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Bismarck/Les Difficultés

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Éditions du Siècle (p. 213-223).

LES  DIFFICULTÉS
DE  L’UNITÉ  ALLEMANDE




Si, au mois de janvier 1870, on avait annoncé à un homme d’État autrichien ou français qu’un an plus tard l’unité allemande serait chose faite, aurait-on seulement été pris au sérieux ? L’Allemagne était une poussière d’États et ces États venaient de se battre. Chacun avait ses habitudes, ses mœurs, ses besoins. Chacun avait des princes jaloux de leur indépendance et qui ne montraient qu’un goût modéré pour la médiatisation. Les populations détestaient généralement la Prusse, qui signifiait pour elles bureaucratie et caserne. En outre, les puissances voisines avaient un égal et même intérêt à perpétuer l’émiettement. Tout conspirait donc à laisser croupir l’Allemagne dans ce qu’un historien a nommé le « marais germanique ». Et cependant, en peu de mois, l’unité s’est faite, sous sa forme définitive, celle qui dure encore à présent et qui paraît solide.

C’est un scandale pour la pensée. On ne peut s’empêcher, chaque fois qu’on revient sur ces événements, de refaire l’histoire. Et l’on reconnaît alors qu’entre toutes les choses qui ne devaient pas arriver, entre toutes les choses qu’on pouvait empêcher d’un mot presque d’un signe, la constitution d’un Empire allemand était certainement la plus fragile. Et c’est ce dont un historien a apporté encore la preuve en faisant l’exposé des difficultés de toute sorte que la Prusse rencontra jusqu’à la dernière heure[1]. C’est une curieuse page d’histoire et qui mérite d’être connue chez nous.

En 1866, après les défaites de l’Autriche et de ses alliés, le baron de Varnbüler, ministre des Affaires étrangères du roi de Wurtemberg, s’écria : Væ victis ! C’était le mot de la situation. La Prusse, bureaucratique et caporalisée, et pour cela haïe et redoutée des paisibles Allemands du Sud, eut désormais le prestige des plus forts et devint par ses victoires mêmes et la modération avec laquelle elle en usa, le fondé de pouvoir du patriotisme allemand. On ne peut nier qu’un fort courant portait l’Allemagne vers l’unité, mais ce n’était pas un phénomène nouveau. Et il était si naturel, depuis si longtemps pressenti et redouté, que la politique des Empires voisins, et principalement celle de « l’ennemi héréditaire », avait jusque-là consisté à le détourner et à le diviser. C’est d’ailleurs une œuvre admirable que celle de Bismarck qui réussit à faire passer ce courant unitaire dans le moulin des Hohenzollern. Certes, après 1866, le sort en était jeté. Il eût fallu un immense effort pour conjurer ce qui devint l’inévitable après avoir été si longtemps l’improbable. Mais il aurait suffi de si peu pour changer les destinées de la France et de l’Europe, précisément avant cette date de 1866 ! Tout ce qui s’est passé en 1870 encore suffit à le montrer.

Durant les multiples négociations que Bismarck avait dû ouvrir avec les gouvernements particuliers dès qu’il avait été assuré du succès de ses armes en France, le chancelier se montra constamment soucieux, et incertain de la tournure que les choses allaient prendre. « Je suis dans une extrême inquiétude », avouait-il un jour devant ses familiers. « Nous nous balançons sur la pointe d’un paratonnerre. Si nous perdons l’équilibre que j’ai eu tant de peine à établir, nous sommes précipités. »

Cet équilibre, il faillit le perdre dix fois entre septembre 1870 et janvier 1871. Il faudrait un volume pour écrire l’histoire de ces intrigues et de ces tractations. Il en faudrait un autre, qui ne serait pas sans pittoresque, pour peindre ces cours, petites ou grandes, entre lesquelles se nouait la résistance contre la Prusse et l’unité. Quelles ruses, quelles flatteries, quelles menaces Bismarck ne dut-il pas employer pour amener les princes à faire le sacrifice d’une partie de leur souveraineté !

Plus encore que la Bavière, c’est peut-être le Wurtemberg qui inquiéta le chancelier. Déjà, au mois de juillet, lorsque, suivant les conditions du pacte fédéral, le prince Frédéric-Charles avait fait dans l’Allemagne du Sud sa tournée d’inspection militaire, il avait bien remarqué à Stuttgart, et noté dans son journal intime, l’attitude compassée et gênée du roi et de la reine. C’est peut-être en effet le roi de Wurtemberg qui souffrit le plus de la capitis deminutio que lui infligeait l’unité[2]. Louis de Bavière lui-même, si peu empressé qu’il se montrât, avait plus de résignation. Surtout, il manquait trop de volonté pour entreprendre d’échapper à l’enveloppement prussien. Sa tactique — ou plutôt celle de ses ministres — consista seulement à ne pas se laisser complètement « avaler » et à sauver le plus possible des apparences de la souveraineté. Mais jamais Louis II n’eût osé ce que fit seul le roi de Wurtemberg.

Le 11 novembre, les deux délégués wurtembergeois, Suckow et Mittnacht, recevaient à Versailles une dépêche du roi les rappelant à Stuttgart et leur faisant défense de poursuivre aucune négociation avant d’avoir reçu des instructions formelles et personnelles. « En apprenant cette nouvelle, dit l’historien, Bismarck affecta de rester serein, mais son inquiétude était grande. Ce coup porté contre lui à l’improviste, et dans l’instant où tout semblait fini, anéantissait son œuvre. Le marin sombrait sur un écueil caché au moment d’entrer au port. » Et, les jours qui suivirent, Bismarck, tant sa contrariété était vive et son bouleversement profond, changea d’humeur, finit même par tomber malade et par prendre le lit.

Le roi de Wurtemberg n’avait risqué une rupture qu’en se retranchant derrière le gouvernement bavarois. La Bavière, qui avait figure de puissance, et, qui mieux est, de puissance catholique et voisine de l’Autriche, pouvait, devait même, quelle que fût la timidité de son gouvernement, dicter ses conditions à la Prusse. Une intrigue sérieuse paraît avoir été nouée a ce moment-là entre Munich et Stuttgart. Car les exigences de la Bavière furent soutenues par ses plénipotentiaires avec plus d’énergie et d’insistance que jamais à partir de ce 11 novembre. L’historien allemand décrit ainsi la situation grave où Bismarck se trouvait à cette date :

Depuis que le Wurtemberg lui avait cassé dans la main, Bismarck se voyait dans la nécessité plus pressante que jamais de gagner la Bavière à quelque prix que ce fût. L’importance du télégramme de Stuttgart paraît plus considérable encore, si l’on examine la situation générale qui devait obliger Bismarck à faire des avances à la Bavière.

Ce furent les semaines les plus remplies d’angoisse que le chancelier vécut devant Paris. L’arrêt des progrès du siège avait naturellement fait impression au dehors. Il semblait que le terme des victoires allemandes fût marqué. Au quartier général, le dissentiment entre partisans et non-partisans du bombardement était tout à fait aigu. Et, en même temps qu’il était occupé à se débattre avec les envoyés bavarois, Bismarck devait circonvenir le roi Guillaume pour obtenir de lui l’ordre de poursuivre énergiquement les travaux du siège. À ces circonstances s’ajoutèrent encore les complications, si inopportunes pour lui, que créait la dénonciation par la Russie du traité de Paris de 1856. C’est à ce moment que, dans les négociations de paix entamées avec Thiers, il laissait entrevoir la possibilité que l’Allemagne renonçât à l’annexion de Metz. Et c’est juste à ce moment que lui apparut la grandeur du danger que présentaient la levée en masse et la résistance des provinces françaises. C’est le 9 novembre en effet qu’avait eu lieu la bataille de Coulmiers, première victoire indiscutée des armes françaises dans toute la campagne, et qui avait obligé von der Thann à reculer.


Mais, de toutes ces complications mêmes, de tous ces embarras de Bismarck, la France ne fut pas en état de profiter. Le chancelier s’aperçut que la fortune commençait à tourner. Il s’empressa de donner le coup de barre nécessaire. Avec des concessions à la Bavière, il savait que tout pouvait s’arranger. Il s’y résigna donc. Mieux valait laisser à la Bavière son armée, sa diplomatie, son timbre et le casque à chenille que de risquer de voir tout le Sud revenir sous l’influence autrichienne. Il ne tarda pas à recueillir le fruit de son sacrifice. La Bavière redevint traitable. Et, son assentiment acquis, les autres États, bon gré mal gré, suivirent.

Busch, le naïf et précieux confident de Bismarck, a décrit en ces termes la satisfaction de son chef lorsque fut enfin conclu l’arrangement avec les délégués du roi Louis :

Vers dix heures, raconte Busch dans son Journal à la date du 22 novembre, je suis descendu pour le thé. Le chef était au salon avec les trois plénipotentiaires bavarois. Au bout d’un quart d’heure il entr’ouvrit la porte, avança la tête d’un air content et, voyant qu’il y avait encore de la compagnie, s’avança vers nous, un verre à la main, et prit place à table.

— « Enfin, le traité bavarois est terminé et signé ! — dit-il avec émotion — l’unité allemande est faite, et l’empereur aussi !… »

Le fidèle Busch ajoute qu’à ce moment il s’empara de la plume qui avait servi à signer ce traité historique. Puis il reprend sa sténographie :

— « Apportez-nous encore une bouteille de ce champagne-ci, dit le chef au domestique. C’est un événement. » Puis, après quelques instants de silence, il ajouta : « Les journaux ne seront pas contents, et celui qui écrira un jour l’histoire à la manière ordinaire pourra blâmer notre accommodement. Il dira : l’imbécile aurait pu demander davantage. Il l’aurait obtenu et il aurait bien fallu que les autres en passassent par là. Il pourrait bien avoir raison en disant qu’il aurait fallu. Mais moi j’avais plus à cœur qu’ils fussent intérieurement satisfaits de la chose. Qu’est-ce qu’un traité quand on le fait parce qu’il faut ?… Et je sais, moi, qu’ils s’en sont allés satisfaits. Je n’ai pas voulu les mettre à la torture ni exploiter la situation. Le traité a ses lacunes, mais il n’en est que plus solide. Je le compte parmi les résultats les plus importants auxquels nous soyons arrivés dans ces dernières années[3]. »

Toute la satisfaction de Bismarck, tout son soulagement, éclatent dans cette dernière phrase. Le reste, ce sont des prétextes et des excuses pour lui-même et pour la galerie. La vérité est qu’il eût bien mieux aimé ne pas faire tant de concessions à la Bavière ni à personne. Plus tard, il assura lui-même que ces concessions étaient une « fêlure dans l’unité ».

Cette unité, en effet, était chose si extraordinaire, si invraisemblable, que Bismarck ne la trouvait jamais assez solide. Il se souvenait des peines qu’elle lui avait coûtées. Il savait qu’avec un peu de clairvoyance et de décision, qu’avec un pouvoir sérieux et occupé de son intérêt le plus évident, la France aurait pu maintenir l’Allemagne dans son chaos. Bismarck ressemblait à ces gens qui n’en croient pas leur bonheur.

Il se souvenait qu’il avait tremblé jusqu’au dernier jour, jusqu’à l’heure même du triomphe. Au comte Frankenberg partant pour annoncer au Parlement le résultat des pourparlers avec les États du Sud, il faisait cette recommandation : « Surtout, tenez ferme à Berlin ! Si nous n’installons pas cette fois pour de bon l’unité, c’en est fait pour des années. » Bismarck se souvenait aussi qu’à la veille de la proclamation de l’Empire un principicule faisait encore des difficultés : le prince Henri XXII de Reuss déclarait ne reconnaître le titre d’empereur au roi de Prusse que comme « une décoration et pour désigner la dignité de chef de la confédération et l’exercice des droits de présidence ». Bismarck enfin n’avait pas oublié que jusqu’au soir du 18 janvier, jusque dans la galerie des Glaces de Versailles, où l’Empire fut proclamé, il avait tremblé que tout échouât, tant il avait dû accorder d’intérêts, de rivalités, d’amours-propres, de traditions et d’influences qui auraient rendu sa tâche difficile, sinon impossible, et qui auraient pu, du moins, changer le caractère et compromettre la solidité de son œuvre, s’il eût trouvé devant lui une autre France que celle de la République et de Napoléon III.


  1. Die Kæmpfe um Reichsverfassung und Kaisertum 1870-71, von Dr Wilhelm Busch, Tubingen, 1906.
  2. M. de Gontaut-Biron raconte cette anecdote sur la réception du roi et de la reine de Wurtemberg à Berlin en 1872 : « C’était la première fois depuis la proclamation de l’Empire, qui avait converti en simples vassaux les souverains des États secondaires de l’Allemagne, que le roi et la reine de Wurtemberg venaient à Berlin. La reine Olga, sœur de l’empereur de Russie, ressentait plus profondément que son mari l’humiliation de sa nouvelle position. Droite sur son siège, parlant peu, sérieuse, des larmes silencieuses coulèrent par deux fois pendant le concert sur son noble et beau visage que les souffrances morales et physiques avaient creusé avant l’âge. Russell fut le seul probablement à les voir, et c’est lui qui me l’a conté. » (Mon ambassade en Allemagne, p. 35.)
  3. D’après la traduction publiée chez Dentu, 5e édition, p. 272.