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Bigot et sa bande/83

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Armand Laporte de Lalanne


Voici un personnage peu ou pas connu dans notre histoire et qui, cependant, fut peut-être aussi coupable de la perte de la Nouvelle-France que le nauséabond Bigot. L’ancienne loi criminelle française mettait à peu près sur le même pied le complice qui tenait le passant à la gorge pendant que son compère vidait la bourse du pauvre diable. Laporte de Lalanne est précisément celui qui mettait un bandeau devant les yeux du ministre de la marine pour permettre à Bigot et à ses satellites de voler plus aisément le roi de France. Comment expliquer qu’Armand Laporte de Lalanne n’ait pas été au nombre des criminels cités devant le tribunal du Châtelet en 1763 ? Ceci montre bien que le régime monarchique était à son déclin dans la vieille France. Il avait duré trop longtemps.

Qui était Armand Laporte de Lalanne ?

Sans le nommer, Bigot, dans son Mémoire de défense devant le Châtelet de Paris (2e partie, p. VI), le fait connaître ou du moins nous met sur la piste pour l’identifier :

« Le ministre, dit-il, avait envoyé, en 1740, un commissaire en Canada, et l’avait chargé expressément de prendre la connaissance la plus exacte de tout ce qui s’y passait. Ce commissaire y demeura dix-huit mois entiers. On sait la sensation que fait dans une colonie un commissaire de la cour, qui vient pour prendre des informations. Les mémoires pleuvent entre ses mains, tous les mécontents (et ils sont toujours en grand nombre et, entr’eux, ce sont toujours ceux qui ont le moins sujet de l’être, qui le font avec le plus de malignité), tous les mécontents s’empressent d’instruire le député non seulement de ce qu’ils savent mais encore plus de ce qu’ils supposent… »

En effet, le 13 mai 1740, le ministre de la marine écrivait à MM. de Beauharnois et Hocquart, gouverneur et intendant de la Nouvelle-France :

« Dans la vue de mettre le Sr (sic) Laporte de Lalanne à portée de se procurer toutes les connoissances qui peuvent luy estre necessaires pour servir plus utilement dans le Bureau des Colonies auquel il est attaché depuis quelques années, je me suis proposé de luy faire voir quelques-unes des Colonies mesmes. Et j’ay jugé qu’il convenoit de le faire commencer par le Canada. Il doit s’embarquer sur le Vau du Roy Le Rubis : Et coe. le Séjour que ce Vau doit fe a Quebec ne luy Suffiroit pas pour prendre toutes les instructions dont il a besoin il (sic) attendra le Vau de l’année prochaine pour s’en revenir. Je compte que vous voudrés bien l’un et l’autre luy donner les facilitez necessaires pour Se mettre au fait de toutes les parties qui ont raport a l’admon. genle de la Colonie et contribuer en tout ce qui pourra dépendre de vous a rendre le sejour qu’il y fera utile pour son instruction et pour le service. » [1]

Le même jour, le ministre écrivait à M. Hocquart :

« Par une depesche commune a vous, M. et a M. le Marqs. de Beauharnois je vous recommande a l’un et à l’autre de procurer au Sr Laporte de La Lanne que j’ay destiné pour aller fe quelque séjour en Canada les facilitez dont il aura besoin pour s’instruire des différentes parties de l’admon genle de la Colonie. Mais coe. l’objet des finances qui comprend aussy celuy des Magazins est un des plus importans, je vous prie de le mettre a portée d’en connoitre tous les details. Il conviendra qu’il monte l’année prochaine a Montreal ; Et vous aurés agréable de luy donner les instructions dont il aura besoin (sic) sur ce voyage. Au surplus en travaillant a son instruction, il pourra vous estre de quelque secours pour l’expedition des affaires. »[2]

Le chanoine Hazeur de l’Orme qui vivait en France comme délégué du chapitre de Québec, se rendait très souvent aux bureaux de la marine et était un visiteur assidu de M. Laporte. Le 11 mai 1740, le chanoine Hazeur de l’Orme à son frère, à Québec :

« L’on m’a promis de décider cette année la difficulté qui est entre nous et Marsal. Je ne saurais vous dire positivement ce que l’on a écrit là-dessus au général et à l’intendant. M. de La Porte m’a fait sentir que nous serions contents. M. son frère passe cette année au Canada pour examiner le commerce du pays et peut-être autre chose. Il est fort de mes amis. Voyez-le souvent et faites lui politesses. Il pourra un jour à venir à être en place. Il doit passer l’hiver au Canada je crois que ce voyage est fait pour lui procurer un avancement plus prompt… »[3]

Le 9 octobre 1740, Hocquart écrivait au ministre que Laporte de Lalanne était arrivé dans la colonie. Lisons sa lettre :

« J’ay receu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’Ecrire le 13 may dr Suivant vos intentions je procureray a M. de la Porte toutes les facilitez dont il aura besoin pour l’instruire de toutes les parties de l’administration générale de la colonie, et en particulier de toutes celles qui ont rapport aux finances et aux magazins.

« Il a commencé à Entrer dans beaucoup de details, Je crois qu’il mettra bien a profit tout le temps qu’il doit passer en Canada il est heureux d’Estre né avec de belles dispositions ; et j’ajoute sans aucune complaisance qu’il se fait goûter icy generalement. Il montera a Montreal au printemps je luy ay même conseillé d’y faire un voyage au mois de Janvier pour y visiter le chantier d’Exploitation et pour y prendre aussy une première teinture des affaires ; Il visitera en passant les forges de St Maurice Je lui donneray pour l’un et l’autre voyage les instructions dont il aura besoin, un aussy bon sujet ne peut manquer d’Estre utile pour l’Expedition des affaires ; Je luy ay dit que j’y comptois, et il m’a assuré qu’il s’y preteroit avec plaisir.

« Je suis avec un très profond respect Monseigneur, votre très humble et très obéissant Serviteur. »[4]

Le Chanoine Hazeur de l’Orme, qui était un courtisan accompli et qui avait toujours quelque chose à demander pour sa famille, écrivait à son frère, le chanoine Hazeur, de Québec, un peu plus tard.

« Je suis bien aise que vous ayez trouvé M. de La Porte, qui est en Canada, aimable et prudent. Embrassez-le bien pour moi et faites lui mille compliments gracieux de ma part. Dites-lui que nous l’attendons cette année, et priez-le de ma part de parler à M. le général (gouverneur) pour qu’il écrive au sujet de l’avancement du fils de Senneville (neveu des chanoines Hazeur), aussi bien que pour avoir pour ma sœur la première pension qui viendra à vaquer dans le pays. C’est M. son frère, 1er commis du bureau de la marine, qui m’a dit de l’engager à faire cette demande pour moi auprès du gouverneur. Je ne doute point que chacun ne soit attentif à lui faire la cour. Les grands comme les petits, personne ne sait ce qu’il est allé faire dans le pays. »[5]

Il va sans dire que M. Laporte de Lalanne, pendant son séjour dans la colonie, s’occupa plus de ses intérêts et de ceux de son frère que des affaires du Roi. Le requin qu’il était, était passé dans la Nouvelle-France pour voir par lui-même quel bon morceau lui convenait.

La lettre du président du Conseil de marine du 17 avril 1744 à MM. de Beauharnois et Hocquart nous fait connaître le bon morceau choisi par M. Laporte de Lalanne pendant son voyage dans la Nouvelle-France :

« Le temps de l’exploitation qui a été accordée au S. de Ramezay Capitaine, du Poste du Lac Alepimigon devant être expiré, et ce temps ayant même été excédé, le Roy a disposé de ce poste en faveur de M. De Laporte La Lanne pour lui donner une marque de satisfaction des services qu’il a rendus, particulièrement dans le voyage qu’il a fait en Canada. L’intention de Sa M est même qu’il puisse en jouir dès cette année et faire pour la suite les dispositions qu’il jugera à propos pour tirer de cette exploitation le parti qui lui paroîtra le plus convenable. Mais il aura, sans doute, soin de vous informer de ces dispositions ».[6]

Quelques jours plus tard le 28 avril 1745, le président du Conseil de Marine informait MM. de Beauharnois et Hocquart qu’ils régleraient de concert avec M. Laporte de Lalanne l’exploitation du poste du lac Alepimigon.

Mais le sieur Laporte de Lalanne ne s’était pas contenté de la concession du poste du lac Alepimigon. Dans le même mois d’avril 1744, soit le 24, un brevet de concession de la baie de Phelippeaux avait été signé par le Roi en faveur des frères Laporte de Lalanne.

Ce brevet de concession probablement rédigé par un des deux frères montre dès ses premières lignes les précautions prises par les compères pour dépouiller les héritiers de Brouage et Legardeur sans éveiller l’attention des intéressés.

« Sa Majesté, dit la pièce royale, étant informée que la dite Delle du Ponceau ainsi que les enfants nés de son mariage avec le dit sieur de Brouague sont décédés, que la dite veuve Courtemanche est pareillement décédée, que des trois filles nées de ce mariage des sieur et dame de Courtemanche, il n’en reste plus qu’une laquelle est mariée au sieur Foucher, et que le sieur de Brouague avec tous les terrains concédés par les brevets des 19 novembre 1714 et 13 juillet 1722 pour en jouir et les posséder chacun par moitié et leur vie durant, immédiatement après le décès du dit sieur de Brouague, ainsi qu’il aurait fait ou dû faire aux termes, clauses et conditions portés par les dits brevets.

« Ordonne Sa Majesté que le décès de la troisième fille des dits sieur et dame de Courtemanche arrivant après celui du dit sieur de Brouague la part à elle appartenant dans la dite concession appartiendra par augmentation aux dits sieurs de la Porte frères, ainsi qu’elle aurait appartenu au dit sieur de Brouague, pour en jouir par eux pareillement par moitié et leur vie se trouve par là posséder la totalité des dites concessions, à l’exception du sixième appartenant à la dite dame Foucher mais que l’une et l’autre ne doivent jouir de leurs portions que leur vie durant… »

Puis vient la concession proprement dite :

« Et Sa Majesté voulant donner au sieur Armand de la Porte, commissaire de la Marine, premier commis au Bureau des colonies à la suite de la cour, et au sieur Jean de la Porte Lalanne, son frère, aussi commissaire de la Marine, servant au dit Bureau, des marques de la satisfaction qu’Elle a des services qu’ils ont rendus et de ceux qu’ils continuent de rendre journellement, Sa Majesté leur a concédé et concède la dite baie Phelippaux durant, comme des autres portions. Veut Sa Majesté que le décès de l’un d’eux arrivant, la part appartenant tourne par accroissement au survivant pour jouir également du tout sa vie durant sans que pour raison de la présente concession dont ils seront mis en possession ainsi qu’il a été dit ci-dessus, immédiatement après la mort du sieur de Brouague, ils soient tenus de payer à Sa Majesté ni à ses successeurs Rois aucune finance ni indemnité de laquelle à quelque somme elle puisse monter, Sa Majesté leur fait don et remise… »[7]

L’intendant Hocquart était un honnête homme et nous croyons qu’il n’y eut aucune connivence entre lui et M. Laporte de Lanne. L’intendant se rendait compte que Laporte de Lalanne en se faisant accorder ces deux magnifiques concessions dépouillait des Canadiens qui après avoir fait de fortes dépenses pour les exploiter avaient au moins un droit moral de les voir renouveler en leur faveur. Mais que pouvait-il faire ? M. Laporte de Lalanne était le principal employé du département de la Marine, il avait la confiance et la protection du ministre. M. Hocquart était son subalterne et prenait ses ordres de lui.

En 1748, François Bigot remplaçait M. Hocquart comme intendant. C’est alors que commencèrent les concussions et les vols. Laporte de Lalanne et Bigot se connaissaient-ils ? Il est certain que dans son voyage en France en 1756 Bigot eut plusieurs entrevues avec Laporte de Lalanne. En tout cas, l’intendant avait la haute main sur tout dans le pays. Le gouverneur de Vaudreuil était l’honnêteté même mais il n’avait pas la force morale nécessaire pour mâter l’intendant Bigot. M. de Vaudreuil, qui avait continuellement vécu au Canada ou en Louisiane n’avait pas d’amis ni de protecteurs à la cour. Bigot, lui, avait en France des parents très influents et dans le département de la marine un protecteur intéressé dans la personne du sieur Laporte de Lanne, le bras droit du ministre.

M. Dussieux, dans son important ouvrage Le Canada sous la domination française explique l’impunité dont jouissait l’intendant Bigot. Il écrit :

« Une pièce, conservée aux Archives de la marine, datée de décembre 1758, et non signée, entre dans le vif de l’affaire. C’est une accusation en règle, qui fait connaître en détail au ministre de la marine les causes des dépenses énormes du Canada. Il y est dit que toute la finance est entre les mains de Bigot, qui agit sans juge, sans contrôle, sans surveillant, et dans le seul but de s’enrichir, et pour cela use de toute son autorité, presque despotique. « Son complice est l’œil même du ministre ». Ce complice était M. de la Porte, commis principal de la marine, administrateur plus intelligent qu’honnête, qui était chargé des colonies ; il avait eu la confiance de M. de Maurepas, puis celle de M. Rouillé, qui, ignorant absolument le détail du ministère de la marine s’en rapportait entièrement à ses commis principaux. « M. de Machault, dit le duc de Luynes, dans ses Mémoires, avait reçu des plaintes, mais apparemment qu’il les avait pas trouvées suffisamment fondées. M. de Moras, ayant voulu examiner plus à fond, a demandé des détails à M. de la Porte qui a été long temps à les lui donner et a paru s’y prêter avec peine. M. de Moras en a rendu compte au Roi ». M. de la Porte fut renvoyé le 27 janvier 1758 ; mais on lui conserva 9000 livres de pension qu’il avait déjà, auxquelles on ajouta 4000 livres. « On prétend, ajoute le duc de Luynes, qu’il y a eu dans le détail des colonies des malversations, desquelles il aurait dû être instruit et s’y opposer ».[8]

M. Garneau, dans son Histoire du Canada, parle en deux occasions de M. Laporte de Lalanne. Il cite une lettre de M. Doreil de 1757 où il écrivait : « Je n’aspire qu’au moment heureux où, avec la permission du Roi, je pourrai repasser en France et n’être plus spectateur inutile de choses aussi monstrueuses que celles qui se passent sous nos yeux… »

Le ministre de la marine ignore la véritable cause de notre triste situation ; il ne convient ni à M. de Montcalm ni à moi de tenter de l’en instruire, d’autant plus que nos représentations ne parviendraient vraisemblablement pas jusqu’à lui ». Après cet aveu impuissant de M. Doreil, M. Garneau ajoute, en note :

« Parce que l’un des employés du ministère à Versailles, un nommé La Porte, était de connivence avec Bigot. »[9]

Plus loin, après avoir noté la mission accordée à Péan, âme damnée de Bigot, en France, en 1758, Garneau écrit :

« Une dépêche non signée du mois de décembre, portait que toute la finance était entre les mains de Bigot, lequel agissait sans juge, sans contrôle, sans surveillant, et dans la seule vue de s’enrichir, et que pour cela il usait d’une autorité presque despotique. Pour étouffer les clameurs, et, par complaisance, l’intendant faisait la fortune de ses complices. Parmi eux, se signalait le plus important, « ce complice, dit-on, est l’œil même du ministre », à la cour de Versailles, c’était un M. de La Porte. »[10]

M. Martel de Brouage, le dernier commandant pour le roi à la côte du Labrador sous le régime français, était-il parent ou allié de M. Laporte de Lalanne ? Aucun document ne le dit. Nous savons toutefois qu’il avait épousé, à Versailles, le 14 février 1726, Marie-Anne du Faury de Ponceau, fille de Jean du Faury de Ponceau, gentilhomme du Roi, et de Julienne Decelles. Il tirait peut-être son influence à la cour de la famille de sa femme. Toujours est-il qu’à partir de sa nomination au commandement de la côte de Labrador, le gouvernement de la Nouvelle-France perdit toute juridiction sur lui. Il recevait ses instructions directement du ministre et toutes ses lettres et rapports étaient envoyés en droite ligne au ministre. Et, pourtant, son commandement était bien inférieur à ceux des gouvernements de Montréal et des Trois-Rivières qui eux, ne correspondaient avec le ministre que par l’entremise du gouverneur général.[11]


***
  1. Archives des colonies, B 70-1, p. 246.
  2. Archives des colonies, B 70-1. p. 247.
  3. Bulletin des Recherches Historiques, 1910, p. 291.
  4. Archives des colonies, Cll A, vol. 13, p. 86.
  5. Bulletin des Recherches Historiques, 1910, p. 296.
  6. Archives des colonies, B 78-1, p. 260.
  7. P. G. Roy, Inventaire de pièces sur la côte de Labrador, vol. I, p. 79.
  8. L. Dussieux, Le Canada nous la domination française p. 165.
  9. Histoire du Canada, quatrième édition, vol. II, p. 276.
  10. Histoire du Canada, quatrième édition, vol. II. p. 302.
  11. La correspondance entre la cour et M. Martel de Brouage a été publiée dans le Rapport de l’Archiviste de la Province, année 1922-1923.