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Bigot et sa bande/57

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Le nommé Dautrive


Fils d’un secrétaire du Roi, Philippe-Antoine Dauterive de Cuny, né à Saint-Martin, diocèse de Langres, était arrivé jeune à Paris où il s’était fait recevoir avocat au Parlement. Alors comme aujourd’hui, la clientèle était lente à se faire pour les nouveaux venus au barreau. En 1747, M. de la Galissonnière remplaçait M. de la Jonquière, pris par les Anglais, au gouvernement de la Nouvelle-France. L’avocat Dauterive accepta l’offre que lui faisait M. de la Galissonnière de l’amener ici en qualité de secrétaire.

M. Dauterive servit M. de la Galissonnière jusqu’en août 1749. Quelques jours avant le départ de M. de la Galissonière, M. Dauterive avait épousé, à Québec (25 août 1749), Madeleine-Thérèse de Joncaire, fille de Marie-Thomas de Joncaire, lieutenant dans les troupes de la marine. Son mariage avec une canadienne le décida à rester dans la colonie.

Dès le 28 décembre 1749, l’intendant Bigot chargeait M. Dauterive de recouvrer l’imposition faite sur les communautés et habitants de Montréal pour l’année 1749. Cette imposition avait été ordonnée par les arrêts du Conseil d’État de Sa Majesté du 5 mai 1716 et du 1er mai 1743. Pour cette année 1749, l’imposition avait été fixée à six mille livres dont deux mille livres payables par le séminaire de Montréal[1].

M. Dauterive fut placé, probablement à la demande de M. de la Galissonnère avant son départ, comme commis dans les bureaux de l’Intendance à Québec. En 1756, M. Dauterive remplaçait M. de Berrey comme commis du trésorier de la marine à Montréal. La promotion en valait la peine car les bureaux de la Trésorerie augmentaient d’importance tous les jours.

Dauterive était devenu l’ami de Bigot. Celui-ci, il faut croire, avait besoin de ses services pour augmenter ses opérations véreuses. En octobre 1752. Bigot demandait au ministre de faire passer M. Dauterive dans la classe des écrivains principaux. Cette classe était la plus haute que pouvait atteindre un employé de bureau.

En 1754, un furieux incendie se déclarait à Montréal. La chapelle Notre-Dame de Bonsecours et un bon nombre de maisons furent incendiées. La maison où la Trésorerie avait ses bureaux fut détruite. M. Dauterive avait son propre logement dans cette maison. M. Dauterive sauva, parait-il, le trésor et les papiers du Roi au détriment de ses effets personnels. Il ne manqua pas d’informer le ministre de ce haut fait et de demander une indemnité pour son exploit. Apparemment, le ministre ne s’occupa pas de sa demande puisque, dix-huit ans plus tard, en 1792, il suppliait encore le ministre de lui venir en aide à cause des pertes subies dans l’incendie de 1754. Cette fois, le ministre se rendit à sa demande et porta sa pension de 300 à 600 livres.[2]

Le 11 janvier 1757, Bigot donnait commission à M. Perthuis, conseiller au Conseil Supérieur, pour en qualité de son subdélégué, instruire criminellement contre ceux qui avaient forcé la caisse du Roi tenue par le sieur Dauterive à Montréal.[3]

Il ne semble pas que l’enquête faite par M. Perthuis, amena la découverte de ceux qui avaient dépouillé M. Dauterive.

En 1758, M. Dauterive s’embarquait pour la France, sans même avoir demandé un congé au ministre. Aussitôt informé de cette fugue, le ministre, qui recevait tant de plaintes sur les malversations qui se commettaient au Canada, ordonna à l’intendant Bigot, par sa lettre du 10 janvier 1759, de faire examiner ses livres avec la plus grande attention. Il ajoute que M. Dauterive était impliqué dans les fraudes qui avaient été commises à Montréal. Les événements de la guerre et surtout la prise de Québec aidèrent singulièrement Bigot à retarder l’envoi de son rapport sur les livres de Dauterive.

Dans sa lettre très dure du 19 janvier 1759, à l’intendant Bigot, le ministre fait allusion aux dépenses énormes qui se font dans la Nouvelle-France pour l’administration civile et militaire et pour les forts du pays. Il parle également des grandes fortunes qui se font dans la colonie au détriment du Roi. Il cite le cas du sieur Dautrive et semble insinuer qu’après avoir bien volé le Roi il s’est retiré du service sans recevoir aucune punition.[4]

M. Dauterive qui n’avait pas comparu devant le Châtelet de Paris en 1763, voyant que la plupart de ses co-accusés s’en étaient tirés avec de toutes petites condamnations, se dit probablement qu’il en serait de même pour lui s’il se livrait. En avril 1765, donc, il se constitua volontairement prisonnier et fut incarcéré à la Bastille. Après un court procès, il fut mis hors de cours.[5]

Mais la justice a le bras long, et, quatre ans plus tard, quand vint l’enquête du Châtelet de Paris sur l’Affaire du Canada, Dauterive fut mis au nombre des accusés. Il avait jugé à propos de s’éloigner de la France ou de se cacher. Le jugement dans son cas fut qu’il serait plus amplement informé contre lui avant de prononcer la contumace.

Mais M. Dauterive avait de puissants protecteurs et les procédures du Châtelet furent abandonnées un peu plus tard.

En 1771, on demanda au chancelier de France de nommer M. Dauterive conseiller au Conseil de Rouen. Et, parmi ceux qui le recommandèrent le plus chaudement pour obtenir cette charge, on trouve le nom du président du Conseil de Marine qui, dans sa lettre du 22 juin 1771, déclarait qu’il n’avait jamais rien eu à reprocher à M. Dauterive, lequel s’était toujours bien conduit. On voit par là, la désorganisation qui existait dans les différents départements de l’administration. En tout cas, M. Dauterive ne fut pas nommé.

M. Dauterive décéda en France en 1776. On lui payait une pension de 600 livres. Une partie de cette pension fut accordée à sa veuve. Celle-ci fit plusieurs démarches pour faire augmenter sa pension et, enfin, en 1783, le ministre se rendit à la demande qu’elle renouvelait chaque année depuis 1777. Cette fois elle avait eu un bon protecteur dans le chevalier de Levis devenu Maréchal de France. L’intervention du maréchal de Lévis lui obtint même plus qu’elle demandait. Le Ministre informait M. de Lévis, le 5 décembre 1783, que la pension entière de M. Dauterive, soit 600 livres par année, serait payée à sa veuve.[6]

  1. P.-G. Roy, Inventaire des ordonnances des Intendants, vol. II, p. 137.
  2. Lettre du 7 mai 1792.
  3. P.-G. Roy, Inventaire des Ordonnances des Intendants, vol. III, p. 203.
  4. Rapport sur les Archives Canadiennes pour 1705, vol. I, p. 279.
  5. Dussieux, p. 217.
  6. Rapport sur les Archives Canadiennes pour 1905, vol. I, p. 437.