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Côtes et Ports français de la Manche/02

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Côtes et ports français
de la Manche

II[1]
LE BESSIN, LE PAYS D’AUGE ET LA SEINE MARITIME

I

Comme dessin, comme aspect, comme structure, la côte normande présente un contraste saisissant avec celles de la Bretagne et du Cotentin. Au lieu de s’avancer fièrement en mer et de projeter deux grandes presqu’îles hérissées de saillies, d’écueils et de roches menaçantes, elle se creuse profondément, limée par les vagues, et dessine un immense golfe, le plus riche, le plus largement ouvert, le plus vivant surtout qui existe sur toute l’étendue de nos côtes de l’Océan et de la Manche. Cette grande échancrure est la baie de Seine. Son ouverture est de plus de 100 kilomètres ; c’est la distance qui sépare, à vol d’oiseau, la pointe de Barfleur, située à l’extrémité du Cotentin, du cap d’Antifer, qui est la saillie la plus avancée des falaises du pays de Caux. La Seine débouche dans l’enfoncement Est de ce golfe. Les dépôts qu’elle entraîne s’avancent assez loin au large, mais ne dépassent pas la ligne de 24 kilomètres de longueur, orientée du Sud-Sud-Ouest au Nord-Nord-Est, qui joint la pointe de Beuzeval située près de l’embouchure de la Dive, à l’Est d’Honfleur, au cap de la Hève, qui fait presque partie de la banlieue du Havre. Cette ligne idéale marque en quelque sorte l’entrée de l’estuaire. Celle qui court de la pointe de Barfleur au cap d’Antifer peut être considérée comme la limite même du golfe. Au Nord, on est en pleine Manche ; au Sud, on est dans la baie, et les navires doivent alors commencer leurs manœuvres pour assurer leur entrée à Honfleur, au Havre, ou pour mouiller dans la rade.

La caractéristique de la côte normande est la falaise, muraille verticale, presque toujours à pic, et qui atteint, en certains endroits, plus de cent mètres de hauteur. La mer en ruine sans cesse le pied ; et les éboulemens qu’elle provoque, tantôt remaniés sur place, tantôt roulés par les courans depuis une longue suite de siècles, se sont réduits peu à peu en sable et ont fini par se déposer en bâtissant une sorte de gradin sous-marin contre lequel viennent rebondir les vagues des tempêtes. Au-devant de ce seuil, un nombre considérable de roches et d’écueils, que les flots n’ont pas encore complètement démolis, prolongent sous l’eau, souvent à une grande distance, la terre ferme à laquelle ils ont appartenu à une époque relativement récente.

La côte est battue directement par tous les vents du Nord et de l’Est. Presque rectiligne depuis la baie du Cotentin jusqu’à l’embouchure de la Seine, elle ne présente aucune de ces découpures hospitalières, aucun de ces fiords tranquilles qui pourraient servir d’abris temporaires aux navires assaillis par une tourmente soudaine. La plupart des ports qui la jalonnent ne permettent d’ailleurs l’entrée que des bateaux d’un tonnage moyen. Les gros steamers, les cargo-boats, les transatlantiques doivent le plus souvent rester au large ; et ce n’est qu’au fond du golfe qu’ils trouvent un mouillage assuré, où ils doivent attendre l’ouverture des bassins du Havre à l’heure favorable de la marée.

Ces conditions désavantageuses sont heureusement compensées par la durée de la pleine mer, beaucoup plus grande dans ces parages que sur tout autre point de nos côtes. Cette particularité remarquable, qui a contribué pour une large part au magnifique développement du port du Havre, est due à la succession ininterrompue de deux flots de marée dans le fond même de la baie. Nous avons parlé plus haut de l’énorme amplitude que la superposition de deux ondes dans les eaux de Saint-Malo donnait à toutes les marées des sizygies et surtout aux marées d’équinoxe, — l’une de ces ondes, celle de l’Océan qui remonte du Nord au Sud, étant rencontrée par une autre onde qui descend du Sud au Nord par le Pas de Calais, après avoir mis exactement vingt-quatre heures pour faire le tour des Iles Britanniques, les deux flots s’ajoutant ainsi l’un à l’autre, l’intumescence étant par suite doublée, et l’écart entre les niveaux des plus hautes et des plus basses mers atteignant quelquefois 15 mètres.

Le phénomène est tout différent au fond de la baie de la Seine. Le grand flot de marée qui vient du large passe au-devant de Cherbourg et y détermine les terribles raz contre lesquels luttent difficilement les navires qui doublent les deux cornes du Cotentin ; à la pointe de Barfleur, il se divise nettement en deux branches. La première, la plus importante, continue sa marche du Sud au Nord, traverse au large et en droite ligne le golfe normand et va frapper le cap d’Antifer ; là, elle se bifurque en deux rameaux secondaires dont l’un, remontant vers le Nord en suivant la ligne des falaises jusqu’à Boulogne, va remplir tous les ports de la côte de Flandre et l’autre, rebroussant vers le Sud, rase le cap de la Hève, descend au Havre et pénètre dans l’embouchure de la Seine. La seconde branche double la pointe de Barfleur, longe toute la côte de Normandie jusqu’à Trouville, et se dirige aussi vers la Seine, mais par un chemin beaucoup plus long que la première, puisque, au lieu de traverser directement la baie, elle en suit tous les contours. Le flot de marée qui passe successivement devant tous les ports de la côte normande arrive donc au Havre beaucoup plus tard que celui qui descend du cap d’Antifer, et ses premières manifestations se font sentir précisément au moment où ce dernier commence à se retirer et où les eaux tendent à baisser. Il le soutient alors par sa pression, prolonge d’une manière très sensible la durée de la pleine mer, ce qu’on appelle « l'étale ; » et c’est ainsi que, dans beaucoup de ports de la baie de Seine, le niveau de l’eau se maintient sensiblement fixe pendant près d’une heure dans le voisinage de son maximum et qu’on peut y faire, en une seule marée, des manœuvres qui en exigeraient quelquefois plusieurs dans les ports situés au Nord du cap d’Antifer et à l’Ouest du cap de Barfleur sur toute la côte bretonne. Les conséquences de ce régime hydraulique spécial se traduisent pratiquement de la manière suivante : les bassins du port du Havre peuvent rester ouverts pendant près de trois heures aux approches de la haute mer sans que leur niveau éprouve une variation de plus de 30 centimètres ; et tous les marins savent qu’il faut à peu près une heure à Dieppe pour gagner ou perdre une tranche d’eau de 20 centimètres et que la même dénivellation ne se produit au Havre qu’après plus de 150 minutes. Pour un navire en rade et qui attend, une marée du Havre en vaut donc deux de celles de Dieppe ; et c’est, comme on l'a si bien dit, dans de pareilles circonstances que le temps vaut réellement de l’argent.

La prolongation de la durée de l’étale et le voisinage de Rouen et de Paris sont en réalité les deux principales raisons de la grande fortune du Havre.


II

A la base du Cotentin, la côte dessine un angle rentrant très prononcé ; c’est le golfe des Veys, au fond duquel débouchent quatre rivières : à l’Ouest, la Douve et la Taute ; à l’Est, la Vire et l’Aure. Les deux premières, réunies à l’aval de l’écluse maritime du Haut-Dick, forment le chenal de Carentan ; la Vire et l’Aure mêlent aussi leurs eaux et deviennent le chenal d’Isigny. Le golfe est limité à l’Est par les rochers pittoresques de Grand-camp. Entre le chenal d’Isigny et le chenal de Carentan s’avance la pointe insubmersible de Brévands, qui divise le golfe, encombré d’îlots et de bancs vaseux, tour à tour noyés et émergés suivant la marée, en deux compartimens, celui de droite portant naturellement le nom de baie d’Isigny, et celui de gauche, de baie de Carentan. Tout le golfe faisait autrefois partie de la terre ferme. D’immenses dépôts de sable marin y recouvrent des bancs de tourbe, et, en creusant ça et là dans la tangue, on rencontre de nombreux troncs d’arbres fossiles. Tous ces arbres sont couchés dans le même sens du côté de la terre ; et cette inclinaison régulière est une preuve évidente de la double action des vagues qui a affouillé leurs racines et du vent du large qui a poussé leurs branches du Nord au Sud[2]. On n’a pas manqué naturellement, comme pour la fameuse forêt de Scissey, qui entourait le Mont Saint-Michel, de faire intervenir le cataclysme de la marée de l’an 709 ; mais nous avons vu plus haut que cette marée était quelque peu légendaire[3] ; et il est probable que l’envahissement de la mer date d’une époque beaucoup plus ancienne et a été, non un accident brusque, mais un phénomène de très longue durée. Il est donc beaucoup plus rationnel de l’attribuer à l’affaissement lent et continu du rivage, et à la destruction progressive des massifs de dunes qui formaient autrefois une large ceinture mamelonnée, en arrière de laquelle se trouvaient de grands espaces marécageux couverts d’une végétation herbacée et dont les eaux ne s’écoulaient qu’à mer basse et par infiltration à travers l’appareil littoral.

Le nom de Vey ou Vay (vadum, gué, passage) que porte la baie rappelle assez bien cet ancien état des lieux. A chaque marée basse, on peut toujours traverser presque à pied sec la distance de 7 kilomètres qui sépare le village actuel du Grand Vey, situé à gauche du chenal de Carentan, de l’église de Saint-Clément, située à droite du chenal d’Isigny ; et le gué de Saint-Clément se trouve précisément sur l’emplacement d’une ancienne voie romaine, dont on a retrouvé quelques vestiges non douteux. Les magnifiques prairies au milieu desquelles serpentent aujourd’hui la Douve, la Taute, la Vire et l’Aure sont réellement une conquête récente de l’homme. C’étaient autrefois d’anciennes baies presque fermées et communiquant avec le golfe des Veys par d’étroits goulets. Au lieu de présenter, comme presque toutes les terres en culture, un certain relief et des limites rectilignes, elles ont conservé une horizontalité parfaite et les contours adoucis de nappes d’eau tranquilles qui se sont peu à peu atterries et qui sont encore quelquefois recouvertes par les marées. Elles ont encore leurs îles, leurs promontoires, leurs petites anses. Leurs bords ont la courbure des anciennes plages, et leur surface extérieure est une sorte de croûte de vase très peu consistante, qui cède quelquefois sous les pas de l’homme ou des troupeaux. Peu ou point d’arbres ; leurs racines ne pourraient trouver à mordre dans le sous-sol détrempé. Tout le golfe des Veys n’est qu’un immense dépôt de tangue que des endiguemens ont fait passer successivement à l’état de grève vaseuse, puis de grève herbue, recouverte de christe marine et de saugerette, dont les linéamens enchevêtrés ont tissé un véritable feutre végétal qui s’est peu à peu épaissi, consolidé, et a fini par se transformer en prairies de premier ordre. Ces vastes herbages, toujours verts, toujours humides, donnent au pays l’aspect de certaines plaines de la Hollande.

On eut même l’idée, à la fin du XVIIIe siècle, de barrer au large tout le golfe des Veys au moyen d’une longue digue enracinée à l’Est aux roches de Grandcamp, à l’Ouest aux falaises de Ravenoville, qui n’aurait pas eu moins de 15 kilomètres de développement, et à travers laquelle on aurait ménagé une large coupure pour assurer l’écoulement général des eaux. On aurait ainsi conquis sur la mer plusieurs milliers d’hectares. Quatre à cinq mille Hollandais, réfugiés en France après les désastres de leur guerre contre la République, devaient être employés à cette œuvre de transformation agricole. On avait projeté la construction tout d’une pièce d’une ville, qui devait naturellement s’appeler Batavia et qui aurait été entourée de polders, comme ceux qui s’étendent à perte de vue dans la campagne d’Amsterdam, derrière les digues de la mer du Nord.

Tous ces projets ont été abandonnés, et on s’est contenté d’assurer, par un drainage régulier et par l’établissement d’un réseau de canaux, dont le plus important est celui de Vire et Taute, qui sert aussi à la navigation, l’écoulage et l’assainissement de toute la zone noyée et pestilentielle qui formait autrefois les marais du Cotentin. Le succès a été complet et les herbages du pays des Veys rivalisent aujourd’hui avec les plus riches pâturages de la Normandie.


III

Les trois ports du pays sont Carentan, Isigny et Grandcamp.

Grandcamp, situé à l’Est du golfe, n’est qu’un hameau de pêche, fréquenté seulement pendant la belle saison par les peintres et les baigneurs. Le bourg est tout à fait sur le bord de la mer, presque adossé à la falaise rocheuse. Le port ne présente aucun abri et ne peut être approché que par les barques d’un très faible tonnage qui peuvent supporter à l’échouage le talonnement sur la roche nue. On a essayé de le protéger un peu par quelques épis enracinés au rivage et une modeste cale de défense ; mais ce sont des travaux très rudimentaires ; et, en fait, la seule industrie du pays est la pêche, qui occupe une quarantaine de barques pontées de 20 à 25 tonneaux et une vingtaine de canots qui font la navette entre ces barques et la terre, et pratiquent en outre la pêche sur les rochers.

Isigny est plus important. Le port proprement dit est au fond de la baie qui porte son nom, un peu en amont du confluent de la Vire et de l’Aure. On y accède d’abord par le chenal d’Aure et Vire, émissaire commun aux deux rivières, et puis par le chenal de l’Aure, tous deux endigués ; ce n’est d’ailleurs qu’un large canal qui n’a guère que 350 mètres, mais très bien aménagé, bordé de quais, possédant une bonne cale de radoub et pouvant recevoir des navires de 300 tonneaux. Le nom d’Isigny a été donné en général à tous les beurres renommés que l’on fabrique en grand dans toute la région inférieure de l’Aure. Tout le beurre qui ne va pas à Paris par le chemin de fer est expédié au Havre par de petits caboteurs, et de là en Angleterre. Le mouvement du port atteint près de 15 000 tonnes : les deux tiers à l’importation, charbons anglais et bois du Nord ; le reste, à la sortie, comprend des produits agricoles et surtout du beurre salé. À ce mouvement à peu près régulier, il faut joindre un commerce local de près de 20 000 tonnes de tangue, qui est l’amendement indispensable de toute la plaine et est absolument nécessaire pour entretenir la richesse du pays.

Plus encore qu’Isigny, Carentan est le port d’expédition pour les denrées agricoles. C’est le grand centre de commerce du beurre de toute la Normandie. Mais, bien avant que le pays eût été transformé en grand pâturage, et alors que le golfe des Veys était largement ouvert à la navigation, Carentan avait une sérieuse importance comme port de commerce et surtout comme place de guerre. Ptolémée place au fond de la baie l’ancien port des Unelli, l’un des soixante peuples de la Gaule Chevelue. Ou l’appelait Crociatonum portus ; c’est le Crouciaconnum de la Table de Peutinger ; et le nom se retrouve presque intact dans un ancien gué de la Vire, le vicus Carentonus, où se trouvait autrefois un port qu’on appelait Barbaflot et qui est mentionné dans des histoires du XIe siècle. Le port des premiers siècles ne devait pas se trouver d’ailleurs à Carentan même, mais plus près de la mer, et très probablement à Saint-Côme-du-Mont, à 21 lieues gauloises ou à 40 kilomètres à peu près d’Augustodurum, qui est devenu Bayeux. On a retrouvé dans les environs les soubassemens d’un ancien castellum romain. Des ruines de la même époque et de même nature ont été relevées de l’autre côté de la baie, au Sud d’Osmanville. Deux forts commandaient alors tous les gués du golfe des Veys. Celui de Crociatonum en particulier dominait à la fois la rade et les marais de la Douve, aujourd’hui presque tous desséchés et transformés par la culture. Quelques archéologues croient même que Crociatonum a été fondé par un lieutenant de César, et cela n’a rien d’impossible. Tout ce que l’on peut reconnaître à l’inspection des lieux, c’est que l’ancien castellum était admirablement campé pour commander tout le pays à peu près inondé ; et ce que l’on sait d’une manière positive, c’est que Carentan, qui l’a remplacé, a été pendant tout le moyen âge un port stratégique de premier ordre.

Alors que la mer s’avançait profondément dans l’intérieur du golfe des Veys, et que la presqu’île du Cotentin était en quelque sorte la tête de pont de l’occupation anglaise en France, les marais de la Douve formaient entre elle et la Normandie une barrière qu’il était assez difficile de franchir. On ne pouvait s’y engager que sur des chaussées étroites à peine carrossables, très souvent emportées, ou sur des bornes de pierres espacées de pas en pas pour les piétons. Carentan était donc nécessairement le point de passage obligé de l’un à l’autre pays, et c’est ce qui fit à la fois son importance et ses malheurs pendant plusieurs siècles. Elle fut douze fois prise par les Anglais et soumise à tous les excès des vainqueurs. Déclassée aujourd’hui comme place de guerre, c’est une ville complètement ouverte dont le port a seulement pris un développement assez sérieux depuis un demi-siècle. Un grand bassin à flot de 1 450 mètres de longueur et de 60 mètres de largeur, présentant une superficie de 8 hectares, bordé de quais et de magnifiques levées plantées de superbes ormeaux, qui lui donnent un aspect remarquable, établit la communication entre la baie et la ville. En tête, au confluent de la Douve et de la Taute, l’écluse maritime du Haut-Dick, munie de portes d’èbe et de flot, s’ouvre sur le chenal. Le bassin, qui a la forme d’un V, peut recevoir les caboteurs d’un assez fort tonnage ; c’est le seul port un peu profond que l’on rencontre entre Cherbourg et Caen, et il est d’un grand secours. Établi au centre d’un pays où l’agriculture est poussée d’une manière intense, desservi par des voies de communication de toute nature, d’accès assez facile, il doit surtout sa prospérité à l’exportation du beurre et du bétail que l’on envoie en Angleterre. La valeur du beurre expédié à Southampton seulement a dépassé pendant certaines années le chiffre de 15 millions de francs. L’importation consiste, comme dans presque tous les ports de la Bretagne et de la Normandie, en houilles anglaises et en bois du Nord. Le mouvement total dépasse quelquefois 20 000 tonnes : et tout porte à croire qu’il se maintiendra toujours et qu’il augmentera même, avec le développement de la culture de la zone marécageuse que les dépôts de tangue ont transformée en pâturages à perte de vue.


IV

Du golfe des Veys à l’embouchure de l’Orne, 70 kilomètres environ, plus de 100 en suivant les ondulations de la côte, à peu près orientée de l’Ouest à l’Est. Deux ports seulement à signaler, intéressans quoique médiocres, Port-en-Bessin et Courseulles. Tous les autres, Saint-Laurent-Plage-d’Or, Arromanches, Asnelles, Ver, Bernières, Saint-Aubin, Langrune, Luc, Lion-sur-Mer, Riva-Bella ne sont guère que de petits havres de pêche sans aucun mouvement commercial ; mais leurs plages sont devenues de charmantes villégiatures, et quelques-unes des stations très fréquentées par les baigneurs.

D’une manière générale, la côte de la basse Normandie est le prolongement du plateau calcaire du riche bassin dont le pied a été rasé par la mer. Le rempart contre lequel venaient battre les vagues a été détruit, et les débris éboulés, remaniés par les courans, ont fini par former au-devant des falaises un long seuil sous-marin à peu près continu, précédé d’une ligne de rochers parallèles au rivage, dernier vestige de l’ancienne côte engloutie et disparue. L’un des principaux de ces rochers est le Calvados, dont le nom un peu défiguré rappelle l’un des vaisseaux de la célèbre Armada de Philippe II, le Salvador, qui vint y échouer et y demeura longtemps fixé à l’état d’épave. Derrière cet écueil est un petit mouillage qui, plus hospitalier aux autres vaisseaux de la malheureuse flotte, porte encore le nom de « Fosse d’Espagne. » Un peu partout sur l’estran, on retrouve à mer basse des troncs d’arbres enfouis qui ont appartenu à d’anciennes forêts. Lorsque les commissaires du cardinal de Richelieu vinrent faire en 1640 la grande reconnaissance des côtes de Normandie et de Bretagne, ils signalèrent l’existence d’un petit port ensablé aux environs de Bernières-sur-Mer, presque à l’embouchure de la Seulles, derrière le long banc de rochers noyé, qui longe la côte occidentale de la rade de Caen et qu’on appelle les Essarts de Langrune. De vastes marais y communiquaient entre eux par une série de petits canaux, et s’étendaient alors à plus de 12 kilomètres dans l’intérieur. Partout aujourd’hui la mer a envahi la terre. Port, marais et canaux, tout a été emporté. La rivière de la Seulles a été raccourcie dans sa partie inférieure de près de 3 kilomètres, et, de l’ancien port du XVIIe siècle, il ne reste plus que quelques flaques d’eau qui miroitent au milieu des terres émergées pendant les basses marées.

La petite colline qui domine Port-en-Bessin porte le nom de « Butte du Castel ; » et on y a trouvé les ruines d’un castellum romain qui paraît avoir fait partie d’un groupe de fortifications assez étendues dont il était probablement la vigie ou le poste d’observation destiné à protéger les galères au mouillage.

C’est à « Port, » comme le désignent les anciennes chroniques que débarqua, à la fin du IXe siècle, la flotte des Barbares du Nord qui s’emparèrent de Bayeux et dévastèrent tout le Bessin ; c’est à ce même « Port » qu’abordèrent, quelques années après, les barques normandes du célèbre Rollon ; c’est là encore qu’Odon, évêque de Bayeux et frère de Guillaume de Normandie, fit construire une quarantaine de vaisseaux destinés à la conquête de l’Angleterre[4]. Dans les champs alluvionnés qui s’étendent au Sud de Saint-Aubin, l’occupation romaine se manifeste aussi par des fragmens de briques, des débris de murs, de nombreuses substructions, des médailles, des poteries ; et il est évident qu’il y avait quelque part par là une station navale, dans les premiers siècles de notre ère ; mais il est assez difficile d’en retrouver l’emplacement exact et d’en préciser l’importance, les géographes, les historiens et les itinéraires classiques ne nous en ayant même pas laissé le nom. La côte calcaire a été presque partout rongée par le flot ; les anciennes dentelures ont été émoussées. Les petites baies se sont comblées, et le rivage a fini par prendre un certain état d’équilibre qui a permis d’y établir, presque à la limite du flot, une ligne presque continue de délicieuses stations balnéaires.

Assez bien situé dans une anfractuosité naturelle entre deux falaises escarpées, Port-en-Bessin peut être considéré comme le port de Bayeux. Ce fut même pendant plusieurs siècles, comme le nom l’indique, le principal établissement maritime de la province du Bessin. Abandonné et longtemps privé d’entretien, il s’est à peu près comblé. Le plus ancien document historique dans lequel il soit fait mention de Port est une charte de 1096, qui le désigne sous le nom de Portus piscatorum. Ce n’était plus en effet, depuis déjà trois siècles, qu’un havre d’échouage, une plage de galets au long de laquelle les pêcheurs halaient leurs barques pour les préserver contre la violence des tempêtes.

Cette déchéance a provoqué à diverses reprises des idées généreuses de restauration grandiose. On a même plusieurs fois projeté d’y dériver une partie des eaux de l’Aure, qui se perdent, immédiatement après son confluent avec la Dromme, dans les curieuses fosses de Soucy et qui jaillissent à mer basse le long de la grève. Un canal de 2 500 mètres seulement pouvait en effet y conduire les eaux de la rivière et y procurer quelques chasses qui auraient contribué utilement au dévasement du port[5]. On s’est contenté d’enraciner aux deux falaises de Huppain et de Castel, entre lesquelles se trouve la grève d’échouage, deux jetées curvilignes, de 450 mètres environ chacune, qui forment un grand bassin circulaire de 14 hectares et laissent entre leurs deux musoirs extrêmes une passe d’une centaine de mètres. Au fond du bassin, un épi maçonné divise le port en deux compartimens dont le plus petit, bordé de quais, permet l’accostage des caboteurs moyens ; mais la côte, exposée directement au Nord, est furieusement battue pendant l’hiver, et la protection des deux jetées, à peine suffisante. Le mouvement commercial ne peut guère avoir lieu que pendant l’été, et ne dépasse pas 7 à 8 000 tonnes, consistant presque exclusivement en charbons anglais et en bois du Nord. L’exportation est à peu près nulle. La pêche seule présente toute l’année une certaine activité.

Arromanches n’est qu’une petite station de pêche en tout temps, et, pendant l’été, une agréable villégiature. Le port, si on peut l’appeler ainsi, est assez bien abrité contre le vent et la grosse mer du large par le rocher du Calvados. On a retrouvé, sur la grève et dans les environs, de vieilles médailles et quelques restes d’un petit aqueduc gallo-romain, et il se pourrait bien qu’il y ait eu là une sorte d’escale à l’origine de notre ère. Ce ne devait être en tout cas qu’un simple échouage. Les grandes barques y trouvent presque toujours un excellent mouillage. Deux cales inclinées permettent de hisser les embarcations à terre ; c’est tout, et c’est suffisant. La pêche du maquereau et du hareng y est très productive, et les marins d’Arromanches vont même à la recherche du congre assez loin au large et jusque dans les eaux de Portsmouth. Point de mouvement commercial, d’ailleurs ; mais les bains de mer y sont très fréquentés.

Tout comme Arromanches, Saint-Laurent Plage-d’Or, Asnelles, Ver, Bernières, Saint-Aubin, Langrune, Luc, Lion-sur-Mer et Riva-Bella, ne sont que de petits mouillages pour les barques de pêche et de modestes caboteurs, de charmantes stations pour les baigneurs, de délicieuses villégiatures pour les oisifs, de pittoresques sujets d’étude pour les artistes ; et les deux qui occupent les extrémités de cet admirable boulevard maritime, aussi mondain pendant trois mois de l’année que les villes d’eaux de la Suisse, portent même, comme on le voit, des noms de réclame, — Plage-d’Or et Riva-Bella.

Le mouillage qui existe à l’embouchure de la Seulles et qui en porte le nom, Courseulles, est devenu cependant un véritable port. Jusqu’au commencement du siècle, le cours très sinueux et envasé de la Seulles, réduite à mer basse à un très mince filet d’eau, ne permettait pas aux moindres navires d’y venir chercher un abri. Quelques barques affectées à la pêche du hareng et du maquereau venaient seulement s’échouer sur la plage, et le port se réduisait à la fosse naturelle de la rivière.

La transformation du port de Courseulles est due à l’extension qu’a prise depuis un certain nombre d’années le commerce des huîtres. Très peu au-dessous de la plage, formée de sable mêlé de galets, se trouve une couche épaisse d’argile bleue qui constitue un terrain de culture particulièrement favorable au développement du précieux mollusque. On ne sait trop pourquoi, mais c’est un fait et un résultat d’expérience qu’on ne peut nier. Le sous-sol imperméable se prête en outre merveilleusement à l’établissement de parcs où l’on peut élever les huîtres par centaines de millions. Courseulles, où l’on engraisse l’huître, est en outre à peu près à égale distance de Cancale, où on la pêche presque à l’état de naissain, et de Paris, où on la mange en quantité de plus en plus considérable.

Le lit de la Seulles a donc été redressé et régularisé pour permettre l’entrée des petits caboteurs. Un chenal maritime a été ouvert en mer, protégé et maintenu par deux jetées en charpente de 150 mètres de longueur. A la suite, un large canal servant d’avant-port, de 580 mètres de longueur, présente un développement de quais de plus de 600 mètres, le long desquels sont disposés onze embarcadères en charpente contre lesquels accostent les navires. A l’extrémité du chenal, une écluse de 10 mètres de largeur, munie seulement de portes d’èbe, donne accès à un bassin à flot qui a près de 300 mètres de longueur et 60 mètres de largeur, 500 mètres de quai, et possède en outre une bonne cale de près de 150 mètres. Ces dispositions seraient très suffisantes, si le port était bien entretenu, pour le mouvement maritime, qui n’est guère que de 8 000 tonnes ; presque toutes à l’importation, houilles d’Angleterre, bois de Suède et quelques guanos, la plus grande partie des expéditions d’huîtres ayant lieu vers l’intérieur de la France par le chemin de fer. À ce mouvement, il faut joindre celui d’une pêche assez active, en été surtout, alors que Courseulles, comme tous les moindres villages échelonnés sur cette côte fortunée, devient un séjour de plaisance et de santé très fréquenté par les baigneurs.

Il nous est impossible de quitter la côte rocheuse du Bessin sans saluer du côté de la terre le clocher du village de Formigny. Ce petit bourg, situé à 2 kilomètres à peine en arrière des falaises crayeuses qui dominent la plage moderne de Saint-Laurent, rappelle en effet un des plus grands et des plus heureux événemens de notre histoire nationale. C’est là, à moitié chemin entre Isigny et Bayeux, sur la grande route de Bayeux à Caen, que le connétable de Richemont et le comte de Clermont portèrent, le 15 août 1450, le dernier coupa la domination des Anglais en Normandie. L’héroïque et sanglante bataille de Formigny mit un terme définitif à une lutte et à une usurpation qui durait presque sans relâche depuis Guillaume le Conquérant. Une très modeste borne signale le glorieux emplacement.

V

Après avoir dépassé Courseulles et la série de petits hameaux de pêcheurs, hier encore pauvres et inconnus, aujourd’hui transformés et enrichis par la vogue mondaine, la côte s’infléchit légèrement et dessine un golfe très largement ouvert, ceinturé de dunes et de coteaux. C’est la grande rade de Caen.

Avant que des travaux modernes eussent un peu réglementé et discipliné son embouchure, l’Orne divaguait sur des bancs de sable qui émergeaient à plus de 4 kilomètres de la laisse des hautes eaux. À 10 kilomètres à peine à l’Est de l’Orne débouche la Dives à 15 kilomètres plus loin la Touques. L’Orne, la Dives et la Touques sont les trois principales rivières qui arrosent cette partie plantureuse de la Basse-Normandie qui mérite si bien le nom de vallée d’Auge[6]. Les belles prairies de l’Auge devaient être très certainement connues de toute antiquité. L’incomparable plaine de près de quinze lieues de développement qui s’ouvre sur la mer, encadrée de coteaux verdoyans, couverts d’arbres touffus, et qu’on a si bien nommée « la Tempé de la Normandie, » est peut-être le plus riche terrain agricole de la France entière. Nulle part on ne trouve de plus gras pâturages, d’herbe plus verte et plus épaisse, de troupeaux plus charnus, de chevaux plus vigoureux. Presque tous les soirs, après les plus brûlantes journées de l’été, un nuage humide recouvre la plaine un peu monotone qui s’étend à perte de vue, et rétablit la fraîcheur perdue au cours de la journée, ce sol d’alluvion est presque horizontal. L’inclinaison très faible va même à certains endroits de la mer vers la terre, ce qui semble indiquer que, dans les temps anciens, le pays était en nature de marais inondés par les hautes marées. La Dives et surtout la Touques débouchaient dans des golfes qui ont été comblés par des dépôts provenant à la fois de la mer et des eaux douces de ces deux rivières, et ces dépôts ont créé un territoire d’une merveilleuse fertilité.

L’embouchure de l’Orne a de tout temps été encombrée par les sables, et elle serait même depuis bien des siècles complètement obstruée sans la coïncidence accidentelle des grandes crues de la rivière avec les plus fortes marées des équinoxes. L’Orne débouche en mer entre les deux pointes sablonneuses du Siège et de Merville, distantes seulement de près de 800 mètres l’une de l’autre. Le lit de la rivière s’élargit tout de suite en amont entre Sallenelles et Ouistreham, mais naturellement aux dépens de la profondeur. A l’aval, la baie, très largement ouverte, est limitée à l’Ouest par les rochers de Lion-sur-Mer et de Langrune, à l’Est par les dunes de Merville. Le courant fluvial se ramifie en chenaux très variables, et les eaux divaguent à travers des sables mobiles qui forment une série de bancs dont le relief, la forme, l’étendue changent après chaque crue de la rivière, chaque tempête de la mer, quelquefois même après chaque quartier. Ces perturbations incessantes transforment à chaque instant les mouillages en écueils, et les barques peuvent quelquefois échouer à la place même où elles flottaient la veille. Peu de rades cependant présentent un meilleur fond pour l’ancrage ; mais ce fond est malheureusement d’une instabilité désespérante, et l’ancienne fosse de Colleville, qui, au dire des commissaires de Richelieu chargés, en 1640, de faire l’inspection générale de la côte, avait à mer basse une profondeur de 2 mètres et dans laquelle Colbert eut un moment l’idée de créer un grand abri pour la flotte du roi, est aujourd’hui entièrement comblée par les atterrissemens et en partie livrée à la culture maraîchère.

L’Orne était parfaitement connue des anciens. Ptolémée donne très exactement les coordonnées de son embouchure ; et elle devrait, d’après son ancien nom grec et latin, s’appeler plutôt l’Olne que l’Orne. Aucun géographe classique ne mentionne de port dans son estuaire. Si donc quelques navires y ont mouillé aux premiers siècles de notre ère ou même au moyen âge, ce ne devait être que d’une manière temporaire ; et il n’y avait certainement ni bassins, ni quais, ni estacades, aucune installation régulière. L’extrême mobilité et l’engorgement de la passe ne pouvaient être combattus que par des chasses énergiques. C’est l’eau en abondance qui devait triompher des sables. Car l’Orne à elle seule est impuissante à les entraîner. La fixation des dunes voisines de l’embouchure a sensiblement amélioré la situation. Les coteaux qui ferment la baie sont maintenant couronnés de verdure, et le sable n’est plus emporté comme autrefois en tourbillons ; mais, en basse mer, l’estran présente toujours une surface meuble que les vents violens bouleversent sans cesse ; et le seul remède pratique serait d’accroître la puissance d’entraînement de l’Orne en augmentant par des ouvrages de retenue le volume de ses eaux. Le problème aurait pu recevoir peut-être une solution satisfaisante, si l’on y avait ajouté celles de la Dives, qui est assez voisine. Un canal d’une douzaine de kilomètres aurait permis d’effectuer cette dérivation, doublé la force du courant et permis d’assurer un chenal à peu près régulier à l’embouchure. On l’a bien proposé quelquefois ; mais on comprend que l’on ait hésité à sacrifier complètement Dives et Cabourg en leur supprimant à peu près complètement la rivière qui de tout temps leur avait donné tous les avantages d’un petit port présentant un très bon mouillage, sans compter tous les avantages et tous les agrémens qui résultent de la présence d’un grand cours d’eau.

L’embouchure de l’Orne est en réalité un peu comme celles du Rhône, que Vauban déclarait « incorrigibles. » Il faut l’abandonner et la tourner. C’est la solution qui a été adoptée pour notre grand fleuve méditerranéen. Le canal d’Arles à Bouc d’abord, le canal Saint-Louis ensuite, le grand canal projeté du Rhône à Marseille, qui est en ce moment l’objectif passionné du commerce marseillais, sont les seuls expédiens pratiques pour résoudre la question des embouchures ; et c’est un expédient du même genre qui a été appliqué pour mettre Caen en communication régulière avec la mer.

Vauban fut le premier qui indiqua très nettement la solution. Dans sa pensée, le lit de l’Orne devait être redressé de Caen à la mer, l’embouchure actuelle abandonnée et transportée artificiellement, par une grande tranchée, à l’Ouest, dans la rade de Colleville, où l’on aurait créé de toutes pièces un port d’abri. L’Orne même aurait été rendue navigable jusqu’à Argentan. C’était aller peut-être un peu loin. Mais Caen était alors la plus importante et surtout la plus séduisante ville de la Basse-Normandie. Admirablement située au confluent de l’Orne et de l’Odon, à quelques kilomètres à peine de la mer, dans une plaine qui peut être regardée comme une des plus riches de la France, à la fois agricole, industrielle, commerçante, artiste, élégante et lettrée, elle méritait bien l’enthousiasme de nos vieux chroniqueurs, qui allaient jusqu’à la comparer alors à Paris. « Elle est pleine de grandes richesses, disait Froissart, de draperies et de toutes marchandises, de riches bourgeois et de moult belles églises. » Il ne lui manquait réellement qu’un bon port, et elle était certes loin de l’avoir. Le projet de Vauban aurait pu à la rigueur le lui donner ; mais de graves préoccupations en différèrent l’exécution ; et presqu’un siècle s’écoula avant qu’il ne fût repris et remanié par l’ingénieur Cachin, à qui les travaux de construction de la digue de Cherbourg faisaient une réputation très méritée. « Abandonner le lit de l’Orne à l’écoulement naturel des eaux du pays, délaisser son embouchure actuelle, incertaine et envasée, ouvrir à travers la vallée, un peu à l’Ouest de la rivière, un canal qui viendrait se terminer par un bassin sous les murs de Caen, faire déboucher ce canal sur le point de la côte le moins exposé à l’action des courans et des vents régnans, établir enfin une grande écluse et un avant-port à l’entrée du canal[7] : » tel fut le programme du projet qui a reçu depuis d’importantes modifications, mais dont les grandes lignes ont été fidèlement suivies.

Actuellement, le port intérieur de Caen se compose de deux parties bien distinctes : un port d’échouage et un bassin à flot. Le premier est établi dans la rivière même de l’Orne, qui, après un parcours de 16 kilomètres, va divaguer en mer au milieu de bancs de sable dont la largeur normalement à la plage est de plus de deux kilomètres. La passe, à l’embouchure, a près de 250 mètres de large ; mais elle se rétrécit rapidement et naguère que 130 mètres à la pointe sablonneuse du Siège. La rivière a environ sur tout son parcours une largeur de 40 à 50 mètres de flottaison ; mais sa profondeur est très variable et ne dépasse pas quelquefois 2 mètres au pied des quais de débarquement. Le bassin à flot est établi dans l’ancien canal Saint-Pierre, jusqu’au confluent de l’Orne avec l’Odon, qui a aujourd’hui presque entièrement disparu et est devenu un simple fossé d’écoulement souterrain dans la ville de Caen. Il présente une forme rectangulaire très allongée, 600 mètres environ de longueur, 50 mètres de largeur, et une hauteur d’eau de 4m,50. Deux écluses le mettent en communication, la première avec l’Orne et le bassin d’échouage, la seconde avec le canal de Caen à la mer. Celui-ci a 4 kilomètres de longueur et aboutit à la grande écluse d’Ouistreham, qui vient d’être doublée par l’adjonction d’une nouvelle écluse à deux compartimens et constitue ainsi un véritable bassin à flot. En aval, l’avant-port est entouré de jetées en charpente prolongées par des enrochemens directeurs qui fixent à peu près la passe. Le canal de Caen à la mer et tous les ouvrages qui en dépendent assurent, même en mortes-eaux, une profondeur de près de 5 mètres, suffisante pour la plupart des navires de commerce, tandis que l’Orne ne permet la remonte qu’aux petits bateaux à vapeur de 80 tonneaux environ qui font le service des voyageurs et de quelques marchandises pour le Havre et Rouen et n’exigent pas un tirant d’eau supérieur à 2 mètres.

Ces installations assurent au port de Caen un trafic considérable. Le mouvement commercial atteint 500 000 tonnes et est en progrès marqué. C’est du reste un de nos rares ports qui aient un fret de sortie important, grâce à l’exploitation des nombreuses carrières du Calvados d’où l’on extrait ces magnifiques pierres de taille qui ont servi à la plupart des grands édifices religieux de la Normandie et de l’Angleterre. L’exportation pour la Grande-Bretagne et la Hollande a cependant un peu baissé depuis quelques années ; elle est heureusement compensée par l’expédition toujours croissante des denrées alimentaires, des produits agricoles, des bestiaux et des chevaux. Comme partout sur nos côtes de la Manche et de l’Océan, les charbons anglais et les bois du Nord constituent la plus grande partie du tonnage importé.


VI

De l’embouchure de l’Orne à celle de la Dives, la côte présente une plage de sable à peu près continue ; et en arrière de l’estran se développe un large bourrelet de dunes blanchâtres qui masquent la vallée verdoyante. Hier encore cette barrière était nue, stérile, souvent mouvante, à peu près déserte. Les dunes sont aujourd’hui presque partout fixées, plantées et surtout peuplées d’un nombre infini de cottages, de chalets, d’hôtels ; et la vogue des bains de mer leur donne pendant trois mois de l’année une animation toute mondaine. Sur quelques points les villas se sont rapprochées et ont formé de petits groupes assez compacts ; demain ce seront des villages, dans quelques années peut-être de véritables villes qui auront toutes leurs jardins, leurs boulevards, leurs monumens, leur distributions d’eau, leurs hôtels, quelques-unes leur champ de courses, toutes leur inévitable casino et leur splendide terrasse en face de la grande mer. Cabourg, à l’embouchure de la Dives, n’était, il y a quelques années, qu’une bien modeste agglomération de masures de pêcheurs. La spéculation et la mode l’ont transformé du jour au lendemain. Le vieux Cabourg aligne encore le long de la rivière de la Dives quelques cabanes assez pauvres de marins et d’indigènes paisibles ; mais à côté, et sur un développement de plus de 2 kilomètres, la nouvelle ville étale fièrement et joyeusement l’éventail de ses vingt-quatre avenues plantées d’arbres, bordées de villas somptueuses et de magnifiques jardins.

De l’autre côté de la Dives, l’ancienne ville qui porte le même nom reste un peu en dehors du mouvement moderne comme un souvenir du passé. Ses larges rues bien tracées, ses places vides, les dimensions de sa vieille église, l’architecture et les ornemens de quelques-unes de ses maisons, tout rappelle de grands jours disparus. Dives en effet a été et est encore aujourd’hui un très bon mouillage, et tout porte à croire, bien qu’on n’en trouve aucune mention dans les géographies classiques, qu’il a dû être connu et fréquenté de tout temps. Mais le souvenir véritablement historique le plus ancien date seulement du milieu du Xe siècle. Le roi de Danemark y aurait alors mouillé, d’après d’anciennes chroniques, avec une flotte nombreuse.

Tout le monde sait que ce fut dans le port de Dives que Guillaume le Conquérant rassembla, en 1066, tous les vaisseaux qui devaient l’accompagner dans son expédition en Angleterre, et qu’il y embarqua l’armée qui devait, quelques semaines plus tard, remporter la fameuse bataille d’Hastings. On a quelquefois estimé à plus de deux cents le nombre de ses navires, à 60 000 celui des combattans effectifs de son armée, à 200 000 celui des valets et pourvoyeurs à la suite. Quoiqu’un peu arbitraires, ces chiffres peuvent donner une idée de l’importance que devait avoir au moyen âge le port de Dives, aujourd’hui presque oublié. Les navires de l’époque accostaient certainement à peu près au même point de la rivière que les barques d’aujourd’hui. L’entrée du port s’est toujours maintenue presque sans travaux spéciaux. Le chenal est direct, bien orienté, assez fixe ; et, contrairement à ce qui a lieu à l’embouchure de l’Orne, les bancs de sable qui se déposent sur la pointe de Cabourg ont protégé l’embouchure sans la combler. La profondeur dépasse 3m, 50 aux plus faibles mortes-eaux et atteint près de 6 mètres à la haute mer. C’est plus qu’il n’en faut pour assurer le mouillage de la plupart des navires de commerce. Ces conditions très satisfaisantes n’ont malheureusement pas suffi pour ramener à Dives le mouvement perdu, et la vie s’est portée sur la rive gauche de la rivière où Cabourg s’accroît sans cesse à mesure que Dives diminue. Les deux villes se réuniront peut-être un jour. L’activité du port semble cependant renaître depuis quelques années. Le tonnage atteint 3 000 tonnes, et la pêche y est toujours abondante. Dives, qui présente d’excellentes conditions nautiques, occupe une situation admirable au débouché d’une des plus riches vallées de cette côte normande, réellement privilégiée, et doit certainement devenir un jour un centre d’exportation pour les denrées agricoles et les magnifiques troupeaux qui, non moins que les bains de mer et d’une manière plus continue, assurent au pays de longues années de prospérité.

Les douze ou quinze kilomètres qui séparent l’embouchure de la Dives de celle de la Touques ne présentent pas, comme ceux qui précèdent entre la Dives et l’Orne, une plage uniforme de sable adossée contre une rangée de dunes. Cet appareil littoral, malgré le nombre toujours croissant de villas de toute sorte blotties dans les moindres replis, étagées sur toutes les pentes ou même audacieusement plantées sur quelques sommets fixés par des semis récens et transformés en petits bois, est en somme assez monotone. Au port de Dives, au contraire, la côte devient plus variée, d’un aspect plus pittoresque, d’un relief plus accentué. De distance en distance se succèdent des roches éboulées, des groupes de falaises déchiquetées, des collines verdoyantes et touffues qui surplombent la mer ; et les verdoyans pâturages de la vallée d’Auge se prolongent quelquefois jusqu’à la limite de l’estran.

Houlgate, le Home, Villers-sur-Mer, Bénerville, Deauville, Trouville, Criquebeuf, Vasouy, forment depuis la pointe de Beuzeval, qui commande la baie de Seine, jusqu’à Honfleur, qui est déjà dans l’estuaire même du grand fleuve parisien, une série presque ininterrompue de stations balnéaires, de villégiatures, de lieux de plaisirs, de maisons de toute nature, de villas, de chalets, d’hôtels, de palais même, sorte de prolongement, pendant trois mois de l’année, du Bois de Boulogne et du boulevard des Italiens. Si pendant une belle nuit d’été on longeait en mer, à quelques encablures au large, toute cette partie de la côte normande depuis l’embouchure de la Seine presque jusqu’à la base de la presqu’île du Cotentin, on serait d’abord guidé par l’entre-croisement de tous les feux projetés par les phares et les fanaux, gardiens fidèles et protecteurs permanens de tous ceux qui naviguent, qui guident sans cesse leur marche, raniment quelquefois leur courage et qu’on ne peut ranger sans admiration et sans respect. En s'approchant un peu, on apercevrait bientôt les scintillemens de milliers de petites clartés de toute nature et de toute couleur qui forment une bande lumineuse presque ininterrompue de 40 kilomètres. C’est le monde frivole, joyeux et bruyant qui s’agite et s’amuse et dont les petits cris, les chants quelquefois vulgaires et de goût douteux, et tous les bruits de fête se perdent dans le grand murmure de la mer.

Trouville et Deauville sont peut-être les deux plus brillantes stations de cette côte merveilleuse, celles qui, depuis quelques années, semblent « tenir le record, » pour employer la langue moderne qui convient à tout ce qui touche aux villes d’eaux et de plaisirs ; — et l’histoire de leur prodigieuse fortune est à peu près celle de toutes les autres.

Il n’y a guère plus d’un demi-siècle, Trouville n’était qu’une assez médiocre agglomération de marins. Quelques artistes seuls connaissaient la beauté de sa plage, les charmans sous-bois des forêts qui couronnent les collines voisines, les falaises abruptes et les écroulemens des Roches-Noires, qui n’ont plus aujourd’hui l’intérêt des spectacles nouveaux et imprévus. La vogue se portait alors presque exclusivement sur Dieppe, et avec la vogue l’encombrement. Quelques baigneurs parisiens vinrent un jour au petit bonheur essayer une saison sur la magnifique plage qui s’étend des deux côtés de l’embouchure de la Touques. Leur exemple fut bientôt suivi et l’attraction commença. Les femmes des pêcheurs de Trouville comprirent immédiatement que l’hospitalité, qui est certainement une vertu très recommandable, pouvait être encore plus lucrative. En l’honneur de Paris qu’on ne saurait trop flatter, elles doublèrent d’abord et décuplèrent bientôt le prix du loyer de leurs chaumières. La grande spéculation ne tarda pas à s’en mêler. Des entrepreneurs achetèrent tous les terrains vacans au bord de la mer. Les dunes de Deauville furent arasées, les marais qui les séparaient de la plage furent desséchés, les bois qui couvraient la colline de Trouville découpés en compartimens ; et des deux côtés de la rivière on dessina un immense échiquier de boulevards et de rues bordés de jardins. En quelques années, les chalets, les villas et les hôtels émergèrent du sol ; et aujourd’hui deux grandes villes élégantes, riches et admirablement outillées, peuvent offrir à des milliers de familles étrangères et aux clubmen les plus exigeans le luxe, le confort, et tous les raffinemens de la vie moderne. Cette brusque transformation qui tient presque du prodige a complètement dénaturé les conditions naturelles de la vie de tous, et on peut même dire quelque peu faussé l’économie sociale du pays. Les pauvres pêcheurs du temps jadis n’existent pour ainsi dire plus, et tous les anciens riverains de la mer ou de la rivière, qui possédaient autrefois un coin de terre, ne cultivent plus aujourd’hui les modestes champs de leurs pères, et les ont convertis en petits parcs de plaisance au milieu desquels s’élèvent des hôtels, des villas, et mêmes de véritables petits châteaux : marins et laboureurs tendent peu à peu à changer de profession et à devenir des fournisseurs, des hôteliers et des domestiques ; ils exploitent de moins en moins la terre et la mer. Pêcheurs d’un nouveau genre, ils jettent leurs filets dans ce banc de voyageurs que l’été leur amène, plus productif que les longues traînées de sardines, de thons et de harengs, qu’ils avaient longtemps poursuivis, et, en trois mois, réalisent quelquefois des bénéfices que le travail acharné de toute leur famille n’aurait pas obtenu pendant toute la durée de leur vie.

Trouville et Deauville sont pour ainsi dire les types de ces opulentes villes de bains ; mais toutes ont le même caractère et la même physionomie ; et, malgré la variété et la fantaisie des constructions et la prodigieuse imagination des architectes et des décorateurs, elles se ressemblent presque toutes, et la vie y est partout à peu près la même. C’est d’abord l’indispensable casino, précédé de sa terrasse, avec son coloris d’aquarelle, son velarium rayé, ses pavillons, ses mâts à oriflammes, son dôme ou ses coupoles de verre à facettes polychromes. A l’abri du soleil, tout le long des façades des chalets et des hôtels qui ont vue sur la mer, des centaines de fauteuils à bascule pour les oisifs ; au-devant, sur la plage, des rangées de cabines tendues de toiles rouges, bleues, orange, vertes et toute une plantation de parasols multicolores dans le sable. Un campement et une foire. Le nombre, le luxe et la variété des constructions, la rapidité merveilleuse avec laquelle se sont élevées comme par enchantement, sur des terrains hier incultes, des jardins ombragés et fleuris font sans doute le plus grand honneur à l’imagination des artistes et des constructeurs, et à tous les perfectionnemens de l’industrie moderne et du génie civil ; mais cette variété est pour ainsi dire toujours la même ; et rien ne ressemble plus à Trouville que Cabourg, Biarritz, Arcachon, ou toute autre plage élégante et fréquentée de la côte normande ou de la mer du Nord. Partout le même style, ou plutôt le mélange désordonné de tous les styles, tournant au clinquant et luisant à l’œil ; une profusion de tourelles et de pignons d’un moyen âge prétentieux, ou d’une fausse renaissance, des auvens en boiserie avec toitures japonaises entaillées, ou vernies, des vérandas hindoues, des pagodes chinoises, des porches et des fenêtres de tous les dessins, de toutes les époques, de tous les modèles, flanqués de statues, plaqués de faïences luisantes, de briques multicolores et de bas-reliefs ; le tout sentant un peu le décor d’opéra-comique et l’entreprise commerciale ; et, dans tous les casinos, dans tous les halls, sur toutes les terrasses le même monde de caravansérail cosmopolite, les mêmes figures, les mêmes types et les mêmes costumes d’hommes, de femmes et d’enfans, dans les rues les mêmes marchands, les mêmes loueurs.

Tout, jusqu’aux églises, a pris un aspect frivole et de fête ; et les temples de tous les cultes, avec leur luxe tout moderne où rien ne rappelle les grands souvenirs du passé, presque toujours vides de simples et de fervens recueillis, bruyamment envahis, seulement à certains momens, par une foule de baigneurs en toilette sensationnelle, semblent avoir emprunté à la vie élégante de ce monde d’oisifs, d’heureux, de nomades, d’enrichis, — quelquefois même de déclassés, — quelque chose de théâtral, de mondain et de convenu.

Au demeurant, ces magnifiques et rapides créations ont accru dans une proportion inespérée la valeur de tout le pays ; pour Trouville et Deauville en particulier, elles ont été en outre la principale cause du développement sérieux de leur port. On n’a aucune donnée sur ce que pouvait être le mouillage de la Touques dans les temps anciens. Tout ce que l’on sait, c’est qu’au moyen âge la petite rivière débouchait en mer à trois kilomètres environ en amont, et qu’il existait du côté de Deauville une anse profonde de 200 à 300 hectares dans laquelle les bateaux de l’époque pouvaient venir mouiller. Plusieurs vaisseaux de Guillaume de Normandie y ont même séjourné quelque temps avant d’aller rallier dans la baie de la Somme le gros de la flotte qu’on avait armée à Dives. C’est là aussi que, trois cent cinquante ans plus tard, en 1417, vint atterrir la flotte d’Henri V, le quatorzième roi d’Angleterre, à qui la guerre entre les Armagnacs et les Bourguignons rendit possible l’entrée en France et la conquête, presque sans coup férir, d’une partie de la Normandie. Depuis lors et jusqu’au commencement de notre siècle, Trouville et Deauville, presque oubliés, étaient restés d’assez pauvres villages de pêcheurs. Les marais de Deauville s’atterrissaient graduellement par les apports combinés de la rivière et de la mer ; et il ne fallut rien moins que la transformation subite de la plage à peu près déserte, sur laquelle on halait les barques à l’échouage, en station de bain fréquentée, pour éveiller l’attention des pouvoirs publics sur la convenance de rétablir à l’embouchure de la Touques le bon mouillage des temps passés. Les marais ont été complètement desséchés. La rivière qui y divaguait a été redressée ; un chenal régulier lui a été donné, et Trouville est devenu aujourd’hui un des meilleurs ports de la Manche. Il comprend d’abord un grand port d’échouage formé par le lit même de la Touques, d’une longueur de près d’un kilomètre et d’une largeur de 80 à 100 mètres au moment de la pleine mer et de 40 à 50 mètres en basses eaux : c’est le port des pêcheurs. À côté est établi un bassin à flot de 300 mètres de longueur et de 80 mètres de largeur, présentant une superficie de 2 hectares et demi, bordé de quais, couvert de rails et dans lequel les petits caboteurs peuvent venir faire toutes leurs opérations. Le bassin à flot et le port d’échouage se réunissent à l’aval dans un avant-port prolongé en mer par deux jetées en charpente. Ces aménagemens sont très bien conçus et permettent à Trouville d’avoir un mouvement commercial de près de 150 000 tonnes. Il faut y joindre aussi celui de la pêche, qui est toujours très active, et pendant trois mois de l’été le va-et-vient incessant des voyageurs qui s’embarquent pour Rouen et le Havre, suivant l’état de la mer, soit dans le port même ou l’avant-port de Trouville, soit sur la magnifique jetée-promenade enracinée après la plage des bains aux Roches-Noires et qui est l’une des nombreuses attractions séduisantes de ce pays merveilleusement transformé.


VII

Il est impossible d’avoir des données un peu précises sur le régime hydraulique de l’estuaire de la Seine à l’origine de notre ère, à plus forte raison à une date plus reculée. Mais on ne peut cependant mettre en doute que de tout temps l’embouchure n’ait été comme et pratiquée par tous les navires qui faisaient escale le long des côtes de la Manche et de l’Océan, et que le fleuve n’ait été descendu et remonté à une assez grande distance dans l’intérieur de la vieille Celtique, bien avant l’établissement des premières routes régulières qui furent l’œuvre de la domination romaine.

Les documens cartographiques les plus anciens ne remontent guère à plus de cinq siècles et sont aussi incomplets qu’inexacts. Les cartes plus récentes du XVIIIe siècle sont plus intéressantes. Bien que datant presque d’hier, elles donnent à l’estuaire une largeur beaucoup plus grande que celle que nous lui voyons aujourd’hui, et cette largeur se prolongeait fort loin en amont. Des deux côtés du fleuve s’étendaient de vastes marais. L’embouchure était encombrée de bancs de sable extrêmement mobiles qui découvraient à basse mer ; et la navigation, en Seine, suivait deux chenaux sinueux, incertains et variables, longeant les deux rives au Nord et au Sud.

La Seine est certainement celui de tous les fleuves de France qui présente le régime le moins inégal ; et on n’y trouve pas ces extrêmes de grandes crues et de bas étiages, ces allures torrentielles et ces effrayans déluges suivis de sécheresses prolongées qui caractérisent la Loire et le Rhône et sont pour une navigation régulière et continue une cause périodique de chômages et de difficultés, presque une impossibilité absolue. En amont de Paris, depuis Montereau, la profondeur de la Seine est constante et régulière, à peu près 2 mètres, comme sur tout le réseau des voies navigables de la France. Mais depuis quelques années, des travaux d’aménagement et de régularisation très intelligemment conçus et exécutés, ont assuré, dans la traversée de Paris et jusqu’à Rouen, sur près de 250 kilomètres de longueur, un mouillage normal de 3m, 20 ; et, à partir du port de Rouen jusqu’à l’embouchure, sur près de 130 kilomètres, un tirant d’eau moyen de 5m, 90 par les pleines mers de morte-eau, la première permettant aux bateaux un enfoncement de près de 3 mètres, la seconde assurant la remonte et la descente de tous les navires de mer dont le chargement ne dépasse pas 2 500 tonnes. Les conditions de navigabilité entre le Havre et Paris sont donc à peu près parfaites ; et Paris peut à la rigueur se considérer comme un port de mer reculé dans l’intérieur des terres, puisqu’il reçoit régulièrement des navires de 500 tonneaux effectifs ; que des bateaux à vapeur font un service régulier de marchandises avec Londres par la Seine, la Manche et la Tamise ; et qu’on a vu même pendant quelques années un trois-mâts mixte, à voile et à vapeur, charger sur le quai du Louvre des produits manufacturés de toute sorte à destination du Japon.

L’entrée et la sortie de l’estuaire de la Seine présentent cependant toujours quelques incertitudes et nécessitent le secours de pilotes expérimentés. Les embouchures de tous les fleuves sont en effet, le théâtre de transformations incessantes et quelquefois très complexes, dues à la lutte sans relâche du courant fluvial avec les mouvemens divers dont la mer est continuellement agitée. Le plus petit torrent comme le plus grand fleuve tend toujours à remblayer son embouchure. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, il y apporte les débris des terrains meubles qu’il a traversés : et ces débris, au bout d’un temps relativement assez court, se chiffrent par millions de mètres cubes. La plus grande partie de ces matières ainsi charriées se perd sans doute dans les abîmes de l’Océan, est entraînée par les courans et dispersée par le mouvement alternatif des marées ; mais il en reste toujours une certaine quantité qui se dépose sous forme de bancs mobiles et changeans et doit forcément, à la suite des siècles, modifier d’une manière sensible les passes, les mouillages et les profondeurs. Le mieux donc est de laisser l’embouchure quand on le peut ; et la solution presque toujours adoptée consiste à ouvrir un bras artificiel, à creuser un canal latéral au fleuve à l’abri de tous les atterrissemens, et protégé à l’amont et à l’aval par des sas écluses.

Tel a été l’objectif du fameux canal du Havre à Tancarville, dont la construction a donné lieu à tant de polémiques, et qui a été définitivement ouvert à la navigation en 1887. L’idée de faciliter les communications par batellerie entre le grand port de la Manche et toute la vallée de la Seine et l’avantage d’éviter à tout le matériel de la navigation intérieure les dangers et les sujétions que présente presque toujours l’estuaire d’un grand fleuve qui débouche dans une mer à marées, remonte à plus d’un siècle. En 1785, l’ingénieur Lamblardie avait déjà proposé d’établir un canal entre le Havre et Villequier. En 1826, l’amiral Bérigny voulait relier le Havre à la Seine près de Ganville, un peu au-dessus de Caudebec. En 1827, l’illustre Fresnel demandait qu’on fît remonter le canal encore plus haut, et qu’il eût son point de départ près de Duclair, à une trentaine de kilomètres à peine de la banlieue de Paris.

La Seine est aujourd’hui régulièrement endiguée jusqu’à l’embouchure de la Risle, près de Berville, sur la rive gauche, en face de la pointe du Hode, sur la rive droite. Il a donc suffi d’établir le commencement de la dérivation un peu en amont du point où se terminent les digues ; et c’est le Nais de Tancarville qui a été choisi pour le point de soudure entre le fleuve et le canal. On conçoit sans peine que l’établissement de cette voie artificielle, qui pouvait changer au profit du Havre le contact entre la batellerie fluviale et les navires de mer, ait soulevé de la part de Rouen de très vives objections. On se demandait avec inquiétude, en effet, si les bateaux de mer ne s’arrêteraient pas presque tous au Havre, n’abandonneraient pas définitivement la remonte de la Seine, et si le grand port intérieur de la Normandie, un peu délaissé, ne serait plus qu’un port exclusivement alimenté par la navigation fluviale et ne subirait pas une sorte de déclassement. Ces craintes ne se sont heureusement pas réalisées.


VIII

Tout le monde sait qu’à l’époque des grandes marées, et surtout à l’époque des équinoxes, la Seine maritime, depuis son embouchure jusqu’à une vingtaine de kilomètres en aval de Rouen, est balayée par une puissante vague remontante qu’on appelle la « barre » ou le « mascaret, » et qu’on a longtemps considéré cette invasion subite de la mer comme une grande gêne et même comme un danger redoutable pour la navigation. Le mascaret n’est pas d’ailleurs un phénomène particulier à la Seine ; et on peut l’observer sur presque tous les fleuves dont l’embouchure est soumise aux fluctuations de la marée. C’est une lutte entre le flot de l’Océan, qui monte, et le courant du fleuve, qui descend. A l’époque des grandes marées, si la mer est houleuse et si le vent souffle en tempête du côté du large, le choc des deux courans produit une intumescence qui prend la forme d’une série de rouleaux écumeux. Ces rouleaux atteignent quelquefois deux et trois mètres de hauteur et remontent le fleuve avec une vitesse effrayante, que l’on peut évaluer de sept à huit mètres par seconde[8]. Ils sont légèrement infléchis au centre, sous la pression du courant fluvial ; ils s’avancent en tournant sur eux-mêmes comme des serpens gigantesques, présentent la forme de croissans dont les cornes déferlent avec fracas, se brisent en fusées étincelantes contre les berges, et sont en quelque sorte l’avant-garde de la grande nappe de marée. L’ascension de la mer suit, en effet, presque immédiatement le mascaret. Cette barre mobile n’est pas une simple ondulation qui passe, mais un premier flot avertisseur qui précède le grand flot marin et en est pour ainsi dire la tête. Des bateaux mal aménagés, non pontés, d’un faible tonnage, surpris par un mascaret violent, ont souvent éprouvé de sérieuses avaries, ont pu même sombrer presque sur place ; et le fond de la Seine est tapissé en maints endroits de leurs épaves. Mais les mouvemens de la navigation peuvent cependant s’accommoder assez bien de ce raz de marée qu’on peut toujours prévoir, dont on connaît exactement l’heure d’arrivée et la force de propulsion, et dont il est en somme toujours assez facile de se garer.

Tous les bateliers, en effet, savent qu’il est possible de naviguer sans aucune chance d’accident et sans imprévu entre Rouen et Tancarville à toutes les marées. Cela tient à une particularité curieuse du régime maritime et fluvial de la Seine, assez mal expliquée d’ailleurs, comme tout ce qui se rapporte au phénomène du mascaret, lequel renferme encore, au dire des ingénieurs, bien des inconnues difficiles à dégager[9]. A peu près à mi-distance entre Rouen et Tancarville, à l’entrée de la grande boucle occupée par la forêt du Trait, à l’extrémité Sud de laquelle on peut admirer les magnifiques ruines enguirlandées de lierres de l’abbaye de Jumièges, le mascaret ne se fait jamais sentir, et la Seine conserve toujours son régime normal. Au moment de la mer montante, même pendant les plus grandes marées, le courant se renverse sans la moindre intumescence, sans la plus petite ride. Les bateaux les moins solides, les canots les plus légers n’y courent aucun danger ; le mur liquide de la barre s’affaisse complètement et ne se redresse qu’un peu en amont pour disparaître définitivement près de Duclair, le premier port en Seine que l’on rencontre à 25 kilomètres environ en aval de Rouen. Le mouillage du Trait est donc un lieu de stationnement parfait qui permet à tous les navires de laisser passer la barre en tout repos.

Le danger de la navigation sur la Seine maritime pour les bateaux de rivière était l’une des principales objections que l’on avait opposées à l’exécution du canal de Tancarville. L’expérience a démontré qu’elle n’était nullement fondée. On a suivi avec le plus grand soin, dans une période de quatre années depuis l’ouverture du canal, de 1887 à 1890, la marche de ces bateaux. Plus de 4 000 sont descendus de Rouen au Havre. Aucun n’a éprouvé le moindre accident[10]. Le mascaret ne peut donc plus être considéré comme un obstacle à la navigation fluviale, encore moins comme un danger sérieux ; ce n’est tout au plus qu’une gêne passagère. C’est surtout un curieux phénomène et un spectacle qui attire toutes les années des caravanes de touristes sur les quais de Caudebec et de Quillebeuf, où il est particulièrement intéressant à observer.


IX

Malgré la distance de près de 130 kilomètres qui le sépare de l’embouchure de la Seine, malgré les sinuosités du fleuve qui serpente en dessinant trois courbes grandioses d’une grâce symétrique et d’une harmonie parfaites, Rouen peut être considéré comme un véritable port de mer, tout comme Nantes et Bordeaux, avec lesquels il présente de nombreux points de ressemblance. Son double port, qui s’étend sur plus de 2 kilomètres de développement entre l’ancienne ville, riche de souvenirs et d’incomparables monumens, et le grand faubourg industriel de Saint-Sever, immense agglomération d’usines et de manufactures en pleine prospérité, est le premier d’une sérieuse importance que l’on trouve en remontant la Seine ; Rouen est ainsi placé dans une situation véritablement exceptionnelle, au point de contact de la navigation fluviale et de la navigation maritime, dans une des plus belles, des plus riches et des plus commerçantes vallées de la France, et possède en outre le précieux avantage d’avoir deux ports distincts, l’un sur le fleuve le plus régulier, le mieux aménagé et le plus fréquenté de tout notre territoire, l’autre qui lui fait immédiatement suite, parfaitement accessible aux navires de mer.

C’était, avant la conquête, le chef-lieu, la civitas de la peuplade gauloise des Véliocasses, l’une des quinze du Belgium et des soixante de la Gaule Chevelue, dont le nom un peu incertain de Ratama ou Ratiomacos, a été latinisé et est devenu Rotomagus. Les Romains y établirent assez tard une garnison et un préfet militaire ; ils l’entourèrent de murailles, et la ville ainsi fermée occupait à peu près l’emplacement du quartier des Carmes. Rien que les géographes classiques ne fassent pas mention de son port, on ne saurait douter un seul instant de sa fréquentation. A l’époque où il n’existait pour ainsi dire pas de routes régulières, et où les cours d’eau étaient presque les seules voies de communication, — les seules surtout que l’on pût pratiquer avec quelque sécurité pour les échanges, — le fait seul de se trouver placé à l’aval du confluent de toutes les rivières tributaires d’un grand fleuve, dont l’accès par la mer était toujours possible et même facile, était à lui seul une cause déterminante pour l’établissement d’un centre d’opérations commerciales. Le flot de marée soutient, en effet, jusqu’à Rouen le courant fluvial et peut y faire remonter la plupart des navires de mer. C’était donc le point de contact tout indiqué entre les produits d’une grande partie de la Gaule et ceux de l’extérieur, de l’île de Bretagne notamment et des pays du Nord. Depuis plus de vingt siècles, il a conservé ce caractère, et le développement industriel et manufacturier du pays en a fait un de nos ports de commerce les plus importans[11].

Il y a quelques années à peine, les caboteurs de 3 mètres à 3m,50 de tirant d’eau pouvaient seuls remonter le fleuve jusqu’à Rouen. Aujourd’hui, des navires d’un mouillage de 5m,50 à 6 mètres, portant de 1 700 à 2 000 tonneaux effectifs, y viennent d’une manière régulière, et, par certaines marées, le port est même accessible à des bateaux calant 7 mètres en pleine charge. En tout temps, à toute époque de l’année, il est facile à un bateau à vapeur de venir de la mer à Rouen au cours d’une seule marée et de redescendre à la mer sans arrêt pendant la morte-eau. Les travaux d’endiguement de la Seine ont aplani les quelques seuils qui arrêtaient quelquefois les navires pendant les basses marées. Rouen est donc aujourd’hui définitivement en communication régulière et permanente avec la mer ; il est relié par des services de bateaux à vapeur avec Bordeaux, l’Espagne, l’Algérie, l’Angleterre, l’Amérique ; et, malgré la rapide éclosion et la rivalité toujours en éveil du Havre, qui garde jalousement l’embouchure du grand fleuve, malgré l’ouverture du canal de Tancarville, qui permet aux chalands de rivière de descendre sans rompre charge de Paris jusqu’aux magnifiques bassins à flot qui ont remplacé l’ancienne plaine marécageuse de l’Heure, Rouen est resté et restera toujours un port de premier ordre, et son activité croissante ne semble pas devoir jamais décliner.

Les deux ponts qui traversent la Seine et établissent les communications entre Rouen et Saint-Sever séparent naturellement le port maritime et le port fluvial[12]. Ce dernier a près de 12 hectares de superficie et de 15 000 mètres de quais. Le port maritime a 16 hectares de plan d’eau, plus de 2 kilomètres de quais très bien aménagés, et pourra même être considérablement étendu et prolongé à l’aval, au fur et à mesure que les besoins l’exigeront. Toutes les dispositions sont prévues à cet effet pour l’avenir.

Le mouvement commercial est d’ailleurs en progression marquée depuis plus de vingt ans ; il atteint aujourd’hui plus de 3 millions de tonnes en comptant en bloc tout ce qui est manutentionné, importé, expédié ou transbordé par l’ensemble des deux ports en amont et en aval des deux ponts qui marquent la séparation de la Seine maritime et de la Seine fluviale. Plus de 1 400 000 tonnes correspondent au mouvement fluvial et sont réparties sur plus de 7 000 gabares, péniches ou chalands, circulant de Paris au Havre. Près de 2 000 000 représentent le mouvement maritime et sont importées ou exportées par les navires de mer. Si Rouen peut avoir eu quelques inquiétudes de la fortune rapide du Havre, comme Nantes de celle de Saint-Nazaire, comme Bordeaux de la création de Pauillac, les inquiétudes doivent être aujourd’hui dissipées[13].


IX

Duclair, Caudebec et Quillebeuf sont les seules escales d’une certaine importance de la navigation sur la Seine maritime entre Rouen et le Havre, les deux premières sur la rive droite, la troisième sur un cap avancé de la rive gauche qui avait autrefois une importance stratégique particulière.

Nous avons déjà dit que c’est précisément à Duclair que la Seine, avant les derniers travaux d’endiguement qui l’ont régularisée et disciplinée jusqu’au confluent de la Riscle, perdait ses allures de fleuve et prenait un aspect véritablement maritime. Près de 400 mètres de quai permettent à Duclair de desservir les groupes industriels voisins, et le mouvement local y dépasse 10 000 tonnes. Mais le principal avantage de cette escale, c’est que le mascaret ne s’y fait nullement sentir, et on attribue cet avantage à la profondeur et à la régularité du lit. L’arrivée du flot n’y produit aucune ondulation notable ; le chenal présente un fond de 11 mètres, même aux plus basses marées de morte-eau, et la tenue des ancres y est excellente pour tous les navires.

Caudebec et Quillebeuf sont au contraire dans la région même du mascaret ; mais les digues de la Seine, en augmentant les profondeurs, ont fait à peu près disparaître tout danger. Caudebec est une petite ville industrielle et manufacturière dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Jadis fortifiée, elle a été tour à tour prise et reprise par les Anglais et a joué un rôle important dans toutes les guerres de religion. Les usines de la vallée de Sainte-Gertrude, que Caudebec dessert, voiturent sur ses quais une grande partie de leurs produits manufacturés. Le mouvement commercial, — plus de 20 000 tonnes, — est toujours en progression. Le port est en outre très fréquent ; par les caboteurs, qui y apportent surtout des charbons anglais pour toutes les fabriques des environs. A l’exportation, comme sur toutes les côtes normandes, des produits agricoles et des bestiaux.

Un dernier coude de la Seine conduit à Quillebeuf. C’était autrefois ce cap aigu qui faisait à peu près vis-à-vis au Nais de Tancarville, situé en face sur la rive droite, et était précédé à 8 kilomètres environ par un autre promontoire, — le cap de la Roque, — dont la saillie, beaucoup plus abrupte encore, pouvait être considérée comme le musoir Sud de la Seine, la véritable limite du fleuve proprement dit et le commencement de l’estuaire maritime.

Entre les pointes avancées de Quillebeuf et de la Roque, une large échancrure a longtemps permis l’entrée alternative des eaux du fleuve et de la mer et formait un grand golfe demi-circulaire de près de 6 000 hectares. Ce golfe a été depuis peu comblé par les alluvions ; mais on en distingue toujours le contour, très nettement limité par une rangée de collines d’une centaine de mètres de hauteur aux versans boisés et aux pentes rapides, qui constituent les falaises du plateau du Roumois. La plaine basse et humide a même conservé un nom qui rappelle l’ancien état des lieux : c’est le marais Vernier. Comme presque partout en France, lorsqu’il s’agissait autrefois de questions de desséchemens, on a eu recours aux Hollandais, qui étaient avec raison considérés, il y a trois siècles, comme les premiers « endigueurs » du monde. Ce fut Henri IV qui les appela. A la suite d’une ordonnance du 15 novembre 1599, ils isolèrent d’abord la partie la plus rapprochée des collines par une digue qui existe encore et a conservé leur nom : « la digue des Hollandais. » La partie la plus profonde, la « Grand-Mar, » est restée toujours à l’état d’étang, mais elle communique avec la Seine par le petit canal d’assainissement de Saint-Aubin. Une seconde digue a été construite plus de deux siècles et demi après, en 1853, en avant de celle des Hollandais et a encore conquis près d’un millier d’hectares. Les travaux tout récens de la navigation de la Basse-Seine ont enfin englobé une nouvelle surface de 2 500 hectares ; et l’ensemble du territoire, désormais rattaché à la terre et définitivement séparé du fleuve et de la mer, présente aujourd’hui une superficie de près de 6 000 hectares, dont plus des deux tiers sont en plein rapport. Nulle part la nature du sol et le climat ne sont plus favorables à une transformation agricole et ne présentent de meilleures conditions pour produire de l’herbe et des pâturages. Autour de la Grand-Mar seulement, le sol est resté marécageux ; mais des canaux d’assainissement ont découpé l’ancien cloaque et l’ont aménagé comme les polders de la Hollande ou les wateringues du Nord de la France. De magnifiques jardins maraîchers y donnent à profusion des primeurs renommées dont on exporte une partie en Angleterre. La plaine est partout verdoyante. Des milliers de bœufs s’engraissent à la place même où les navires échouaient, il y a deux cents ans à peine, dans les passes du fleuve aujourd’hui définitivement discipliné, et peuvent quelquefois déterrer à coups de pieds ou de cornes des épaves enfouies sous les alluvions récentes qui recouvrent d’anciennes pêcheries.

Quillebeuf est une des premières villes de Normandie qui reconnurent l’autorité d’Henri IV ; et le roi, dans un élan de reconnaissance, lui donna même le nom d’Henricarville, qui disparut d’ailleurs avec lui. La pointe rocheuse au pied de laquelle il était bâti se projetait isolée en mer au milieu des sables de la baie. La ville et le rocher étaient entourés de remparts. Le chenal navigable de la Seine suivait le pied de la falaise et la contournait ; mais il était sinueux, variable, balayé par tous les courans, par le mascaret, par les coups denier, et presque toujours dangereux. Tout navire échoué sur les bancs très mobiles qui encombrent ce chenal était en perdition, et les épaves des vaisseaux naufragés formaient en outre de nombreux écueils. Cette situation donnait même à Quillebeuf une importance stratégique et nautique de premier ordre. Le rocher fortifié qui domine la ville était en quelque sorte le bastion avancé de la Basse-Seine, et on le considérait un peu comme le bouclier protecteur de Rouen. Les marins de Caudebec tenaient réellement la clef du fleuve comme ceux de Saint-Nazaire tenaient celle de la Loire et étaient les pilotes nés de l’embouchure.

Pendant la guerre de la Fronde, l’alliance anglo-calviniste qui existait à peu près partout sur nos côtes de l’Ouest essaya même de la livrer à Cromwell ; et, trente ans plus tard, un complot célèbre, organisé ; par des agens du prince d’Orange et auquel on a donné le nom du chevalier de Rohan qui en était un des principaux chefs, faillit le faire passer aux mains des Hollandais. Quillebeuf fut alors démantelé et disparut désormais de l’histoire. Mais, tant que les digues de la Basse-Seine n’eurent pas canalisé le fleuve et reporté l’embouchure au confluent de la Riscle, les eaux poissonneuses qui baignaient ses vieilles murailles lui conservaient une importance considérable comme port de pêche. Des bandes de marsouins venaient alors au pied de la falaise, remontaient même la Seine ; et l’on sait que, le marsouin étant le plus vorace des poissons, sa présence est l’indice de la richesse des eaux. Aujourd’hui, l’agriculture a gagné ce que la pêche a perdu ; et les pêcheries, qui alimentaient si abondamment les opulentes abbayes de Saint-Vandrille et de Jumièges, se sont peu à peu transformées en prairies. L’ancienne rade, dans laquelle, au cours d’une seule année, mouillaient en relâche et s’amarraient quelquefois plus de 2000 bateaux pour attendre la marée montante, est presque complètement abandonnée. Depuis les travaux d’endiguement de la Basse-Seine, Quillebeuf n’est plus qu’un havre d’attente en rivière, le long du quai maçonné de près de 500 mètres suivi d’un quai en charpente de 300 mètres, tous deux munis de cales d’accostage presque toujours disponibles. La mer, qui venait battre ses murs, en est éloignée aujourd’hui de près de 15 kilomètres ; et, n’était l’embarquement de quelques produits agricoles et l’arrivée d’un peu de charbon de terre destiné aux remorques, le mouvement du port serait à peu près insignifiant.


X

En face de Quillebeuf, sur la rive droite, s’ouvre la vallée du Bolbec. Le Bolbec n’est plus aujourd’hui qu’un très modeste affluent de la Seine. C’était autrefois un cours d’eau très important, qui débouchait dans un véritable golfe 1res largement ouvert ; et Lillebonne, encore traversé par le petit ruisseau qui fut une véritable rivière et qui est séparé du grand fleuve par une plaine d’alluvions récentes de près de 6 kilomètres, était jadis un sérieux port de mer, et très probablement l’un des plus importans de la côte occidentale de la Gaule.

« Il y a, écrivait Strabon, au premier siècle de notre ère, quatre lieux d’embarquement usités pour passer du continent en Bretagne ; ils sont aux embouchures du Rhin, de la Seine, de la Loire et de la Garonne. » Il ne pouvait être question du Havre à l’époque romaine. La plaine de l’Heure ou de Leure, dont le nom dérive peut-être d’ora (rivage, bouche, embouchure) et où s’étalent somptueusement aujourd’hui les docks et les bassins de notre premier port sur l’Océan, n’était alors qu’un immense marécage insalubre et presque désert, à l’Est duquel débouchait la rivière de la Lézarde, qui formait, comme le Bolbec, un petit golfe maritime.

Lillebonne n’est plus aujourd’hui qu’une très petite ville adossée d’une manière charmante à un coteau boisé qui domine silencieusement une assez riche campagne ; c’était autrefois la capitale de l’ancienne tribu gauloise qu’on appelait les Calètes et qui occupait tout le pays de Caux, dont le nom semble bien rappeler un peu celui de la peuplade primitive. Ce fut un des centres de résistance qui donnèrent le plus de mal à César. Le général romain fut presque obligé de la détruire pour la prendre, mais se hâta de la rebâtir plus belle et plus puissante, en fit une des principales places fortes de la Gaule conquise, et voulut même lui servir en quelque sorte de parrain. Le nom primitif de la ville devait se terminer par le suffixe celtique bona. César le fit précéder du sien Iulius et elle devint Iuliobona ; c’est ainsi qu’elle est désignée sur l’itinéraire officiel de l’Empire. Il n’est resté aucune ruine, aucune trace de la ville gauloise complètement transformée par les légions et les colons. La ville romaine, au contraire, nous a laissé d’assez précieux souvenirs ; et, dans les alluvions récentes qui entourent la ville moderne, on a mis au jour de nombreux bas-reliefs, des mosaïques, des médailles, des fragmens de statues en marbre et en bronze, des armes, des objets usuels de toute nature ; on a même exhumé, au-dessous des prairies qui déploient leur manteau de verdure sur tout le golfe atterri, quelques amorces des substructions d’un théâtre antique dont le grand axe avait 150 mètres de longueur, ce qui constitue un document très intéressant et donnant à lui seul la mesure de l’importance de la cité disparue.

Le port n’était pas vraisemblablement à Lillebonne même, mais à près de 1200 mètres au-dessous, du côté de Mesnil ; et des fouilles intelligentes dans la vallée du Bolbec permettraient peut-être de retrouver l’ancienne darse des galères. Comme Ostie, comme Ravenne, comme Fréjus, il s’est peu à peu envasé et a fini par disparaître complètement sous les alluvions. Les digues de la Seine ont complété l’œuvre patiente d’atterrissement de la nature. Le bassin des premiers siècles est devenu une plaine cultivée. On a retrouvé aussi quelques vestiges de la route qui traversait autrefois tout le pays des Calètes du Nord au Sud et mettait Iuliobona en communication avec Fécamp, l’ancien Fiscamnum des Romains, dont le port paraît aussi avoir été fréquenté de toute antiquité. Mais une autre voie de communication bien autrement importante passait à Iuliobona et lui donnait une valeur stratégique et commerciale de premier ordre. Cette voie la reliait du côté de l’Est, c’est-à-dire vers la mer, à l’extrémité de la rive droite de la Seine, remontait ensuite toute la vallée du fleuve du côté de l’Ouest et en desservait toutes les escales. Cette route magistrale, dont le tracé primitif date très certainement des premiers âges de la civilisation, a été ensuite remaniée et transformée par les Romains, qui en ont fait une de leurs principales voies militaires. Elle partait du centre même de la Gaule, de Troyes en Champagne, l’ancienne Augustobona Tricassium, le chef-lieu du pays des Tricassi, allait de là rejoindre à Montereau, Condate, le continent de la Seine et de l’Yonne ; de Montereau, elle gagnait Melun, Mecleto, puis Lutèce, Luticia ou Lutetia, la capitale primitive des Parisii, qui devait prendre leur nom et s’appeler Paris, passait près de Mantes, à Petromantalum, que l’on peut identifier avec Magny, petit village aujourd’hui baigné par l’Epte, affluent de la Seine, puis franchissait un autre affluent du grand fleuve, l’Andelle, à Romilly, Ritumago, s’en rapprochait ensuite et en suivait à peu près la rive droite, traversait la grande capitale des Véliocasses, Rouen, Rotomago, Caudebec, Loïum, Lillebonne, Iuliobona, et se terminait enfin à l’extrémité de la Seine, en face de l’Océan à Harfleur, Caracoticum.

Comme port d’embarquement sur la Seine, Lillebonne a tenu aussi une place considérable pendant toute la durée du moyen âge. Les annales de l’Eglise ont conservé le souvenir de deux conciles qui y ont été tenus en 1060 et 1080 : et c’est dans le château fort, dont les ruines crénelées et enguirlandées de lierres ronronnent encore l’ancienne place de guerre, que Guillaume le Bâtard convoqua une partie de la noblesse de Normandie et l’entraîna à sa suite dans l’expédition qui devait amener la conquête de l’Angleterre.

La petite ville, à la fois maritime et fluviale, qui fut l’une des stations principales de la flotte romaine sur les côtes de la Manche, n’est plus aujourd’hui qu’un paisible chef-lieu de canton, qui cependant possède toujours une certaine activité industrielle et agricole ; mais son rôle politique, militaire et maritime est terminé, et, de toutes ses grandeurs passées, il ne lui reste que des débris très clairsemés et des souvenirs lointains qui s’effacent de plus en plus. Les vases de la Seine se sont lentement déposées dans le golfe de Bolbec pendant tout le moyen âge ; et dès le XIIe siècle, l’ancienne Iuliobona était complètement abandonnée par la navigation.

A 25 kilomètres à peine au-dessous et sur la même rive droite de la Seine, la baie de la Lézarde devait naturellement recueillir l’héritage de Lillebonne et fut à son tour pendant quelque temps le « port souverain » de la Normandie. C’est là que se trouvait, aux premiers siècles de notre ère, la dernière station de la route de terre dont nous venons de donner les principales étapes et de la grande voie fluviale qui conduisait à la mer. On l’appelait Caracoticum : elle est devenue Harfleur[14]. L’atterrage de Caracoticum a dû être aussi très fréquenté de tout temps, et dès l’époque romaine devait constituer une sorte de succursale et d’avant-rade de Iuliobona, à laquelle il s’est pour ainsi dire substitué. Il est même permis de croire avec quelques archéologues que la station romaine, dont le nom a une physionomie celtique assez prononcée, a été précédée par une ville gauloise ; et on peut regarder comme très vraisemblable que le petit golfe navigable de la Lézarde, situé presque à l’embouchure du grand fleuve et donnant un libre accès à une vallée très fertile, dut être un des premiers lieux habités du pays des Calètes. C’était, nous l’avons vu, le point terminus de la grande route militaire de Paris à Rouen et à la mer. Des tronçons de cette ancienne voie impériale ont été retrouvés eu maints endroits de la côte voisine et ont naturellement gardé le nom de « chaussée de César. » La ville dut être de très bonne heure entourée de remparts, et l’ancienne porte de l’enceinte du moyen âge qu’on appelait Caltinaut semble bien avoir conservé quelque peu le nom des Calètes. On ne sait d’ailleurs rien ou presque rien d’historique sur le passé de Caracoticum ; mais, du XIIe au XVe siècle, le port jouissait d’une réelle prospérité, et la ville était même une place de guerre et de commerce fort importante. « La ville d’Araflor (Harfleur), dit une vieille chronique de la fin du XIVe siècle, est fort belle et possède un bon port de haute mer. Les navires y entrent par l’embouchure d’une rivière qui la traverse, et la mer en enveloppe la moitié ; l’autre moitié est couverte par une bonne muraille flanquée de fortes tours et par un fossé à escarpes maçonnées et rempli d’eau. Les portes sont doubles, précédées de ponts-levis, et chacune est placée entre deux tours. Cette ville est toujours approvisionnée ; elle fait un riche commerce et fabrique de très beaux draps. Paris se trouve à cinquante lieues plus haut, et les barques vont et viennent entre les deux villes[15]. »

Le port comprenait alors deux bassins : le premier, extérieur, sous les murs de la ville, spécialement destiné aux navires de guerre et qu’on appelait le « clos aux galères ; » l’autre, presque exclusivement affecté aux barques de commerce et aux nefs chargées de marchandises, qui pénétrait à l’intérieur de la ville et n’était autre chose que la rivière de la Lézarde elle-même, convenablement élargie. Le commerce y était très florissant. On y importait des vins, des huiles de poisson, des épices, du poisson salé, des étoiles, des cuirs, des métaux ; on exportait surtout des fourrages, des céréales, des fruits ; et on entretenait des relations assez actives avec l’Espagne, le Portugal, la Bretagne, la Hollande, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande.

Pris deux fois par les Anglais, Harfleur fut définitivement réuni à la couronne en 1450 ; mais, à partir de sa délivrance, il trouva dans la puissance d’envasement de la Seine un ennemi plus redoutable que l’étranger ; et, trois siècles après, il était complètement atterri. « Le port, peut-on lire dans un document militaire de la fin du XVIIIe siècle, n’est plus qu’une prairie traversée par la Lézarde, et l’on y distingue encore tous les fondemens de l’enceinte. La ville, qui fut autrefois l’arsenal de la marine et la clef du royaume, ne présente plus qu’un bassin comblé où paissent des troupeaux, des maisons chancelantes, des maisons foudroyées et des ruines. »

Les atterrissemens de la Seine, d’une part, de l’autre, l’envahissement progressif des galets, arrachés aux falaises de la côte et qui pénètrent dans l’estuaire du fleuve à toutes les grandes marées, ont à peu près comblé la petite baie de l’Eure dans laquelle débouchait la Lézarde. Ces dépôts ont d’abord déterminé la formation d’un long banc sous-marin. Ce seuil a peu à peu émergé ; c’est la pointe du Hoc, qui se recourbe en bec d’ancre. Derrière cette digue naturelle, les eaux tranquilles ont déposé la vase et la marne qu’elles tenaient en suspension. La perte de l’atterrage d’Harfleur a été en définitive la conséquence fatale de la formation de la plaine de l’Eure. La Lézarde, qui débouchait dans un golfe, traverse aujourd’hui une plaine colmatée en s’y frayant un lit sinueux. Une médiocre écluse de chasse y entretient encore de temps à autre une certaine profondeur ; mais le port a perdu presque toute son importance et se réduit à un modeste quai de 250 mètres à peine. Malgré le petit canal creusé par Vauban pour le relier au Havre et le voisinage de Tancarville, le port d’Harfleur est désormais déchu. La pêche seule y est toujours assez active. Quelques bateaux anglais y viennent aussi de temps à autre décharger un peu de charbon, pour retourner ensuite presque toujours sur lest ; et il a conservé encore quelques relations avec Honfleur et même avec Dunkerque ; mais le mouvement commercial ne dépasse guère 6 000 tonnes. Harfleur a été peu à peu complètement abandonné, et pour les mêmes raisons que Lillebonne. Le Havre, qui est à leurs portes, a tout absorbé[16].


CHARLES  LENTHERIC.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. J. Girard, les Rivages de la France, 1895.
  3. Voyez la Revue du 15 juillet. p. 431.
  4. Bouniceau, Étude historique sur le port de Port-en-Bessin, 1843.
  5. Simon, Description du bassin hydrographe de l’Aure, des Fosses de Soucy, de la vallée de Port-en-Bessin. Mémoires de la Société d’Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres de Bayeux, 1842.
  6. Auge, en latin Algia, du Celte Augia, pâturage près d’une rivière, — ou d’al, aval, pomme, et de guez, arbre, à cause de ses nombreux pommiers.
  7. Cachin, Mémoire sur la navigation de l’Orne Inférieure, an VII ; — l’abbé Huet, Origines de Caen, 1702 ; — Lange, Mémoire sur le port de Caen, 1818.
  8. Partiot, Mémoire sur le Mascaret. Annales des Ponts et Chaussées, 1880.
  9. Lavoinne, la Seine maritime et son estuaire.
  10. Maurice Widmer, Notice sur le canal du Havre à Tancarville. Annales des Ponts et Chaussées, 1892.
  11. L’abbé Cochet, Normandie historique et archéologique, 1872.
  12. H. Frère, Les ponts de Rouen. Historique, 1835.
  13. Voyez Chéruel, Histoire de Rouen, 1840 : Licquet, Histoire de Rouen, 1870 ; De Cessart, Travaux du port de Rouen, 1806. — Cf. les Comptes rendus annuels des travaux de la Chambre de Commerce de Rouen ; E. Lavoinne, les Ports du Havre, de Rouen et d’Honfleur. — Encyclopédie des Travaux publics.
  14. L’abbé Cochet", La Seine Inférieure historique et archéologique. Paris, 1866.
  15. 1405, Cronica de Don Pedro Nino, conde de Buelna. Réimpr. Madrid, 1782.
  16. Cf. Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XIX, et Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XII, XIV, XVI et XXIV.