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Bubu de Montparnasse/01

La bibliothèque libre.
Revue Blanche (p. 7-35).


CHAPITRE PREMIER


Le boulevard Sébastopol, au lendemain du Quatorze Juillet, vivait encore. Neuf heures et demie du soir. Les arcs voltaïques, d’un blanc criard parmi les rangées d’arbres, découpent quelques ombres ou sont perdus dans les feuillages. Les magasins sont fermés : Pygmalion, les Petits Agneaux, la Cour batave, le Meilleur Marché du monde, et leurs façades sombres, en bas des grandes maisons noires, leurs façades qui tantôt l’éclairaient, ont l’air maintenant d’assombrir le trottoir. Les hautes enseignes dorées que le soleil du jour faisait briller aux balcons, celles du premier étage, celles du second étage et les autres, se perdent dans le noir avec leurs lettres de bois jaune et semblent se reposer. Fleurs et plumes, vente de fonds de commerce, produits alimentaires, tissus, ont fermé leurs volets et se sont tus, boulevard Sébastopol.

C’est l’heure où les passants ne regarderont plus les devantures. La vie nocturne commence, avec d’autres buts. Les voitures ont des lanternes : les fiacres avec des lumières brillantes comme deux yeux de plaisir et les tramways avec un fanal rouge ou vert et avec de mugissements comme une foule pressée. Ils se suivent, se croisent, piétinent et roulent. À l’horizon, vers les Grands Boulevards, l’atmosphère s’éclaire bien plus, s’élève dans le ciel et semble animée d’un esprit lumineux. Le but n’est pas ici, boulevard Sébastopol, où les magasins sont fermés. Les voitures courent. Celles qui vont aux Grands Boulevards s’en vont à la lumière et se précipitent comme des personnes qu’un spectacle attire.

Le boulevard Sébastopol vit tout entier sur le trottoir. Sur le large trottoir, dans l’air bleu d’une nuit d’été, au lendemain du Quatorze Juillet, Paris passe et traîne un reste de fête. Les arcs voltaïques, les feuillages des arbres, les voitures qui roulent et toute une excitation des passants forment quelque chose d’aigu et d’épais comme une vie alcoolique et fatiguée. C’est le spectacle ordinaire de tous les soirs, mais il y a des coins de rue ou des façades de maison qui gardent le souvenir des danses d’hier. Il y a quelques bruits ou quelques cris qui rappellent les chansons des ivrognes. Il y a quelques lanternes ou quelque drapeaux qui restent aux fenêtres, et qui semblent réclamer une continuation du plaisir. On devine ce qui se passe dans les consciences. Les uns, qui ont joui d’hier, regardent s’il ne vient pas encore quelque jouissance dont ils pourraient s’emparer. C’est parce que les hommes qui ont connu le plaisir l’appellent éternellement. Les autres, ceux qui sont pauvres, ceux qui sont laids et ceux qui sont timides, se promènent parmi les restes de la fête et cherchent dans les coins quelque débris qu’on leur aura laissé, C’est parce que les hommes qui n’ont pas connu le plaisir sont en peine et le cherchent tous les jours jusqu’à ce qu’ils soient fatigués de n’avoir rien eu.

L’air semble se remuer autour d’eux. Des jeunes gens bien mis passent par deux ou par trois, et s’en vont. Ils ont des faux-cols neufs, des cravates élégantes et sobres piquées d’une épingle brillante et se précipitent vers la lumière avec de l’argent dans leurs poches. Des employés de commerce causent entre eux : « Nous avons dansé jusqu’à minuit. Elle s’est bien laissée faire. Je l’ai emmenée dans un hôtel de la rue Quincampoix. Comme elle en avait envie ! » Deux amis emboîtent le pas à deux petites femmes et, quand ils leur adressent la parole, elles se regardent avec des rires étouffés. Des jeunes gens, avec des yeux phosphorescents, regardent la femme quand un couple passe. De gros hommes fument un cigare avec satisfaction et pensent : « Je suis un gros fonctionnaire qui gagne douze mille francs par an. » Des couples passent. C’est une jeune femme élégante, au bras d’un jeune homme élégant : elle est heureuse d’avoir l’air riche ; il est heureux d’être envié. C’est une jeune fille moins élégante, avec son amoureux qui lui parle en pensant à l’amour. D’autres couples enfin, mari et femme, regardent chacun de son côté, échangent un mot : leur esprit et leur corps sont habitués l’un à l’autre.

Ils passaient. Quand les uns étaient passés, on en voyait d’autres. Des commerçants se promenaient en tenant de la place dans la rue autant que la devanture de leurs magasins. Un jeune homme serrait le bras d’une femme et la suivait avec servilité. On sentait qu’il l’eût suivie jusqu’au bout du monde. La vanité, la gaieté, la luxure marchaient dans les lumières. L’air en était échauffé. Ah ! qu’importait la fatigue d’hier ! Il venait des bouffées chaudes à cause des souvenirs de l’orgie et les cœurs se contractaient de désir. Paris semblait un chien las qui court encore après sa chienne.

Les filles publiques faisaient leur métier. Voici la petite Gabrielle qui vécut deux ans avec Robert, l’assassin de Constance. Son amant vient de partir aux travaux forcés. Voici la petite Jeanne qui doit avoir dix-sept ans. Depuis le mois dernier, elle se promène boulevard Sébastopol. Elle n’a sur le visage qu’un peu de poudre de riz et ses yeux brillent des premiers feux du plaisir. Beaucoup de gens ne la prennent pas pour une prostituée. Voici les filles publiques en cheveux et les filles publiques en chapeau. Les unes ont une démarche lourde de vache et accostent les hommes avec impudence. D’autres se tortillent, raccrochent du coin de l’œil et préparent leur sourire. A l’angle de la rue de Rambuteau un groupe est formé. Elles parlent toutes à la fois. On voit les Halles humides à gauche, on pense à des débris de choux. On dirait des grenouilles qui coassent auprès d’un marais.

Les agents des mœurs vont par deux. Il est facile de les reconnaître à cause de leur regard, de leur mise malpropre et de leur marche grave. Ils sont malpropres comme leur métier. Ils marchent avec raideur, comme des gens qui accomplissent une fonction. Ils regardent les femmes depuis la tête jusqu’aux pieds avec un regard qui s’appuie. Le regard des passants regarde, celui des agents des mœurs surveille. Décoré de la médaille militaire, un gros brun, dont la moustache forte accentue la gueule, marche en portant ses poings. Les filles publiques passent raides, sans tourner la tête, avec leur âme d’esclave qui sait que la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Les boniments des camelots. Quand un sergent de ville s’éloigne, un camelot surgit. Coiffés d’une casquette, le visage animé, la moustache déteinte, ils parlent avec chaleur, car leurs passions sont violentes et ils veulent gagner de quoi manger et de quoi boire. Celui-ci, qui n’a peut-être pas dix-huit ans, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, chaussé de bottes collantes, tourne autour du cercle de curieux en soulevant ses bottes. Il vend pour deux sous un carnet d’images transparentes et les promène devant les yeux avec des mouvements d’escamoteur : « Et si vous voyez les armes de la Ville de Paris s’amener sur un képi, prévenez-moi, messieurs et dames, à seule fin, que je puisse aller les attendre. » La police les poursuit comme les filles publiques dont ils sont les amants de cœur.

Pierre Hardy, ayant travaillé tout le jour à son bureau, se promenait au milieu des passants du boulevard Sébastopol. Un jeune homme de vingt ans, qui n’est à Paris que depuis six mois, marche avec incertitude parmi les spectacles parisiens. Les voitures qui roulent, les lumières crues, la foule des rues, la luxure et le bruit forment une confusion de Babel qui effare et fait danser trop d’idées à la fois. Tous les provinciaux ont senti ce malaise et sont devenus gauches et tristes en face de cela. Je vous assure que les beaux gars des villages qui paradaient dans les bals font triste figure sur les Grands Boulevards.

Un homme qui marche porte toutes les choses de sa vie et les remue dans sa tête. Un spectacle les éveille, un autre les excite. Notre chair a gardé tous nos souvenirs, nous les mêlons à nos désirs. Nous parcourons le temps présent avec notre bagage, nous allons et nous sommes complets à tous les instants.

Voici les idées que Pierre Hardy promenait ce soir-là :

Dans une maison d’une petite ville de l’Est, où ses parents sont marchands de bois, Pierre Hardy se plaît à retourner en pensée parce qu’il a vingt ans et qu’il n’habite Paris que depuis le mois de janvier. C’est une maison en haut d’une côte, qui est un peu en dehors de la ville et qu’un jardin entoure. On y est à l’aise pendant les soirs d’été où l’ombre est pleine de brises, et l’on s’assied dans le jardin pour respirer la nuit. Les étoiles occupent la pensée ; on voit quelques éclairs qui sont « des efforts de chaleur » et l’on vit paisiblement au milieu des siens en fumant ses premières cigarettes. Tous les détails sont charmants. Le soir, quand il fait trop chaud, au lieu de manger la soupe, on boit du lait : c’est un rafraîchissement qui vous rafraîchit jusqu’au cœur. Parfois sa grande sœur mariée et sa petite nièce venaient passer huit jours. On faisait un peu plus de cuisine, on était un peu plus gai. La jeune sœur jouait à la maman de la petite Juliette. Il la promenait et lui achetait des friandises. Il ne leur manquait rien. Tous les membres de cette famille sentaient bien qu’ils formaient un tout dans la nature heureuse.

Il pensait encore à ses trois années d’école professionnelle. Il avait appris à dessiner des ponts et des machines aux traits compliqués et à passer des teintes au lavis, nettes et admirablement fondues. Ses parents avaient fait encadrer dans leur chambre un beau dessin représentant une gare entre deux collines. Il était sorti n°2 de l’école, avec un diplôme et une médaille en vermeil.

Il put entrer comme dessinateur à cent cinquante francs par mois dans une compagnie de chemin de fer. Il regrettait de ne s’être pas présenté, comme le lui conseillèrent ses professeurs, à l’École des arts et métiers. Ses parents se fussent imposé ce sacrifice et rapidement il serait arrivé au grade de chef de bureau.

Sur ce boulevard Sébastopol, dont les globes électriques s’en allaient à la file, il se promenait parmi des milliers de passants. Les lumières perçaient les feuillages des arbres et tombaient, dans l’ombre des branches, sur le trottoir. Il lui semblait que ces lumières étaient plus brillantes et que cette foule était encore plus nombreuse. Les jeunes provinciaux se croient perdus au milieu de cent mille hommes. Il ne connaissait personne et marchait toujours, et des passants nouveaux passaient, tous semblables, avec leur indifférence, et qui ne le regardaient même pas. Leur bruit l’entourait comme celui d’une multitude dont il ne faisait pas partie. Il les voyait par masses, avec des remous et des gestes, gais comme quelques éclats de rire qu’il avait entendus au passage et brillants comme quelques regards de femmes qu’il avait vu briller.

Il essayait de se raccrocher à quelque chose pour n’être pas submergée Il avait besoin de descendre en lui-même et d’y trouver, en face de ce qui passait, quelque joie pour n’être pas perdu au milieu de l’universelle gaieté. Il voulait opposer une digue au flux montant et crier : « j’existe aussi ! Avec des pierres et du ciment je me dresse et je vous arrête alors que vous hurlez. »

Il habitait, dans un hôtel meublé de la rue de l’Arbre-Sec, une chambre au cinquième étage. Ces chambres d’hôtel sont toujours malpropres parce que trop de locataires y ont vécu. Le lit, l’armoire à glace, les deux chaises et la table à roulettes les emplissent. Elles sont si petites que ces quatre meubles semblent encombrants. Ici l’on vit, à raison de vingt-cinq francs par mois, une vie sans dignité. Les matelas du lit sont sales, les rideaux de la fenêtre sont gris comme un jour de vie pauvre. Le garçon de l’hôtel a un passe-partout qui lui permet à tout instant d’entrer dans votre chambre. Vos voisins changent tous les quinze jours et vous les entendez à travers la cloison. Les uns sont des couples alcooliques qui se disputent, d’autres ont une odeur de prostitution, et, si quelques-uns sont sages, ils n’inspirent pas confiance. Les pauvres locataires des hôtels meublés n’ont pas de chez soi. Pierre Hardy ne pouvait pas se dire ; « J’ai un refuge où, quand je suis triste, je m’assois parmi des choses qui me plaisent. »

Son seul refuge était son ami Louis Buisson auquel il s’allia dès le premier jour. Louis Buisson avait vingt-cinq ans et travaillait comme dessinateur dans le bureau de Pierre Hardy. C’était un petit homme de 1m, 53 de hauteur qui avait été refusé au service militaire pour défaut de taille. A cause de cela, il n’inspirait pas beaucoup de respect à ses camarades, qui le considéraient comme un bon garçon, mais dont l’importance n’avait qu’un mètre cinquante-trois de hauteur. Ancien candidat à l’École polytechnique, il avait étudié les mathématiques, ce qui lui donna l’habitude de l’analyse et il était resté interne jusqu’à vingt ans dans un lycée de province, ce qui lui avait donné l’habitude de la souffrance. L’échec de ses beaux rêves d’avenir le rendit modeste. Il pensait : Je gagne cent quatre-vingts francs par mois. Je suis comme un homme du peuple et je travaille pour gagner le pain que je mange. Le soir, il s’occupait de littérature et de philosophie après s’être promené dans la rue en regardant les jeunes femmes. Il disait : « Elles courent après ce qui brille, des jeunes gens riches et des jeunes gens beaux. Les jeunes gens riches les forment au luxe et les jeunes gens beaux, qui les trompent, leur apprennent que l’amour est un simple plaisir. Elles nous reviennent plus tard. Elles nous ruinent en toilettes et en spectacles et n’ont plus assez de ferveur pour devenir nos amoureuses et nos compagnes. Pour moi, j’entretiens une correspondance avec une petite bonne. Parce qu’elle est simple et travailleuse, nous nous mettrons en ménage. Je veux vivre comme un homme du peuple, avec une femme du peuple. D’ailleurs, je hais les riches qui nous volent nos plaisirs. »

Il était dans ses meubles et habitait, quai du Louvre, une chambre au cinquième étage. Pierre Hardy lui faisait le récit de toutes ses émotions et de toutes ses aventures et Louis Buisson faisait les mêmes confidences. Une telle amitié nous encourage à vivre, en prolongeant nos plaisirs et en nous consolant de nos chagrins. On se dit : Je raconterai cela à Louis, qui me dira : « Mon cher ami, nous souffrons parce que nous sommes pauvres et timides, et surtout parce que nous avons le cœur honnête. » Ils étaient séparés par une petite différence d’éducation. Pierre Hardy habitait la rue de l’Arbre-Sec, qui est une rue de Paris. Louis Buisson habitait le quai du Louvre, où l’air est bien plus libre.

Mais il y a des soirs où l’amitié ne suffit pas. Les paroles et les spectacles ordinaires de l’amitié nous reposent. Nous avons besoin de nous fatiguer aussi. Pierre Hardy sentait au milieu du torrent un peu de joie qui lui venait de son ami et regardait la foule en pensant : Vous n’avez pas un ami comme Louis Buisson. » Mais cela ne le consolait pas et tout le bruit du boulevard disait : Il vaut bien mieux avoir une femme. Il pensait encore : Je me prépare à passer l’examen de conducteur des Ponts et Chaussées. J’arriverai certainement à être nommé chef de bureau. Tant de ces hommes qui passent avec des femmes au bras vont rester petits employés ! Mais toute la foule en passant lui criait : Qu’importe ! Nous avons des femmes et nous rions. Il répondait : J’ai un père et une mère qui m’aiment plus que ne vous aiment vos femmes. — Qu’importe ! disait la foule. Tu es seul et tu t’ennuies. Nous avons des femmes et nous rions.

Alors il fut obligé de comprendre que toute la joie d’une fête valait mieux que son existence solitaire. Il ne pouvait rien opposer à l’éclat des lumières et aux débordements du plaisir. Louis Buisson, passionné pour deux ou trois principes philosophiques, y trouvait assez de force pour regarder les hommes en face. D’ailleurs, il cherchait en eux quelques nouveaux principes à découvrir. Pierre Hardy avait vingt ans et se trouvait tout seul, avec mille désirs, au milieu d’un Paris bien tentant.

Et souvent ses désirs l’avaient mené. Certains soirs, ayant travaillé jusqu’à onze heures, il fermait ses livres et se sentait triste à côté de leur science. Tous les diplômes ne valaient pas le bonheur de vivre. Deux ou trois images de femmes rencontrées lui apparaissaient à l’imagination et il les suivait, d’abord pour se délasser. Puis tout le feu de ses vingt ans s’animait, tous ses sens sentaient ce que contient une femme qui passe. Alors il se dressait, la gorge sèche et le cœur serré, éteignait sa lampe et descendait dans la rue.

Il marchait. Des prostituées pirouettaient à des coins de rue, avec de pauvres jupes et des yeux questionneurs : il ne les regardait même pas. Il marchait comme marche l’espérance. Quelque jeune femme à la taille serrée marchait devant lui, alors il ralentissait le pas pour mieux la voir. Voici qu’elle lui adressait un sourire. Alors il allongeait le pas pour mieux la fuir et parce qu’une autre femme à la taille serrée… Il marchait comme marche l’espérance, de femme en femme. Il ne voulait pas des unes parce qu’elles étaient trop faciles. Il n’osait pas parler aux autres parce qu’elles n’avaient pas l’air faciles. Il marchait comme marche l’espérance, de femme en femme, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espérance.

Parfois une jeune ouvrière attardée le dépassait, marchant vite pour rentrer chez elle. Elle avait une jupe noire, un corsage simple et un chapeau sans ornement. C’était une jeune fille qui, comme un jeune homme, travaille et pense à l’amour. Pierre Hardy se disait ces choses avec naïveté et la suivait, bien vite la suivait. Il l’examinait, la soupesait en pensant à la quantité de bonheur qu’elle pourrait donner. Quand il arrivait à sa hauteur, il disait : Je ne veux pas lui parler maintenant parce que nous sommes dans une voie trop fréquentée. Il la suivait pas à pas en remuant toutes ses pensées et la suivait à grands pas, comme on poursuit un idéal. Il l’eût suivie bien loin dans la nuit parce qu’elle portait de la lumière. Toutes ces aventures avaient la même fin. Sans que l’on s’y attendît, la jeune fille sonnait à la porte d’une maison. Elle arrivait chez elle. Il la regardait une dernière fois et continuait sa route en pensant au lendemain et à tous les lendemains pendant lesquels il ne rencontrerait pas ce bonheur qu’il venait de laisser fuir.

Et à la fin du compte, fatigué d’avoir marché, il sentait encore les vieux désirs qui le poussaient. Pour avoir la paix il prenait la première venue, et, sur un lit d’hôtel meublé, moyennant quarante sous, se déversait dans une fille sale comme un déversoir public.

Ce soir du quinze juillet, le boulevard Sébastopol vivait bien plus. Les uns passaient par couples, à petits pas, et semblaient promener leur amour. Des jeunes gens disaient : « Elle avait de petits seins fermes. Il faudra bien que je la retrouve. » Paris marchait avec des voitures qui roulent, avec des chansons d’ivrognes et avec tant de filles publiques qu’il en était quelques-unes qui tentaient. Les arcs voltaïques s’entouraient d’un halo et, de l’un à l’autre, éclairant l’air entre les maisons, formaient un grand canal lumineux qui débordait les toitures, montait jusqu’au ciel et lui jetait son feu. Cette atmosphère vous baignait dans un fluide subtil, dans un bain électrique et pénétrant. Puis des vents chauds, l’exhalaison d’une nuit d’été faisaient Paris comme une bête hurlante, avec des sueurs et des yeux fous, et qui soufflait son haleine jusqu’à en défaillir. Un cri répondait à l’autre, un passant éveillait un désir, les lumières l’allumaient comme un fétu, chaque vie se gonflait sur le boulevard et criait aussi, comme la bête d’amour, jusqu’au fond des cœurs défaillants.

Et Pierre Hardy se les rappela, les courses aux femmes. Il eut de la honte à se les rappeler sous les lumières parmi des milliers de passants, mais il les ressentit ainsi qu’un homme ressent de grandes idées qui le mènent. Devant ses yeux marchait la Femme avec son sexe, son sexe ouvert, comme disait Louis Buisson. Pierre Hardy ne fut plus rien. Paris débordé le roulait, le prenait entre ses grandes eaux et l’entraînait, Pierre Hardy, fils d’un marchand de bois, ami de Louis Buisson, candidat à l’examen de conducteur des Ponts et Chaussées, l’entraînait entre ses deux rives perdues, et l’entraînait jusqu’au bout du monde.

Au coin de la rue Greneta, il y eut un rassemblement autour de quatre chanteurs. Il n’était pas encore dix heures, et, à un dernier coin de rue, ils chantaient peut-être leur dernière chanson. Le père raclait un violon de bois rouge, dont la voix neuve et grimaçante faisait du bruit, et regardait le cercle des badauds avec des yeux aigus où l’on voyait passer des étincelles et du sang. La mère, au ventre grossi par les couches, aux seins bouffis de bête usée, avait dans sa face en débris deux yeux bleus comme deux fleurs sales. Elle chantait avec une voix pointue de femme criarde. Et les deux petits enfants, qui, tout le soir, avaient chanté, tremblaient sur leurs jambes. L’un d’eux tournait les yeux comme une bête mauvaise ; il ressemblait à son père ; il était si las qu’il aurait voulu mordre. Mais le plus petit, jaune avec ses yeux bleus, aurait voulu, comme la mère, tomber sur le dos et dormir. Paris les avait pris dans sa main qui broie et tous quatre, les bons et les méchants, les avait broyés.

C’était, t’en souviens-tu, Lison,
____Dans ta chambrette :
Tu enlevais ton petit jupon,
____Moi ma jaquette.

Des mères avec leur fille écoutaient. Trois petites ouvrières qui avaient acheté la chanson suivaient les paroles. Des passants s’étaient campés par désœuvrement, d’autres jetaient un coup d’œil et partaient. Il n’y avait pas grand monde autour des chanteurs parce qu’il y avait eu trop de chansons. Pierre Hardy s’arrêta. On regarde cela parce qu’il faut regarder quelque chose. Quelques filles publiques aussi, sachant que les rassemblements sont pleins d’excellentes occasions. Et la voix maladroite du violon rouge, par-dessus les trois autres voix, égale, mécanique, sans délicatesse :

Tu me disais : « Mon cher amant,
____Si tu veux rire,
Tu mettras quelques pièces d’argent
____Dans ma tirelire. »

« On la vend deux sous. » Pierre Hardy l’acheta. Il la lisait sans beaucoup d’attention, lorsqu’une petite femme, à côté de lui, qui la lisait aussi, dit : « Ce n’est pas la vraie chanson. » Il jeta un coup d’œil et vit que la jeune femme avait des bandeaux noirs et un air gentil. Il en fut bien ému ; « Et comment est donc la vraie chanson ? » Elle répondit : « La vraie chanson dit :

C’était, t’en souviens-tu, Lison
____Un beau dimanche… »

Cela lui était parfaitement égal, mais une jeune femme coiffée de bandeaux nous rend beaucoup de choses intéressantes. Alors Pierre n’écouta plus les chanteurs. Il lui dit : « Vous devez bien chanter, mademoiselle. » Elle répondit : « Pas maintenant, parce que je suis enrouée. »

Dix heures allaient venir et la voix misérable du violon rouge criait encore, jusqu’à ce qu’il fût défendu de crier. Ils quittèrent le groupe de curieux et, comme la jeune femme n’avait pas l’air effarouchée, il lui offrit un bock. Il avait grand’peur qu’elle ne l’acceptât pas.

C’est ainsi que Pierre rencontra Berthe, le soir du quinze juillet. Il souriait à cause de sa gentillesse et de ses bandeaux.