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Bigot et sa bande/06

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Guillaume Estèbe


Comme pour la plupart des complices ou des créatures de Bigot, on a fait beaucoup de potins sur le dos de Guillaume Estèbe. D’après les uns, Estèbe aurait vécu à Beaumont pour administrer les affaires véreuses de Bigot ; d’autres, plus entreprenants, ont avancé qu’Estèbe avait des entrepôts sur les grèves de Beaumont où il cachait les denrées qu’il achetait à vil prix des habitants de la rive sud et revendait ensuite au Roi avec cent pour cent de profit. Tout ceci est de la pure fantaisie. Une seule allumette peut causer un incendie considérable. De même, le plus petit point de départ peut faire naître les légendes les plus invraisemblables. Ce qui a fait croire à plusieurs qu’Estèbe avait habité Beaumont c’est que le 3 novembre 1733, il y épousait Cécile-Élisabeth Roberge, fille d’un respectable habitant de Beaumont. Mais il avait connu sa femme à Québec où elle habitait depuis quelques années et il ne retourna peut-être jamais dans cette paroisse après son mariage.

Originaire de Notre-Dame de Niort, dans le Poitou, Guillaume Estèbe, très pauvre, passa dans la Nouvelle-France un peu avant 1729. Comme il n’aimait pas la culture de la terre, il s’établit à Québec et y commença un petit commerce. Un document de 1729 le qualifie de marchand forain.

Intelligent, ambitieux, peu scrupuleux sur les moyens, Estèbe ne resta pas longtemps dans la situation quelque peu inférieure de marchand forain. En moins de dix ans, il devint un des importants négociants de Québec.

Dès 1736, le gouverneur de Beauharnois proposait Estèbe comme membre du Conseil Supérieur. Nommé par le roi le 7 mars 1736, il prit son siège au plus haut tribunal de la colonie, le 20 août 1736.

À l’automne de 1740, François Foucault, garde-magasin à Québec depuis plus d’un quart de siècle, prenait sa retraite. L’intendant Hocquart, qui connaissait l’activité et les capacités d’Estèbe lui donna, le 14 novembre 1740, une commission pour faire les fonctions de garde-magasin en attendant le bon plaisir du roi. Estèbe reçut ses lettres de nomination signées par le roi un an plus tard, en avril 1741.

En 1748, l’intendant Bigot arrivait à Québec et fit aussitôt la connaissance d’Estèbe, qui était son subordonné en sa qualité de garde-magasin du roi. S’il est vrai qu’Estèbe avait besoin de Bigot pour obtenir faveurs et contrats, il n’est pas moins exact de croire que Bigot requérait les faveurs du garde-magasin pour faire accepter plus facilement ses faux états et ses transactions non moins frauduleuses. Aussi, les deux hommes s’entendirent très bien dès le début et leur association illicite dura jusqu’au départ d’Estèbe pour la France en 1758.

Le 5 novembre 1749, MM. de la Galissonnière et Bigot accordaient aux sieurs Jacques Bréard et Guillaume Estèbe, pour l’espace de neuf années, la concession d’un terrain d’environ quatre lieues de front sur six de profondeur, à prendre depuis la rivière Thékapoin (borne de la concession du sieur Pommereau) jusqu’à la concession du sieur de Lavaltrie, pour y faire un ou plusieurs établissements de pêche au loup-marin.

Estèbe, seul ou en société avec Bréard et d’autres négociants fit des exploitations de pêche considérables pour le temps à la côte du Labrador. Nous ignorons si ses pêches au loup-marin lui rapportèrent de gros profits mais pendant huit ou dix ans il employa parfois jusqu’à soixante hommes à ses établissements.

En 1758, Estèbe se croyait assez riche ou, peut-être, prévoyant que ses manigances étaient à la veille d’être découvertes, se décida à passer en France avec sa famille afin d’y jouir en paix de sa belle fortune. Comme il voulait figurer un peu dans le monde cossu il se fit donner le titre de conseiller honoraire du Conseil Supérieur. Relisons ses lettres de nomination telles qu’on les voit aux insinuations du Conseil Supérieur :

« LOUIS PAR LA GRÂCE DE DIEU ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE

À tous ceux qui ces présentes lettres Verront, Salut, nôtre Amé et féal le S. Estebe coner, en nôtre Conseil Supérieur de Québec en Canada setant Volontairement Demis dud. office en Nos mains, Et Voulant luy donner des marques de la satisfaction que Nous avons des Longs Services qu’il Nous a rendus tant dans l’exercice de lad. charge, Qu’en d’autres employs qui luy ont été confiés dans notre d. Colonie de Canada, Nous luy avons de nôtre Grace Spéciale, pleine puissance et autorité Royale permis et accordé, permettons et accordons par Ces presentes signes de nôtre main Que nonobstant lad. démission il se puisse dire et qualiffier en tous actes notre Coner en notre d. Conseil Supérieur de Quebec, pour avoir entrée seance et voix deliberative tant es audiances qu’autres assemblées de notre d. Conseil publiques et particulières, et de jouir des memes honneurs privilèges, Rang preeminences du jour de sa Réception, dont il jouissoit auparavant lad. demission, sans toutesfois qu’il puisse prétendre aucuns gages, droits et émoluments aud. office appartenants, si Donnons en Mandement a nos Amé et feaux Les Gens tenant notre dit Conseil Superieur de Quebec Que ces présentes ils fassent registrer et de leur Contenû joüir et user led. S. Estebe pleinement et paisiblement, cessant et faisant cesser tous troubles et empechemens Contraires, Car tel est notre plaisir. En témoins de Quoy Nous avons fait mettre Notre Scel à Cesd. présentes. Donné à Versailles le premier jour du Mois de février Lan de Grace mil sept cent cinqte, huit, et de notre Regne le Quarente troisième, signé Louis, et sur le Reply par le Roy signé Peirene de Morai, et scellé du grand seau en cire Jaune.

Registré es Registres du Conseil, Ouy le Procureur General du Roy suivant Larrest dud. Conseil de ce Jour, par moi Coner. Secrétaire du Roy greffier en Chef dud. conseil soussigné, a Quebec Le 10 Juillet 1758. Boisseau ».[1]

Le sieur de C. qui avait travaillé sous les ordres d’Estèbe dit qu’il partit de la Nouvelle-France « extrêmement riche ». Le Mémoire du Canada place Estèbe parmi ceux qui devinrent millionnaires pendant les dernières années du régime français. Il lui attribue une fortune de 1,800,000 livres. Il est bon de noter toutefois que ce Mémoire a beaucoup exagéré les diverses fortunes accumulées par les profiteurs du Canada.

On ignore ce que fit Estèbe en France en 1759 et en 1760.

Nous savons qu’il fut arrêté en 1761 et incarcéré à la Bastille. Le procureur général Moreau nous fait connaître la délibération des juges du Châtelet sur le sort d’Estèbe : huit se prononcèrent pour le blâme, seize votèrent pour l’admonition et un seul pour la défense de récidiver.

Le jugement du Châtelet du 10 décembre 1763 dit au sujet d’Estèbe : « Le dit Guillaume Estèbe dûment atteint et convaincu d’avoir fait et signé de l’ordre du dit Bigot les dites déclarations faites au Bureau du Domaine de Québec, portant que les marchandises chargées sur des navires dans aucuns desquels le dit Estèbe était intéressé, étaient arrivé pour le compte du Roi », lesquelles déclarations ont procuré auxdites marchandises l’exemption des droits du Domaine, dont le dit Estèbe a profité en partie, et d’avoir pareillement profité des gains illégitimes résultant des surventes des marchandises fournies aux magasins du Roi par les sociétés dans lesquelles il était intéressé. »

La condamnation proprement dite d’Estèbe portait qu’il serait mandé en la Chambre pour y être admonesté en présence des juges. Défense lui serait faite de récidiver sous peine de punitions exemplaires. Il devait en outre payer six livres d’aumône et restituer trente mille livres à Sa Majesté.

Estèbe s’en tirait à bon marché et on peut croire qu’il s’empressa de payer cette somme relativement minime.

On perd les traces d’Estèbe presque aussitôt après sa condamnation. Il est probable qu’il voulut jouir de sa belle fortune sous un nom moins compromis.[2]

  1. Archives de la Province : Registre des Insinuations du Conseil Supérieur, no 10, K, vol, v.
  2. Le sieur Estèbe, comme tous les négociants québécois du régime français, avait sa maison d’habitation et son poste de commerce à la basse-ville de Québec. Or, on voit dans l’excellente Histoire des Ursulines de Québec (vol. III. p. 6) qu’on trouva vers le milieu du siècle dernier dans un grenier de la basse-ville de Québec plusieurs paniers remplis de papiers d’affaires et de lettres du sieur Estèbe. Ce grenier était probablement celui de l’ancien magasin d’Estèbe. Que devinrent ces papiers ? Qui sait s’ils ne nous donneraient pas aujourd’hui toute l’histoire de l’association d’Estèbe avec Bigot.