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Bigot et sa bande/15

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Michel-Jean-Ugues Péan


Voici un officier militaire canadien que le peuple dans sa haine pour les profiteurs de la guerre de Sept Ans, a placé au même rang que l’intendant Bigot. Disons que Péan a bien mérité cette réputation. La légende a sans doute exagéré ses méfaits mais il restait assez de choses vraies sur le compte de Péan pour en faire peut-être l’être le plus méprisable de toute la bande de voleurs de la fin du régime français.

À part Pénisseau, un autre profiteur de 1759, les membres de la bande eurent la décence de respecter leurs femmes. Péan, lui, pour arriver à ses fins, n’hésita pas à jeter sa femme dans les bras de son ami Bigot. Certes, madame Péan, la Sultane québécoise, a été flétrie par l’histoire, mais a-t-on assez mis en lumière le rôle ignoble joué par son mari dans les six ou sept années qui précédèrent la chute de Québec.

Il suffit de lire les lettres de Bigot au chevalier de Lévis et à quelques-uns de ses amis pour se rendre compte que l’intendant, Péan et sa femme formaient un ménage à trois.

Né au manoir de Contrecœur Michel-Jean-Ugues Péan fut baptisé à Saint-Ours le 18 juin 1723. Il était le fils de Jacques Ugues Péan, seigneur de Livaudière, et de Marie-Françoise Pécaudy de Contrecœur. Péan père décéda major de Québec et chevalier de Saint-Louis.

M. Aégidius Fauteux donne les promotions militaires de Péan dans l’ordre suivant : enseigne en second le 25 mars 1738, enseigne en pied le 27 avril 1742 ; aide-major à Québec avec rang de capitaine le 14 juin 1750[1].

Péan, tout au moins au début de sa carrière militaire, avait bien servi le Roi c’est ce qui ressort du témoignage que lui rendait M. de Boishébert, son commandant alors qu’il servait en Acadie. M. de Boishébert écrivait au ministre en novembre 1747 :

« Il (M. de Contrecœur) a avec lui de bons officiers à qui il peut donner le bon exemple, pour bien remplir leur devoir en exécutant les ordres qu’il pourra leur donner. Il a M. Péan, son neveu, à Québec, qui est dans la majorité depuis du temps, qui a monté à Montréal et a été en parti sur les terres de nos ennemis où il s’est très bien comporté. Il est actif et vigilant tel qu’il faut qu’un officier soit dans cet emploi. Il a été à l’Acadie, dans toutes les occasions où il a été de bien servir le Roi où il s’est acquis de l’honneur par la manière avec laquelle il a agi. »[2]

Actif et vigilant ! Personne n’a contesté ces deux qualités à Péan, malheureusement son activité et sa vigilance furent plutôt employées dans son intérêt que pour celui du Roi et de son pays.

Disons tout de suite que Péan commença de bonne heure son métier de profiteur. Le sieur de C. ne dit-il pas dans son Mémoire : » La cour avait remis à M. de la Jonquière, lors de son départ de France pour le Canada, la commission d’aide-major pour cet officier ; elle lui avait en même temps commandé d’examiner le sujet des plaintes qu’on avait portées contre lui, et, en cas qu’elles fussent véritables, non seulement de ne pas lui donner la commission, mais même d’en informer la cour ; l’intendant le justifia auprès du général (gouverneur) »[3].

En tout cas, dans les années qui suivirent, Péan fut un véritable entremetteur entre les fournisseurs et l’intendant. Il était de part dans toutes les entreprises, tous les contrats, il avait son mot à dire dans les recommandations, les nominations par l’intendant, etc., etc.

Péan fit une fortune considérable en moins de dix ans. On prétend qu’elle se montait à plusieurs millions.

Et, le plus triste là-dedans, c’est que les gens disaient un peu partout que Péan devait sa fortune aux charmes de sa femme, Angélique des Méloizes, qu’il avait épousée le 3 janvier 1746.

Le juge Baby dit de Madame Péan : « Jeune, belle, gracieuse, obligeante même, elle exerçait un singulier prestige auprès de l’intendant ; toutes les faveurs de celui-ci passaient par ses mains. Elle était la Pompadour en petit, quoi ! Aussi, jouissait-elle à peu près, de la même considération que celle-ci parmi les Canadiens ».[4]

La mission dont fut chargé Péan en France en 1758 était une véritable moquerie.

La veille de son départ pour la France le 12 août 1758, M. Doreil remettait au sieur Canon, capitaine du navire qui devait conduire M. Péan en France, une lettre qu’il devait faire parvenir au maréchal de Belle-Isle avant que Péan se rende à la cour. Dans cette lettre, M. Doreil disait au maréchal : faites la paix au plus vite sinon le Canada est perdu. Puis, il ajoutait :

À l’égard de M. Péan, c’est un officier vendu à M. de Vaudreuil et à M. Bigot, qui depuis que nous sommes en Canada n’a pas fait une campagne et a toujours été constamment occupé auprès d’eux de la partie des subsistances, pour laquelle il a été d’autant plus utile qu’il y est intéressé. Il va porter la nouvelle d’une action où il n’était pas, et dont il est sans doute chargé de parler fort en détail, sa mission s’étend vraisemblablement plus loin encore. Il passa en France sous le prétexte de prendre les eaux de Barêges pour des douleurs au bras ; je crois qu’il en a besoin, mais je suis convaincu qu’on ne l’aurait pas laissé aller cette année sans quelque raison particulière. Au surplus, Monseigneur, c’est un officier qui doit vous être suspect par ce que je viens de dire, et parce qu’il a fait une fortune rapide depuis huit ans, qu’on lui donne deux millions. »[5]

Dans sa lettre confidentielle du 31 août 1758 au ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, l’honnête M. Doreil écrivait :

« J’ai eu l’honneur de vous annoncer M. Péan du 12 de ce mois : regardez-le, Monseigneur, comme une des premières causes de la mauvaise administration et de la perte de ce malheureux pays. Je vous ai dit qu’il était riche de deux millions : je n’ai osé dire quatre : quoique d’après tout le public je le pouvais. Ses richesses ne me portent pas plus d’envie que celles de beaucoup d’autres, mais j’en gémis par amour pour les intérêts et pour le service de mon maître ».[6]

Dès avant la chute de Québec, Péan avait songé à aller jouir de sa belle fortune en France. En effet, le 16 mars 1758, il avait vendu sa superbe propriété de la rue Saint-Louis, à Québec, au chirurgien Arnoux pour la somme de 30,000 livres. Cependant, il ne devait livrer sa propriété qu’à son départ pour la France. En effet, madame Péan habitait encore son bel hôtel de la rue Saint-Louis, pendant le siège de Québec. Dans plusieurs de ses lettres Bigot fait allusion aux visites qu’il faisait à madame Péan. Il mentionne même dans une lettre au chevalier de Levis qu’une bombe lancée de la Pointe-Lévis par les Anglais éclata à quelques pas de la chambre de madame Péan[7].

Péan et sa femme passèrent en France en 1759.

Après le rôle peu enviable qu’il avait joué dans la colonie, Péan ne pouvait s’attendre à recevoir un traitement de faveur. Et, pourtant, il s’en tira à bon marché.

Pour trouver moins longs les jours et les nuits passés à la Bastille, Péan buvait, buvait et buvait. Son vin préféré était le Bordeaux blanc ou rouge. Il s’en faisait apporter au moins une douzaine de bouteilles par semaine et, assez souvent, cette provision ne faisait pas la semaine. Le sieur Duval, un des officiels de la Bastille, déclarait que Bacchus lui-même devait moins boire que le prisonnier Péan. Les papiers de la Bastille révèlent que Péan était aussi un bon mangeur, habitué aux mets délicats et aux friandises de toutes sortes[8].

Le jugement du 10 décembre 1763 déclarait :

« Et avant faire droit sur les plaintes et accusations intentées contre le dit Michel-Jean-Ugues Péan, disons qu’il sera plus amplement informé pendant six mois des faits mentionnés au procès, pendant lequel temps le dit Péan gardera prison, sous le bon plaisir du Roi, au château de la Bastille où il est détenu, les preuves demeurantes en leur entier. »

Les juges du Châtelet laissèrent écouler presque six mois avant de reprendre l’instruction contre Péan. Enfin, à la fin de juin 1764, ils se décidèrent à agir. Mais là une nouvelle difficulté se présenta. Les juges et l’avocat général Moreau ne s’entendaient pas sur la procédure à suivre. Les juges proposèrent deux ou trois compromis à Moreau qui les refusa. À la fin, chacun y mettant du sien, on put procéder.

Péan fut interrogé à trois reprises mais non pas sur la sellette comme à l’instruction précédente ; on se contenta de l’entendre « derrière le bureau ».

Moreau note à ce sujet : « Le s. Péan a été interrogé derrière le bureau les commissaires ne tenant point à le faire interroger sur la sellette et les juges ont commencé leurs opinions. Les avis ont été fort partagés. »

En effet, comme on le verra par la division des votes, la preuve faite contre Péan fut appréciée assez différemment si on en juge par les opinions proposées : trois se déclarèrent pour un « plus amplement informé indéfini et liberté » ; deux voulaient « six mois de prison puis la liberté », un autre proposait « bannissement pour trois ans » : trois voulaient le bannir pour cinq ans ; cinq consentaient à l’admonester ; un autre juge voulait le décharger de l’accusation ; enfin six voulaient le mettre « hors de cour ».

Il fallut donc prendre un autre vote afin d’en arriver à une décision définitive. Cette fois, neuf se prononcèrent pour le blâme et douze pour le « hors de cour ».

La même comédie se renouvela lorsqu’il s’agit de fixer la somme que Péan serait appelé à restituer au Roi. Les uns voulaient le condamner à 800,000 livres, les autres à 600,000. Quatorze juges se prononcèrent pour cette dernière condamnation, c’est-à-dire 600,000 livres de restitution et c’est cette somme que porte le jugement.

Ce curieux jugement fait dire à l’auteur de La vie privée de Louis XV :

« Mais le plus étonnant, ce fut le sieur Péan, le major des troupes, qui condamné à 600,000 livres de restitution envers le Roi, ne reçut pas la plus petite note d’infamie. »[9]

Il y a, en effet, de quoi étonner sur la sentence relativement légère imposée à Péan.

En toute affaire un peu ténébreuse, on disait autrefois : « cherchez la femme ». S’il y eut une femme mêlée à la quasi absolution de Péan, il ne peut y en avoir d’autre que madame Péan, née Angélique des Méloizes. Madame Péan, du Canada, avait su plaire à Bigot. Une fois rendue en France, n’aurait-elle pas exercé ses charmes sur les juges du Châtelet où tout au moins sur le ministre qui, lui, faisait agir les juges de sa création comme des marionnettes ? Nous ne voulons rien affirmer mais en face d’un jugement qui condamne un voleur à une restitution de 600,000 livres et ne lui impose aucun blâme direct, il est permis de se demander si les juges étaient libres de leurs opinions.

Un peu après son arrivée en France, Péan avait acheté la terre d’Onzain, non loin de Blois. Cette propriété était la plus riche et la plus belle du pays. C’est là qu’il avait décidé de finir ses jours. Pendant son séjour de trois années à la Bastille, Péan dût passer souvent à son domaine d’Onzain. Enfin, quand il fut remis en liberté, après avoir pavé ses 600,000 livres de restitution, Péan retourna à Onzain. On ne peut dire que le gentilhomme canadien avait la considération de ceux qui vivaient dans les châteaux environnants. Tous connaissaient son histoire. Mais la plupart de ces châtelains acceptaient ses invitations. Il était riche et recevait princièrement. En ce temps-là comme aujourd’hui. et peut-être un peu plus qu’aujourd’hui, les petits et les grands dîners gouvernaient le monde !

Le comte Du fort de Cheverny, ancien introducteur des ambassadeurs à la cour, qui vivait à son château de Cheverny, non loin d’Onzain, a laissé d’intéressants Mémoires, où il raconte sa rencontre avec Péan, un peu après 1765.

« M. Péan, dit-il, arriva un jour à Cheverny, pour nous inviter à aller le lendemain dîner à Onzain, il avait avec lui trois cheveaux de selle pour ramener qui voudrait. Cette façon honnête d’un homme que nous n’avions pas encore vu, m’obligea d’accepter. Il coucha chez nous ; ceux qui voulurent l’accompagner à cheval, et M. de Préminville, deux autres personnes et moi, nous mimes dans une berline et avec un relais de six chevaux à Blois, nous y allâmes dîner. C’était entre homme ; le dîner fut superbe, et les vues de tous les pays furent prodigués à nous en fatiguer. Mon beau-frère, le président de Salaberry, mis en gaieté par le bon vin, prend M. Péan en amitié, et, après le dîner, en parcourant les dehors et les dedans de l’habitation, il lui dit : « Monsieur, tandis que vous étiez à la Bastille, et que vous craigniez l’événement de votre procès, vous deviez avoir bien du regret de croire que vous ne jouiriez plus d’une si agréable possession ? ». Le président lui disait cela d’abondance de cœur, comme il le sentait, in vino veritas ! Mais Péan, qui avait eu tous les éléments de l’inquiétude, laissa couler quelques larmes. Mon beau-frère, qui, dans tout autre moment, aurait senti son imprudence, ne voyait rien, n’entendait rien, nous ne parvismes à arrêter cette effusion de cœur qu’en prenant le parti de remonter en voiture » [10]

Péan reçut à son château d’Onzain, quelques années plus tard, un visiteur qui, sûrement, lui rappela les beaux jours d’autrefois. Cet hôte n’était autre que l’ancien intendant Bigot. Il vivait en Suisse depuis sa condamnation et avait écrit à Péan que sa santé allait de mal en pis. Péan et sa femme obtinrent alors des autorités françaises la permission pour Bigot de venir prendre les eaux de Barrège. C’est à l’été de 1771 que Bigot passa quelques jours à Onzain.

Le puissant et fier intendant de jadis n’était plus qu’une ruine. Ses années de prison, la perte de sa fortune, l’ignominie que son procès avait jeté sur son nom, l’avaient prématurément vieilli et il avait à peine la force de se tenir sur ses jambes. Bigot dut faire une triste comparaison entre sa situation et celle de son protégé du Canada qui vivait dans un beau château, servi par de nombreux domestiques et se donnait toutes les douceurs de la vie.[11]

Péan vécut richement et apparemment heureux dans sa propriété d’Onzain et c’est là qu’il décéda le 21 août 1782.

Quant à madame Péan, elle préférait le séjour de Blois à Onzain et y résidait la plus grande partie de l’année. Elle y décéda en 1792.

Leur fille, Angélique-Reine-Françoise, née à Québec le 12 octobre 1751, devint, le 5 septembre 1769. la femme de Louis-Michel, marquis de Marconnay, colonel d’infanterie. Elle mourut sans postérité en mars 1779.

  1. Fauteux. Les chevaliers de Saint-Louis, p. 162.
  2. Bulletin des Recherches Historiques, 1916, p. 378.
  3. Mémoires, p. 63.
  4. Canadian Antiguarian.
  5. Dussieux, Le Canada sous la domination française, p. 358.
  6. Dussieux, Le Canada sous la domination française, p. 362.
  7. P.-B. Casgrain, La maison d’Arnoux où Montcalm est mort.
  8. Guy Frégault, François Bigot, administrateur français.
  9. La vie privée de Louis XV, vol. iv, p. 78.
  10. Bulletin des Recherches Historiques, vol. de 1931, p. 300. Le M. de Salaberry dont il est question ici était de la même famille que les Salaberry canadiens.
  11. Guy Frégault, François Bigot, administrateur français.