Aller au contenu

Bourdaret - En Corée, 1904/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 350-357).


CHAPITRE XV


Mok-po. — L’ile de Quelpaërt. — Ses légendes. — Pêcheuses de perles. — Hendrick Hamel. — Le serpent de Tchai-tchou.


C’est à Mok-po que l’on s’embarque généralement, sur un petit bateau de pêche, pour aller visiter l’île de Quelpaërt, qui eut son heure récente de célébrité en 1901 à la suite d’événements tragiques soulevés par le gouverneur contre les missionnaires catholiques et les chrétiens de l’île.

Mok-po est un très petit port, ouvert au commerce en 1897, et dès le premier jour occupé par les Japonais, dont les bateaux à vapeur viennent fréquemment et régulièrement, alimenter le commerce. On peut avoir la chance d’en trouver un qui de temps à autre se rend à l’île de Quelpaërt ou Tchai-tchou. À Mok-po, comme ailleurs, le quartier japonais est placé au seul endroit profitable au commerce. Les approches du port sont difficiles, semées d’écueils, de récifs et d’ilots ne laissant entre eux que d’étroits canaux pour la navigation. Il y a cependant deux passages principaux qui donnent accès au port, lequel peut contenir trente bateaux à vapeur.

Près de là est l’embouchure du Rion-hiong-kang, le fleuve important de cette région du Tchculla-to, la plus riche province de Corée, celle qui produit le plus beau riz.

Devant le port s’étend la grande île de Mok-po, couverte de forêts de pins qui lui donnent un cachet fort pittoresque.

Les constructions importantes de Mok-po sont les consulats du Japon et d’Angleterre, et les bâtiments de la douane. Les Japonais ont commencé d’y construire un quai, et leurs importations et exportations atteignent déjà un chiffre considérable, montrant leur activité à développer cette concession.

Mok-po à cause de sa situation deviendra un des ports les plus importants de la Corée, et déjà les bateaux japonais, américains et allemands, y apportent les produits de première nécessité, qu’ils échangent contre des laines et du papier, et surtout, ce qui représente le gros commerce, des sacs de riz et de céréales expédiés au Japon.

De Mok-po à Quelpaërt, à travers une série d’îlots dangereux mais pittoresques, il y a environ quatre-vingts lieues marines. Cette île est la plus grande de l’empire, et c’est également la plus extrême terre du sud. À peu près de forme elliptique, elle mesure quatre-vingts kilomètres au grand axe, et trente-cinq au petit.

Sa constitution géologique nous la montre d’origine volcanique. On y trouve beaucoup de laves et des lacs remplissent les anciens cratères. C’est une île très montagneuse dont la grande chaîne est-ouest est dominée par le mont Auckland ou Hal-la-sane, de deux mille mètres d’altitude.

Les rives sont rocheuses et abruptes, et il n’y a pas de port ni d’ancrage convenable. Les bateaux coréens ou japonais y touchent rarement, rendant très incertaines les communications avec le continent. La navigation dans les barques est dangereuse à cause des courants et du mauvais état habituel de la mer dans ces parages.

La population de l’île est évaluée à cent mille habitants, et parmi les industries curieuses je dois signaler celle de la pêche aux huîtres perlières, pratiquée par les hommes et les femmes, surtout par les femmes, leurs maris trouvant plus pratique de fumer leur pipe au coin du feu. Ces pêcheuses, comme je l’ai dit précédemment à propos des métiers réservés aux femmes, presque complètement nues, partent à la nage, avec un petit sac qui flotte sur la mer et dans lequel elles mettent les huîtres perlières qu’elles vont chercher en plongeant. Aujourd’hui, les Japonais ont accaparé cette pêche et le nombre des plongeuses, ondines d’un nouveau genre, diminue chaque jour.

Le nom coréen de Quelpaërt est Tchai-tchou (ou Tjiei-tjiou, et politiquement l’île est divisée en trois préfectures : celle du nord ou Tchai-tchou (du nom de la capitale et de l’île), celle du sud-ouest ou Tai-tchieng, celle du sud-est ou Tchieng-heui.

À Tchai-tchou réside le mok-sa ou gouverneur de l’île ; celui-ci n’ayant pour le soutenir qu’une faible police et quelques hommes d’armes, est sans influence sur la population, très indépendante, refusant les innovations ou les modifications du gouverneur.

Quelpaërt fut longtemps un lieu de déportation pour les condamnés politiques. Il y pousse de magnifiques forêts de chênes, et il n’y a pas de tigres. On y trouve, cachés dans les taillis, des sangliers, des ours, des lièvres et le gibier commun à toute la Corée, les oies et les faisans.

La base de la nourriture des habitants est le millet. On y cultive aussi un peu le riz — considéré comme aliment de luxe, — la pomme de terre, l’orge, le blé, les haricots, le tabac, quelques légumes.

La principale occupation est la pêche : pêche d’huîtres perlières (certaines huîtres ont jusqu’à trente centimètres de diamètre), de poissons, de varechs, d’algues marines. Le commerce de Quelpaërt avec l’extérieur consiste donc en perles, varechs de tous genres, plantes médicinales, en peaux de bœufs ou de chevaux, en bétail et en chevaux. Un datura stramonia donne des graines dont on fait une huile pour les cheveux. Cet arbuste toujours vert a des fleurs pourpres en hiver.

L’élevage des chevaux s’y fait en grand, car cette île pourvoit tout le continent. Ce sont des bêtes de très petite taille, extrêmement robustes. Ils vivent dans l’île en complète liberté.

Nous avons vu à Quelpaërt, comme vestiges des époques florissantes du bouddhisme, quelques Bouddhas, taillés dans la lave, et on montre, près du sommet du mort Auckland, des rochers qui ont l’apparence de figures humaines, que l’on appelle les Cinq cents héros (Ho-paik-tchang-goun).

Encore maintenant dans la campagne, ou plutôt dans les montagnes de l’île, les paysans portent un chapeau de feutre avec des bords de soixante centimètres. Ils utilisent aussi comme vêtement la peau de chien.

L’origine de cette île, plus fermée encore et plus hostile aux étrangers que ne le fut jamais le royaume Ermite, est aussi mystérieuse que celle du grand Tchosen. Il est dit que quand la terre fut créée, trois génies sortirent des flancs de l’Hal-la-sane et furent les premiers hommes de Tchai-tchou. Ils s’appelaient Pou, Hiang, et Ko. Ils se réunissaient et discutaient gravement sur ce qu’ils devaient faire, en l’absence d’autres êtres humains dans l’île, lorsqu’un jour, au bord de la mer, du rocher où ils devisaient, ils virent venir à eux un homme installé sur une caisse flottante. C’était, leur dit ce voyageur singulier, un cadeau de l’empereur du Japon. Ils ouvrirent la caisse, et y trouvèrent trois jeunes et jolies femmes qu’ils s’empressèrent d’épouser. Ainsi furent fondées les trois grandes familles des Ko, Pou et Hiang qui peuplèrent les trois provinces. Ces jeunes femmes étaient les filles d’un empereur japonais qui avait appris — par ses géomanciens — que trois génies vivaient seuls dans cette île. La légende ajoute qu’il leur envoya, en même temps que ses enfants, les graines des cinq céréales, et des animaux pour peupler Quelpaërt.

Un temple nommé Hyeul-tchiet fut construit plus tard, non loin de la capitale Tchai-tchou, à l’endroit où se voient encore les trous par lesquels sortirent les trois génies, auxquels on fait deux fois par an, des sacrifices et des offrandes,

Un temple bâti dans l’intérieur de la capitale leur avait été dédié, mais par ordre du père de l’empereur actuel, le Tai-ouen-koun, il fut détruit ainsi qu’un grand nombre d’autres sur le continent. Les habitants protestèrent contre cette destruction, car ils étaient restés très superstitieux et très attachés à leurs génies de l’Hal-la-sane, en disant que la vengeance céleste allait les atteindre. Effectivement, il y a une vingtaine d’années, une épidémie détruisit tout le bétail qui constituait la grande exportation de l’île, et une sécheresse épouvantable amena la famine. Cela fut, bien entendu, mis sur le compte de la destruction du temple. Depuis, on demanda au roi l’autorisation de le rebâtir à Tchai-tchou.

Mais revenons à nos génies. Finalement la famille de Ko subsista seule, et on dit que Ko-Hou et Ko-Tchang, descendants de la quinzième génération, construisirent un bateau et naviguèrent vers le continent, où leur arrivée avait été prédite par un sorcier au roi de Silla, comme celle de vassaux. Ils débarquèrent au port de Tamjin et l’île reçut en souvenir le nom de Tamena (provenant de Tam-tjin et de Silla).

C’est en 662 après Jésus-Christ qu’eut lieu ce voyage de Ko, et ce n’est que plus tard que l’île reçut son nom de Tchai-tchou. En 1653, elle fut visitée accidentellement par le voilier hollandais Sperwehr (Épervier) qui y fit naufrage. Quelques survivants revinrent en Europe, parmi lesquels Hendrick Hamel qui fit la description de ce voyage. Il resta quatorze années dans les prisons coréennes et son récit est des plus captivants et émouvants. Il ne séjourna que peu de temps à Quelpaërt, car les habitants conduisirent les prisonniers sur le continent.

Cette île n’offre d’autre intérêt que sa superbe végétation où se mêlent des bambous. La capitale ressemble à n’importe quelle autre ville muraillée et malpropre du royaume Ermite.

En 1901, un massacre de catholiques eut lieu à Tchai-tchou, et il fallut toute l’énergie des missionnaires, les réclamations de notre ministre et la présence des bateaux de guerre français Surprise et Alouette, pour ramener le calme dans l’île.

Voici la légende du serpent de Quelpaërt :

Dans une des nombreuses cavernes de l’Hal-la-sane vivait un serpent monstrueux qui inspirait autant de terreur que de respect aux habitants. Suivant la tradition, la mort de ce serpent devait entraîner les plus grandes calamités pour l’île. Mais cet animal fantastique exigeait que chaque année on lui donnât en sacrifice une jeune vierge, parmi les plus jolies filles du pays, et chaque année un vote avait lieu pour désigner le père qui devait sacrifier son enfant.

Un jour le sort tomba sur un homme moins superstitieux ou dont le cœur était plus tendre, car, sans faire part de son projet périlleux à ses voisins, il résolut de sauver son enfant. À l’heure convenue, il l’emmena à l’endroit désigné dans la montagne. Il était armé d’un grand sabre et se cacha à l’entrée de la grotte d’où allait sortir l’odieux reptile.

Lorsque celui-ci s’élança sur la jeune fille, évanouie de frayeur, il bondit sur le monstre, le découpa en morceaux qu’il emporta à sa maison avec l’aide de son enfant. Puis il ordonna à celle-ci de se cacher pendant un certain temps, pour éviter d’éveiller les soupçons des voisins, et mit les restes du serpent dans une jarre recouverte avec une lourde dalle.

Une épidémie et une famine épouvantables sévirent bientôt sur Tchai-tchou, et les habitants, soupçonnant la supercherie du père, envahirent sa maison, y trouvèrent la fille, ainsi que les morceaux du terrible serpent, dans la jarre. Ils la vidèrent immédiatement sur le sol, mais le serpent ne se reforma pas, et chaque section produisit, au contraire, une infinité de reptiles qui s’enfuirent aussitôt et depuis peuplent tous les recoins de l’île.



J’ai essayé, dans les pages précédentes, de donner un aperçu de la situation de la Corée, telle qu’elle était il y a quelques mois à peine.

L’impression générale que je voudrais dégager de ces descriptions est celle d’un peuple bon, intelligent, mais dominé par des croyances qui ont retardé son développement.

On peut dire que depuis plusieurs siècles la terre de la « Fraîcheur matinale », comme la Walkyrie, dormait d’un sommeil léthargique, enveloppée d’un voile tissé de légendes merveilleuses. Nous savons que son réveil a été rude, et qu’au lieu d’un « beau et vaillant chevalier » elle n’a trouvé à ses côtés que des convoitises inquiétantes. Espérons pourtant que les esprits tutélaires de ses montagnes, de ses fleuves et de ses forêts la garderont encore de l’envahisseur étranger. Il ne s’agit, pour elle, que de rattraper le temps perdu. Le désir de progresser existe chez tous à présent, grâce à l’essor donné par l’empereur dans ces dernières années. Son sol fertile, ses richesses naturelles doivent lui assurer le bien-être et l’indépendance, tandis que la douceur et la bonté de son peuple lui attirent toutes les sympathies.