutes ses parties. Dès le temps passé, bien des gens avaient tâché de persuader cette union aux peuples du Péloponnèse ; mais comme c’était plutôt leur intérêt particulier que celui de la liberté commune, qui les faisait agir, la division restait toujours la même : au lieu qu’aujourd’hui la concorde s’y est si heureusement établie, qu’entre eux il y a non-seulement alliance et amitié, mais mêmes lois, mêmes poids, mêmes mesures, même monnaie, mêmes magistrats, mêmes sénateurs, mêmes juges. En un mot, à cela près que tous les peuples du Péloponnèse ne sont pas renfermés dans les mêmes murailles, tout le reste, soit en général, soit dans chaque ville en particulier, est égal et parfaitement uniforme.

Commençons par examiner de quelle manière le nom des Achéens est devenu dominant dans tout le Péloponnèse. Ce n’est certainement pas par l’étendue du pays, ni par le nombre des villes, ni par les richesses, ni par le courage des peuples ; car ceux qui dès l’origine portent ce nom, ne sont distingués par aucune de ces qualités. L’Arcadie et la Laconie occupent beaucoup plus de terrain et sont beaucoup plus peuplées que l’Achaïe ; on n’y céderait non plus à aucune autre partie de la Grèce pour la valeur. D’où vient donc qu’aujourd’hui c’est un honneur pour les Arcadiens, les Lacédémoniens et tous les peuples du Péloponnèse, d’avoir pris les lois des Achéens, et d’en porter le nom ? Attribuer cela à la fortune, serait chose ridicule et folle ; il vaut mieux en chercher la cause, puisque sans cause il ne se fait rien de bon ni de mauvais. Or, cette cause, c’est, à mon sens, qu’il n’est point de république où l’égalité, la liberté, en un mot une parfaite démocratie, se trouvent avec moins de mélange que dans celle des Achéens.

Entre les peuples du Péloponnèse dont elle est composée, il y en a qui d’abord se présentèrent d’eux‑mêmes ; d’autres en plus grand nombre eurent besoin qu’on leur fît voir l’intérêt qu’ils avaient d’y entrer ; il fallut user de violence pour y attirer encore quelques autres, qui, aussitôt après, furent bien aises d’y avoir été contraints ; car les anciens citoyens n’avaient aucun privilége sur ceux qui étaient associés de nouveau. Tout était égal pour les uns comme pour les autres. De cette manière, la république parvint bientôt où elle aspirait. Rien n’était plus puissant que les deux moyens dont elle se servait pour cela, je veux dire l’égalité et la douceur : c’est à ces deux choses que les Péloponnésiens doivent cette parfaite union, qui fait le bonheur dont nous voyons qu’ils jouissent présentement.

Or, cette forme de gouvernement s’observait long-temps auparavant chez les peuples de l’Achaïe. Voici une ou deux preuves de ce fait, entre mille que je pourrais en rapporter. Après que dans cette partie d’Italie qu’on appelle la Grande-Grèce, le collége des Pythagoriciens eut été mis en cendres, cette violence causa de grands mouvemens parmi les peuples : cela ne pouvait manquer d’arriver, après un incendie où avaient péri misérablement les principaux de chaque ville. On ne vit ensuite dans les villes grecques de ces contrées que meurtres, que séditions, que troubles de toute espèce. Alors, quoique l’on envoyât des députés de presque toutes les parties de la Grèce pour rétablir la paix, il n’y eut que les Achéens à la foi desquels on voulut bien se remettre et s’abandonner. Et ce ne fut pas seulement en cette occasion que le gouvernement des Achéens fut goûté dans la Grande‑Grèce ; quelque temps après on l’y adopta d’un consentement unanime. Les Crotoniates, les Sybarites, les Cauloniates commencèrent de concert par élever un temple à Jupiter Homorius, et bâtirent un édifice public, pour y tenir les assemblées et les délibérations ; ils prirent ensuite les lois et les coutumes des Achéens, et convinrent entre eux de se conformer en tout à leur gouvernement. Si dans la suite ils le quittèrent, ce ne fut que parce que la tyrannie de Denis de Syracuse et la puissance des Barbares voisins les y contraignirent.

Après la fameuse défaite des Lacédémoniens à Leuctres, les Thébains, contre l’attente de tout le monde, voulant s’ériger en maîtres de la Grèce, il s’éleva quelques troubles dans tout le pays, mais particulièrement entre ces deux peuples, les premiers ne voulant pas se confesser vaincus, et les autres ne voulant point les reconnaître victorieux. Pour terminer cette contestation, les uns et les autres ne prirent pas d’autres arbitres que les Achéens, portés qu’ils étaient à ce choix, non par la puissance de ceux‑ci, car c’était presque le plus petit état de la Grèce ; mais par la bonne foi et la probité qui éclataient dans toutes les actions, de l’aveu de tous les peuples où ils étaient connus. Alors toute leur puissance ne consistait que dans la bonne volonté d’en acquérir. Ils n’avaient encore rien fait ni rien entrepris de mémorable pour l’accroître, faute d’un chef qui fût capable d’exécuter leurs projets. Dès qu’ils en avaient élu un qui promettait quelque chose, les Lacédémoniens aussitôt, et plus encore les Macédoniens, s’efforçaient d’étouffer ses desseins, et d’en empêcher l’exécution. Mais quand, dans la suite, ils eurent enfin trouvé des chefs tels qu’ils désiraient, ils ne furent pas long-temps à rendre leur république illustre par cette action digne d’une éternelle mémoire, je veux dire par l’union qu’ils surent si bien ménager entre tous les peuples du Péloponnèse. Le premier auteur de ce projet fut Aratus le Sicyonien. Philopœmen le poussa et le conduisit à sa fin, et c’est à Lycortas et à ceux qui sont entrés dans ses vues, que l’on est redevable du temps pendant lequel cette union s’est conservée. Je tâcherai, dans le cours de cet ouvrage, de m’arrêter où il conviendra, sur ce que chacun d’eux a fait, et sur les moyens dont ils se sont servis, en marquant le temps où chaque chose est arrivée. À présent je me borne à un récit succinct d’Aratus, parce qu’il a laissé de fidèles mémoires sur ce qui le regardait : nous traiterons de ce qui touche les autres, avec plus de soin et d’exactitude. Or, je crois que pour faciliter aux lecteurs l’intelligence de ce que je dois rapporter, je ne puis mieux commencer qu’aux temps où les Achéens distribués dans les villes par le roi de Macédoine, formèrent un nouveau gouvernement par l’union que ces villes contractèrent entre elles, gouvernement par lequel cette nation a fait monter sa puissance au point où nous la voyons de nos jours, et dont je parlais il n’y a pas long-temps.




CHAPITRE VIII.


Premiers commencemens de la république des Achéens. — Maxime fondamentale de son gouvernement. — Exploits d’Aratus. — Alliance des Étoliens avec Antigonus Gonatas.


Ce fut en la cent vingt‑quatrième olympiade que les Patriciens et les Duméens commencèrent à s’unir d’intérêts, c’est‑à‑dire au temps où moururent Ptolémée, fils de Lagus, Lysimachus, Seleucus et Ptolémée Ceraunus. Avant ce temps‑là, tel était l’état des Achéens. Ils avaient eu d’abord pour roi le fils d’Oreste, nommé Tisamène, qui, chassé de Sparte au retour des Héraclides, se rendit maître de l’Achaïe. Ses descendans y régnèrent successivement jusqu’à Ogygès, sous les enfans duquel ils changèrent le gouvernement en république, mécontens de ce que ces enfans ne les gouvernaient pas selon les lois, mais en maîtres. Ils se maintinrent dans cet état jusqu’aux temps d’Alexandre et de Philippe, quoique leurs affaires eussent varié selon les différentes conjonctures. Cette république était composée de douze villes, qui subsistent encore, à l’exception d’Olen, et d’Élyce, qui, avant la bataille de Leuctres, fut engloutie par la mer. Ces villes sont : Patres, Dyme, Phares, Tritée, Léontium, Égine, Pellène, Égium, Boure, Céraunie, Olen et Élyce. Depuis Alexandre et avant l’olympiade citée ci‑dessus, les Achéens furent si maltraités, surtout par les rois de Macédoine, que les villes furent divisées les unes des autres et eurent des intérêts différens, d’où il arriva que Demetrius, Cassander, et depuis eux Antigonus Gonatas, mirent garnison dans quelques‑unes, et que d’autres furent occupées et soumises par des tyrans ; car c’est de cet Antigonus que sont venus la plupart des tyrans de la Grèce. Mais vers la cent vingt‑quatrième olympiade, les villes d’Achaïe commencèrent à revenir à leur première union, environ dans le temps de l’irruption de Pyrrhus en Italie. Les premières villes qui se joignirent furent Dyme, Patres, Tritée et Phares, et c’est pour cela qu’il ne reste plus à présent de monument de cette jonction. Environ cinq ans après, les Égéens, ayant chassé leur garnison, entrèrent dans la république. Après eux les Bouriens firent mourir leur tyran. Les Caryniens se joignirent aussi en même temps. Iscas, leur tyran, voyant la garnison chassée d’Égium, le roi des Bouriens massacré par Marcus et les Achéens, et qu’on allait fondre bientôt sur lui de tous côtés, se démit du gouvernement, après avoir reçu des Achéens des assurances pour sa vie, et laissa cette ville se joindre aux autres.

On me demandera peut‑être pourquoi je remonte si haut : c’est pour faire connaître comment en quel temps s’est établi, pour la seconde fois, le gouvernement dont usent aujourd’hui les Achéens, et quels sont les hommes qui, les premiers, ont travaillé à ce rétablissement ; c’est, en second lieu, afin de justifier par l’histoire même de cette nation ce que nous avons avancé de l’esprit de son gouvernement, savoir, qu’il consiste uniquement à s’attirer les peuples par l’égalité dont on jouit dans cette république, et à ne jamais quitter les armes contre ceux qui, par eux‑mêmes ou par des rois, veulent les réduire en servitude. C’est par cette maxime qu’ils sont parvenus au point où nous les voyons, agissant tantôt par eux‑mêmes et tantôt par leurs alliés. Ce qu’ils ont fait par ceux‑ci dans la suite, pour l’établissement de leur république, doit encore se rapporter à l’esprit du gouvernement ; car, quoiqu’ils aient souvent partagé avec les Romains les plus belles entreprises, ils n’ont cependant jamais souhaité qu’il leur en revînt quelque avantage en particulier. L’unique récompense qu’ils se soient jamais proposée en aidant leurs alliés, a toujours été la liberté commune et l’union du Péloponnèse. C’est ce que l’on verra plus clairement par les faits.

Toutes les villes que nous avons nommées plus haut étaient restées sous une même forme de gouvernement pendant vingt ans, créant chaque année un secrétaire commun et deux préteurs. On jugea ensuite à propos de n’en créer qu’un, et de lui confier le soin des affaires. Le premier à qui cette charge échut, fut un Carynien nommé Marcus. Pendant la quatrième année de ce gouvernement, Aratus le Sicyonien, quoiqu’il n’eût encore que vingt ans, délivra par sa valeur et par son courage sa patrie du tyran qui l’opprimait, et, charmé dès le commencement de la forme de république des Achéens, il y établit les mêmes lois. Élu préteur pour la seconde fois, huit ans après, il surprit par adresse l’Acrocorinthe, où commandait Antigonus, et s’en rendit maître : par là il délivra d’une grande crainte tous les peuples du Péloponnèse, et mit en liberté tous les Corinthiens, qu’il joignit à la république des Achéens. Il fit la même chose pour les Mégariens, dans la ville desquels il était encore entré par surprise, un an avant cette défaite des Carthaginois qui leur fit perdre entièrement la Sicile, et où ils furent contraints de payer tribut aux Romains. Ayant fait en peu de temps de grands progrès, tout le reste du temps qu’Aratus fut à la tête de la république, il ne se proposa d’autre but dans tous ses desseins et dans toutes ses entreprises, que de chasser les Macédoniens du Péloponnèse, d’y abolir les monarchies, et d’assurer à ses compatriotes la liberté où il les avait établis, et dont leurs pères avaient joui. Tant qu’Antigonus Gonatas vécut, Aratus ne cessa de s’opposer à ses intrigues. Il ne s’opposa pas avec moins de fermeté et de constance à l’avidité et à l’ambition des Étoliens. Il avait besoin de toute sa vigilance contre la hardiesse et l’injustice de ces deux ennemis, car un complot était déjà formé entre eux pour perdre les Achéens.

Après la mort d’Antigonus, les Achéens ayant fait alliance avec les Étoliens, et s’étant joints avec eux dans la guerre contre Demetrius, les anciennes inimitiés se dissipèrent, et firent place à l’alliance et à l’amitié. La mort de Demetrius, qui arriva la dixième année de son règne, et vers le temps de la première irruption des Romains dans l’Illyrie, avança encore le projet des Achéens, car tous les petits rois du Péloponnèse se virent par cette mort dans une fâcheuse extrémité. Ils avaient perdu leur chef, pour ainsi dire, et celui dont ils attendaient toute leur récompense. D’un autre côté Aratus les pressait, résolu de leur faire entièrement abandonner l’autorité et la domination. Il comblait de présens et d’honneurs ceux qui entraient dans ses sentimens : ceux qui résistaient, il les menaçait des plus grands malheurs. Il fit tant, qu’enfin ces petits rois se déterminèrent à se démettre de leur royauté, à rendre la liberté à leurs peuples, et à se joindre à la république des Achéens. Lysiadas de Mégalopolis, homme prudent et sage, prévoyant bien ce qui devait arriver, se dépouilla de bon gré de la puissance royale, du vivant même de Demetrius, et entra dans le gouvernement des Achéens. Il fut suivi d’Aristomachus, tyran des Argiens, de Xénon, tyran des Hermioniens, et de Cléonyme, tyran des Phliasiens.

Ces jonctions ayant augmenté considérablement la puissance des Achéens, les Étoliens, naturellement méchans et avides d’acquérir, en conçurent de la jalousie. Comme ils avaient autrefois partagé les villes des Acarnaniens avec Alexandre, et qu’ils s’étaient proposé de partager encore celles des Achéens avec Antigonus Gonatas, ils espérèrent encore pouvoir faire la même chose. Dans cette vue, ils eurent la témérité de faire alliance avec Antigonus, qui commandait alors dans la Macédoine, et qui était tuteur du jeune Philippe, et avec Cléomène, roi des Lacédémoniens. Ils voyaient qu’Antigonus, qui était paisible maître de la Macédoine, avait une haine mortelle contre les Achéens, et se déclarait ouvertement leur ennemi, parce qu’ils lui avaient emporté l’Acrocorinthe par surprise : ils croyaient que, s’ils pouvaient inspirer cette haine aux Lacédémoniens, et joindre les forces de ce peuple aux leurs, les Achéens ainsi enveloppés et attaqués à propos seraient facilement accablés. La chose n’aurait pas manqué de réussir selon leur projet ; mais ils ne pensaient pas à ce qui méritait pourtant toutes leurs réflexions, c’est qu’ils avaient affaire à Aratus, l’homme du monde qui s’entendait le mieux à se tirer des conjonctures les plus embarrassantes. Ils eurent beau vouloir embrouiller les affaires et faire une guerre injuste aux Achéens, rien de ce qu’ils avaient projeté ne leur réussit. Tous leurs efforts ne servirent qu’à augmenter la puissance d’Aratus, qui était alors à la tête des affaires, et celle de la nation, Aratus s’opposant à tous leurs desseins et renversant tous leurs projets. Nous allons voir comment les choses se passèrent.




CHAPITRE IX.


Guerre de Cléomène. — Raisons qu’avait Aratus pour l’entreprendre. — Il pense à se liguer avec Antigonus. — Députation de la part des Mégalopolitains pour ce sujet.


Aratus, voyant que, si les Étoliens avaient honte de déclarer ouvertement la guerre aux Achéens, ce n’était qu’à cause des services qu’ils venaient tout récemment d’en recevoir dans la guerre contre Demetrius, mais que cela ne les empêchait pas d’avoir des intelligences secrètes avec les Lacédémoniens ; qu’ils portaient tellement envie aux Achéens qu’après que Cléomène leur avait enlevé par surprise trois villes alliées et associées à leur gouvernement, savoir, Tégée, Mantinée et Orchomène, non-seulement ils n’en avaient point été fâchés, mais encore ils lui avaient assuré cette conquête ; que, quoique autrefois la passion de s’agrandir leur fît saisir le plus léger prétexte pour faire prendre les armes contre des gens qui ne leur avaient fait aucun tort, ils ne faisaient cependant alors nulle difficulté de violer les traités, et perdaient volontairement des villes fort importantes, uniquement pour mettre Cléomène plus en état de faire du tort aux Achéens : sur ces considérations, lui et les autres magistrats voulurent bien n’entreprendre de guerre contre personne, mais ils résolurent en même temps de s’opposer de toutes leurs forces aux projets des Lacédémoniens. C’est pourquoi, dès que Cléomène, en bâtissant Athénée dans le pays des Mégalopolitains, se fut déclaré ouvertement ennemi de la république, alors les Achéens assemblèrent le conseil, et il y fut résolu que l’on se déclarerait aussi ouvertement contre les Lacédémoniens. Telle fut l’origine de la guerre appelée de Cléomène, et c’est à cette époque qu’elle commença.

Ce fut alors que les Achéens prirent pour la première fois les armes contre les Lacédémoniens. Il leur parut beau de ne devoir la défense de leur ville et de leurs pays qu’à eux‑mêmes, et de n’implorer le secours de personne. Par là aussi ils se conservaient dans l’amitié qu’ils devaient à Ptolémée pour les bienfaits qu’ils en avaient reçus. La guerre faisait déjà des progrès. Déjà Cléomène avait aboli l’ancienne forme du gouvernement ; ce n’était plus un roi légitime, mais un tyran, qui poussait cette guerre avec toute l’habileté et la vigueur possibles. Aratus avait prévu ces révolutions, et, craignant les maux que la méchanceté et l’audace des Étoliens pourraient attirer sur sa république, il crut qu’il devait commencer par rompre leurs projets. Il connaissait Antigonus pour un roi appliqué aux affaires, prudent et d’une fidélité à toute épreuve, porté à faire des alliances et fidèle à les observer ; au lieu que les autres rois, ne croyant pas que la haine et l’amitié viennent de la nature, n’aiment ou ne haïssent qu’autant qu’ils trouvent leur intérêt dans l’une ou l’autre de ces dispositions. Il prit donc le parti de s’aboucher avec Antigonus, de le porter à joindre ensemble leurs forces, et de lui faire voir quelle serait la suite et le succès de cette jonction. Il ne crut pourtant pas qu’il fût à propos de s’ouvrir là‑dessus à tout le monde. Deux raisons l’obligeaient à se tenir sur la réserve ; car il devait s’attendre que Cléomène et les Étoliens s’opposeraient à son dessein ; et de plus il n’aurait pu demander ouvertement du secours aux ennemis, sans abattre le courage des Achéens, qui par là n’auraient pas manqué de sentir qu’Aratus ne comptait pas beaucoup sur leurs forces et sur leur valeur. Ces raisons firent qu’il pensa à exécuter son projet le plus secrètement qu’il lui serait possible ; ce qui fut cause qu’il dit et fit bien des choses au-dehors qui paraissaient contraires à son dessein, et qui cependant ne tendaient qu’à le couvrir ; c’est aussi pour cela qu’on ne trouve pas certains faits dans ses mémoires.

Quand il vit, d’un côté, que les Mégalopolitains soutenaient la guerre à regret, parce qu’ils ne recevaient aucun secours de la part des Achéens, qui étaient aussi fort pressés ; et de l’autre, que, depuis les bienfaits qu’ils avaient reçus de Philippe, fils d’Amyntas, ils étaient fort prévenus en faveur de la maison royale de Macédoine, il ne douta point que, se sentant accablés, ils n’eussent au plus tôt recours à Antigonus, et n’implorassent les forces des Macédoniens. Il communiqua son secret à Nicophanès et à Cercidas, deux Mégalopolitains, qui avaient chez son père droit d’hospitalité, tous deux fort propres à son dessein. Par leur entremise, il lui fut aisé de persuader aux Mégalopolitains d’envoyer des députés aux Achéens, et de les presser d’envoyer demander du secours à Antigonus. Les Mégalopolitains choisirent pour députés Nicophanès et Cercidas, et leur ordonnèrent d’aller d’abord chez les Achéens, et de là aussitôt chez Antigonus, en cas que les Achéens y consentissent.

Les Achéens l’ayant bien voulu, Nicophanès entra en conférence avec Antigonus. Sur sa patrie il ne dit que peu de chose, et que ce qu’il ne pouvait se dispenser de dire ; mais il s’étendit beaucoup sur les affaires présentes, selon les avis et les instructions qu’il avait reçus d’Aratus. Il fit voir à ce prince ce que l’on devait attendre de la ligne qu’avaient faite ensemble les Étoliens et Cléomène, et où elle tendait ; que les Achéens seraient les premiers à en souffrir ; mais qu’il avait aussi des mesures à prendre pour s’en mettre lui‑même à couvert ; qu’il était évident que les Achéens, attaqués de deux côtés, ne pouvaient manquer de succomber ; qu’il était encore plus visible que les Étoliens et Cléomène, après s’être rendus maîtres des Achéens, ne s’en tiendraient pas à cette conquête ; que la Grèce entière suffirait à peine pour rassasier la passion qu’ils avaient de s’agrandir, loin qu’ils voulussent la contenir dans les bornes du Péloponnèse ; que Cléomène pour le présent semblait se contenter de commander dans cette province ; mais qu’il ne s’y serait pas plus tôt établi, qu’il ambitionnerait de dominer sur toute la Grèce, à quoi il ne pouvait parvenir que par la ruine des Macédoniens ; qu’il n’avait donc qu’à se tenir sur ses gardes, et à examiner lequel des deux convenait mieux à ses intérêts, ou de se joindre avec les Achéens et les Béotiens pour disputer à Cléomène dans le Péloponnèse l’empire de la Grèce ; ou, en négligeant de se lier avec une nation très-puissante, de défendre dans la Thessalie son royaume contre tous les peuples de l’Étolie et de la Béotie joints aux Achéens et aux Lacédémoniens ; que si les Étoliens, par reconnaissance pour les services qu’ils avaient reçus des Achéens du temps de Demetrius, se tenaient en repos comme à présent, eux les Achéens prendraient les armes contre Cléomène ; que si la fortune leur était favorable, ils n’auraient pas besoin d’être secourus ; mais que, si elle leur était contraire, et qu’outre cela les Étoliens vinssent tomber sur eux, il prît garde de ne point laisser échapper l’occasion, et de secourir le Péloponnèse pendant qu’on pouvait le sauver ; qu’au reste il pouvait être sûr de la fidélité et de la reconnaissance des Mégalopolitains ; qu’Aratus trouverait des assurances qui plairaient aux deux partis, et qu’il aurait aussi le soin de lui donner avis du temps où il faudrait venir à son secours. Antigonus trouva les avis d’Aratus fort sages et fort sensés, et suivit dans la suite les affaires avec beaucoup d’attention. Il manda aux Mégalopolitains qu’il ne manquerait pas de les secourir, si les Achéens le trouvaient bon.

Les ambassadeurs, à leur retour, remirent la lettre du roi, et se louèrent fort de l’accueil favorable qu’il leur avait fait et des bonnes dispositions où il semblait être. Les Mégalopolitains, rassurés par ce récit, coururent au conseil des Achéens pour les presser de faire venir Antigonus, et de le mettre à la tête des affaires. Aratus, de son côté, s’étant fait instruire en particulier par Nicophanès des sentimens où était le roi à l’égard des Achéens et de lui‑même, ne se possédait pas de joie. Il voyait par là combien il avait eu raison de former ce projet, et que d’ailleurs Antigonus n’était pas tant au nombre de ses ennemis que les Étoliens l’avaient espéré. Il lui semblait encore très-avantageux que les Mégalopolitains voulussent charger Antigonus du soin des affaires par l’entremise des Achéens. À la vérité, il souhaitait fort n’avoir pas besoin de secours ; mais, en cas qu’il fût contraint d’en demander, il aimait encore mieux le faire par les Achéens en corps que par lui‑même ; car il craignait qu’Antigonus, après avoir défait Cléomène et les Macédoniens, ne conçût de mauvais desseins contre la république des Achéens, et que ceux‑ci ne le rendissent responsable de tout le mal qui en arriverait ; ce qu’ils croiraient faire avec d’autant plus de justice, qu’il était l’auteur de l’injure faite à la maison royale des Macédoniens par la prise de l’Acrocorinthe. C’est pourquoi, après que les Mégalopolitains eurent montré dans le conseil des Achéens la lettre du roi et qu’ils eurent prié de l’appeler au plus tôt, tout le peuple commençant à goûter ce sentiment, Aratus entra dans le conseil, parla avec éloge de la protection que le roi voulait bien lui accorder, et approuva fort la résolution que voulait prendre le peuple. Mais il s’arrêta beaucoup à faire voir qu’il fallait essayer de défendre par eux‑mêmes la ville et le pays ; que rien ne serait plus glorieux, rien de plus conforme à leurs intérêts ; que si la fortune refusait de les favoriser, il ne fallait avoir recours à leurs amis qu’après avoir de leur côté mis tout en usage, et ne les appeler qu’à la dernière extrémité.

Il n’y eut personne qui n’approuvât cet avis, et l’on conclut qu’on devait s’y arrêter et soutenir cette guerre par soi‑même. Mais, après que Ptolémée, désespérant de conserver les Achéens dans son parti, et espérant beaucoup plus des Lacédémoniens pour le dessein qu’il avait de traverser les vues des rois de la Macédoine, se fut mis en tête de fournir des secours à Cléomène pour l’animer contre Antigonus ; après que les Achéens dans une marche en furent venus aux mains avec Cléomène et eurent été vaincus par lui près de Lycée ; qu’ils eurent été défaits une seconde fois dans les plaines de Mégalopolis, appelées Laodicéennes ; que Leusiadas eut été battu ; que toutes leurs troupes eurent été mises en déroute pour une troisième fois aux environs de Dyme, près de l’endroit qu’on appelle Hécatombée : alors, les affaires ne souffrant plus de délai, ils furent obligés de recourir unanimement à Antigonus. Aratus envoya son propre fils comme ambassadeur, et confirma ce qui avait été réglé pour le secours. Une chose embarrassait : Antigonus ne semblait pas devoir venir au secours d’Aratus, qu’on ne lui eût auparavant rendu l’Acrocorinthe, et que la ville même de Corinthe ne lui eût été donnée pour en faire sa place de guerre, et cependant les Achéens n’osaient livrer Corinthe aux Macédoniens contre le gré des habitants. On différa donc de délibérer sur ce point jusqu’à ce qu’on eût examiné quelles sûretés on pourrait donner.




CHAPITRE X.


Aratus rend l’Acrocorinthe à Antigonus. — Les Achéens prennent Argos. — Prise de plusieurs villes par Antigonus. — Cléomène surprend Messène.


Cléomène, ayant répandu la terreur de ses armes par les succès dont nous avons parlé, passait ensuite d’une ville à l’autre sans crainte, gagnant les unes par douceur, les autres par menaces. Après s’être ainsi emparé de Caphie, de Pellène, de Phenée, d’Argos, de Phlie, de Cléone, d’Épidaure, d’Hermione, de Trézène, et enfin de Corinthe, il alla camper devant Sicyone. Ces expéditions tirèrent les Achéens d’un très-grand embarras ; car, les Corinthiens ayant fait dire à Aratus et aux Achéens de sortir de la ville, et ayant député vers Cléomène pour la lui livrer, ce fut pour les Achéens une occasion favorable dont Aratus se servit heureusement pour céder l’Acrocorinthe à Antigonus. En lui donnant cette place, la maison royale n’avait plus rien à lui reprocher ; il donnait une sûreté suffisante de la fidélité avec laquelle il agirait envers Antigonus par la suite, et outre cela il fournissait à ce roi une place de guerre contre les Lacédémoniens. Dès que Cléomène eut avis du traité fait entre Antigonus et les Achéens, il leva son camp de devant Sicyone, alla le mettre à l’isthme, et fit entourer d’un fossé et d’un retranchement tout l’espace qui est entre l’Acrocorinthe et les monts Oniens, se tenant déjà comme assuré de l’empire du Péloponnèse.

Antigonus se tenait prêt depuis long-temps et n’attendait que l’occasion d’agir, jugeant bien, sur les conjonctures présentes, que Cléomène et son armée n’étaient pas loin. Il était encore dans la Thessalie, lorsqu’il envoya dire à Aratus et aux Achéens de s’acquitter de ce qu’ils lui avaient promis. Il vint ensuite par l’Eubée à l’isthme. Car les Étoliens, non contens de ce qu’ils avaient fait, voulurent encore empêcher Antigonus de porter du secours. Ils lui défendirent de passer avec son armée dans Pyle, et lui dirent que, s’il le faisait, ils s’y opposeraient à main armée. Ces deux capitaines marchaient donc l’un contre l’autre, Antigonus s’efforçant d’entrer dans le Péloponnèse, et Cléomène tâchant de lui en fermer l’entrée. Malgré les pertes qu’avaient faites les Achéens, ils n’abandonnèrent pas pour cela leur premier projet, et ne cessèrent pas d’espérer une meilleure fortune. Mais, dès qu’un certain Argien, nommé Aristote, se fut déclaré contre le parti de Cléomène, ils coururent à son secours, et, sous la conduite de Timoxène, prirent par adresse la ville d’Argos. C’est à ce succès qu’on doit principalement attribuer l’heureux changement qui se fit dans les affaires des Achéens. Ce fut là ce qui arrêta l’impétuosité de Cléomène, et ralentit le courage de ses soldats, comme il est aisé de voir par la suite ; car, quoiqu’il se fût emparé le premier des postes les plus avantageux, qu’il eût des vivres et des munitions en plus grande quantité qu’Antigonus, qu’il fût plus hardi et plus avide de gloire, cependant il n’eut pas plus tôt appris que la ville des Argiens avait été emportée par les Achéens, qu’il oublia ses premiers succès et se mit en marche, et fit une retraite fort semblable à une fuite, dans la crainte que les ennemis ne l’enveloppassent de tous côtés. Il entra dans Argos par surprise ; mais il en fut ensuite chassé courageusement par les Achéens et par les Argiens mêmes, qui avaient du dépit de lui en avoir auparavant ouvert les portes. Ce projet renversé, il prit sa route par Mantinée, et s’en retourna ainsi à Sparte.

Sa retraite ouvrit l’entrée du Péloponnèse à Antigonus, qui prit aussitôt possession de l’Acrocorinthe. De là, sans s’arrêter, il marcha sur Argos, d’où, après avoir loué la valeur des habitans et réglé les affaires de la ville, il partit promptement, et mena son armée en Arcadie. Il chassa les garnisons de tous les forts qui avaient été élevés par ordre de Cléomène dans le pays des Égéens et des Belminates, et, y ayant mis une garnison mégalopolitaine, il vint à l’assemblée des Achéens à Égée. Il y rendit compte de sa conduite ; il proposa ses vues sur l’avenir, et on lui donna le commandement sur tous les alliés. Ensuite, après être resté quelque temps en quartier d’hiver autour de Sicyone et de Corinthe, le printemps venu, il fit marcher son armée et arriva en trois jours à Tégée, où les troupes des Achéens le vinrent joindre. Il y plaça son camp, et commença à en faire le siége, qui fut poussé par les Macédoniens avec tant de vigueur, que les Tégéates, ne pouvant ni le soutenir ni se défendre contre les mines des assiégeans, en vinrent en peu de temps à une composition. Antigonus, s’étant assuré de la ville, passe à de nouveaux exploits, et se hâte d’arriver dans la Laconie. Il s’approche de Cléomène, qui en gardait les frontières, et tâche de l’engager à un combat par quelques escarmouches. Cependant il apprend par ses coureurs qu’il venait à Cléomène du secours d’Orchomène. Il lève aussitôt le camp, et s’avance vers cette ville. Il l’emporte d’assaut, et va mettre le siége devant Mantinée, qui prit d’abord l’épouvante et ouvrit ses portes. Il marcha aussitôt vers Érée et Telphysse, dont les habitans se soumirent volontairement. Enfin, l’hiver approchant, il revint à Égée pour se trouver à l’assemblée des Achéens. Il renvoya les Macédoniens prendre leurs quartiers d’hiver dans leur pays. Pour lui, il resta à Égée pour délibérer avec les Achéens sur les affaires présentes.

Dans le temps qu’il y était, Cléomène, voyant que les troupes étaient licenciées, qu’Antigonus n’avait avec lui à Égée, que des soldats étrangers, qu’il était éloigné de Mégalopolis de trois journées de chemin, que cette ville était difficile à garder, à cause de sa grandeur et du peu de monde qu’il y avait ; qu’actuellement elle était mal gardée, parce qu’Antigonus était proche, et, ce qui le flattait davantage, que les deux batailles de Lycée et de Laodicée, avaient fait périr la plupart des habitans en âge de porter les armes, il gagna quelques fuyards messéniens qui se trouvaient alors dans la ville, et, par leur moyen, y entra pendant une nuit, sans être aperçu de personne. Mais à peine le jour parut, que les Mégalopolitains se défendirent avec tant de courage, que Cléomène non-seulement fut chassé, mais courut encore risque d’une défaite entière. Même affaire lui était encore arrivée trois mois auparavant, lorsqu’il entra par ruse dans la ville par l’endroit qu’on appelle Colée. Mais alors, comme son armée était plus nombreuse, et qu’il s’était emparé le premier des postes les plus avantageux, il vint à bout de son dessein. Il chassa les Mégalopolitains et se rendit maître de la ville, qu’il saccagea et qu’il détruisit avec tant de cruauté, que l’on avait perdu toute espérance qu’elle pût jamais être habitée. Je crois qu’il n’en usa avec tant de rigueur, que parce qu’en ce temps‑là il ne pouvait, ni chez les Mégalopolitains, ni chez les Stymphaliens, trouver personne qui fût d’humeur à épouser ses intérêts au préjudice de la patrie. Il n’y eut que chez les Clitoriens, peuple courageux et passionné pour la liberté, qu’il se rencontra un scélérat, nommé Thearcès, qui se couvrit de cette infamie. Aussi les Clitoriens, soutiennent‑ils, et avec raison, que ce traître n’est pas sorti de chez eux, et que c’était un enfant qui leur était resté des soldats qu’on leur avait envoyés d’Orchomène.

Comme, dans ce qui regarde la guerre de Cléomène, j’ai cru devoir préférer Aratus à tout autre historien, et que quelques‑uns donnent la préférence à Phylarque, qui souvent raconte des choses tout opposées, je ne puis me dispenser de justifier mon choix : il est important que le faux n’ait pas, dans des écrits publics, le même poids et le même degré d’autorité que le vrai. En général, cet historien a écrit beaucoup de choses sans discernement et sur les premiers mémoires qui lui sont tombés entre les mains ; mais, sans entrer ici en discussion, et sans le démentir sur une grande partie de ce qu’il dit, contentons‑nous de considérer ce qu’il rapporte sur le temps dont nous parlons. Cela suffira de reste pour faire connaître quel esprit il a apporté à la composition de son histoire, et combien il était peu propre à ce genre d’ouvrage. Pour montrer quelle a été la cruauté d’Antigonus, des Macédoniens, d’Aratus et des Achéens, il dit que les Mantinéens n’eurent pas été plus tôt subjugués, qu’ils tombèrent dans des maux extrêmes ; que cette ville, la plus ancienne et la plus grande de toute l’Arcadie, fut affligée de si horribles calamités, que tous les Grecs en étaient hors d’eux‑mêmes, et fondaient en larmes. Il n’omet rien pour toucher ses lecteurs de compassion ; il nous parle de femmes qui s’embrassent, de cheveux arrachés, de mamelles découvertes ; il nous représente les pleurs et les sanglots des hommes et des femmes, des enfans, et de leurs vieux parens qui étaient enlevés pêle‑mêle. Or, tout ce qu’il fait là pour mettre les événemens fâcheux comme sous les yeux de ses lecteurs, il le fait dans tout le cours de son histoire. Manière d’écrire basse et efféminée que l’on doit mépriser, pour ne s’attacher qu’à ce qui est propre à l’histoire et en fait toute l’utilité.

Il ne faut pas qu’un historien cherche à toucher ses lecteurs par du merveilleux, ni qu’il imagine les discours qui ont pu se tenir, ni qu’il s’étende sur les suites de certains événemens : il doit laisser cela aux poètes tragiques, et se renfermer dans ce qui s’est dit et fait véritablement, quelque peu important qu’il paraisse. Car la tragédie et l’histoire ont chacune leur but, mais fort différent l’un de l’autre : celle‑là se propose d’exciter l’admiration dans l’esprit des auditeurs, et de toucher agréablement par des discours qui approchent le plus qu’il est possible de la vraisemblance ; mais il faut que celle‑ci, par des discours et des actions vrais, instruise et persuade. Dans la tragédie, comme il n’est question que de divertir les spectateurs, on emploie le faux sans ménagement, pourvu qu’il soit vraisemblable : mais dans l’histoire, où il s’agit d’être utile, il ne faut que du vrai. Outre cela, Phylarque ne nous dit souvent ni la cause des événemens qu’il rapporte, ni la manière dont ils sont arrivés. Sans cela néanmoins on ne peut raisonnablement ni être touché de compassion, ni se passionner sur rien. C’est un spectacle fort triste que de voir frapper de verges un homme libre ; cependant, si ce n’est que la punition d’un crime qu’il a commis, cela passe avec raison pour justice ; et si cela se fait pour corriger et instruire, non-seulement on loue, mais on remercie encore ceux qui ont ordonné cette punition. Mettre à mort des citoyens, c’est un crime abominable et digne des derniers supplices ; cependant on fait mourir publiquement un voleur ou un adultère, sans crainte d’en être puni, et il n’y a point de récompense trop grande pour un homme qui délivre sa patrie d’un traître ou d’un tyran. Tant il est vrai que, pour juger d’un événement, on ne doit pas tant s’arrêter aux choses qui se sont faites qu’aux raisons et aux vues qu’on a eues en les faisant, et aux différences qui sont entre elles. Voici donc la vérité du fait.




CHAPITRE XI.


Les Mantinéens quittent la ligue des Achéens et sont reconquis par Aratus. — Ils joignent la perfidie à une seconde désertion et ils en sont punis. — Mort d’Aristomaque, tyran d’Argos.


Les Mantinéens se séparèrent d’abord volontairement des Achéens, pour se livrer eux et leur patrie aux Étoliens, et ensuite à Cléomène. Ils avaient pris ce parti, et se gouvernaient selon les lois des Lacédémoniens, lorsque, quatre ans avant qu’Antigonus les subjuguât, ils furent conquis par les Achéens, et leur ville emportée par l’adresse et les ruses d’Aratus. Or, dans ce temps‑là même, il est si peu vrai que leur séparation ait eu pour eux des suites fâcheuses, que ce dernier événement devint célèbre par le changement subit qui s’était fait dans le génie de ces deux peuples. En effet, Aratus n’eut pas sitôt été maître de la ville, qu’il défendit à ses troupes de toucher à rien de ce qui ne leur appartenait pas, et ensuite, ayant assemblé les Mantinéens, il leur dit de ne rien craindre et de demeurer comme ils étaient ; que tant qu’ils resteraient unis à la république des Achéens, il ne leur serait fait aucun mal. Un bienfait si peu espéré et si extraordinaire changea entièrement la disposition des esprits ; on oublia les combats qui venaient de se donner et les pertes qu’on y avait faites ; on se fréquenta les uns les autres, on se donna réciproquement des repas : c’était à qui se témoignerait le plus de bienveillance et d’amitié. Et certes les Mantinéens devaient cela aux Achéens et à leur chef, par qui ils avaient été traités avec tant de douceur et d’humanité, que je ne sais si jamais personne est tombé au pouvoir d’ennemis plus doux et plus indulgens, ni si l’on peut se tirer de plus grands malheurs avec moins de perte.

Dans la suite, voyant les séditions qui s’élevaient parmi eux, et ce que machinaient contre eux les Étoliens et les Lacédémoniens, ils dépêchèrent des députés aux Achéens pour leur demander du secours. On leur tira au sort trois cents hommes, qui, laissant leur patrie et leurs biens, partirent aussitôt pour Mantinée, et y restèrent pour défendre la patrie et la liberté de ce peuple. Les Achéens ajoutèrent encore à cette garde deux cents soldats mercenaires, qui devaient faire à Mantinée le même fonction. Peu de temps après une nouvelle sédition s’étant élevée parmi eux, ils appelèrent les Lacédémoniens, les mirent en possession de leur ville, et égorgèrent les Achéens qui s’y trouvèrent. On ne pouvait commettre une infidélité plus grande et plus criminelle ; car après avoir effacé de leur souvenir les bienfaits qu’ils avaient reçus des Achéens et l’alliance qu’ils avaient contractée avec eux, il fallait du moins ne leur faire aucun tort, et donner un sauf‑conduit à ceux de cette nation qu’ils avaient dans leur ville : c’est ce que le droit des gens ne permet pas de refuser même à ses ennemis. Les Mantinéens osent néanmoins violer ce droit, et se rendent coupables du plus grand des crimes, et cela pour persuader Cléomène et les Lacédémoniens de la bonne volonté qu’ils avaient à leur égard. Oser massacrer de leurs propres mains des gens qui, les ayant auparavant conquis eux‑mêmes, leur avaient pardonné leur désertion, et qui alors n’étaient chez eux que pour les mettre, eux et leur liberté, à couvert de toute insulte ! se peut‑il rien de plus odieux et de plus perfide ? Quelle vengeance peut‑on tirer de cet attentat, qui paraisse en approcher ? On dira peut‑être qu’après en avoir fait la conquête, on devait les vendre à l’encan avec leurs enfans et leurs femmes. Mais, selon les lois de la guerre, on punit de cette peine ceux mêmes qui n’ont rien fait de criminel. Il aurait donc fallu faire souffrir aux Mantinéens un supplice plus rigoureux ; de sorte que, quand même il leur serait arrivé ce que dit Phylarque, les Grecs n’auraient pas dû en être touchés de compassion ; au contraire, ils auraient dû applaudir à la punition qu’on aurait faite de ce crime. Cependant on ne leur fit rien autre chose que mettre leurs biens au pillage, et vendre les personnes libres à l’encan. Malgré cela, Phylarque, pour dire quelque chose de merveilleux, invente une fable, et une fable qui n’a aucune apparence. Il pense si peu à ce qu’il écrit, qu’il ne fait seulement pas attention à ce qui se passa presque en même temps à l’égard des Tégéates ; car après que les Achéens les eurent conquis, ils ne leur firent rien de semblable à ce qu’il rapporte des Mantinéens. Cependant, si c’est par cruauté qu’ils traitèrent ceux‑ci avec tant de rigueur, apparemment qu’ayant fait la conquête des autres dans le même temps, ils ne les auraient pas plus épargnés. Puisqu’ils n’ont donc traité plus rigoureusement que les seuls Mantinéens, il faut que ceux‑ci aient été plus coupables.

Il conte encore qu’Aristomaque, Argien, personnage d’une naissance illustre, descendu de tyrans, et lui‑même tyran d’Argos, étant tombé entre les mains d’Antigonus et des Achéens, fut relégué à Cenchrée, et qu’on l’y fit mourir dans les supplices les plus injustes et les plus cruels qu’on ait jamais fait souffrir à personne. Toujours semblable à lui‑même, et gardant toujours le même style, il feint qu’Aristomaque, pendant les supplices, jetait des cris dont tous les environs retentissaient ; que les uns eurent horreur de ce crime, que d’autres ne pouvaient le croire ; qu’il y en eut qui, indignés, coururent à la maison où ces cruautés s’exerçaient. Mais c’en est assez sur les déclamations tragiques de cet historien. Pour moi, je crois que, quand Aristomaque n’aurait fait aucune injustice aux Achéens, ses mœurs seules, et les crimes dont il a déshonoré sa patrie, le rendaient digne des derniers supplices. Phylarque a beau dire, pour en donner une grande idée, et pour inspirer à ses lecteurs les sentimens d’indignation où Aristomaque souffrant était lui‑même, qu’il n’était pas seulement tyran, mais qu’il était encore né de tyrans ; c’est ce qu’il pouvait avancer de plus fort et de plus atroce contre son héros. Ce nom seul renferme tout ce que l’on peut imaginer de plus exécrable. À l’entendre seulement prononcer, on conçoit tous les crimes et toutes les injustices qui se peuvent commettre. Je veux qu’on ait fait souffrir à ce personnage des tourmens très-cruels, comme l’assure notre historien ; mais un seul jour de sa vie devait lui en attirer encore de plus cruels. Je parle de celui où Aratus entra par surprise dans Argos, accompagné d’un corps d’Achéens. Après y avoir soutenu de rudes combats pour remettre les Argiens en liberté, et en avoir été chassé, parce que les conjurés qui étaient dans la ville, retenus par la crainte du tyran, n’avaient osé se déclarer, Aristomaque, sous prétexte qu’il y avait des habitans qui étaient entrés dans la conspiration, et avaient favorisé l’irruption des Achéens, se saisit de quatre‑vingts des premiers citoyens, tous innocens de la trahison dont il les soupçonnait, et les fit égorger sous les yeux de leurs amis et de leurs parens.

Je laisse là les crimes du reste de sa vie, et ceux de ses ancêtres. On ne tarirait pas sur une si belle matière. Concluons que ce n’est point une chose indigne que ce tyran ait souffert quelque chose de ce qu’il avait fait souffrir aux autres ; mais qu’il serait indigne qu’il n’en eût rien souffert, et qu’il fût mort dans l’impunité. On ne doit pas non plus se récrier contre Antigonus et Aratus, de ce qu’après l’avoir pris de bonne guerre, ils l’ont fait mourir dans les supplices. Ils l’auraient traité de cette manière pendant la paix, que les gens sensés leur en auraient su bon gré. Que ne méritait‑il donc pas après avoir ajouté à tant d’autres horreurs la perfidie qu’il avait faite aux Achéens ? Réduit, peu de temps auparavant, aux dernières extrémités par la mort de Demetrius, et s’étant dépouillé du titre de tyran, il avait, contre toute espérance, trouvé un asile dans la douceur et la générosité des Achéens, qui non-seulement l’avaient mis à couvert des peines qui étaient dues à sa tyrannie, mais l’avaient encore admis dans leur république, et lui avaient fait l’honneur de lui donner un commandement dans leurs armées. Le souvenir de ces bienfaits s’évanouit presque aussitôt qu’il les eut reçus. Dès qu’il vit quelque possibilité de se rétablir par le moyen de Cléomène, il ne tarda guère à soustraire sa patrie aux Achéens, à quitter leur parti dans un temps où ceux‑ci avaient le plus besoin de secours, et à se ranger du côté des ennemis. Après une pareille infamie, ce n’était pas à Cenchrée qu’il le fallait appliquer aux tourmens et le faire mourir pendant la nuit, on devait le traîner partout, et donner son supplice et sa mort en spectacle à tout le Péloponnèse. Cependant on se contenta de le jeter dans la mer, pour je ne sais quel crime qu’il avait commis à Cenchrée.




CHAPITRE XII.


Fidélité des Mégalopolitains pour les Achéens, leurs alliés. — Autres méprises de Phylarque.


Le même historien, persuadé qu’il est de son devoir de rapporter les mauvaises actions, exagère et raconte avec chaleur les maux qu’ont endurés les Mantinéens, et ne dit pas un mot de la générosité avec laquelle ils furent soulagés par les Mégalopolitains ; comme si le récit des mauvaises actions appartenait plus à l’histoire que celui des actions vertueuses ; comme si le lecteur tirait moins d’instructions des faits louables que de ceux que l’on doit avoir en horreur. Pour faire valoir la générosité et la modération dont Cléomène usa envers les Mégalopolitains, Phylarque décrit la manière dont il prit leur ville, l’ordre qu’il y mit pour qu’il ne lui fût fait aucun tort ; il parle des courriers que ce roi leur dépêcha aussitôt à Messène, pour leur demander qu’en reconnaissance des ménagemens qu’il avait eus pour leur patrie, ils voulussent bien s’unir d’intérêts et agir de concert avec lui. Il n’oublie pas non plus que les Mégalopolitains ne purent pas souffrir qu’on achevât la lecture de la lettre du roi, et qu’ils assommèrent les messagers à coups de pierre. Mais, ce qui est inséparable de l’histoire, ce qui lui est propre, savoir, les faits où l’on voit briller la constance et la générosité, il ne daigne pas seulement en faire la moindre mention. Il en avait cependant ici une belle occasion. Ceux‑là passent pour honnêtes gens, pour gens d’honneur, qui pensent bien de leurs amis et de leurs alliés, et qui ont le courage de faire connaître ce qu’ils en pensent : on loue, on remercie, on récompense ceux qui, pour la défense de leurs amis et de leurs alliés, regardent d’un œil sec leur ville assiégée et leur patrie ravagée. Que devons‑nous donc penser des Mégalopolitains ? ne méritent‑ils pas que nous en ayons l’idée du monde la plus grande et la plus magnifique ? D’abord ils virent leur pays désolé par Cléomène ; leur fidélité pour les Achéens leur fit ensuite perdre entièrement leur patrie, et enfin, malgré une occasion presque miraculeuse qui se présenta de la recouvrer, ils aimèrent mieux rester privés de leur pays, de leurs tombeaux, de leurs sacrifices, de leur patrie, de leurs biens, en un mot de tout ce que les hommes ont de plus cher, que de manquer à ce qu’ils devaient à leurs alliés. S’est‑il jamais rien fait, ou se peut‑il rien faire de plus héroïque ? est‑il quelque action sur laquelle un historien puisse à plus juste titre arrêter un lecteur ? Pour porter les hommes à garder la foi des traités et à former des républiques justes et solides, y a‑t‑il un fait plus propre que celui‑là ? Cependant Phylarque n’en dit pas un mot ; c’est que, manquant de discernement, il ne savait pas choisir et distinguer les faits qui avaient le plus d’éclat, et qu’il convient le plus à un historien de rapporter.

Il dit encore que, sur le butin fait à Mégalopolis, les Lacédémoniens prirent six mille talens, dont, selon la coutume, il devait en revenir deux mille à Cléomène. Qui ne sera pas surpris ici de voir cet auteur ignorer ce que tout le monde sait des richesses et des forces des Grecs, chose cependant dont un historien doit être parfaitement instruit ? Pour moi, j’ose assurer que, quand on vendrait tous les biens et les mobiliers des peuples du Péloponnèse, en exceptant néanmoins les hommes, on ne ramasserait pas une pareille somme. Et je ne parle pas seulement de ces temps malheureux, où cette province fut entièrement ruinée par les rois de Macédoine, et encore plus par les guerres civiles ; mais même de nos jours, où cependant les Péloponnésiens vivent dans une parfaite union, et sont dans l’abondance de toutes choses. Ce que j’avance ici, ce n’est pas sans raison. En voici la preuve. Il n’y a personne qui ne sache que, quand les Athéniens, pour faire avec les Thébains la guerre aux Lacédémoniens, envoyèrent dix mille hommes et équipèrent cent galères, on ordonna qu’il se ferait une estimation des terres, des maisons, et de tout le reste des biens de l’Attique, pour lever ensuite l’argent nécessaire aux frais de la guerre. La chose fut exécutée, et l’estimation ne monta en tout qu’à cinq mille sept cent cinquante talens. Après cela peut‑on douter de ce que je viens d’avancer du Péloponnèse ?

Que l’on ait tiré alors de Mégalopolis plus de trois cents talens, c’est ce que l’on n’aurait osé assurer, quelque envie que l’on eût d’exagérer les choses ; car il est constant que la plupart des hommes libres et des esclaves s’étaient retirés à Messène. Et une autre preuve à laquelle il n’y a point de réplique : selon Phylarque lui‑même, les Mantinéens ne le cèdent aux peuples d’Arcadie ni en forces ni en richesses. Cependant, après que leur ville eut été prise, quoique personne n’en fût sorti, et qu’il ne fût pas aisé aux habitans de rien cacher, tout le butin, en comptant même les hommes, ne dépassa pas trois cents talens.

Ce qu’il assure au même endroit est encore plus surprenant, disant que, dix jours avant la bataille, il vint un ambassadeur, de la part de Ptolémée, dire à Cléomène que ce prince ne jugeait plus à propos de lui fournir de l’argent, et qu’il l’exhortait à faire la paix avec Antigonus ; que celui‑ci, après avoir entendu l’ambassadeur, jugea qu’il fallait au plus tôt livrer la bataille avant que cette nouvelle parvînt à la connaissance de l’armée, parce qu’il ne croyait pas pouvoir par lui‑même payer ses troupes. Or, si dans ce temps‑là il avait eu six mille talens, il aurait surpassé Ptolémée même en richesses ; quand même il n’en aurait eu que trois cents, ç’aurait été autant qu’il en fallait pour soutenir tranquillement la guerre contre Antigonus. Notre historien n’y pense donc pas, lorsqu’après avoir fait Cléomène si puissamment riche, il le met en même temps dans la nécessité de tout attendre du secours de Ptolémée. Il a commis grand nombre de fautes pareilles par rapport au temps dont nous parlons, et dans tout le cours de son ouvrage. Mais ce que sous venons de dire suffit pour en faire juger, et d’ailleurs le dessein que je me suis d’abord proposé ne me permet pas d’en relever d’avantage.




CHAPITRE XIII.


Irruption de Cléomène dans le pays des Argiens. — Détail des forces de Cléomène et d’Antigonus. — Prélude de la bataille. — Disposition des deux armées.


Après la prise de Mégalopolis, pendant qu’Antigonus prenait ses quartiers d’hiver à Argos, Cléomène au commencement du printemps assembla ses troupes, et leur ayant dit, pour les animer à bien faire, tout ce que les conjonctures demandaient, il se jeta sur le pays des Argiens. Il y eut bien des gens qui regardèrent cet acte comme téméraire, parce que les avenues de la province étaient bien fortifiées. Mais, à penser juste, il n’avait rien à craindre, et il fit en homme sage. Les troupes d’Antigonus congédiées, il était aisé de juger premièrement qu’il pouvait sans risque fondre sur le pays ; et que quand il aurait porté le pillage jusqu’au pied des murailles, les Argiens, sous les yeux desquels cela se passerait, ne manqueraient pas d’en savoir mauvais gré à Antigonus, et d’en faire des plaintes amères : que si Antigonus, pour calmer le murmure du peuple, sortait de la ville et hasardait une bataille avec ce qu’il avait actuellement de troupes, Cléomène avait tout lieu de croire qu’il remporterait aisément la victoire ; et qu’au contraire, si Antigonus demeurait dans son premier dessein et restait tranquille, son irruption avait donné l’épouvante aux ennemis, et inspiré de la confiance à ses troupes ; il pourrait sans danger se retirer dans son pays. Tout cela ne manqua pas d’arriver comme il l’avait prévu. Les Argiens ne purent voir sans impatience leur pays saccagé ; assemblés par troupes, ils blâmaient hautement la conduite d’Antigonus. Ce prince, en grand capitaine, ne voulant rien entreprendre qu’avec bonne raison, se tint en repos. Cléomène, suivant son projet, ravage le pays, et par là jette l’épouvante parmi les ennemis, encourage ses troupes contre le péril, et retourne dans son pays sans avoir rien eu à souffrir.

L’été venu, les Macédoniens et les Achéens étant sortis de leurs quartiers, Antigonus se mit à la tête de son armée, et s’avança vers la Laconie. Il avait avec lui une phalange de Macédoniens composée de dix mille hommes, trois mille rondachers, trois cents chevaux ; mille Agrianiens et autant de Gaulois ; des étrangers au nombre de trois mille fantassins et trois cents chevaux, autant de fantassins et de cavaliers du côté des Achéens, tous hommes choisis, et mille Mégalopolitains, armés à la façon des Macédoniens, et commandés par Cercidas, un de leurs citoyens. Les alliés étaient les Béotiens, au nombre de deux mille hommes de pied et deux cents chevaux ; mille fantassins et cinquante chevaux des Épirotes ; autant d’Acarnaniens, et seize cents Illyriens que commandait Demetrius de Pharos ; en sorte que toute cette armée montait à vingt‑huit mille hommes de pied et douze cents chevaux. Cléomène, s’attendant à cette irruption, avait fortifié tous les passages par des gardes, des fossés et des abattis d’arbre, et avait mis son camp à Sélasie, ayant environ vingt mille hommes. Il conjecturait sur de bonnes raisons que ce serait par là que les ennemis s’efforceraient d’entrer dans le pays ; en quoi il ne fut pas trompé. Le détroit est formé par deux montagnes, dont l’une s’appelle l’Éva et l’autre l’Olympe. Le fleuve Œnus coule entre les deux, et sur le bord est le chemin qui conduit à Sparte. Cléomène, ayant tiré une ligne devant ces montagnes avec un retranchement, posta sur le mont Éva son frère Euclide à la tête des alliés, et se mit, lui, sur le mont Olympe avec les Lacédémoniens et les étrangers. Au bas, le long du fleuve, des deux côtés il logea de la cavalerie avec une partie des étrangers.

Antigonus, en arrivant, voit que tous les passages étaient fortifiés, et que Cléomène avait assigné avec tant d’habileté les bons postes aux parties de son armée les plus propres à les défendre, que son camp ressemblait à un gros de soldats sous les armes et prêts à combattre ; qu’il n’avait rien oublié pour se mettre également en état d’attaquer et le défendre ; qu’enfin la disposition de son camp était aussi avantageuse que les approches en étaient difficiles. Tout cela lui fit perdre l’envie d’attaquer l’ennemi et d’en venir sitôt aux mains. Il alla camper à peu de distance, et se couvrit du Gorgyle. Il resta là pendant quelques jours à reconnaître la situation les différens postes, et le caractère des nations qui composaient l’armée ennemie. Quelquefois il faisait mine d’avoir certains desseins, et tenait en suspens les ennemis sur ce qu’il devait exécuter. Mais comme ils étaient partout sur leurs gardes, et que tous les côtés étaient également hors d’insulte, l’on convint enfin de part et d’autre qu’il en fallait venir à une bataille décisive. Il plut à la fortune de mettre aux mains ces deux grandes armées, qui ne cédaient en rien l’une à l’autre.

Contre ceux qui étaient au mont Éva, Antigonus fit marcher les Macédoniens armés de boucliers d’airain, et les Illyriens par divisions alternativement. Cette première ligne était conduite par Alexandre fils d’Acmète, et Demetrius de Pharos. La seconde ligne était d’Acarnaniens et de Crétois. Derrière eux étaient deux mille Achéens tenant lieu de corps de réserve. Sa cavalerie, il la rangea sur la rivière, pour l’opposer à la cavalerie ennemie, et la fit soutenir de mille piétons Achéens et d’autant de Mégalopolitains. Pour lui, prenant les étrangers et les Macédoniens, il marcha vers le mont Olympe pour attaquer Cléomène. Les étrangers étaient à la première ligne. La phalange macédonienne suivait partagée en deux, une partie derrière l’autre ; parce que le terrain ne lui permettait pas de s’étendre sur un plus grand front. Le signal donné aux Illyriens pour commencer l’attaque au mont Éva, était un linge qu’on devait élever proche du mont Olympe, parce qu’ils avaient passé le Gorgyle pendant la nuit, et s’étaient attachés au pied de la montagne. Pour les Mégalopolitains et la cavalerie, c’était une cotte d’armes de couleur de pourpre qu’on élèverait en l’air d’auprès du roi.




CHAPITRE XIV.


Bataille de Sélasie entre Cléomène et Antigonus.


Lorsque le temps de l’attaque fut venu, que le signal eut été donné aux Illyriens, que chacun eut été averti de ce qu’il devait faire, tous se montrèrent et commencèrent le choc au mont Éva. Alors les hommes armés à la légère qui avaient d’abord été joints à la cavalerie du côté de Cléomène, voyant que les derrières des Achéens n’étaient pas couverts, vinrent les charger en queue. Ceux qui s’efforçaient de gagner le haut de la montagne se virent alors fort pressés et dans un grand péril, menacés en même temps de front par Euclidas qui était en haut, et chargés en queue par les étrangers, qui donnaient avec fureur. Philopœmen comprit le danger, et, prévoyant ce qui allait arriver, il voulut d’abord en avertir les chefs, qui ne daignèrent seulement pas l’écouter, par la raison qu’il n’avait jamais commandé, et qu’il était fort jeune. Alors, ayant pressé avec instance ses concitoyens, il fond avec impétuosité sur les ennemis. Les étrangers qui chargeaient en queue, entendant les cris et voyant la cavalerie aux mains, quittèrent les Illyriens pour courir à leurs premiers postes et secourir la cavalerie de leur parti. Pendant ce temps‑là les Illyriens, les Macédoniens et ceux qui avec eux étaient à la première ligne, débarrassés de ce qui les arrêtait, montèrent hardiment et avec confiance contre les ennemis. Cela fit connaître dans la suite, que si l’attaque réussit de ce côté‑là, on en eut l’obligation à Philopœmen. On dit qu’après l’action Antigonus ayant demandé à Alexandre, qui commandait la cavalerie, pourquoi il avait commencé le choc avant que le signal fût donné, celui‑ci ayant répondu que ce n’était pas lui, mais un jeune soldat de Mégalopolis qui avait commencé contre ses ordres, il dit : « Ce jeune homme, en saisissant l’occasion, s’est conduit en grand capitaine, et vous, capitaine, vous vous êtes conduit en jeune homme. »

Euclidas, voyant les ennemis venir à lui, ne pensa plus à se servir de l’avantage du poste qu’il occupait, tandis qu’il devait fondre sur eux, rompre les rangs, reculer petit à petit, et gagner ainsi sans danger la hauteur. Par cette manœuvre il eût jeté la confusion dans les rangs des ennemis, il les eût empêchés de faire usage de leurs armes et de leur ordre de bataille, et favorisé comme il l’était par la situation des lieux, il les eût entièrement mis en fuite. Mais, se flattant que la victoire ne pouvait lui manquer, il fit tout le contraire de ce que je viens de dire. Il resta sur le sommet où il avait été d’abord posté, croyant apparemment qu’on ne pouvait laisser monter trop haut les ennemis, afin de les faire fuir ensuite par une descente raide et escarpée. Cependant il n’en fut rien. Au contraire, comme il ne s’était pas gardé de terrain pour reculer, et que ses adversaires approchaient en bon ordre, il se vit enfin si serré, qu’il fut obligé de combattre sur la croupe même de la montagne. Ses troupes ne soutinrent pas long-temps la pesanteur de l’armure et de l’ordre de bataille. Les Illyriens aussitôt se mirent en état de combattre, mais Euclidas, qui n’avait de terrain ni pour reculer ni pour changer de place, fut bientôt renversé et obligé de prendre la fuite par les descentes raides et escarpées qui achevèrent de mettre son armée en déroute.

Pendant ce temps‑là, la cavalerie était aux mains. Celle des Achéens se battait vivement, et surtout Philopœmen, parce que cette bataille devait décider de leur liberté. Celui‑ci eut dans cette action un cheval tué sous lui, et, combattant pied à pied, il reçut un coup qui lui traversa les deux cuisses.

Au mont Olympe, les deux rois firent commencer le combat par les soldats armés à la légère et les étrangers, dont ils avaient environ chacun cinq mille. Comme l’action se passait sous les yeux des deux rois et des deux armées, ces troupes s’y signalèrent, soit qu’elles combattissent par parties, soit que la mêlée fût générale. Homme contre homme, rang contre rang se battaient avec la plus grande opiniâtreté. Cléomène, voyant que son frère avait été mis en fuite, et que la cavalerie qui était dans la plaine commençait à plier, craignit que l’armée ennemie ne vînt fondre sur lui de tous les côtés, et se crut obligé de renverser tous les retranchemens de son camp, et d’en faire sortir par un côté toute son armée de front. Les trompettes ayant donné aux hommes armés à la légère le signal de se retirer de l’espace qui était entre les deux camps, les phalanges s’approchent avec de grand cris de part et d’autre, tournent leurs sarisses et commencent à charger. L’action fut vive : tantôt les Macédoniens reculaient, pressés par la valeur des Lacédémoniens ; tantôt ceux‑ci étaient repoussés par la pesanteur de la phalange macédonienne. Enfin, les troupes d’Antigonus, s’avançant piques baissées, et tombant sur les Lacédémoniens avec cette violence qui fait la force de la phalange doublée, les chassèrent de leurs retranchemens. Ce fut une déroute générale : une grande partie des Lacédémoniens furent tués, le reste prit la fuite en désordre. Il ne resta autour de Cléomène que quelques cavaliers, avec lesquels il se retira à Sparte ; de là, dès que la nuit fut venue, il descendit à Gytium, où il s’embarqua sur les vaisseaux qu’il faisait tenir prêts depuis long-temps, et fit voile avec ses amis pour Alexandrie.

Antigonus entra d’emblée dans Sparte. On ne peut rien ajouter à la douceur et à la générosité dont il usa envers les Lacédémoniens. Il remit leur république dans l’état où leurs pères la leur avaient laissée, et peu de jours après, sur la nouvelle qu’il reçut que les Illyriens s’étaient jetés sur la Macédoine et la ravageaient, il en partit avec toute son armée. Ainsi se termina cette grande affaire, lorsqu’on s’y attendait le moins. Ce sont là les jeux ordinaires de la fortune. Si Cléomène eût reculé la bataille de quelques jours, ou si, retiré à Sparte, il y eût un peu attendu une occasion favorable de rétablir ses pertes, il se serait maintenu dans la royauté.

À Tégée, Antigonus remit encore la république dans son premier état, et partit deux jours après pour Argos, où il arriva au temps que l’on célébrait les jeux Néméens. De là, après avoir reçu de la république des Achéens en général et de chaque ville en particulier tout ce qui pouvait immortaliser sa gloire et son nom, il s’avança à grandes journées vers la Macédoine. Il y surprit les Illyriens, et les défit en bataille rangée. Mais les efforts qu’il fit en animant ses soldats et en criant pendant l’action, lui causèrent une perte de sang, laquelle fut suivie de je ne sais quelle maladie dont il ne releva point. C’était un prince sur l’habileté et la probité duquel tous les Grecs avaient fondé de grandes espérances. Il laissa en mourant le royaume à Philippe, fils de Demetrius. Je me suis un peu étendu sur cette guerre, parce que, ce temps‑là touchant à ceux dont nous devons faire l’histoire, j’ai cru qu’il serait utile et même nécessaire, suivant mon premier dessein, de faire voir clairement quel était alors l’état des Lacédémoniens et des Grecs.

Vers le même temps, Ptolémée étant mort, Ptolémée Philopator lui succéda. Après la mort de Seleucus, fils de Seleucus Callinicus, qu’on appelait aussi Pogon, Antiochus son frère régna dans la Syrie. Il arriva à ces rois à peu près la même chose qu’à ceux qui, après la mort d’Alexandre, avaient possédé ces royaumes, c’est‑à‑dire que, comme Seleucus, Ptolémée et Lysimachus moururent vers la cent vingt‑quatrième olympiade : ceux‑ci moururent vers la cent trente‑neuvième.

Après avoir jeté les fondemens de toute notre histoire, et avoir montré dans ce prélude en quel temps, de quelle manière et pour quelles raisons les Romains, n’ayant plus rien à conquérir dans l’Italie, commencèrent à étendre au dehors leur domination, et osèrent disputer aux Carthaginois l’empire de la mer ; après avoir fait connaître quel était alors l’état où étaient les Grecs, les Macédoniens et les Carthaginois ; puisque nous sommes enfin arrivés au temps où nous nous étions proposé d’abord de venir, je veux dire à ces temps où les Grecs devaient entreprendre la guerre sociale, les Romains celle d’Annibal, et les rois d’Asie celle de la Cœlo-Syrie, nous ne ferons pas mal de finir ce livre où finissent les événemens précédens, et où sont morts les princes qui en ont été les auteurs.