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Côtes et Ports français du Pas de Calais/02

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Côtes et Ports français du Pas de Calais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 185-211).
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CÔTES ET PORTS FRANÇAIS
DU PAS-DE-CALAIS

II[1]
BOULOGNE ANCIEN ET MODERNE


I

Quelques dunes encore, les plus hautes même de France, après avoir dépassé l’embouchure de la Canche. La côte est directement orientée vers le Nord jusqu’au promontoire rocheux de Gris-Ness, qu’on appelle plus ordinairement le cap Gris-Nez, et dont le nom est une altération manifeste de Groig-Ness, cap de rochers. Elle se retourne alors brusquement vers l’Est, dans la direction de Calais, de Dunkerque et de la Belgique. Le littoral sablonneux, coupé de fondrières et de petits cours d’eau sans importance, ne se prolonge pas à plus de 10 kilomètres au Nord d’Etaples et s’arrête aux premières pentes des collines jurassiques du Boulonnais La falaise calcaire re parait alors, et les contreforts mamelonnés du massif qui plongent à pic dans la mer rappellent un peu les escarpemens de la côte normande. Cette blanche falaise présente un assez grand nombre de promontoires de hauteur très variable depuis le cap d’Alpreck, dont la saillie rocheuse forme un éperon au Sud du mauvais petit mouillage du Portel et qui commande l’entrée de Boulogne, jusqu’au modeste havre de Sangatte, presque abandonné aujourd’hui, où les sables et les dunes recommencent à apparaître ainsi que semble l’indiquer son nom — sawl, sable, gate, porte — et s’étendent indéfiniment sur l’interminable littoral flamand et néerlandais baigné par les eaux presque toujours grises et troubles de la mer du Nord.

Le développement de la côte rocheuse, depuis le Portel jusqu’à Sangatte, est de 35 kilomètres environ. Mais la muraille n’est pas continue ; elle est fractionnée par une série d’échancrures analogues aux valleuses qui découpent le pays de Caux. L’une d’elles a même l’importance d’une grande vallée ; c’est celle au fond de laquelle coule la Liane, qui serpente sur une longueur d’une vingtaine de kilomètres et dont l’estuaire, autrefois beaucoup plus large et plus ouvert qu’aujourd’hui, a été peut-être le plus ancien port de la Gaule et bien certainement celui qui y a joué le premier rôle, comme port de guerre et d’armement, à l’époque de la conquête et dans les premiers siècles de l’empire. D’autres ne sont que de simples couloirs ; tels le Vimereux, le Slack et le modeste ruisseau d’Andreselles, qu’on appelle quelquefois la rivière d’Herven. Très probablement, leurs embouchures ont été autrefois de petits havres assez fréquentés et des auxiliaires précieux, en quelque sorte des annexes du port principal, qui occupait sur une assez grande longueur les berges de la Liane maritime ; elles sont à peu près délaissées aujourd’hui, presque comblées par les sables et ne paraissent plus avoir, au point de vue maritime, le moindre avenir.

La particularité remarquable de cette falaise, distante d’une trentaine de kilomètres environ de celle qui lui fait face sur la côte de la Grande-Bretagne, c’est de présenter exactement la même série de couches géologiques qui se succèdent suivant le même ordonnancement. Les assises de craie, d’argile, de marne, de silex se correspondent des deux côtés du détroit avec une exactitude parfaite. Ce sont les mêmes tranches, les mêmes ondulations, les mêmes fossiles, les mêmes couleurs. Les deux murailles qui se dressent vis-à-vis l’une de l’autre semblent se refléter à travers le bras de mer qui les sépare, et qu’on a si bien nommé le « pas » parce qu’il est très facile de l’enjamber. Ce « pas » qui n’a qu’une profondeur d’une cinquantaine de mètres est visiblement une coupure tellement récente qu’on la dirait presque faite d’hier par la main de l’homme.

Il est sans doute difficile de préciser l’époque à laquelle l’isthme a été rompu, de dire quelle a été ou quelles ont été les causes de cette rupture. Il est possible que l’action mécanique des vagues et des courans, — le choc des unes et le frottement des autres, — agissant pendant la longue durée des siècles, ait usé peu à peu la falaise, la minant par le pied, déterminant ainsi une série d’écroulemens qui ont diminué tous les jours son épaisseur et sa résistance. L’isthme primitif aurait fini par se réduire à une frêle barrière de roches tendres et désagrégées ; et, après une succession de tempêtes et de marées formidables, comme on en voit souvent plusieurs par siècle, cette barrière ébranlée et disloquée aurait été tout à fait renversée et traversée par les vagues, et la communication brusquement et définitivement établie entre les eaux de la Manche et celles de la mer du Nord.

Mais il est aussi très naturel et non moins probable que le résultat a été considérablement facilité par une série de tassemens et d’affaissemens du sol dont on retrouve la preuve en maints endroits de la côte qui recouvre d’anciens arbres passés presque à l’état de fossiles et ensevelis sous les alluvions.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que la région Sud-Est de l’Angleterre, qui forme le comté de Kent, présente exactement la même constitution géologique que la région Nord Ouest de la France qui s’étend de la Basse-Seine ou mieux de la vallée de la Canche aux plaines littorales de la Flandre et dont le massif jurassique du Boulonnais est devenu en quelque sorte le bastion avancé. C’est par ce promontoire que l’archipel britannique a été soudé à notre Europe, dont il n’a été longtemps qu’une péninsule dentelée ; et on conçoit très bien que la question du rétablissement artificiel de l’isthme, qui existait à une époque géologique toute récente, et que la création d’un passage continu et permanent ail été imaginée, désirée, proposée même, et ait donné lieu à des projets sérieusement étudiés. L’exécution de cette œuvre, dont nous aurons lieu de parler plus loin, n’est sans doute pas prochaine ; elle a rencontré, elle rencontrera certain-ment bien des résistances et a contre elle des sentimens d’une nature très complexe et qui sont peut-être difficiles à justifier. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’en l’état actuel de la science de l’ingénieur, après les études approfondies des couches géologiques que l’on aurait à traverser, si l’on adoptait la solution d’un forage sous-marin, ou qui auraient à supporter les piles d’un viaduc gigantesque, si l’on préférait une traversée à l’air libre, l’œuvre est de celles que l’on ne considère plus aujourd’hui comme un rêve fantaisiste ou une séduisante utopie, que sa réalisation est possible et qu’elle ne paraît pas devoir dépasser les forces dont nous pouvons disposer.

Pour le moment, et probablement pour longtemps encore, la communication entre la France et l’Angleterre a lieu par mer ; et Boulogne est l’un de nos trois ports du Nord qui sont pour ainsi dire les points de soudure de la triple chaîne qui relie les deux pays et établit entre eux des relations plusieurs fois quotidiennes et un lien presque continu que des tempêtes exceptionnelles peuvent seulement interrompre pendant quelques heures. La première est la chaîne de Dieppe à Newhaven, la seconde celle de Boulogne à Folkestone, la troisième celle de Douvres à Calais ; les deux dernières ayant l’avantage de franchir le détroit dans sa plus faible largeur, — 30 ou 33 kilomètres environ, — la première ayant celui d’un parcours plus rapide sur le continent pour se rendre de Londres à Paris.


II

Cette proximité de la terre britannique, qui permettait autrefois, comme elle le permet aujourd’hui, aux bateaux de toute nature, de traverser le détroit à la voile ou même à la rame en cinq ou six heures, pourvu que le vent ne soit pas tout à fait contraire ou la mer exceptionnellement démontée, a dû faire de cette partie de nos côtes du Nord la dernière étape de la navigation phénicienne, si active avant même l’origine de notre ère et qui, depuis le détroit de Gadès, longeait tout le littoral de l’Ibérie et de la Gaule avant de mettre directement le cap sur les îles Cassitérides où l’on allait chercher ce précieux étain qui était alors, comme l’ambre, le plus riche élément du trafic et le principal instrument d’échange du commerce ; et très certainement les nombreux petits fiords, qui découpent le massif boulonnais et qu’on désigne si bien dans le pays sous le nom de « crans, » ont été autrefois des havres de secours, précieux pour les navires entraînés par les courans littoraux ou poussés à la côte par les vagues et les vents toujours dangereux du large. Ces « crans » ont tous subi la loi fatale de l’obstruction à laquelle sont soumis tous les couloirs, grands ou petits, qui débouchent à la mer. Les alluvions du cours d’eau qui roule dans leur thalweg les ont peu à peu remblayés. La désagrégation et l’éboulement des falaises, qui constituent les bajoyers gigantesques de leur « cluse, » ont amoncelé à la porte d’entrée de chaque couloir des masses de débris. Les vagues et les flots de marée ont remanié sans relâche des milliers de blocs effondrés, en ont de plus en plus réduit le volume, les ont transformés en sable, en vase et en galets, les ont étalés en larges bancs sous-marins, qui ont peu à peu émergé et constitué de véritables barrages ; et presque tous les petits ports ont été ainsi à peu près comblés.

Celui de Sangatte, en particulier, situé tout à fait au Nord du massif du Boulonnais, commandé par sa forteresse du moyen âge et protégé par une bonne digue de défense contre les vagues, présentait encore au XVe siècle une certaine importance. La forteresse a disparu depuis longtemps, et la digue a été remblayée par les débris arrachés à la falaise voisine. C’est aujourd’hui une plage. Mais la vie a été sur le point d’y renaître d’une manière très intense. La falaise de Sangatte vient en effet mourir sur la grève au point de notre rivage le plus rapproché de la côte anglaise ; et c’est là que devait être établie l’amorce du tunnel sous-marin à travers le détroit. Les bâti mens des machines perforatrices y ont été installés il y a plusieurs années ; quelques puits de sondage y ont même été entrepris ; mais le travail n’a été qu’une sorte d’étude préparatoire, une reconnaissance du terrain, un premier essai. Il est arrêté depuis longtemps et ne parait pas devoir être repris de sitôt.

A quatre kilomètres de Sangatte se dresse le sommet le plus élevé de la côte flamande, le cap Blanc-Nez, dont l’étymologie Black-Ness, cap noir, a été, comme on le voit, traduite à contre-sens. C’est en effet un énorme rempart de craie de 134 mètres de hauteur d’une blancheur éclatante. Sa paroi verticale, fendue et disloquée par les météores, a l’aspect d’une ruine cyclopéenne, et son socle en saillie s’avance en mer, faisant face à la côte anglaise, comme la proue d’un navire de combat. A côté et en bas, le hameau d’Escalles occupe le pied d’une fissure, qui a été très certainement autrefois un petit havre de refuge ; ce n’est plus aujourd’hui qu’une grève, le long de laquelle les barques ne peuvent même pas échouer sans danger.

Au Sud-Est, à 6 kilomètres d’Escalles, exactement à égale distance de Blanc-Nez et de Gris-Nez, le bourg de Wissant, sur le ruisseau d’Herlen, était aussi autrefois un havre assez fréquenté et probablement une sorte d’annexé et de port avancé de Boulogne, Un petit vallon occupe aujourd’hui le creux de l’ancien bassin où venaient mouiller les galères romaines, et de rares barques de pèche peuvent seulement atterrir sur une grève déserte. Quelques monticules de sable, qui entourent le village et dominent le vallon d’Herlen, ont été considérés quelquefois comme des retranchemens romains ; et on les a naturellement baptisés du nom de « Camp de César. » Mais les fouilles qu’on a exécutées à Wissant, il y a une trentaine d’années, n’ont donné aux archéologues aucun résultat bien sérieux, et le petit plateau élevé, en forme d’oppidum, qui a attiré un moment leur attention, semble être le résultat de l’apport du sable des dunes qui n’ont été fixées par des joncs et des « hoyats » que vers le commencement du siècle, il n’y a eu très probablement de camp retranché à Wissant que vers le XIVe ou le XVe siècle, pendant l’occupation du Calaisis par les Anglais.

Ce qu’il y a d’‘intéressant à constater, c’est que le sous-sol de la vallée présente une alternance de couches de sable et de coquillages apportés par le flot. C’est une preuve évidente du comblement de l’ancien estuaire. Il y a à peine un demi-siècle, on a d’ailleurs retrouvé quelques substructions qui paraissent devoir se rapporter à une sorte de quai le long du ruisseau d’Herlen ; et une mauvaise bâtisse à moitié démolie et enfouie dans le sable portait autrefois le nom de « maison du phare. » Ces vestiges, ces traditions locales et l’aspect des lieux concourent à représenter Wissant comme un ancien petit port, qui pouvait avoir hier encore une certaine activité.

Un autre « cran » s’ouvre dans la falaise à 8 kilomètres au Sud du cap Gris-Nez. C’est l’estuaire de la petite rivière du Slack. Sur la rive droite du cours d’eau, adossé contre les dunes, le modeste village d’Ambleteuse n’a plus rien qui rappelle l’ancienne ville florissante maritime et guerrière, plusieurs fois prise par les Normands, où vint débarquer, en 1688, le roi Jacques II d’Angleterre, se rendant à Versailles pour intéresser à sa malheureuse fortune son puissant cousin de France. En souvenir peut-être de cette triste visite, des travaux assez importans furent faits quelque temps après au port d’Ambleteuse ; et ces travaux auraient pu servir de tête de ligne et de point de départ pour une communication rapide avec l’Angleterre. En 1800, l’Empereur Napoléon les reprit un moment en vue certainement d’une expédition sur la côte anglaise. Mais tout a été à peu près ensablé depuis. Le petit mouillage, qui avait pu présenter jadis des conditions d’atterrage assez satisfaisantes, a été à peu près comblé. L’abandon est aujourd’hui définitif.

Deux autres petites échancrures de la côte sont encore à signaler au-dessus et au-dessous d’Ambleteuse, Andreselle et Wimereux. Ce ne sont pas des ports, mais de simples plages d’échouage. La première présente même d’assez bonnes conditions nautiques pour qu’une grande compagnie anglaise ait cru pouvoir dans le temps demander l’autorisation d’y construire à ses frais et sans aucune subvention un port de commerce assez vaste et assez profond pour recevoir les navires des plus forts tirans d’eau. Il est inutile de dire l’accueil qui fut fait à cette offre au moins singulière et qui allait tout d’abord à l’encontre des intérêts de Boulogne et de Calais, déjà très atteints par la concurrence de Dieppe, du Havre et de Dunkerque.

La jolie petite plage de Wimereux n’a d’autre intérêt que d’être la banlieue tranquille de Boulogne où les baigneurs paisibles peuvent s’éloigner un peu du mouvement et du bruit et avoir une certaine illusion de la villégiature. Là est peut-être son avenir.

C’est à Wimereux pie le prince, qui devait douze ans plus tard devenir l’empereur Napoléon III, opéra, en 1840, une aventureuse descente, et fut arrêté dans sa seconde tentative pour le renversement de la monarchie. Comme tous les autres havres de la côte, Wimereux n’est plus qu’un hameau de pêcheur » ; il est et restera vraisemblablement à l’état de plage pittoresque où d’honnêtes familles viennent vivre pendant trois mois dans le calme et le repos.


III

Le seul port vivant de la côte est Boulogne. Il est et a été de tout temps le point d’attraction et de concentration, en quelque sorte le foyer de tout ce qui touche aux grands intérêts maritimes et militaires de la Gaule d’abord, de la France ensuite. Nous avons vu que Strabon, parlant des relations fréquentes qui existaient à l’origine de notre ère entre la Celtique et la grande île de Bretagne, indiquait très exactement les quatre itinéraires régulièrement suivis et qui naturellement devaient avoir pour point de départ un port spécialement aménagé. Le géographe classique dit que l’un de ces ports était aux embouchures du Rhin. « Il est vrai, ajoute-t-il, que les voyageurs partant de la région du Rhin ne s’embarquent pas à l’estuaire même du fleuve, mais bien au pays des Morins, limitrophes des Ménapiens. C’est chez les Morins qu’est Itium, dont le port servit de lieu d’embarquement au divin César pour passer dans l’île. César mit à la voile pendant la nuit, et il arriva le lendemain vers la quatrième heure, ayant effectué ainsi un trajet de 320 stades. »

César, on le sait, fit deux descentes dans la grande île de Bretagne, l’une l’an 54 avant notre ère, l’autre l’année suivante. Il nous a donné lui-même les plus grands détails sur ses armemens, sur le nombre, la nature et la provenance des bateaux qui composaient sa flotte, sur le quartier général où il l’avait rassemblée, sur le pays environnant où campèrent quelques-unes des légions qu’il devait embarquer. Ce fut sur le territoire des Morins qu’eut lieu cette concentration. La Morinie était cette partie de la Gaule septentrionale qui correspond à la Flandre française et qui était alors à peu près couverte de marais et de bois. C’étaient les palades Morinorum, dont le sol était sensiblement au niveau de la mer et qui pouvaient par conséquent être plus ou moins noyés par les fortes marées. Les Morins étaient en mesure de fournir à la grande fédération des Gaules, dont ils étaient un gros élément, un contingent de près de 25 000 hommes. Leurs bois et leurs marais constituaient pour eux un asile précieux et une défense naturelle en cas d’attaque ; et on sait que, pour les soumettre après leur révolte, Labienus, le lieutenant de César, fut obligé d’attendre que le pays fût à sec et que les eaux se fussent écoulées[2].

César dit très nettement qu’il se rendit en Morinie avec toute son armée, parce que c’était du rivage de ce pays que le trajet était le plus court pour passer dans l’Ile de Bretagne. Il estime que ce trajet était d’environ 30 milles, et il désigne sous le même nom que Strabon, — Portus Itius, — le point où il établit son quartier général. Il dit bien qu’il y avait plusieurs ports, mais que c’est à Portus Itius qu’il réunit, à la veille de sa première expédition, la flotte qu’il avait fait construire l’été précédent pour sa guerre contre les Vénètes, et dont le plus fort noyau consistait en 80 navires de charge. Il parle aussi d’un autre port très voisin du port Itius, situé à une distance de 8 milles environ, qui paraît lui avoir servi d’annexé et dans lequel vinrent relâcher dix-huit de ces navires de charge destinés spécialement à la cavalerie ; et il désigne ce port supplémentaire tantôt sous le nom de « port ultérieur, » portus ulterior, tantôt sous celui de « port supérieur, » portus superior. Il mentionne enfin un autre mouillage situé un peu plus bas, paulo infra, que les deux ports qu’il vient de nommer, et où deux navires de charge poussés par le vent vinrent s’abriter quelque temps avant de pouvoir rejoindre le quartier général. César fixe encore à 800 le nombre de navires de toute catégorie qu’il fit armer pour sa seconde expédition, la première n’ayant été qu’une sorte de reconnaissance ; et il donne une indication précieuse sur l’étendue et la nature du port où elle était rassemblée en disant qu’à son retour, il fit tirer à sec tous les bateaux sur les berges, probablement pour les réparations et les opérations de radoub nécessaires après les avaries causées par l’expédition qu’ils venaient de faire. On sait que c’était l’usage constant de l’époque, de haler les bateaux à terre à l’entrée de la mauvaise saison à l’aide de rouleaux, palangæ, et de leviers, machinæ, et qu’on ne les remettait à flot qu’au moment du départ.

Ces détails si précis s’accommodent très bien à l’embouchure de la Liane et à ses abords immédiats, Ambleteuse au Nord, le Portel au Sud ; et on a quelque peine à comprendre les controverses des antiquaires qui ont placé un peu partout, sur les côtes de Flandre et de Picardie, l’importante station maritime que les Gaulois possédaient et que les Romains ont conservée pendant plusieurs siècles en face de la grande île britannique. On a, en effet, proposé tour à tour : sur la côte française, Saint-Omer, Gravelines, Calais, Sangatte, Vissant, Escalles, Ambleteuse et Etaples ; sur la côte belge, Mardick, Nieuwport, Bruges, l’Écluse à l’embouchure de l’Escaut, dans le Walcheren, et jusqu’à Gand, assez reculé aujourd’hui dans l’intérieur du pays, mais qui autrefois

[3] était, à la vérité, beaucoup plus rapproché de la mer et communiquait plus largement avec elle. L’imagination des archéologues a semblé un moment ne connaître aucune borne ; et ce fut, au siècle dernier et jusqu’à ces dernières années, une débauche d’érudition bien inutilement prodiguée, tout comme nous avons eu lieu de le raconter ailleurs au sujet de la détermination du point précis où Annibal a traversé le Rhône.

Il est évident tout d’abord que l’on ne peut songer sérieusement à Calais et à Gravelines, dont tous les abords étaient, à l’origine de notre ère, à peu près noyés dans les marais et n’auraient pas présenté une assiette et une consistance favorables au campement des légions romaines. César dit d’ailleurs très clairement que ses légions avaient campé aux abords du port. D’autre part, il résulte du texte bien net de César que la concentration des troupes et de la flotte a eu lieu sur le port de la côte le plus voisin de la grande île de Bretagne. On est donc forcément conduit à choisir Boulogne ou un port voisin ; et on ne saurait beaucoup s’étonner que le petit havre, aujourd’hui atterri, de Vissant, bien qu’il fût tout à fait en dehors du réseau des grandes routes de l’Empire, ait rallié l’opinion de plusieurs géographes et historiens, qui font souvent autorité, — Cambden, du Cange et d’Anville. Il est cependant assez rationnel et de simple bon sens de penser qu’une flotte de 800 à 900 bateaux ne pouvait appareiller que dans une grande rade, ou mieux dans un long estuaire. Or, nous savons, toujours par le texte de César auquel il convient d’accorder une sérieuse confiance, que ce port ou cet estuaire devait être distant environ de 30 milles de la côte britannique ; et, malgré qu’il soit assez difficile de préciser la valeur absolument exacte du mille romain, on ne peut sérieusement admettre les distances données par Strabon, Pline et Dion Cassius, qui sont évidemment fort exagérées. Strabon dit en effet que César effectua un trajet de 320 stades. « La Bretagne, dit le second, est éloignée de 50 000 pas de Gesoriacum, sur le rivage des Morins, et c’est le plus court trajet. » Cette distance, d’après Dion Cassius, serait même de 450 stades. Cela ferait, d’après eux, 58, 75 ou 83 kilomètres. Or, il n’y en a que 35 environ.

On sait que Gesoriacum est l’ancien nom de la ville gauloise qui occupait l’estuaire de la Liane. Pline et Pomponius Mêla disent que c’était le port des Morins par lequel on passait en Bretagne, le véritable « port britannique, » et qu’il n’y en avait pas de leur temps de plus connu et de plus fréquenté. Ce mot de Gesoriacum a d’ailleurs une physionomie celtique très accentuée, et qui rap- pelle un peu celui de Gesocribate qui désignait le vieux Brest. Strabon comme César, nous l’avons vu, le désignait cependant sous le nom de Portus Itius ; et Ptolémée indique que le port était un peu à l’Est du promontoire qui s’appelait aussi Itium promontorium. La Liane coulant exactement de l’Est à l’Ouest, le port de Gesoriacum ou d’Itium est donc bien repéré par le géographe du second siècle, à la même latitude que le promontoire et à quelques minutes seulement de son méridien.

Ce ne fut que beaucoup plus tard que la ville gallo-romaine changea son nom pour celui de la ville italienne de Bologne. Gesoriacum en effet se trouve encore mentionnée sur l’Itinéraire de Constantin et sur l’Itinéraire maritime ; et Bononia n’apparaît qu’au IVe siècle sur la Table de Peutinger, qui indique même très nettement que le nouveau nom fut une sorte de substitution. Cette substitution est d’ailleurs parfaitement explicable. Gesoriacum était le nom de l’ancien port gaulois ; et on sait que ce port fut à peu près comblé par Constance Chlore, qui y fit jeter des poutres et des blocs de pierres pour en interdire l’accès aux pirates saxons qui y faisaient de trop fréquentes visites. Seul le port de Bononia, situé probablement un peu à l’Est en remontant la Liane, subsista pendant les derniers siècles de l’Empire et toute la durée du moyen âge. C’est celui qu’on trouve gravé sur une médaille contorniate de l’empereur Constant, dont l’une des faces représente le buste de l’empereur couronné d’un diadème, l’autre un guerrier casque et armé de la haste et du bouclier, — l’empereur probablement encore, — debout sur un navire portant deux enseignes militaires à la poupe, une « Victoire » à la proue et dans le fond une tour, peut-être le phare qui indiquait l’entrée du port.

Des correspondances suivies entre Bononia en Gaule et Ritupiæ (Richborough ou Sandwich dans l’île de Bretagne) paraissent, d’ailleurs, régulièrement établies à partir du IVe siècle. Ammien Marcellin en parle au temps des empereurs Julien et Valentinien.

Les mêmes indications sont données dans l’Histoire ecclésiastique de Sozomène qui rappelle l’expédition faite en 408 par l’usurpateur Constantin, partant de Bretagne et arrivant à Bononia, « ville de la Gaule sur la mer. » On les retrouve enfin dans un texte d’Olympiodore qui dit que Bononia est le premier port du littoral gaulois, et dans les Notices des Provinces, qui divisent l’ancien territoire des Morins en deux cités : celle des Morins et celle des Boulonnais, civitas Murinorum et civitas Bonuniensium.


IV

La ville et le port moderne de Boulogne occupent aujourd’hui, sur une grande largeur, les deux rives de l’estuaire de la Liane et les pentes des coteaux qui les dominent. La situation est toute différente de celle des temps anciens. La rade foraine est limitée au Nord par la pointe de la Crache, au Sud par le Cap d’Alpreck et les rochers de l’Heurt et de l’Inheurt. Elle est très ouverte et assez mal abritée, contre la houle et les vents du large, par le long banc sous-marin qui court à 5 kilomètres parallèlement à la côte, et qu’on appelle la « Bassure de Baas. » Mais là,, comme partout où l’estuaire est flanqué de hautes falaises, l’action destructive des vagues et les amoncellemens de matériaux charriés par le fleuve ont profondément modifié l’état des lieux.

Nous avons décrit ailleurs les transformations qui se produisent à toutes les embouchures des cours d’eau dans les mers mortes et sans marée. Le fleuve remblaie peu à peu sa vallée intérieure. A mesure que sa pente diminue, sa vitesse se ralentit ; elle s’amortit complètement à la rencontre de la masse tranquille des eaux marines, et les matériaux entraînés se déposent tout autour de l’embouchure, opérant ainsi un énorme travail de remblai et formant une barre, qui s’accroît sans cesse et finit par devenir une plaine basse d’alluvions. Cette plaine présente ordinairement la forme d’un delta qui est comme une île à peu près flottante. Mais la végétation ne tarde pas à la fixer, et elle y prend quelquefois un magnifique développement. C’est une véritable conquête de la terre sur la mer.

Tout autre est, en général, l’embouchure des grands fleuves océaniens quand ils présentent surtout un très large estuaire. Le flux et le reflux y produisent sans cesse des courans alternatifs qui balayent le fond du thalweg et y entretiennent une passe souvent variable. Cette passe peut bien présenter en certains points quelques encombremens ; mais le mouvement perpétuel de l’eau, le va-et-vient continu des marées, y agissent comme de véritables chasses, et maintiennent toujours un ou plusieurs chenaux assez profonds pour assurer le communication entre le fleuve et la mer. Toutefois, malgré cette agitation incessante, l’estuaire tend toujours à s’encombrer ; et cet encombrement peut même devenir une véritable obstruction, si cet estuaire est de largeur moyenne et resserré entre deux remparts de falaises permettant difficilement l’entrée et la sortie du flot marin.

C’est un peu le cas de la Liane, dont l’étroite échappée sur l’Océan ne présente qu’une largeur de 800 à 900 mètres entre les deux falaises, aujourd’hui en partie écroulées, qui dominent le port et la ville de Boulogne et qui portaient jadis, l’une au Nord la Tour d’Ordre, l’autre au Sud le fort de Châtillon. Cette ouverture était certainement beaucoup plus évasée autrefois ; et, depuis les quinze ou vingt siècles qui nous séparent de l’époque romaine, ces deux pylônes, qui étaient comme des môles avancés à l’entrée de la vieille Liane, se sont peu à peu émoussés. La rade s’est trouvée plus à découvert. La grande pointe de la Crèche a été sapée par les vagues et les blocs noyés que la sonde rencontre à quelques centaines de mètres au large en sont les débris. Au Sud, à côté du cap d’Alpreck, les rochers d’Heurt et d’Inheurt, qui forment de petits îlots avancés et qui constituent des écueils assez dangereux pour le petit havre du Portel, sont aussi des fragmens détachés de l’ancienne falaise. Toute cette partie de la côte s’est donc modifiée d’une manière très sensible depuis quelques siècles seulement. Nulle part ne s’est réalisée d’une manière plus saisissante cette loi générale qui préside à la transformation due à l’action double et contraire du fleuve et de la mer, et que l’on peut formuler de la manière suivante : « Les pointes s’émoussent et reculent, les anses se comblent et s’avancent. » Il est donc très probable, pour ne pas dire certain, qu’à l’époque romaine, les deux grands contreforts, qui formaient les bajoyers gigantesques de la « cluse » de la Liane, étaient plus avancés en merde 700 à 800 mètres, que l’estuaire présentait alors une largeur à peu près triple de celle de nos jours, et que tous les navires de mer pouvaient remonter sans difficulté jusqu’à Isques, c’est-à-dire à sept kilomètres de l’embouchure actuelle.

Il est en outre très intéressant de remarquer que quelques cartulaires du moyen âge mentionnaient Isques sous le nom « d’Isquesport, » désignation qui serait tout à fait inexacte aujourd’hui que la Liane n’est plus, à quelques centaines de mètres en amont de Boulogne, qu’un assez mince filet d’eau sans profondeur, impropre même au flottage. L’estuaire s’est donc peu à peu remblayé et comblé. Le plan dressé par Vauban en 1695 figure une ancienne île qui occupait à peu près l’emplacement du port actuel et d’une partie du bassin de retenue. Cette île était désignée au moyen âge sous le nom d’« île Saint-Laurent. » Elle s’est soudée à la berge Nord de la Liane, et sur son emplacement se trouve aujourd’hui une partie de la basse ville. Le petit vallon des Tintelleries, qui se creusait entre cette île et la colline, jadis couronnée par la Tour d’Ordre, formait alors une « darse » dans laquelle pénétrait le flot ; et cette « darse » était probablement, à l’époque romaine, un très bon abri pour les galères et un excellent bassin naturel où elles trouvaient les meilleures conditions d’échouage.

Les travaux modernes ont d’ailleurs beaucoup contribué au rétrécissement du lit de la Liane ; et tout récemment encore, on a découvert, dans le quartier de Brequerecque, à plus de 300 mètres du quai actuel qui borde le bassin de retenue, des ruines d’un ancien mur d’accostage et des organaux remontant à quinze ou vingt siècles et qui permettent de donner une idée de la largeur du fleuve à l’origine de notre ère. C’est là, à côté de cet ancien quai, que venaient aboutir les trois voies romaines, dont on a retrouvé quelques fondations et des dalles fragmentées, et qui mettaient en communication le port de Gesoriacum avec l’intérieur de la Gaule. La première de ces routes se dirigeait vers l’embouchure de la Seine, aboutissait au port de Ialobona, Lillebonne, et on peut en voir le graphique ou le schéma sur la Table de Peutinger ; la seconde, qui était la grande route d’Italie, l’ancienne voie d’Agrippa, passait à Amiens Ambiana, à Soissons Augusta Suessonum, à Reims Darocortoriù, à Troyes Augustonona ad Tricasses, à Aulun Augustodanum, à Lyon Lugdunum¸ et de là se dirigeait vers les Alpes ; la troisième allait vers le Nord, du côté du Rhin, passait par Thérouanne Taverna, le Mont-Cassel Castellum Menapiorum, Bavay Bagacum, Tongres Advatica et Cologne Colonia Agrippina. De ces deux dernières on peut suivre toutes les étapes sur l’Itinéraire d’Antonin.

Le port romain s’est donc en partie comblé ; et on peut juger de l’épaisseur des dépôts qui l’ont obstrué par la profondeur de la couche de sable et de vase dans laquelle on a retrouvé une foule de débris antiques. C’est par centaines qu’on a recueilli des médailles, des monnaies, des fragmens de poteries et de vases, à 5 mètres environ au-dessous du sol actuel du vallon des Tintelleries ; et, lorsque, en 1866, on a exécuté des fouilles pour l’établissement de la grande écluse qui donne accès au bassin à flot, on a rencontré, à près de 9 mètres au-dessous du niveau du quai moderne, des débris de même nature et de même provenance, quelques armes, des statuettes en bronze et même les bordages d’une barque antique à moitié pourrie. Mêmes trouvailles un peu partout sur les deux rives de la Liane jusqu’à Pont-de-Briques et Isques. C’est jusque-là en effet que pouvait remonter le flot de marée ; et c’est là que devait finir le Portus Itius mentionné par les Commentaires et dans lequel les 900 navires de la flotte de César purent jeter l’ancre pendant la belle saison et être ensuite halés sur les berges pendant les mois d’hiver.

Un assez grand nombre de débris de poteries retrouvées sont particulièrement intéressantes. Elles portent en effet non seulement la marque du fabricant, ce que l’on voit un peu partout, mais, ce qui est ici un fait caractéristique, l’indication qu’elles ont été fabriquées à l’usage des soldats embarqués sur la flotte. L’inscription ne varie pas. C’est partout CL. BR. Classis Britannica ; et elle parle d’elle-même. On sait d’ailleurs que Classis, qui signifie flotte, peut désigner aussi quelquefois par extension un port ou même le quartier maritime de la ville où les vaisseaux étaient en stationnement. C’est ainsi qu’on désignait le quartier maritime de Narbonne par Civitas Classis. Il est donc possible que le nom Classis ait été aussi appliqué au portus Britannicus ou au portus Gesoriacum de la Liane. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que toutes les briques qui portent cette inscription, et que l’on a retrouvées par centaines depuis Isques jusqu’à Brecquerecque et dans le vallon des Tinielleries, rappellent l’ancienne flotte romaine dont Boulogne était le centre de ralliement et qui avait pour mission d’assurer les transports entre la grande île de Bretagne et la Gaule. Il est aussi très curieux de constater que des poteries et des briques portant exactement la même estampille ont été recueillies à Douvres et sur plusieurs points voisins de la côte anglaise où devait avoir lieu le débarquement.

On a trouvé mieux encore : une série de monumens épigraphiques donnant les noms et qualités des préfets de la flotte britannique. On en a trouvé aussi de quelques-uns de leur subordonnés, et on ne saurait surtout oublier le remarquable ex-voto païen représentant le genius d’une trirème, figure symbolique, — Apollon peut-être, — le corps nu, la tête radiée ; à côté du genius, et tournés vers lui dans l’attitude de la prière, deux personnages vêtus qui accomplissent le vœu, l’un tenant à la main une patère au-dessus d’un petit autel avec son feu ; ce sont deux matelots dont les deux barques sont figurées, chacune au-dessous de leur patron ; au milieu de l’ex-voto l’inscription du navire consacré au genius, III RAD, Triremis radians[4]. Ce sont là des documens très précieux et qui jettent une vive lumière sur le passé de l’ancien port de l’empire.


V

Mais le monument le plus remarquable de cette époque a malheureusement disparu. C’est la fameuse Tour d’Ordre ou d’Odre, dont le feu éclairait toutes les nuits, autant que les médiocres fanaux du temps pouvaient le faire, les navires qui traversaient à chaque instant le détroit qu’on appelait le fretum gallicum. Cette tour célèbre fut l’œuvre de Caligula. Tout le monde connaît le texte de Suétone au sujet de la ridicule expédition que fit cet empereur sur les bords du Rhin, et la singulière contremarche qui la termina d’une manière imprévue. « Caligula, dit-il, s’avança vers l’Océan avec un grand appareil de machines, comme s’il eût médité quelque entreprise considérable, et, lorsque personne ne pouvait deviner son dessein, il ordonna tout d’un coup qu’on ramassât des coquillages et qu’on en remplît tous les casques ; c’étaient les dépouilles de l’Océan dont il fallait orner le Capitole et le palais des Césars. Comme témoignage de sa victoire, il fit construire une tour très élevée sur laquelle, ainsi que sur la tour de Pharos, devaient être allumés pendant la nuit des feux destinés à guider la marche des navires[5]. »

Suétone, il est vrai, est le seul auteur classique qui parle de cette tour, et il n’en indique pas l’emplacement exact. Les détails de l’expédition de Caligula sont à vrai dire un peu obscurs, mais les témoignages de Suétone, de Dion Cassius, de Tacite et de Paul Orose ne permettent pas de douter de sa réalité ou tout au moins de ses préparatifs et d’un commencement d’exécution. « On assure, dit Tacite, que Caligula avait le projet d’envahir la Bretagne ; mais cet esprit léger, sans cesse en opposition avec lui-même, fit pour la Bretagne comme pour la Germanie, et ne forma d’immenses préparatifs que pour les abandonner. » Caligula, peut-on lire encore dans le résumé fait par le moine Xiphilin de Constantinople des parties perdues de l’histoire romaine de Dion Cassius qu’il a reconstituées, vint sur le bord de la mer « comme pour faire la guerre aux Bretons. » Or, le port d’embarquement de la Gaule pour la Bretagne, pour une armée revenant des bords du Rhin, était et ne pouvait être que Gesoriacum.

Ce fut à Gesoriacum que Claude, qui fit, lui, à l’inverse de Caligula, une campagne sérieuse dans l’île de Bretagne, d’où le druidisme envoyait en Gaule de continuelles provocations, réunit son armée et sa flotte. Claude, d’après Suétone s’embarqua à Ostie ; mais, comme il faillit être submergé deux fois près des îles d’Hyères, par suite de ces terribles coups de vent de mistral si fréquens dans la Méditerranée, il débarqua prudemment sur la côte de la Narbonnaise et préféra se rendre par terre de Marseille à Gesoriacum, où il fit même construire un arc de triomphe. Là seulement il reprit la mer. C’est aussi Gesoriacum qui fut, d’après Ammien Marcellin, le port de départ pour des expéditions analogues de l’empereur Maximilien, des armées de Julien l’Apostat et de Théodose le Grand, et une des résidences de l’usurpateur Carausius, de Constance Chlore et de Constantin.

Malgré l’obscurité et l’incertitude des textes, on peut donc regarder comme à peu près certain que Caligula, revenant des bords du Rhin avec ses légions fatiguées d’une ridicule parade militaire, conçut un moment le projet d’envahir, comme César, la grande île de Bretagne et s’embarqua même à cette intention sur le détroit ; mais que, le hasard lui ayant heureusement procuré, sur le sol même de la Gaule, la soumission volontaire d’un chef breton exilé, il profita de cette bonne fortune pour se faire décerner une fois de plus les honneurs attachés au titre d’imperator, et voulut laisser de son prétendu triomphe un souvenir plus durable que les pompes du Capitole en élevant au sommet de la falaise de Gesoriacum un monument grandiose destiné à éclairer la navigation sur le détroit[6]. Il est donc juste de reconnaître que, si cette tour monumentale, conçue sans doute tout d’abord dans un accès de vanité, fut aménagée pour servir en même temps de phare, une œuvre si utile contraste heureusement avec les folies ordinaires de l’extravagant empereur et toutes les parodies de sa pseudo-campagne contre les Bretons. Pour une fois peut-être, Caligula aurait fait acte de bon sens, plus sage en cela que les sénateurs qui se plaisaient à railler cette construction utile entre toutes, et à la qualifier de monument d’un ridicule orgueil. Mais on l’a dit bien souvent avec raison : l’histoire de l’empire romain est pleine de contradictions du même genre, et plus d’un monstre ou d’un fou s’y présente quelquefois comme l’auteur d’excellens décrets qui honoreraient le règne d’un sage

Il est cependant fort possible que la Tour d’Ordre de Gesoriacum n’ait été dans le principe qu’un monument d’ostentation et purement triomphal, placé sur le lieu même où s’effectuait le passage de Gaule en Bretagne. L’honneur de l’avoir utilisé pour la navigation peut très bien revenir à quelqu’un des proches successeurs de Caligula ; et c’est très probablement à la même époque et dans la même intention que fut construite, de l’autre côté du détroit, la grosse tour de Douvres dont il reste encore une imposante ruine.

Quoi qu’il en soit, la tour de Caligula paraît avoir été soigneusement entretenue pendant toute la durée de la domination romaine en Gaule ; et un médaillon en bronze de l’an 191, sur lequel l’empereur Commode porte le titre de Britannicus, représente d’un côté le buste lauré de l’empereur, de l’autre une tour à quatre étages au pied de laquelle évoluent deux navires et trois barques. C’est évidemment la flotte britannique et le phare qui l’éclairait. Le monument a été très probablement abandonné à l’époque des invasions barbares ; mais il fut réparé à titre de phare, en 811, par l’empereur Charlemagne, lorsqu’il vint à Boulogne où il avait rassemblé sa flotte, à la veille de l’expédition qu’il préparait contre les pirates normands, et il a été conservé avec cette affectation pendant toute la durée du moyen âge.

On sait le rôle que cette vieille tour a joué comme poste avancé d’attaque et de défense pendant la désastreuse occupation anglaise de 1544 à 1559. Elle fut alors entourée de remparts en briques formant une enceinte étoilée avec redans et bastions, et transformée en citadelle munie d’artillerie. C’est alors qu’elle prit le nom de « Tour d’Ordre » ou « d’Odre, » dont l’étymologie est assez incertaine et qu’on a complaisamment expliqué quelquefois par une corruption de turris ardens. Il est probable cependant qu’elle portait tout simplement le nom d’une ferme voisine qui s’appelait l’Hosdre. Le grand effet qu’elle produisait, dressée comme un géant debout, au sommet de la falaise, l’œil de feu qu’elle projetait toutes les nuits autour d’elle, lui donnaient l’air d’un personnage réel ; et on l’appelait quelquefois aussi, dans le langage vulgaire, « la tour du Bonhomme, » « l’Homme noir, » « l’Homme vieil, » the old man, comme disaient les Anglais ; et les philologues celtisans et gaélicisans n’ont pas manqué l’occasion d’y voir une transformation de Alt man — Alt, altus, élevé ; man, maen, men, bloc, pierre, pierre plantée, comme on le voit dans Men-hir. L’étymologie est un peu subtile peut-être, mais fort ingénieuse et, à la rigueur, aussi vraisemblable que bien d’autres couramment adoptées.

L’édifice, transformé en fort redoutable et consolidé par les Anglais, résista à tous les assauts des hommes ; et il serait certainement encore debout, si les vagues de l’Océan n’avaient peu à peu sapé la base de la falaise qui lui servait de socle gigantesque, et si le travail souterrain des sources qui la traversent et l’exploitation inconsidérée des carrières qui l’entourent n’avaient disloqué et désagrégé tout le massif.

A la suite de quelques coups de mer violens, en deux ou trois fois, de 1640 à 1645, le fort et la tour s’écroulèrent avec fracas ; et dans l’intervalle d’une chute à l’autre, on ne fit rien pour conserver quelques ruines d’un des monumens les plus grandioses peut-être de l’époque romaine. Seules, les chroniques et les descriptions que l’on peut recueillir dans les histoires manuscrites de Boulogne et quelques esquisses très peu postérieures à l’époque de la chute permettent de reconstituer le monument d’une manière à peu près exacte[7]. « Située, dit M. Egger, d’après le dépouillement consciencieux qu’il a fait de tous ces documens, à la longueur d’un jet d’arbalète du bord de la falaise, la tour d’Ordre était une sorte de pyramide octogone à douze étages dont chacun était en retrait d’un pied et demi sur l’étage inférieur. Chaque face du premier étage avait 24 pieds, ce qui donne 192 pieds de circuit et environ 64 pieds de diamètre. On assure que la hauteur égalait à peu près la circonférence, soit en nombre rond 200 pieds, ce qui semble, à vrai dire, une bien grande hauteur pour un phare déjà situé sur une falaise haute d’environ 100 pieds au-dessus de la mer. Quoi qu’il en soit, chaque étage avait sur le midi une ouverture en façon de grande porte ; et à l’intérieur on voyait encore, au commencement du XVIIe siècle, trois chambres voûtées et superposées l’une sur l’autre avec un escalier pour les relier, ces trois étages destinés sans doute à l’habitation des gardiens... »

On sait en outre que chaque étage était composé de plusieurs lits alternés de pierres grises, de briques rouges et de ces pierres jaunes qui abondent encore dans les falaises de la côte de Boulogne, le tout relié par un ciment très dur composé de chaux, de sable de mer, de petit gravier, de coquilles et de carreaux rouges broyés. C’était à la fois élégant et solide, et on ne saurait trop regretter qu’il n’en reste plus la moindre ruine. Des fouilles intelligentes permettraient peut-être de retrouver quelques débris de la substructure et de reconstituer la base de l’édifice ; mais on ne voit plus aujourd’hui qu’une partie des avant-corps ruinés du bastion anglais qui surplombent sur la crête même de la falaise d’une manière inquiétante et qui peuvent s’écrouler au premier jour.


VI

Il ressort très clairement de tout ce qui précède qu’il existait, à l’origine de notre ère, un grand établissement maritime à l’embouchure de la Liane ; que cet établissement était le premier d’une réelle importance que l’on rencontrait sur la côte gauloise en descendant le Rhin et en se dirigeant vers la Seine, et qu’il a porté successivement les quatre noms suivans : Gesoriacum ou Portus Gesoriacensis, Portus Itius, Portas Britannicus Morinorum et Bononia Oceanensis.

Il nous paraît même assez évident que, si ces désignations s’appliquaient à la même station maritime, elles semblent indiquer que cette station s’est peu à peu déplacée sur la rive de la Liane, suivant en cela la loi naturelle de tous les ports situés dans l’estuaire d’un fleuve qui tendent toujours à se rapprocher de la mer à mesure que le thalweg s’exhausse, que la vallée se rétrécit, s’encombre de dépôts, et que le flot de marée a plus de peine à la remonter et la remonte en effet beaucoup moins haut.

Le Portus Itius de César et de Strabon n’était donc pas précisément sur le même emplacement que Gesoriacum, mais devait très vraisemblablement, comme le dit fort bien M. Desjardins, « se trouver plus avant dans la Liane et dans les conditions de sécurité et de commodité constamment requises par les Gaulois et même par les Romains pour l’établissement de leurs ports, à l’abri des vents et des coups de mer et à portée des bois et des matériaux de construction. Tels ont été sans exception les ports océaniens : Burdigala, Bordeaux, très avancé dans la Garonne ; Portus Santonum, le Brouage, protégé par l’île d’Oléron ; Portus Secor, dans la baie de Bourgneuf, abrité par l’île de Noirmoutier ; Portus Namnetum ou Vicus Portus, Nantes, enfoncé dans la Loire ; Corbilo et Portus Veneda dans le trajectus qui séparait alors les îles du Croisic et de Batz du continent ; Portus Brivates sur l’ancien canal naturel qui faisait communiquer la Grande Brière avec la mer ; Portus Vindana, Lockmariaquer et Port Navalo, dans les rivières de Vannes et d’Auray ; Gesocribate, Brest, dans le goulet de la Penfeld ; Caracotinus, Harfleur, dans l’embouchure de la Seine. »

Il est donc très probable que le Portus Itius s’étendait jusqu’à Isques, à 7 kilomètres en amont de l’embouchure actuelle. Il s’allongea successivement jusqu’à la ville gauloise de Gesoriacum, qui occupait à peu près l’emplacement de la colline qui domine le faubourg de Brecquerecque et au pied de laquelle était le portus Gesoriacensis, abrité par une grande île, qui s’est conservée pendant tout le moyen âge et a fini par se souder à la rive droite. On peut enfin considérer que l’anse des Tintelleries fut aussi autrefois une petite darse ; et il est probable qu’avant d’être comblée, elle porta le nom romain de Bononia, qui est devenu celui de la ville moderne, Boulogne.

Quant au portus superior ou ulterior mentionné par César à 8 milles au-dessus de Portus Itius, il est assez naturel de le placer à Ambleteuse. Ce pouvait être une sorte d’avant-port du port principal, il ne devait pas y avoir de port inférieur, au Sud de la Liane, faisant pendant au port supérieur qui se trouvait au Nord ; mais il est probable qu’il y avait un petit havre de secours au Portel, paulo infra, comme le dit César ; et c’est là que vinrent se réfugier les deux navires de charge de sa flotte que le mauvais temps avait pousses sur la côte et qui ne purent regagner tout de suite le quartier général, qui était dans l’estuaire même du fleuve.

Le déplacement du port de Boulogne, descendant par étapes d’Isques, à la mer est donc, comme on le voit, tout à fait conforme à ce qu’on observe pour tous les ports océaniens ; et, sans remonter aux souvenirs de l’époque romaine, nous avons vu presque de nos jours la rapide éclosion du Havre à l’entrée de la Seine, celle plus récente de Saint-Nazaire à l’embouchure de la Loire, et nous assistons aujourd’hui au développement des appontemens de Pauillac en Gironde, à quelques kilomètres en aval de Bordeaux.


VII

Boulogne a donc commencé par être un port tout à fait intérieur ; mais les envasemens produits par les apports de la Liane ont limité peu à peu le mouillage à la partie comprise entre le faubourg de Brecquerecque sur la rive droite et celui de Capécure sur la rive gauche. A la fin du siècle dernier, ce mouillage était des plus médiocres. Le port déclinait tous les jours et aurait certainement fini par être à peu près abandonné, si on n’avait amélioré très sérieusement l’entrée du chenal en prolongeant ses deux estacades et en établissant une écluse de chasse qui projetait dans l’avant-port les eaux retenues de la Liane. Ces premiers travaux furent heureusement complétés par la construction de deux nouvelles jetées et d’un nouveau barrage écluse, destiné à augmenter la puissance des chasses, mais ils furent bientôt jugés insuffisans.

L’importance de Boulogne au point de vue de nos échanges et de nos relations avec tous les ports de la Manche et de l’Océan, les services d’un ordre plus élevé qu’il peut être appelé à rendre par suite de sa position en face de l’Angleterre ont depuis plus d’un siècle fait de la création, à l’embouchure même de la Liane, d’un grand établissement maritime à la fois entrepôt commercial, port de refuge et centre de ralliement pour nos escadres en cas d’éventualités toujours à prévoir, une question tout à fait nationale ; et trois programmes principaux ont été présentés pour la transformation complète d’un port appelé peut-être à jouer un rôle décisif dans les destinées de la France[8]. Le premier consistait à prolonger très loin en mer et jusqu’à de grandes profondeurs les deux jetées actuelles ; mais il ne présentait pas, malgré l’énorme dépense, des garanties suffisantes et ne donnait aucune extension aux bassins.

Le second avait pour objet la création d’une vaste rade formée au moyen d’un grand brise-lames implanté parallèlement à la côte, et à 5 kilomètres de distance sur le haut-fond de la Bassure de Baas. C’eût été un travail analogue à la digue de Cherbourg. La dépense aurait été de 200 millions au moins et peut-être la rade n’aurait-elle pas présenté en tout temps un calme suffisant.

Le troisième consiste dans la création d’une rade extérieure formant un immense avant-port, circonscrit par deux grandes jetées enracinées à la côte, entre lesquelles doit être établi un brise-lames, de manière qu’il règne toujours un calme suffisant dans l’avant-port, dont l’entrée doit avoir lieu par deux passes.

C’est le programme qui a été arrêté, et dont l’exécution rapide et complète ferait de Boulogne un des premiers établissemens maritimes de nos côtes en état de rendre tous les services que l’avenir pourra réclamer.

Le port de Boulogne sera donc et est même déjà maintenant un port double : tout d’abord un chenal et un groupe de bassins intérieurs ; au-devant de ces bassins et de ce chenal un grand port extérieur en eau profonde.

Le chenal a 70 mètres de largeur, limité par des jetées curvilignes de longueur inégale, l’une de 700 mètres, l’autre de 500, qui conduisent à un avant-port. A la suite de l’avant-port, un port de marée de 900 mètres de longueur et de 130 mètres de largeur, présentant 1 500 mètres de quais utilisables. Le port de marée est séparé de l’arrière-port par une écluse de chasse ; il a près de 250 mètres de longueur et 110 mètres de largeur, et communique avec un vaste bassin de retenue de 60 hectares dans lequel s’emmagasinent les eaux de la Liane que l’on évacue périodiquement pour faire des chasses dans le port de marée et l’avant-port. C’était autrefois le principal moyen employé pour entretenir de la profondeur ; mais son insuffisance est aujourd’hui reconnue, et on y supplée par le travail régulier de dragues puissantes dont les installations perfectionnées et le rendement continu assurent dans des conditions bien supérieures l’entretien de tous nos ports.

Une grande écluse de plus de 100 mètres de longueur et de 20 mètres de largeur met en communication l’avant-port avec un bassin à flot nouvellement construit de près de 7 hectares et d’une profondeur de 10 mètres, permettant par conséquent l’entrée et la sortie des plus gros steamers et présentant plus d’un kilomètre de quais munis de voies ferrées.

Ces installations ont permis de relever le port de Boulogne qui était, il y a trois quarts de siècle à peine, tombé au dernier rang. Mal entretenu, encombré par les sables, sans développement de quais suffisant, dépourvu encore de bassin à flot, il recevait à peine une cinquantaine de navires, de grand et de petit cabotage, dont le tonnage ne pouvait guère dépasser 200 à 300 tonneaux, et la décadence menaçait de s’accentuer. La transformation a marché très rapidement depuis une trentaine d’années. Les plus gros steamers peuvent s’engager aujourd’hui entre les deux jetées de la passe aux heures favorables de la marée, et le service des voyageurs et des marchandises de France en Angleterre, entre Boulogne et Folkestone et entre Boulogne et Londres par la Tamise, est un des plus actifs et des plus réguliers de tous ceux qui fonctionnent dans les ports de la Manche, de la mer du Nord et du Pas de Calais.

Le mouvement commercial s’est développé en même temps que le transit des voyageurs et suit une marche progressive très accentuée. Au commencement du siècle toutes nos relations étaient suspendues avec l’Angleterre, et Boulogne fut considéré un moment comme n’ayant d’autre intérêt que l’armement et la guerre. Le mouvement commercial était presque insignifiant ; il fit cependant quelques faibles progrès sous la Restauration, mais se chiffrait à peine par quelques milliers de tonneaux. En 1870, il atteignait 240 000 tonnes. Aujourd’hui il approche d’un million, et la valeur des marchandises dépasse un milliard : à l’exportation principalement des céréales, des fontes moulées, des tissus, des cimens ; à l’importation des bois de Suède et de Norvège, des minerais de fer de Bilbao et de Santander, des fontes brutes, des machines et surtout des charbons anglais.

Boulogne est, en outre, l’un des ports de pêche les plus actifs de la Manche, peut-être le premier. Près de 3 000 marins s’y embarquent sur 400 bateaux, les uns pour la grande pêche en Islande ou en Norvège, le plus grand nombre pour la pêche locale. Plus de 20 millions de kilogrammes de poisson sont livrés chaque année par le port de Boulogne, une faible partie pour Paris, presque tout manutentionné et préparé dans une cinquantaine de fabriques de salaisons. C’est à peu près le dixième de la consommation de toute la France[9].

La progression continue du commerce, les intérêts des pêcheurs qui sont la précieuse pépinière de nos marins de la flotte, et surtout l’excellente situation de Boulogne, à la fois voisin de la région industrielle du Nord de la France, en contact presque permanent avec l’Angleterre et la plupart des ports de la Manche et de la mer du Nord, assez bien abrité d’ailleurs par la pointe d’Alpreck contre les vents du Nord et du Nord-Est qui rendent la navigation quelquefois si difficile dans le Pas de Calais, très bien placé par conséquent pour recevoir les navires qui veulent gagner du temps et craignent de s’engager dans le détroit par une mer démontée ou des courans excessifs, ont été les causes déterminantes de la création du grand port extérieur en eau profonde.

Le but qu’on s’est proposé est donc multiple. C’est d’abord d’assurer un abri contre les tempêtes à la nombreuse flottille de bateaux qui se livrent à la pêche le long des côtes françaises de la Manche et de la mer du Nord et de procurer aux navires de l’État et du commerce, surpris par le mauvais temps à l’entrée et à la sortie du détroit, un refuge où ils puissent attendre les vents favorables pour continuer leur route. C’est ensuite d’améliorer les conditions d’accès du port intérieur en protégeant son entrée contre les violences de la houle qui vient du large et en permettant aux navires d’attendre en pleine sécurité l’heure de la marée la plus convenable. C’est, enfin, d’offrir un long développement de quais accostables à toute heure aux paquebots rapides qui transportent les voyageurs entre la France et l’Angleterre et à tous les steamers qui chargent ou débarquent des marchandises et mettent en communication régulière Boulogne et tous les ports voisins de France, d’Angleterre, de Belgique et de Hollande.

Nous avons vu qu’on avait définitivement adopté et commencé l’exécution du grand port extérieur en eau profonde. Ce port est incontestablement destiné, s’il est bientôt terminé, à être un des plus utiles établissemens maritimes de notre littoral. Il emprunte sur la mer, au-devant de Boulogne, une surface de près de 140 hectares qui sera défendue contre les assauts des vagues du large par trois jetées : — la première au Sud, enracinée à la falaise du Portel, qui a plus de 2 kilomètres de développement, comprend d’abord un alignement droit perpendiculaire à la côte de près de 1 500 mètres, à la suite un deuxième alignement de 500 mètres qui se retourne presque à angle droit, ces deux alignemens étant reliés par une courbe de 250 mètres environ de longueur et de 350 mètres de rayon ; — la seconde, au Nord, qui sera le prolongement de la jetée actuelle du Nord-Est, enracinée au pied de la falaise de la Tour d’Ordre, s’avançant au large en décrivant une légère courbe et présentant un développement de près de 1 500 mètres ; — la troisième constituant un brise-lames isolé, parallèle à la côte dont il sera éloigné de près de 2 kilomètres, ce brise-lames devant avoir 500 mètres de développement, fermer la grande ouverture de plus d’un kilomètre qui aurait existé entre les musoirs avancés des deux jetées précédentes et laisser entre ces deux musoirs et ses deux extrémités deux bonnes passes pour pénétrer dans le port en eau profonde, la passe Ouest large de 300 mètres et la passe Nord large de 200 mètres ayant toutes deux une profondeur moyenne de 8 mètres en basse mer de vive eau.

Au milieu, à l’intérieur de l’immense bassin, on doit établir, on a même commencé déjà l’amorce d’une grande traverse de près de 1 200 mètres de longueur et de 200 mètres de largeur, enracinée au pied de la falaise que couronnait autrefois le fort de Châtillon, traverse d’accostage à toute heure de marée pour les steamers du plus fort tonnage et dont les quais seront munis d’appareils de chargement et de déchargement.

Le projet est grandiose. On avait pensé tout d’abord qu’il ne dépasserait pas une dizaine de millions<ref> Laroche, Création d’un port en eau profonde à Boulogne-sur-Mer, 1876. < :ref>. Il est vrai que le port à eau profonde ne devait pas avoir, à beaucoup près, une aussi grande superficie et qu’on la considérablement agrandi. Les modifications et les extensions ont été nombreuses, ont augmenté déjà et augmenteront encore d’une manière notable le chiffre de la dépense ; mais elles étaient commandées par l’intérêt supérieur qui s’attache à l’établissement à Boulogne d’un port de premier ordre, offrant à la marine marchande et à la marine militaire les meilleures conditions d’entrée et de sortie, de ralliement et d’installations ; et, loin de les regretter, on ne saurait que les approuver sous réserve. La jetée d’Ouest ou du large est d’ailleurs entièrement terminée ; elle assure déjà un excellent abri dans la rade et donne au port intérieur le calme qui lui manquait.

Les travaux sont pour le moment un peu ralentis. On doit espérer qu’ils seront repris bientôt avec activité ; et lorsqu’ils seront terminés, Boulogne possédera le plus magnifique, le plus vaste et le plus sûr port d’abri de la Manche et du Pas de Calais. Tous les steamers pourront y relâcher, tous les paquebots pourront y faire leurs opérations de départ et d’arrivée par tous les temps et à toute heure de marée, et le mouvement commercial prendra certainement un développement dont il est difficile de fixer la limite.

La marine militaire considère déjà le port en eau profonde comme un centre de ralliement précieux pour toutes ses escadres. En dehors et au-dessus de toutes les questions de commerce, on conçoit très bien l’intérêt stratégique qu’il pourrait avoir un jour, et il n’est pas besoin de beaucoup insister sur ce sujet. Pour nous Français, descendans des Gallo-Romains, nous ne saurions oublier que deux des plus grands capitaines qui ont un moment conquis presque tout le monde, César et Napoléon, ont considéré Boulogne comme le poste d’observation et le point de départ de toutes les entreprises ayant pour objectif la grande île bretonne, et que deux heures à peine nous en séparent, dans les plus mauvaises conditions de traversée, malgré tous les obstacles et par tous les temps.


CHARLES LENTHERIC.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Guîsar, Bello gallico, 1. II, iv ; 1. III, XXVIII et I. IV, XXXIII.
  3. Caesar, Bello qallico, 1. IV, XXI, XXII, XXIII, XXXVI et XXXVMMM et I. V, II.
  4. Ex-voto païen conservé au Musée de Boulogne.
  5. Suétone, Caligula, 4, 6.
  6. Egger, Notice sur la Tour d’Ordre, Revue archéologique, 1863.
  7. Voyez notamment au Cabinet des Estampes une gravure de 1619 ayant pour légende : Bologna in Francia. Torre antiquissima nella quale vi hanno fatto una fortezza d’intorno l’Anglesi per guardare la marina.
  8. Documens publiés par la Chambre de commerce de Boulogne-sur-Mer, 1877.
  9. Vivenot, Port de Boulogne et anse du Portel. — Ports maritime de France, 1874.