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Boileau (Lanson)/Chap IV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 89-120).


CHAPITRE IV

LA CRITIQUE DE BOILEAU (Suite)
LES THÉORIES DE l’« ART POÉTIQUE »

L’Art poétique répondit aux doutes de ceux qui avaient pu hésiter sur le but des Satires : Boileau y exposait toute sa doctrine, ramassée en un corps de préceptes. C’est cet Art poétique, bien entendu, qu’il faut prendre pour base en essayant de dégager le véritable caractère de la théorie de Boileau ; mais comme il s’agit moins d’analyser un ouvrage que tout le monde à peu près sait par cœur, que d’en indiquer l’esprit et la portée, je mettrai à profit dans cette exposition toutes les indications, parfois d’une importance capitale, que nous fournissent les autres ouvrages de notre critique, comme la Satire II et l’Épître IX, la Dissertation sur Joconde et le Dialogue des héros de roman, enfin les Réflexions sur Longin, surtout la septième, dont l’intérêt est tout particulier.

Jamais écrit n’a été plus populaire et plus incompris que cet Art poétique, et il n’y a pas d’ouvrage doctrinal dont on ait plus méconnu ou défiguré le sens. En voici tout d’abord une raison : c’est que la langue, qui n’a pas beaucoup changé depuis que le xviie siècle s’est flatté de la fixer, a pourtant changé un peu : en sorte que, quand nous lisons Boileau, ou Racine, ou Corneille, leurs expressions ne suscitent plus en nous tout à fait les mêmes représentations qui surgissaient dans l’esprit des contemporains, et la traduction mentale que nous en faisons en courant, n’est qu’une suite d’à peu près, d’inexactitudes et de faux sens. Et quand il s’agit de termes abstraits, qui expriment des concepts tout intellectuels, associés dans l’idée de l’auteur par certaines relations logiques, l’inexactitude perpétuelle finit par devenir une erreur considérable, un contresens total. C’est notre cas, quand nous parcourons Boileau des yeux. Tous ces mots qu’il emploie, raison, vrai, sublime, pompeux, et tant d’autres, qui sont comme les étiquettes de sa doctrine, ont été affectés par nous à d’autres emplois ou correspondent à des cases de l’esprit, dont nous avons renouvelé le contenu. Il faut une transposition continuelle d’idées et de termes pour obtenir la pensée de Boileau en son vrai sens, dans son vrai jour. On s’aperçoit alors que cette pensée est singulièrement moins étroite et moins choquante qu’on ne croyait, et que l’Art poétique n’a pas été écrit précisément pour susciter l’abbé Delille ou M. de Jouy.

La cause d’erreur peut-être la plus considérable, c’est ce mot de raison, qu’on voit revenir presque à chaque page du poème. Et de là, d’abord, vient le reproche si souvent adressé à Boileau, de n’avoir point fait à l’imagination sa part dans l’œuvre poétique. Voilà un poète, dit-on, qui, pour faire des chefs-d’œuvre, ne connaît qu’un secret : être bien raisonnable, bien sage, bien obéissant aux règles. De l’imagination pas un mot, ou, s’il y pense, ce n’est que pour l’emmailloter de préceptes, à la rendre incapable de bouger. Et l’on rappelle que Boileau n’avait pas d’imagination ; c’est donc pour cela qu’il défend aux autres d’en avoir : on sait la fable du renard qui a la queue coupée. Mais, on l’a vu, Boileau n’a jamais pris dans son tempérament particulier la règle de l’art. S’il est vrai — et c’est vrai — qu’il se délie de l’imagination et lui trace rigoureusement sa voie, nous verrons au nom de quel principe général. Mais il n’en faut pas conclure qu’il réduise la poésie au métier, ni qu’il estime que les règles sont les agents mécaniques de la perfection : il nous a dit assez nettement sa pensée dans les premiers vers de l’Art poétique, dont on s’obstine toujours à ne pas tenir compte. Avant tout, il demande à celui qui veut faire des vers d’être poète, d’avoir le génie. Ce don naturel, cette faculté créatrice que donne « l’influence secrète du ciel », n’est-ce pas l’imagination ? Mais alors, loin de s’en passer, personne ne l’a plus fortement exigée que Boileau, puisqu’il en fait l’élément primordial, la condition sine qua non de la poésie. Il distingue même les formes variées de l’imagination, qui correspondent à la diversité des genres : tel a l’invention dramatique qui n’a pas l’élan lyrique, ni le sens épique. Sans la nature, l’art ne peut rien : il donne la façon, mais elle fournit l’étoffe. Qui veut se passer d’elle, ou la dévier, quand il aurait toute la science et toute la patience du monde, ne fera rien qui vaille.

Mais alors, imagination, génie, don du ciel, de quelque nom qu’on veuille appeler cette source première de poésie, d’où vient que Boileau n’en parle jamais ? Tout simplement parce qu’une fois posée, il n’y a plus rien à en dire. On naît poète : il n’y a pas de procédé, d’hygiène ou de gymnastique par où l’on puisse se donner une nature de poète. Mais on peut faire un mauvais emploi de la nature qu’on a : de là tous ces préceptes, qui ont l’air de gêner et de resserrer l’inspiration, car ils sont forcément négatifs. D’autre part, si bien doué qu’on soit, on ne naît pas avec la science du métier : en poésie, comme dans tous les arts, il faut apprendre la technique par où la nature s’exprime et manifeste son originalité ; bien rares sont les génies faciles en qui l’inspiration est immédiatement infaillible, et pour qui l’enfantement des chefs-d’œuvre est l’affaire d’un jour et d’un accès de fièvre. Enfin tout le monde sait combien les vrais artistes sont sobres à l’ordinaire de considérations générales, et qu’ils ne se lancent pas à l’ordinaire dans les hauteurs nuageuses de l’esthétique : ils laissent le développement littéraire aux littérateurs, et soit en enseignant, soit en jugeant, ils se jettent de prime abord dans la technique : ce n’est pas qu’elle soit tout pour eux. Mais ils aiment la précision, et la technique, comme ils en parlent, révèle et contient tout le reste. Ils lisent dans la facture de l’œuvre la pensée de l’artiste, et par leur analyse minutieuse des procédés d’exécution, ils atteignent les sources mêmes de l’originalité créatrice. Or Boileau est éminemment artiste, il faut sans cesse le redire : pour lui, l’art, sans lequel il n’y a pas de chefs-d’œuvre effectifs et complets, l’art implique et suppose tous les dons naturels qu’il met en œuvre.

Cependant après que les Grecs nous ont enseigné que l’enthousiasme poétique est une ivresse, un délire, une divine manie, après que nos romantiques, envoyant par les plaines et par les monts les poètes « sacrés, échevelés, sublimes », nous ont confirmés dans l’idée qu’il est de leur essence de ne point être raisonnables comme le commun des hommes, nous nous étonnons d’entendre Boileau rappeler incessamment les poètes à la raison. La raison ! il n’a ; que ce mot à la bouche.

Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime….
Au joug de la raison sans peine elle (la rime) fléchit….
Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
Tout doit tendre au bon sens….
La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie.


Et tout cela dans une vingtaine de vers ! Mais prenez-y garde, la raison de Boileau n’est pas cette chose revêche dont la froideur des vieillards éteint l’enthousiasme de la jeunesse, et que l’utilitarisme des bourgeois évoque pour condamner les poètes et les artistes : ce n’est pas la raison qui envoie Chatterton au suicide, et fait épouser cinq cent mille francs de dot aux jeunes premiers de Scribe. Non, la raison de Boileau n’a rien de commun avec l’esprit positif, calculateur, prosaïque, de la bourgeoisie de 1830. Ce n’est pas non plus la raison des idéologues et des philosophes, la raison raisonnante, analytique et critique, qui loge tout l’univers en formules abstraites dans l’esprit humain, et réduit toute l’activité de l’intelligence à une sèche algèbre : ce n’est pas la raison de Voltaire et de Condillac. Mais c’est la raison cartésienne, dominatrice et directrice de l’âme humaine, dont elle règle toutes les facultés sans en empêcher aucune : c’est celle qui, par essence, distingue le vrai du faux.

Mais qu’est-ce qu’une pensée vraie, en poésie ? La poésie est un art, et la vérité n’y est pas d’un autre ordre qu’en peinture et en sculpture : c’est la vérité de l’imitation, la conformité de la représentation figurée au modèle naturel. Dans le style, c’est l’équivalence du mot à l’idée : dans la conception, l’équivalence de l’idée à l’objet. Nous n’avons qu’à rapprocher deux ou trois vers épars dans l’œuvre de Boileau, et sa pensée se dégagera avec une netteté parfaite :

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Donc la raison fait la beauté. Mais la beauté, c’est la vérité :

Rien n’est beau que le vrai….


Mais le vrai, c’est la nature :

La nature est vraie.…


Raison, vérité, nature, c’est donc tout un, et voici le terme où l’on aboutit. Sous ces mots abstraits de raison et de vérité, ce n’est pas la froideur de l’imagination ni la sécheresse scientifique que Boileau prescrit aux poètes : c’est l’amour et le respect de la nature. Ainsi cette théorie de la poésie classique, dont on accuse le plus souvent l’étroitesse, et qu’on fait presque consister dans l’horreur du naturel, est une théorie essentiellement et franchement naturaliste : c’est tout ce que veut dire, ou du moins c’est ce que veut dire d’abord l’appel incessant qu’il fait à la raison.

On comprend maintenant la portée que prend, dans l’Art poétique, après la Satire II, l’éternel débat de la rime et de la raison. Sacrifier la raison à la rime, c’est chercher la beauté ailleurs que dans la vérité, c’est tourner l’art contre son but, qui est de créer dans la forme un équivalent sensible de l’idée. Et l’on ne s’étonnera plus, aussi, de tous ces préceptes, où l’on ne voulait voir que de mortels éteignoirs de l’imagination, un effort antipoétique pour réduire le beau à la mesure du bon sens bourgeois. Mais non : tout doit tendre au bon sens, cela veut dire que le poète n’écrit pas par fantaisie, pour se montrer, déployer son agilité ou ses grâces devant le public. Ce n’est pas un acrobate qui fait ses tours : c’est un peintre qui lutte contre son modèle, pour l’exprimer tout entier sur sa toile. Faire d’après nature, c’est-à-dire se subordonner à la nature, n’avoir d’esprit et d’art que ce qu’elle en demande pour revivre dans une image fidèle, la prendre, elle, et non soi ni sa gloire, pour unique raison d’être de l’ouvrage, et si l’on s’y met soi-même, s’y mettre sans y songer, naïvement, par accident et par surcroît, voilà, pour un poète, ce que c’est que tendre au bon sens.

Ce bon sens-là, c’était justement ce qui manquait le plus à la littérature française, vers 1660, quand Boileau commença d’écrire. Toutes les victimes immolées dans les Satires étaient coupables envers le bon sens, qui est la vérité, qui est encore la nature. Tous également, chacun à sa façon, prétendaient renchérir sur la nature, et faire mieux qu’elle ; par une délicatesse aristocratique, ils en avaient peur, comme trop grossière, ou mépris, comme trop simple. Les uns, romanciers à grands sentiments ou tragiques doucereux, inventaient des modes de penser et de sentir que l’âme humaine n’avait jamais éprouvés, un héroïsme plus héroïque, un amour plus amoureux que tout ce qu’on voit dans la vie. Ils enjolivaient à plaisir une idée de leur esprit ou de l’esprit public, et figuraient Artamène ou Astrate, qui ne représentent aucune réalité vivante. D’autres plongeaient dans le fin du fin, et trouvaient des délicatesses infiniment subtiles de pensée et d’expression ; il leur fallait avoir un esprit qui ne fût qu’à eux, quelque chose d’exquis et de rare, dont il n’y eût pas d’autre exemplaire en aucun lieu du monde des esprits. Ils faussaient et corrompaient la nature, qui veut que l’intelligence tende au vrai, et que le langage soit le signe de l’idée : ils faisaient un jeu capricieux de la pensée et de la parole, et ne s’occupaient qu’à surprendre et briller. D’autres, qui prétendaient décrire le monde des réalités visibles, chargeaient leur tableau de tant de couleurs, altéraient ou grossissaient si fantastiquement toutes les formes, que la nature n’était plus que le prétexte et non le sujet de leur peinture. Les feux d’artifice de leur imagination aveuglaient si bien le lecteur, qu’il ne voyait plus le paysage au-dessus duquel ils se déployaient. D’autres enfin, partant en sens inverse, au lieu de tout embellir, ne savaient que pousser à la charge et charbonner des caricatures. Tout l’homme, toute la nature, la politique, la science, et même la religion, tout se revêtait indifféremment du style burlesque. Entre la fadeur et la finesse, entre l’enflure et le grotesque, la simple nature et la réelle humanité passaient inaperçues, inexprimées. Précieux et galants, emphatiques et bouffons, il n’en était pas un qui se servît de ses yeux pour voir, et de sa bouche pour traduire la sensation de ses yeux : c’était trop vulgaire, et ce n’était pas la peine d’avoir de l’esprit — ou de s’en croire — pour faire un si plat métier. Le grand Corneille obscurcissait parfois son grand et droit sens de la vie, sa sûre et vive science des caractères, par l’ambition de faire grand ou fin, et par condescendance pour le goût d’un public à qui la nature ne suffisait pas encore.

Seul Pascal n’avait pas écrit une ligne qui ne fût pour la vérité et selon la nature. Il avait mis la sincérité absolue dans sa pensée, la simplicité absolue dans son style. À propos d’une querelle de théologien, il avait montré ce qu’on n’avait jamais vu jusque-là, ni presque encore désiré en français : le parfait naturel produisant la suprême éloquence, sans effort et sans artifice. C’était bien par là le seul écrivain raisonnable de notre langue, et voilà pourquoi Boileau mettait ce moderne-là au-dessus de tous les anciens.

Et ces grands écrivains que Boileau groupait autour de lui après 1660, ces hommes de génie si dissemblable ont tous ceci de commun, qu’ils respectent la nature, l’expriment comme ils la sentent et la voient, en eux et hors d’eux, que jamais ils ne la refont ni ne la contrefont : sincères et simples comme Pascal, et grands d’une semblable grandeur. Molière, le premier, renonçait aux bouffonneries fantastiques et aux énormes charges où la comédie s’était d’abord arrêtée : plus de parasites, ni de matamores, mais des êtres réels, vivants, que le spectateur a rencontrés plus d’une fois dans la vie, qui sont autour de lui, qui sont lui parfois. Jusque dans le jeu des acteurs, il bannit l’outrance, et met la vérité. Jodelet meurt ; la scène est livrée à Molière, et maintenant, dit La Fontaine,

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.


Lui-même, le bonhomme, en son genre, la suivait, exquis à force de fidélité sobre, et présentait, à la place des intempérantes enluminures de l’âge précédent, ses fins tableaux, d’une touche si discrète et d’un sentiment si intense. Racine enfin jette au rebut les mannequins élégants de Quinault, et produit des hommes, de vraies âmes humaines, douloureuses et vivantes : si vrai, qu’avec sa grâce puissante, il fait parfois l’effet d’être brutal à ce beau monde, accoutumé à tout ennoblir et à tout affadir. Et Boileau leur dit à tous qu’ils font bien, console leurs disgrâces, célèbre leurs triomphes, leur montre l’idéal, c’est-à-dire la nature, et leur souffle le courage de s’y tenir.

On devine maintenant pourquoi il est si attentif à brider l’imagination. Il est dans la situation de nos naturalistes qui redoutent avant tout les écarts de romantisme : et c’est pourquoi la meilleure interprétation qu’on ait donnée des idées de Boileau est dans ces lignes de M. Zola :

Le plus bel éloge qu’on pouvait faire autrefois d’un romancier, était de dire : « Il a de l’imagination ». Aujourd’hui cet éloge serait presque regardé comme une critique…. L’imagination de Balzac, cette imagination déréglée qui se jetait dans toutes les exagérations et qui voulait créer le monde à nouveau, sur des plans extraordinaires (ne dirait-on pas que ceci vise Scudéry ou, si l’on veut, Corneille ?), cette imagination m’irrite plus qu’elle ne m’attire…. Voyez nos grands romanciers contemporains : leur talent ne vient pas de ce qu’ils imaginent, mais de ce qu’ils rendent la nature avec intensité…. Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel…. Vous peignez la vie : voyez-la avant tout telle qu’elle est, et donnez-en l’impression.

On ne saurait être plus classique, et voilà justement la leçon que Boileau donnait aux fantaisistes de son temps. La réalité détermine et limite la conception poétique, et dans cette doctrine, comme dans tout art naturaliste, l’imagination n’est qu’une opération de synthèse qui rétablit en formes concrètes et vivantes les réalités dissoutes et détruites par l’analyse.

En réduisant la raison au respect de la nature, Boileau ne perd pas de vue, autant qu’il semble, le sens ordinaire et familier du mot. Car l’imagination est chose essentiellement subjective et variable : elle ne reçoit loi ni mesure ; c’est l’ennemie de la raison, dont l’objet est l’universel. Au contraire, la raison, en art, en poésie, ne fait qu’un avec la nature. Car la nature n’est-elle pas la source unique et commune des sentiments et des idées, présente à tous, et la même pour tous, dont tous ont également la sensation et l’intuition ? La nature a ce privilège que le sentiment que nous en avons dépasse infiniment notre expérience. Nous savons si la copie ressemble, sans avoir vu l’original. Boileau dit :

Mais la nature est vraie, et d’abord on le sent.

Et M. Zola, traducteur fidèle : « La vérité a un son auquel j’estime qu’on ne saurait se tromper. Les phrases, les alinéas, les pages, le livre entier doit sonner la vérité. On dira qu’il faut des oreilles délicates. Il faut des oreilles justes, voilà tout. »

Il n’y a que la nature qui puisse donner aux œuvres d’art un intérêt général et permanent. Une description burlesque, une tragédie galante, cela plaît comme une forme d’habit se porte, pendant six mois ou pendant dix ans, tant que la mode y est : la mode change, et tragédies et descriptions s’en vont où sont les paniers et les vertugadins. Le principe de l’imitation de la nature introduit dans l’art un élément fixe et absolu, un principe d’unité et d’universalité, partant la raison, qui est en nous ce qui nous est commun avec tous les hommes, sous l’infinie diversité des races, des siècles et des humeurs. Le seul caractère sur lequel tous les hommes puissent tomber d’accord, dans un poème, c’est la conformité de l’expression à l’objet, si l’objet est pris dans la nature. Et ainsi le plaisir même que donne la poésie, cette chose toute mobile et tout individuelle, le plaisir devient quelque chose de constant et de général : il est raisonnable, sans cesser d’être un plaisir.

Cette conception est la base du respect de l’antiquité, qui est un des traits apparents de la doctrine de Boileau. Car, si tous les hommes sentent la nature, le succès, c’est-à-dire le consentement universel, sera non pas assurément la preuve, mais le signe de la beauté des œuvres. Homère sera admirable, non pas pour avoir écrit il y a trois mille ans, mais parce qu’il y a trois mille ans qu’on l’admire. Ce n’est pas l’antiquité des poèmes, c’est la perpétuité de l’approbation qu’on leur a donnée, qui en garantit la perfection. « Car, disait Longin traduit par Boileau, lorsqu’en un grand nombre de personnes différentes de profession et d’âge, et qui n’ont aucun rapport ni d’humeurs ni d’inclinations, tout le monde vient à être frappé également de quelque endroit d’un discours, ce jugement et cette approbation uniforme de tant d’esprits, si discordants d’ailleurs, est une preuve certaine qu’il y a là du merveilleux et du grand. » Quand à la diversité des âges, des humeurs et des professions s’ajoute celle des races, des époques et des mœurs, l’uniformité d’approbation sera une marque bien plus certaine et plus indubitable encore de l’excellence des ouvrages. Par conséquent, si l’on n’en sent pas soi-même la beauté, il ne faut pas les condamner pour cela, mais douter de soi-même et de ses lumières. Il ne s’agit pas d’admirer les anciens par autorité, aveuglément. Mais Boileau veut qu’on tienne compte du sentiment public et de la tradition. Car enfin la durée et l’universalité de la réputation d’un écrivain sont des effets, qui ont une cause suffisante : et c’est cette cause qu’il faut trouver, et chercher au besoin avec patience et humilité, jusqu’à ce qu’on la trouve, au lieu de croire facilement qu’on a soi seul plus d’esprit que tout le monde. Or que peut être cette cause, sinon la beauté effective et intrinsèque des œuvres ?

Mais qu’est-ce que cette beauté même, sur laquelle se fait l’accord de tant d’hommes si différents d’ailleurs ? Il ne suffit pas de dire que les hommes sont les mêmes dans tous les temps : il faut préciser et sortir des abstractions. Ce n’est pas seulement l’homme juge des œuvres, qui ne change pas : c’est la nature, aussi matière des œuvres. Aujourd’hui, les mêmes passions qu’il y a vingt siècles agitent le monde ; les mêmes désirs, les mêmes craintes mènent les hommes, et les mêmes formes et qualités des choses font les mêmes impressions sur nos sens. Voilà le fondement de l’immortalité des œuvres antiques. Nous y reconnaissons la nature, exactement et vigoureusement rendue, et c’est parce que nous les sentons vraies, d’une vérité qui nous saisit immédiatement, que nous pouvons les admirer autant que firent les hommes auxquels elles apparurent dans leur nouveauté. Racine, dans sa préface d’Iphigénie, remarquait avec plaisir que ses spectateurs avaient été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et que le goût de Paris s’était trouvé conforme à celui d’Athènes : c’est que « le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles », et le même objet, en deux images également fidèles, ne pouvait que produire mêmes impressions. Voilà justement pourquoi Boileau ne se lasse pas de proposer les anciens à l’imitation de ses contemporains. Ces deux équivalents, raison et nature, sont équivalents à un troisième terme, antiquité.

Ainsi se termine le mouvement qui avait commencé avec Ronsard, et cette idolâtrie de l’antiquité, qui avait corrompu notre poésie au siècle précédent, achève de se transformer chez Boileau en un principe rationnel. De l’amour de la nature, le respect de l’antiquité tire à la fois son meilleur sens et sa plus salutaire vertu. Mais, ainsi compris, ce respect de l’antiquité n’est plus un préjugé tyrannique : il laisse une pleine indépendance à l’intelligence et au goût ; et il en sera de la critique comme de la théologie qui n’a pas le droit de toucher au texte sacré, mais se permet, à l’occasion, pour en éluder le sens, toutes les subtilités et toutes les fantaisies d’interprétation. Car voici ce qui arrive nécessairement : si ni la raison ni la nature ne varient pour l’essentiel, et si les anciens valent parce qu’ils ont admirablement rendu la nature, l’homme du xviie siècle, pourvu de la même raison, recherchera dans les anciens la même nature qu’il sent en lui, qu’il voit autour de lui. Il l’y retrouvera parce qu’il l’y recherche, et parce qu’il ne regarde pas ou retranche de son impression tout ce qui n’est pas sa nature à lui. En d’autres termes, il se fera une antiquité à son image, sans y penser, et dès lors l’admiration qu’il a pour elle ne le gênera plus : elle le guidera à la satisfaction de ses propres instincts et de son goût original. Avec la dévotion la plus ardente, il garde toute la liberté de son esprit, et il exprime ce qu’il a en lui, lorsqu’il semble traduire ce qui était chez les anciens. Ce caractère est sensible dans la poésie de Racine, et dans toute la littérature du siècle.

L’imitation n’est donc, en somme, pour Boileau, qu’un moyen de faire plus vrai ; et, quand il propose sans cesse les anciens pour modèles, il ne perd pas pour cela le droit d’écrire :

Que la nature donc soit votre étude unique.

Mais la nature est vaste, infinie en tous sens, effrayante de complexité, autant que d’immensité. Quelle est donc la nature qu’il faut exprimer ? Tout ce qui est dans la nature peut-il être dans l’art ? Il semble bien parfois que Boileau n’ait pas reculé devant la plus large interprétation de la formule naturaliste :

Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.


Si ce vers et tout le contexte ont un sens, il faut entendre que tout ce qui est a sa grâce du fait de son existence, et que toute nature plaît, parce qu’elle est la nature. Toute réalité dégage un charme naturel, qu’il ne tient qu’à l’art d’exprimer. L’horrible y a sa place, ainsi que le beau :

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.


C’était une observation d’Aristote que Boileau s’approprie et qui s’ajuste très bien à sa doctrine. L’artiste n’est pas condamné à tronquer la nature ni à la déguiser : il en peut traduire même ce qu’elle a d’« affreux » et le rendre « aimable », précisément par la vérité intense de l’expression. Il n’est pas besoin, comme le suggérait assez ridiculement d’Aubignac, que Camille se jette par mégarde sur l’épée d’Horace : le fratricide conscient, volontaire, est plus beau dans son immoralité barbare. Néron est beau comme « monstre naissant » : affadi par Quinault, il serait moins « plaisant » parce qu’il aurait moins de caractère. Les dégoûtés qui trouvent le sujet de Britannicus trop « noir », sont des petits-maîtres et de jolies dames qui n’entendent rien à l’art. Un artiste aime la brutalité des passions naturelles, comme il admire le dessin d’un os ou la saillie d’un muscle.

Boileau allait plus loin encore : il n’excluait pas de l’art la nature non plus horrible, mais simplement laide ; sa poésie en fait foi. Le laid, chez lui, n’est jamais le « grotesque », cet agrandissement épique qui neutralise la laideur sous prétexte de la manifester : il reste le laid, mesquinement, bassement, naturellement laid ; et ce n’est que la précision sévère de l’imitation qui lui donne une manière d’agrément et de beauté.

Cependant Boileau admettait bien la nécessité de faire un choix dans la nature. Et d’abord, sans y songer, sans en faire une règle expresse, moins par une disposition particulière de son goût que par l’impossibilité de penser autrement en son temps, il ne semble pas supposer que le modèle imité par poète puisse être autre chose que l’homme ; je veux dire l’homme intérieur et moral. On ne s’apercevrait guère, à lire l’Art poétique, qu’il a fait un Repas ridicule ou des Embarras de Paris. Même dans l’églogue il n’accorde guère de place à l’élément descriptif et champêtre, et c’est toujours à la peinture des sentiments humains, à celle, par exemple, des plaisirs de l’amour, qu’il ramène le poète : la psychologie règne jusque dans le genre pastoral. Mais ici s’impose un nouveau choix, et de nouvelles éliminations vont se faire. Si les anciens sont admirables pour avoir rendu la nature avec vérité, et si nous pouvons juger de cette vérité, c’est donc que la nature qu’ils ont représentée est encore devant nos yeux. La nature, disais-je, ne change pas : mais assurément quelque chose change dans la nature, et ce n’est pas à cela que l’imitation des anciens se rapporte. Ils ont exprimé ce qu’il y a dans la nature d’immuable, d’universel et d’éternel. Et voilà ce que nous devons nous proposer aussi pour modèle : ce qui, étant universellement vrai, sera universellement intelligible. La poésie, disait Aristote, exprime le général. Elle a pour objet les lois et les types, les rapports essentiels et les caractères spécifiques. Des réalités, sans les copier, elle dégage la vérité qui les fait être. C’est la formule même du théâtre classique, des ridicules de Molière comme des héros de Racine.

Mais alors que doit penser Boileau de sa propre poésie, dont la caractéristique est précisément d’exprimer avec vigueur des choses particulières dans leur particularité même ? Peut-être n’a-t-il quitté si souvent la voie où l’engageait son vrai génie, pour se faire moraliste et manieur d’idées, que par le désir de mettre dans ses vers des vérités d’un ordre plus universellement intelligible. Cependant ne lui prêtons pas trop, même à lui, de défiance de soi et d’humilité. Il estimait ses descriptions réalistes de fort bons morceaux ; il ne s’est jamais repenti de ses marmitons crasseux, et sur ses vieux jours, nous étalait ingénument les loques d’une avare et le linge sale d’une coquette. Il estimait sans doute que, quand par la probité absolue de son expression, l’artiste impose le sentiment de la réalité de l’objet qu’il exprime, si particulier que soit cet objet, la copie prend une valeur universelle et constante. L’original fût-il une forme unique en son genre que jamais la nature ne réalisera une seconde fois, l’imitation, à force de sérieuse conviction et de fidélité, en fait un type.

Sur les principes qu’on vient de voir repose cette défiance de la nouveauté, qu’on peut remarquer dans l’Art poétique, et qui va s’éclairer pour nous d’un jour nouveau. On s’est avisé parfois de croire que Boileau enfermait la littérature dans l’éternelle redite des mêmes lieux communs ; et c’est bien ainsi que les classiques dégénérés du dernier siècle ont interprété sa théorie par leur pratique. Mais Boileau, sur ce point, ne pense pas autrement que ses contemporains : et ces contemporains, qui ne sont pas suspects de s’être reposés dans la banalité, c’est Corneille et Racine, c’est Descartes, Bossuet, La Fontaine, c’est La Bruyère, c’est Pascal ; tous ont écrit ou agi comme s’ils pensaient que la nouveauté n’est pas une condition nécessaire de l’originalité. La nouveauté du sujet, d’abord : voyez ce qu’elle pèse ; car La Motte l’a, et La Fontaine ne l’a pas. Racine prend Phèdre, Iphigénie à Euripide ; Corneille emprunte son Cid à Guilhen de Castro. Nos classiques avaient tort, dira-t-on ? mais voyez Shakespeare ; voyez nos peintres qui font encore des Sainte Famille, nos sculpteurs qui font encore des Diane. La nouveauté des pensées, dans un sujet, ne donnait pas plus de souci, au xviie siècle. « Qu’on ne dise pas, notait Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau. La disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Et la Bruyère, prenant la plume, écrivait d’abord : « Tout est dit » ; puis il faisait un gros livre, excellent et très original.

Si, en effet, « rien n’est beau que le vrai », et si le charme, le je ne sais quoi qui transporte dans les ouvrages de l’esprit « consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes », on ne doit pas prétendre à tout prix trouver du nouveau, ni se décourager de n’en pas rencontrer. Il est tout simple que les anciens, avec la même raison, devant la même nature que nous, aient aperçu bien des vérités où notre expérience et notre recherche personnelles nous amèneront. Le poète, qui se proposerait de ne rien penser qu’on ait pensé avant lui, s’exposerait à marcher contre la raison et loin de la nature : il ferait des vers « monstrueux ». La poésie en effet, depuis l’origine, peint l’homme, le type éternel de l’homme : qui n’en veut plus, et veut du nouveau, ne peut faire que des « monstres ». Ce n’est pas qu’il ne reste rien à découvrir : mais la nouveauté n’a pas de prix, sans la vérité. « Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? » demande Boileau dans une de ses Préfaces. Et il répond par un des mots vraiment profonds qu’il ait jamais écrits : « Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n’a jamais eue ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » Les grandes découvertes de la science sont des pensées qui devaient venir à tout le monde, et qui ne viennent qu’à quelques-uns. La gravitation universelle est dans la chute d’une pomme ; la pesanteur de l’air se révèle par l’ascension de l’eau dans un corps de pompe : mais il faut être Newton ou Torricelli pour voir ce que, depuis eux, tout le monde voit. Tout fait contient sa loi : mais nul ne s’en doute jusqu’au jour où quelque savant s’avise le premier de la formuler ; quoi de plus neuf, et quoi de plus ancien, que cette loi, contemporaine de l’univers, et qui n’avait point trouvé encore d’intelligence pour la contempler ? En art, en poésie, comme en science, la création n’est qu’observation et intuition ; en sorte que l’invention ne consiste pas à tirer de son esprit ce qui n’a d’existence nulle part ailleurs, mais bien à extraire de la nature ce qui y est, et ce qu’on s’étonnera de n’y pas avoir vu, dès qu’un homme de génie l’aura montré.

Voilà les principes qui constituent le naturalisme de Boileau : théorie simple et large, et bien éloignée d’être cette réglementation tyrannique que supposaient les romantiques. On peut remarquer qu’elle n’est pas purement littéraire : elle enveloppe une esthétique générale. Tandis que Perrault, dans ses Parallèles, se donnera bien du mal pour réduire tous les arts à son système, et les faire marcher tous du même pas dans son idée du progrès indéfini, Boileau, sans parler de peinture ni de sculpture, sans y penser, n’y entendant peut-être pas grand chose, mais concevant la poésie comme un art, et lui donnant pour but l’imitation de la nature, va au delà des règles littéraires, et propose vraiment une formule d’où peut sortir une théorie générale des beaux-arts.

On pourrait même dire que les principes de Boileau s’appliquent plus immédiatement, plus complètement, plus aisément aux arts plastiques qu’à la poésie : ils sont en eux-mêmes plus artistiques que littéraires. Il faut bien des réserves, bien des précautions, et le secours parfois d’une subtile interprétation, pour les adapter à la littérature efficacement, et sans danger.

D’abord le lyrisme semble être exclu ou condamné. Car, si l’imitation de la nature, et de la nature qu’aperçoivent et reflètent tous les esprits, est la loi souveraine, il semble bien que l’œuvre d’art doive avoir ces deux caractères : objectivité et impersonnalité. Or le lyrisme, par définition, c’est individualité et subjectivité. Ne semble-t-il pas qu’on ne puisse donner dans le lyrisme qu’en s’éloignant de la nature ? Et de fait, il n’y a pas d’écoles plus opposées en littérature que le romantisme (dont la caractéristique est le lyrisme) et le naturalisme. En peinture, on peut se passer peut-être du romantisme et du lyrisme, et y gagner ; mais il n’y a point de littérature qui, si elle n’a pas de poésie lyrique, ne soit amoindrie et découronnée. Pour être une doctrine complète et suffisante, le naturalisme doit s’élargir pour faire place au lyrisme. Et peut-être cela ne lui est-il pas aussi impossible qu’on pourrait croire. Car l’émotion, l’enthousiasme lyriques sont dans la nature aussi. Cette déformation de la réalité par la sensation, cette expansion du moi qui se répand sur les choses, ce sont des phénomènes naturels et généraux qui ont leurs lois, leurs causes et leurs signes permanents. Quand le poète exprime les choses telles qu’il les sent et les souffre, non telles qu’elles sont, c’est cette altération, cette amplification même des impressions ordinaires et communes, qui est significative, et qui est vraie d’une vérité universelle. S’il y a un lyrisme hors nature, il y en a un aussi selon la nature. Par sa sensibilité toujours frémissante, le poète nous révèle les profondeurs mystérieuses et les passivités latentes de notre propre être : ses émotions individuelles sont la confession de l’humanité. Car elles ne diffèrent des nôtres que par l’intensité. Le vrai, le grand lyrique, ce n’est pas un Baudelaire, un chercheur de sensations inouïes, perverses, morbides : c’est un Vigny, un Hugo, un Musset, un Lamartine, qui a souffert plus que nous des mêmes choses que nous : c’est celui qui a crié plus hautement les éternels lieux communs dont la pensée obscure opprime notre âme à tous, nos passions, nos misères, nos ignorances, et l’insoluble énigme : pourquoi suis-je venu ? pourquoi m’en irai-je ? pourquoi quelqu’un ou quelque chose ? Le fond de la poésie lyrique étant ainsi ce qu’il y a de plus universel dans les idées de l’humanité, la vibration personnelle du poète qui contemple ces hautes vérités ne sert qu’à leur donner une plus grande force de pénétration pour aller au fond des cœurs. Le subjectif est l’enveloppe et le véhicule de l’objectif. Mais Boileau n’avait pas lui-même le tempérament assez lyrique, et notre langue était trop pauvre alors en poésie lyrique, pour qu’il arrivât à définir exactement l’essence du genre. Il n’en eut qu’une très vague notion et ne sut pas la rattacher aux principes de sa doctrine : il n’eut même pas le sentiment de la difficulté logique en face de laquelle il se trouvait.

En second lieu, à croire qu’on retrouve la nature toujours la même dans les œuvres des anciens et dans l’expérience actuelle, qu’elle s’offre partout et toujours la même à la sensation et à l’imitation, on aboutit aisément au mépris et à la négation de l’histoire. On néglige comme indifférentes toutes les variations de l’esprit humain ; et depuis le costume jusqu’aux lois, depuis les formes de langage jusqu’aux façons de sentir, tout ce qui est localisé dans le temps et dans l’espace, particulier à une race, à un groupe d’individus ou à un individu, tout cela est compté comme non avenu. Il n’y a de digne d’attention que le type universel et fixe de l’humanité. Cela n’a pas de bien graves conséquences en peinture et en sculpture : la vérité et la beauté n’y sont point essentiellement attachées aux noms et aux circonstances historiques ; les éléments naturels et physiques du sujet importent seuls. Mais quand la matière de l’œuvre d’art est l’âme humaine, on ne peut plus faire abstraction de l’histoire. Les passions générales ne vivent que dans des formes particulières, déterminées à chaque siècle et en chaque homme par un concours unique de causes. Elles ne subsistent pas dans l’abstrait. Pour peindre l’homme, il faut bien peindre des Romains, des Français, des Anglais : et si le poète qui représente Alexandre ou César ne sait pas ou ne daigne pas leur faire des âmes antiques, il en fera, sans y penser, ses contemporains. Ce qui échappe à l’histoire tombe sous l’empire de la mode.

Boileau ne s’en avisa pas. Il fut bien de son temps par le mépris et l’ignorance de l’histoire ; et la plupart des défaillances de son jugement et des erreurs de sa théorie ne procèdent pas d’une autre cause. Ne comprenant pas qu’elle seule pouvait lui fournir un sûr moyen de dégager le général et l’essentiel dans l’infinie complexité des apparences, il tâcha instinctivement d’y suppléer par l’étude des anciens. En imitant dans les anciens ce qu’on reconnaît être naturel, et dans la nature ce qu’on retrouve chez les anciens, on peut se tenir assuré de ne point s’égarer dans l’expression des particularités insignifiantes, et des exceptions monstrueuses. La comparaison des œuvres antiques et de la réalité actuelle fait ressortir un élément commun, et cet élément commun est justement cette nature raisonnable, universelle, immuable, qui est l’objet de la poésie. La méthode est bonne, mais il eût fallu le sens et la connaissance de l’histoire pour l’appliquer toujours avec succès. Boileau s’embarrasse parfois entre l’actualité et l’antiquité, et définissant mal leur rapport, établit des règles ou arbitraires ou fausses, qui même nous semblent contradictoires à l’esprit de sa doctrine, et restreignent ou infirment l’excellent principe de l’imitation de la nature.

Comment ce critique naturaliste, et ce naturaliste surtout qui a fait le Repas ridicule, condamne-t-il le poète bucolique qui

Fait parler ses bergers comme on parle au village ?


Pourquoi cette peur de la rusticité, chez un écrivain que la trivialité, même répugnante, n’a pas toujours dégoûté ? Cette théorie de l’églogue élégante et galante, d’une naïveté convenue et mièvre, qui rejette dans un coin les chèvres et les moutons comme accessoires inutiles, et ne s’occupe guère que d’analyser avec subtilité une idée artificielle d’amour innocent, n’étonne pas de Segrais ou de Fontenelle : mais comment Despréaux arrive-t-il à la formuler ? Il a mal interprété les œuvres antiques, et préoccupé de l’usage où le goût moderne appliquait le genre pastoral, il a trouvé dans Virgile et dans Théocrite de quoi légitimer une des formes les plus caduques et les plus fausses de la poésie de son temps. Et c’est Virgile et Théocrite qu’il offre pour modèles, ne tenant compte en eux que de ce qu’il y a, en effet, de raffiné et de convenu dans leurs poèmes, ne songeant pas qu’ils ne valaient précisément que par où ils ne pouvaient être imités dans des pastorales doucereuses et spirituelles, par quelques vers immortels, où vit la nature, la vraie nature champêtre, dans sa saine et belle grossièreté.

Par une délicatesse pareille d’honnête homme et de Français, après avoir si bien dit au poète comique

Que la nature donc soit votre étude unique,


il l’enferme presque aussitôt dans un champ d’expériences étroitement délimité, en écrivant :

Etudiez la cour et connaissez la ville.

Quoi ! la cour et la ville : c’est-à-dire la noblesse et la haute bourgeoisie, le monde, ce qui se rassemble dans les salons. Rien de plus : ni peuple, ni provinciaux, ni paysans. Ni même, si on presse le sens des mots, ces relations de famille, ces affections privées, qui sont en dehors de la conversation mondaine, et n’y peuvent éclater sans indiscrétion ou scandale. La comédie, enfin, n’imitera que les mœurs de cour et de salon, ce qu’il y a de plus convenu, extérieur et accidentel, ce qu’il y a de moins humain dans l’homme. Ici, évidemment, le poète a érigé son goût de Parisien et d’homme du monde en lois générales de la raison : il a fixé les bornes de la nature qui peut être objet d’imitation, selon les préjugés d’un siècle mondain et raffiné, dans lequel il se trouvait vivre. Mais comment peut-il trouver son idéal réalisé dans Térence, qui n’a point songé à étudier la cour ni la ville ?

D’autres fois, à force d’étudier les Grecs et les Latins, il se familiarise avec les formes particulières que certaines circonstances et le caractère de la civilisation antique ont données aux sentiments de l’âme et à leur expression littéraire. Il attribue une valeur absolue à des choses toutes relatives, et s’imagine trop facilement que la vérité et le naturel d’Athènes seront aussi vérité et naturel à Paris. De là, chez ce naturaliste convaincu, d’étranges transactions et des contradictions fâcheuses : de là, sa définition de l’ode qui « entretient commerce avec les dieux », ou qui « ouvre la barrière aux athlètes dans Pise » : à quelle nature, pour un homme du xviie siècle, peut s’attacher ici l’imitation poétique ? De là ce parti pris en faveur de la mythologie païenne, qui lui faisait ridiculement évoquer des divinités d’opéra dans le récit d’un événement tel que le passage du Rhin par une armée française. De là la nécessité où il nous réduit de nous ranger une fois du côté de Desmarets et de Perrault, précurseurs ici de Chateaubriand et de la poésie moderne, quand il s’obstine à nier que le christianisme puisse avoir place dans un poème épique et en accroître la beauté. Condamnait-il donc Polyeucte ? ou bien, s’il admettait une tragédie chrétienne, pourquoi pas aussi une épopée chrétienne ? Boileau cède à une illusion. Il ne connaît pas d’épopée chrétienne qui soit passable : même dans le Tasse, il trouve bien du clinquant. Il raisonne comme si ce qui n’a jamais été dans la nature n’était pas conforme à la nature, et ne pouvait jamais y être, qu’à titre de monstruosité. Au contraire, la mythologie est dans Homère et dans Virgile : donc la nature que l’épopée imite, implique la mythologie. La mythologie est vraie. Mais comme il serait difficile à un moderne, à un chrétien, de maintenir cette assertion au sens littéral du mot, Boileau recourt pour la justifier à une conception très fausse et très en vogue alors de l’épopée : l’épopée est un poème allégorique, et la mythologie est vraie, comme forme d’art exprimant l’abstrait par le concret, selon de certaines conventions. La Fable est un répertoire de figures et d’images dont le sens est fixé, et qu’on emploie pour éviter la sécheresse de l’expression propre. Dieux, déesses et tout le merveilleux païen, ne sont que des symboles, où tout le monde aperçoit immédiatement les éternelles vérités de l’ordre moral. Par ce détour, Boileau maintient l’imitation de l’antiquité : mais c’est en la travestissant. Il ne s’avise pas que Virgile et Homère ont mis des dieux dans leurs poèmes parce que c’étaient leurs dieux, les dieux nationaux et populaires : un coup d’œil jeté à côté du livre, sur la réalité que l’histoire représente, l’eut averti de son erreur. Il n’y pense même pas ; et l’épopée qu’il définit, ce roman mythologique, allégorique et moral, n’a rien de commun avec l’Iliade ni l’Enéide. Mais on y retrouve le type décrit par le P. Le Bossu, chanoine de Sainte-Geneviève : et dans les grandes lignes, abstraction faite du choix des sujets, ce type est celui sur lequel ont été composés l’Alaric, le Saint Louis, la Pucelle, le Clovis, tous ces poèmes dont Boileau lui-même a immortalisé le ridicule. Il a voulu garder la mythologie, à laquelle une nation chrétienne ne pouvait pas croire, il a voulu garder l’épopée, qu’un siècle de civilisation raffinée et de raison mûrie ne pouvait pas refaire ; et pour assurer une existence artificielle à ces choses si particulièrement attachées aux mœurs et à l’esprit des temps antiques, il a dû les dénaturer et leur attribuer une valeur fictive et toute de convention, selon les préjugés les plus étroits du goût contemporain.

Il était fatal que Boileau, n’ayant point étudié, et ne pouvant avoir étudié en son temps la littérature dans son rapport avec le génie original et le développement historique des peuples, se trompât souvent dans un sens ou dans l’autre. Il devait arriver que tantôt il interprétât l’antiquité avec ses idées modernes, et que tantôt il opprimât la pensée moderne par les formes antiques : comme il était fort malaisé de dégager toujours sûrement le fond commun des œuvres anciennes et de l’expérience moderne, il devait tendre à faire une trop large part à l’immuable et à l’absolu dans la nature et dans l’esprit humain. Selon les cas, il devait prendre à tour de rôle la France de Louis XIV, la Grèce de Périclès ou la Rome d’Auguste, comme des exemplaires également authentiques, inaltérés et complets de l’éternelle vérité et de la raison universelle. Et naturellement, dans cette fusion ou confusion de tous les temps et de tous les pays, c’était toujours le type français qui devait surnager, reparaître et en définitive l’emporter.