Aller au contenu

Biographie de Alfred de Musset/1

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 1-20).


INTRODUCTION


Depuis longtemps je me suis promis de livrer aux admirateurs d’Alfred de Musset l’histoire de sa vie. Bien des fois j’ai voulu entreprendre ce travail, et j’en ai été empêché par la vivacité même de mes souvenirs. Cependant ce n’est pas seulement un devoir que je prétends remplir envers l’homme que j’ai le plus aimé, dont j’ai été le plus fidèle ami et le confident le plus intime ; c’est aussi un complément que je regarde comme nécessaire à l’intelligence parfaite de ses ouvrages ; car son œuvre, c’est lui-même : on y sent son génie se transformer de jour en jour, comme il n’arrive qu’aux poètes privilégiés dont l’imagination est en rapports constants avec le cœur. Les créations de ces rares esprits, leurs fantaisies même n’ont pas le caractère habituel des fictions, puisqu’on y retrouve tous les mouvements de leur âme. Leur histoire devient ainsi celle du cœur humain, et rien de ce qui les fait connaître ne peut plus être indifférent ; c’est pourquoi la curiosité du public pour les particularités de leur existence est légitime et intelligente.

Non seulement Alfred de Musset avait reçu le don de sentir vivement et d’exprimer avec force, mais ses idées et ses sentiments, auxquels il a donné une forme si belle, étaient ceux d’une génération entière. Je ne vois pas quel autre poète on pourrait citer qui ait été aussi complètement que lui le représentant de son époque. Il a pu sembler aux premiers lecteurs de Rolla ou de la Nuit de Mai qu’il ne s’agissait que d’une thèse philosophique, des doutes d’un esprit inquiet ou des plaintes d’un amant malheureux ; mais on a fini par reconnaître l’expression la plus vraie d’un sentiment général. Les souffrances du poète étaient celles de tous les hommes de son âge ; de là vient que ses ouvrages sont lus dans les mansardes comme dans les châteaux, et que ses vers charment les ennuis du bivouac jusque sur les frontières de la Kabylie.

On l’a dit bien des fois : la poésie et la sensibilité font le malheur et la gloire de ceux qui ont reçu ces dons si enviés. — Les sensitives ont été mises en ce monde pour y être contractées. — La perte d’une maîtresse, le départ d’un ami, une espérance déçue, une illusion qui s’envole, tous ces maux grands et petits dont la vie se compose, les exaspèrent et leur feraient souhaiter la mort s’ils ne trouvaient un soulagement à leur douleur dans l’inspiration poétique. Ainsi, ceux qui nous donnent les jouissances les plus élevées de l’esprit et les consolations les plus douces semblent fatalement condamnés à l’ennui et à la tristesse, quand ils ne sont pas molestés et persécutés, comme cela s’est vu trop souvent ; et si leurs meilleurs amis les froissent parfois sans le vouloir, combien d’autres, sachant qu’un coup d’épingle suffit pour les faire saigner, les blessent volontairement ! Cette biographie ne sera pas seulement une preuve de plus à l’appui de ces vérités incontestables ; elle pourra servir à établir cette autre vérité moins rebattue : que les chagrins et la douleur font les grands poètes, — comme Alfred de Musset lui-même l’a dit dans la Nuit de mai.

N’est-il pas évident que les plus belles pages de la Divine Comédie sont dues à l’amertume de l’exil et au ressentiment de Dante pour l’injustice de ses concitoyens ? Peut-être le Misanthrope de Molière n’existerait-il pas si Armande Béjart eût été une épouse honnête et fidèle. Heureux le poète qui trouve, comme Pétrarque, un éternel sujet d’émotions et de plaintes dans la vertu d’une femme douce et compatissante !

Comme ses devanciers, Alfred de Musset a puisé dans l’amour et dans la douleur ses plus belles inspirations. Un instinct secret lui faisait distinguer les êtres dangereux qui devaient soumettre son cœur aux plus dures épreuves. Mais il n’eut pas besoin de courir au-devant de la souffrance ; elle vint le chercher assez souvent pour ne point laisser à sa sensibilité le temps de s’endormir. Chacun lui a donné sa part de chagrin, et c’est ainsi que les envieux eux-mêmes agissent contrairement au but qu’ils se proposent, en rendant aux poètes la gloire plus coûteuse et plus difficile.

S’il fût né dans le siècle de Louis XIV, Alfred de Musset eût été de la cour, admis dans l’intimité du roi ; il aurait eu tous les privilèges réservés alors à la noblesse et au génie : quelque charge importante et les entrées, comme Racine. Les distinctions de ce genre ne l’auraient pas trouvé indifférent. Avec le caractère le plus indépendant, il se serait plié aux exigences de l’étiquette ; il aurait pris une part active aux plaisirs délicats du seul souverain qui ait jamais connu le grand art de grouper autour de soi tous les talents et de les absorber au profit de sa gloire. Homme du monde par excellence, il serait devenu un véritable grand seigneur. L’amitié du prince de Condé, la compagnie de Molière et de Despréaux l’auraient encore plus charmé que les honneurs. Il eût vécu bien plus heureux. En serait-il plus grand aujourd’hui ? aurait-il laissé dans un siècle où la vie lui eût été si facile la trace profonde qu’il a marquée dans le nôtre ? Je ne le crois pas. Ses souffrances, ses ennuis, ses dégoûts, au milieu d’une société qui se matérialise tous les jours davantage, ont fait vibrer en lui des cordes plus intimes. À chaque blessure qu’il a reçue, il s’est élevé plus haut. Sa gloire, pour être venue lentement, n’en est que plus solide et plus brillante ; la mort prématurée lui donne plus d’éclat encore. Cette triste consécration était inutile : le temps avait suffi.


La famille de Musset, originaire du duché de Bar vint s’établir à Blois et à Vendôme au XVe siècle, vers l’époque du siège d’Orléans. Le premier gentilhomme de ce nom, dont parle le Gallia christiana, est un certain Rodolphe de Musset, qui assista, comme témoin, aux cérémonies de la fondation d’une abbaye, dans le diocèse de Paris, en 1140. J’ai parlé ailleurs de Colin de Musset, poète et musicien célèbre au XIIIe siècle, contemporain et ami de Thibaut, comte de Champagne[1].

On trouve d’autres Musset dans le conseil de Louis, duc d’Orléans, frère de Charles VI, dans celui de Dunois, bâtard d’Orléans, parmi les combattants de l’armée de Charles VII à la bataille de Pathay, dans la maison de la princesse de Clèves, mère de Louis XII ; plusieurs ont été lieutenants-généraux de la province de Blois ; deux ont commandé les compagnies d’arquebusiers et des cinquante hommes d’ordonnance du roi Henri III. François de Musset se fit tuer à Philipsbourg, le 24 janvier 1635, en voulant apaiser une sédition des troupes allemandes de la garnison. Le plus célèbre, comme militaire, a été Alexandre de Musset, chevalier de Saint-Louis, lieutenant du roi à la Rochelle, qui se distingua dans toutes les batailles de la guerre de la Succession, et devint le compagnon d’armes du comte Maurice de Saxe. Il reçut plusieurs blessures, et ne se reposa qu’après soixante ans de services. Le ministre d’Argenson, les maréchaux de Saxe, de Lowendal, de Belle-Isle et d’Estrées, lui écrivirent des lettres flatteuses que ses héritiers ont conservées.

On peut remarquer encore dans la famille de Musset des alliances de quelque intérêt : l’une indirecte avec Jeanne d’Arc, par sa nièce Catherine du Lys, que Charles VII voulut marier et doter ; d’autres avec les Bombelles, les du Tillet, les du Bellay. L’aïeule paternelle d’Alfred de Musset, Marguerite-Angélique du Bellay, dernière demoiselle de ce nom, était d’une maison où l’on estimait autant l’illustration des lettres que celle des armes. Elle maria son second fils, Joseph-Alexandre de Musset, avec une demoiselle Jeanne-Catherine d’Harville, qui était une personne de beaucoup d’esprit. De ce mariage naquit Victor de Musset, père d’Alfred.

Selon l’Armorial de France, les armes de cette famille sont d’azur à l’épervier d’or, chaperonné, longé, perché de gueules, avec cette devise : Courtoisie, bonne-aventure aux preux. La Courtoisie et la Bonne-Aventure étaient deux terres patrimoniales. La première appartenait encore à la famille au milieu du siècle dernier ; la seconde, qui a fait partie du patrimoine d’Alfred de Musset, fut habitée par Antoine de Bourbon, père de Henri IV, pendant le séjour de la cour de France aux châteaux d’Amboise et de Blois. Elle est située à deux lieues de Vendôme, au confluent du Loir et d’une petite rivière, dans un lieu qu’on appelle le Gué-du-Loir. Antoine de Bourbon, comme on sait, ne menait pas une vie fort édifiante. Il quittait souvent la cour et se rendait à la Bonne-Aventure, où il donnait asile à des donzelles encore moins vertueuses que les filles d’honneur de la reine Catherine. Le secret de ces parties de plaisir fut mal gardé ; le bruit en vint aux oreilles du poète Ronsard qui se trouvait à la Poissonnière, non loin de Vendôme. Ronsard fit sur les fredaines du roi de Navarre une chanson dont le refrain était : La bonne aventure au gué, la bonne aventure ! Cette chanson satirique parcourut toute la France, et l’air en a été conservé par les nourrices[2].

Les détails qui précèdent s’adressent aux personnes curieuses de généalogie et de blason ; en voici d’autres pour les gens qui s’intéressent aux lois mystérieuses de la transmission héréditaire. La nature ne réussit à produire un homme de génie que par un concours extraordinaire de circonstances. Les savants ont constaté qu’une seule personne intelligente suffisait pour retarder de trois générations la marche de l’idiotisme dans une famille d’imbéciles ; selon toute apparence il ne faut non plus que l’introduction d’une femme bornée, dans une famille de gens d’esprit, pour y abaisser les facultés intellectuelles de trois générations. Ce sont des observations dont on ne tient pas assez de compte en se mariant. Le grand-père maternel d’Alfred de Musset racontait qu’il s’était dit, à la troisième rencontre avec la personne qu’il a épousée : « Voici la femme qu’il me faut », et qu’un mois avant son mariage, il ne savait encore ni quelle dot elle recevrait ni quelle fortune avaient ses parents ; mais ce grand-père était un original, un caractère d’une simplicité antique, un esprit charmant et, de plus, un poète.

Claude-Antoine Guyot-Desherbiers, d’une ancienne famille de Champagne, vint à Paris étudier le droit sous le règne de Louis XV. Il se fit recevoir avocat, et entra ensuite dans la magistrature. Pendant le mouvement précurseur de la Révolution, il devint l’ami de l’abbé Morellet, de M. Suard, du savant Cabanis, de l’astronome Lalande, de Merlin de Douai, de Barras, et de quelques autres personnages aux mains desquels le pouvoir devait bientôt tomber. La journée du 10 août ayant renversé le siège de juge qu’il occupait, M. Guyot-Desherbiers demeura dans la retraite jusqu’à la chute de Robespierre. Après le 9 thermidor, il fut nommé directeur du Comité de législation civile. Dans cette position, il usa de son crédit pour dérober quelques têtes à l’échafaud, entre autres celle de ce baron de Batz qui avait tenté de faire évader la reine et ses enfants de la prison du Temple. Il s’exposa même jusqu’à tenir M. de Batz caché dans sa maison pendant les poursuites du tribunal révolutionnaire.

M. Guyot-Desherbiers était doué d’une mémoire prodigieuse ; dans un âge fort avancé, il s’amusait à réciter des comédies entières, jouant tous les rôles avec une verve et un talent qui faisaient le bonheur de son entourage, et surtout de ses petits-enfants. J’ai ouï dire que le bonhomme Carmontelle, dont il savait plusieurs proverbes par cœur, prenait un plaisir extrême à les lui entendre réciter, et que l’auteur y trouvait quantité de nuances et de traits spirituels auxquels il n’avait pas songé.

Le sens poétique de notre grand-père ne s’est manifesté que par caprice ; mais ce qui distinguait surtout M. Desherbiers, c’était une gaieté gauloise, une manière pittoresque de dire toutes choses qui donnait un grand charme à sa conversation. Ce tour d’esprit original se retrouve dans les comédies de son petit-fils, notamment dans les rôles de Fantasio, de Valentin et de l’Octave des Caprices de Marianne.

Au même degré de la ligne maternelle, Alfred de Musset puisa des qualités non moins précieuses. M. Desherbiers avait épousé Marie-Anne Daret, personne d’un rare mérite, d’un jugement solide, et femme de bon conseil, comme il se plaisait à le dire. Habituellement sérieuse et d’une humeur égale, cette grand’mère était passionnée, au fond, affectueuse, tendre et d’une éloquence entraînante dans ses moments d’émotion. Sa haute taille, la majesté de son visage, l’accent pénétrant de sa parole et l’ineffable bonté de son cœur ont laissé dans la mémoire de ses petits-enfants une impression profonde et le souvenir d’une créature angélique. Sa fille aînée, qui lui ressemblait beaucoup, transmit à Alfred de Musset la sensibilité, l’éloquence et le pathétique ; c’est par la rencontre de facultés éminentes dans la ligne paternelle que ces dons heureux, en se réunissant sur une seule tête, ont pu s’élever à leur plus haute puissance.

Victor-Donatien de Musset fit d’excellentes études au collège militaire de Vendôme, où il était élève du roi. Lorsqu’il en sortit, à dix-huit ans, il avait un frère aîné déjà capitaine au régiment de Bresse, et une sœur pensionnaire de la reine à Saint-Cyr et pourvue d’un canonicat. Rentré dans la maison paternelle, il y trouva une société nombreuse et aimable de parents, d’amis et de voisins. L’aîné de la famille habitait le château de Cogners, près Saint-Calais ; d’autres parents ou alliés demeuraient à Tours, à Blois, à Chartres. Vendôme étant le point central, on s’y réunissait souvent. Pour passer quelques jours ensemble, on voyageait par des chemins affreux. On faisait bonne chère et on menait le temps gaiement. Tout ce monde-là prenait ses mesures pour vivre ainsi le plus doucement possible sans se douter qu’on fût à deux pas d’un cataclysme politique. Le père de Victor de Musset, qu’on appelait dans sa province M. de Pathay, pour le distinguer de ses deux frères, préoccupé de la fortune de son fils le capitaine, décida un matin que son second fils ne se marierait point. Subissant le sort des cadets de famille, Victor-Donatien s’était résigné à être d’Église, lorsque la Révolution vint lui ôter le petit collet, qu’il s’empressa de quitter ; d’où l’on peut conclure que les événements de 1789 ont donné à la France un grand poète qui, sans eux, n’aurait jamais vu le jour.

Dans le même temps où son futur beau-père sauvait la vie au baron de Batz, Victor de Musset rencontra sur la route de Tours un noble condamné à mort qu’on reconduisait à Paris pour le livrer à l’échafaud. La vue de ce malheureux lui inspira une pitié profonde. Sous les fenêtres d’une auberge où les gendarmes s’étaient arrêtés, il amena une charrette chargée de foin, y reçut le prisonnier, partit avec lui par des chemins de traverse qu’il connaissait et se déroba aux poursuites. Cette prouesse aurait pu lui coûter cher, si le général Marescot, qui s’intéressait à lui, ne l’eût mis en sûreté à l’ombre du drapeau, en le prenant à son service. Victor de Musset, d’abord employé dans l’inspection des places fortes, fit la seconde campagne d’Italie avec le général et fut nommé, au retour de Marengo, chef de bureau de la première inspection du génie. Son frère aîné, suivant une fortune bien différente de la sienne, avait émigré et s’était fait tuer par un boulet républicain dans les rangs de l’armée de Condé. Pendant cet intervalle, son père et sa mère étaient morts, à quelques mois de distance l’un de l’autre. Pour réparer des pertes si cruelles, il eut recours au mariage. Un de ses amis le présenta chez M. Desherbiers, dont il rechercha la fille aînée qui lui fut bientôt accordée.

Victor de Musset demeura dans l’administration de la guerre jusqu’en 1811, et passa ensuite au ministère de l’intérieur comme chef de bureau. Destitué en 1818, par M. Lainé, pour avoir manifesté des opinions libérales, il prit une part active au mouvement littéraire de la Restauration. En 1822, il publia une excellente édition des œuvres de Jean-Jacques Rousseau, et, peu de temps après, un travail consciencieux et estimé sur la vie et les ouvrages du philosophe de Genève. M. de Sémonville, qui le rencontra par hasard, le prit en grande amitié et le fit nommer bibliothécaire de la Chambre des pairs. En 1828, lorsque le général de Caux entra dans la combinaison politique à laquelle M. de Martignac a donné son nom, M. de Musset fut rappelé au ministère de la guerre en qualité de chef de cabinet du ministre, d’où il passa au bureau de la justice militaire qu’il conserva jusqu’à sa mort.

Victor de Musset, pendant sa longue carrière administrative, eut le bonheur d’exercer constamment les qualités dominantes de son caractère, qui étaient une obligeance et une bonté inépuisables. Jamais homme en place ne se donna tant de peine au service des autres et ne déploya tant d’activité, de persévérance et de courage à secourir et protéger les gens malheureux ou persécutés. Les occasions, comme on peut le croire, ne lui manquèrent pas. Je n’en citerai que deux.

Sur la fin de l’empire, un émigré, nommé d’Hotland, rentra en France, chargé d’une famille nombreuse et dénué de toute ressource. Il vint demander de l’emploi et du pain pour ses enfants à M. de Musset, qui le nomma inspecteur de la maison centrale de détention de Melun. À peine installé dans sa charge, cet homme fut dénoncé à l’empereur comme ancien royaliste. Des hautes régions du gouvernement arriva l’ordre de le destituer à l’instant même. Le ministre fit appeler le chef de bureau, qui prit énergiquement la défense de sa créature, et adressa aussitôt un rapport à l’empereur, dans lequel il se portait caution des gens qu’il employait, en réclamant, sous sa responsabilité, le libre choix des agents subalternes. Au bout d’un mois, nouvelle dénonciation, nouvel ordre de destitution immédiate, en termes si impérieux cette fois que le ministre en fut effrayé. Cependant M. de Musset ne se laissa pas intimider ; au risque de se faire destituer lui-même, il écrivit à l’empereur un second rapport plus ferme encore que le premier et dans lequel il repoussait avec indignation l’entremise des délateurs. M. de Montalivet ne mit pas ce papier dans son portefeuille sans un peu d’hésitation. Le lendemain, le rapport revint au ministère avec cette apostille en marge, de la main de Napoléon : « Le chef de bureau a raison. » Et le pauvre employé conserva sa place.

L’autre affaire, plus importante que la première, a fait quelque bruit. Un certain Fabry, intendant ou commissaire des guerres, — je ne sais lequel, — accusé de malversation et traduit devant un conseil de guerre, avait été condamné aux galères, où il était mort. Au bout de quinze ans on découvrit les preuves de son innocence. Comme les héritiers de Lesurques, sa veuve et ses enfants poursuivirent sa réhabilitation. Il ne fallait pas moins qu’une loi votée par les deux Chambres. C’était en 1831. Madame Fabry eut le bonheur de trouver M. de Musset au bureau de la justice militaire. Pendant un an elle lui fit partager toutes ses émotions. Le ministre de la guerre jeta les hauts cris lorsque le chef de bureau lui proposa de demander cent mille francs d’indemnité ; mais, après bien des discussions, ce chiffre fut maintenu et la loi présentée. L’exposé des motifs était un véritable morceau d’éloquence, et le jour où madame Fabry obtint gain de cause devant la Chambre des députés, il y eut fête à la maison. Cette obligeance poussée jusqu’au dévouement, qui était une qualité toute française, a bien passé de mode ; on l’a remplacée par ce précepte américain : time is money, et, depuis que les hommes ont imaginé d’évaluer le temps en argent, ils ne le dépensent plus à rendre des services.

Aux qualités du cœur, Victor de Musset joignait tous les agréments de l’esprit qui font ce qu’on appelle un homme aimable : une gaieté étincelante, une promptitude de repartie qui étonnait, une érudition profonde dont il ne faisait point parade. En peu de mots il racontait une anecdote avec une bonhomie qui déguisait beaucoup d’art. À table, au milieu de ses plus intimes amis, quand le vin et la bonne chère l’animaient, la gaieté lui montait à la tête, et c’était alors un feu roulant de saillies et de boutades comiques ; mais dans le badinage comme dans les occasions sérieuses, s’il remarquait une apparence d’hostilité, sa langue devenait acérée, ses yeux lançaient des flammes, il ripostait d’une vigueur à emporter la pièce, et se calmait immédiatement. Jamais il ne sortit d’une escarmouche de ce genre sans avoir battu son adversaire ; aussi était-il redouté des gens hargneux.

À l’un de ses voyages à Vendôme, il nous mena, mon frère et moi, chez un gentilhomme campagnard du voisinage, par une chaleur de vingt-cinq degrés. Le voisin était fort avare ; au lieu des rafraîchissements qu’on ne manque jamais d’offrir en province à tout visiteur, il exhiba deux vieilles statues de pierre nouvellement déterrées :

« Vous qui êtes un savant, dit-il d’un air moqueur, vous reconnaîtrez sans doute à première vue les deux saints dont voici les images.

— Parfaitement, répondit M. de Musset ; l’un est évidemment saint Ladre et l’autre saint Goberien. »

Une fois soulagé par ce coup de patte, il fit à son voisin le meilleur visage du monde.

Victor de Musset avait écrit une comédie en vers qui ne s’est point retrouvée dans ses papiers.

  1. Voir dans le volume de cette édition, contenant les Œuvres posthumes d’Alfred de Musset, la Notice abrégée sur la vie du poète.
  2. Dans les recueils de chansons populaires, on écrit de différentes manières ce refrain si connu. Pour en avoir l’orthographe exacte, il faut remonter aux couplets de Ronsard, ou savoir que la Bonne-Aventure est située au Gué-du-Loir. La chanson citée par Alceste, dans le premier acte du Misanthrope, dérive évidemment de celle de Ronsard ; mais le refrain : J’aime mieux ma mie au gué ! est un de ces non-sens complets dont la poésie populaire ne s’étonne point.